Les Origines de la France contemporaine/Tome 3/Livre II/Chapitre 2

Librairie Hachette et Cie (Vol. 3. La Révolution, l’anarchie, tome 1er.p. 212-289).
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CHAPITRE II

Les destructions. — I. Deux vices principaux dans l’ancien régime. — Deux réformes principales. — Elles sont proposées par le roi et par les privilégiés. — Elles suffisent aux besoins réels. — Plus étendues, elles cesseraient d’être praticables. — II. Nature des sociétés et principe des Constitutions viables. — III. Les ordres dans un État. — Aptitude politique de l’aristocratie. — Ses dispositions en 1789. — Service spécial qu’elle pouvait rendre. — Principe de l’Assemblée sur l’égalité originelle. — Rejet d’une Chambre haute. — Droits féodaux de l’aristocratie. — Jusqu’à quel point et pourquoi ils étaient respectables. — Comment on devait les transformer. — Principe de l’Assemblée sur la liberté originelle. — Distinction qu’elle établit dans la créance féodale. — Comment son principe est interprété. — Lacunes de sa loi. — Difficultés du rachat. — Abolition effective de toute la créance féodale. — Abolition des titres et noms de terre. — Préjugé croissant contre l’aristocratie. — Persécutions qu’elle subit. — L’émigration. — IV. Les corps dans un État. — Abus et tiédeur en 1789 dans les corps ecclésiastiques. — Comment l’État y exerçait son droit de surveillance et de réforme. — Utilité sociale des corps. — Portion saine dans l’institut monastique. — Zèle et services des religieuses. — Comment on devait employer les biens ecclésiastiques. — Principe de l’Assemblée sur les sociétés particulières et la mainmorte. — Abolition et expropriation de tous les corps. — Suppression gratuite de la dîme. — Confiscation des biens ecclésiastiques. — Conséquences pour le Trésor et pour les services expropriés. — La constitution civile du clergé. Droits de l’Église en face de l’État. — Certitude et conséquences d’un conflit. — Les prêtres considérés comme des fonctionnaires de l’État. — Principales dispositions de la loi. — Obligation du serment. — La majorité des prêtres le refuse. — La majorité des fidèles est pour eux. — Persécution des prêtres et des fidèles.

I

Il y avait, dans la structure de l’ancienne société, deux vices fondamentaux qui appelaient deux réformes principales[1]. En premier lieu, les privilégiés ayant cessé de rendre les services dont leurs avantages étaient le salaire, leur privilège n’était plus qu’une charge gratuite mise sur une partie de la nation au profit de l’autre : il fallait donc le supprimer. En second lieu, le gouvernement, étant absolu, usait de la chose publique comme de sa chose privée, avec arbitraire et gaspillage : il fallait donc lui imposer un contrôle efficace et régulier. Rendre tous les citoyens égaux devant l’impôt, remettre la bourse des contribuables aux mains de leurs représentants, telle était la double opération qu’il fallait exécuter en 1789, et les privilégiés comme le roi s’y prêtaient sans résistance. — Non seulement, là-dessus, les cahiers de la noblesse et du clergé étaient unanimes, mais encore, par sa déclaration du 25 juin 1789, le monarque lui-même décrétait les deux articles. — Désormais tout impôt ou emprunt subordonné au consentement des États Généraux ; ce consentement renouvelé à chaque tenue nouvelle des États ; le budget publié chaque année, discuté, fixé, distribué, voté et vérifié par les États ; nul arbitraire dans sa répartition ni dans son emploi ; des allocations distinctes pour tous les services distincts, y compris la maison du roi ; dans chaque province ou généralité, une assemblée provinciale élue, composée pour la moitié d’ecclésiastiques et de nobles et pour l’autre moitié de membres du Tiers, répartissant les taxes générales, gérant les affaires locales, décrétant et dirigeant les travaux publics, administrant les hôpitaux, les prisons, les dépôts de mendicité, et se prolongeant, dans l’intervalle de ses sessions, par une commission intermédiaire qu’elle choisira elle-même : voilà, outre le contrôle principal au centre, trente contrôles secondaires aux extrémités. — Plus d’exemption ni de distinction en fait d’impôt ; abolition de la corvée pour les chemins ; abolition du droit de franc-fief imposé aux roturiers ; abolition, moyennant indemnité, des droits de mainmorte ; abolition des douanes intérieures ; réduction des capitaineries ; adoucissement de la gabelle et des aides ; transformation de la justice civile trop coûteuse pour les pauvres, et de la justice criminelle trop dure pour les petits : voilà, outre la réforme principale qui est le nivellement de l’impôt, le commencement et l’amorce de l’opération plus complète qui supprimera les dernières entraves féodales. D’ailleurs, six semaines plus tard, le 4 août, les privilégiés, dans un élan de générosité, viendront eux-mêmes les rompre ou les dénouer toutes. — Ainsi la double réforme ne rencontrait point d’obstacles, et, comme Arthur Young le disait à ses amis, il suffisait, pour l’adopter, d’un tour de scrutin[2] ».

C’était assez, car, par là, tous les besoins réel étaient satisfaits. — D’un côté, par l’abolition des privilèges en fait d’impôt, la charge du paysan et en général du petit contribuable était diminuée de moitié et peut-être des deux tiers ; au lieu de payer 53 francs sur 100 francs de revenu net, il n’en payait plus que 25 ou même 16[3] : allègement énorme, qui, avec le remaniement proposé des aides et des gabelles, changeait sa condition du tout au tout. Ajoutez-y le rachat graduel des droits ecclésiastiques et féodaux : au bout de vingt ans, le paysan, déjà propriétaire d’un cinquième du sol, arrivait, sans les violences de la Révolution, au degré d’indépendance et de bien-être qu’à travers la Révolution il a conquis. — De l’autre côté, par le vote annuel de l’impôt, non seulement, dans l’emploi de l’argent public, le gaspillage et l’arbitraire étaient réprimés, mais encore le gouvernement parlementaire était fondé : qui tient la bourse est ou devient maître du reste ; pour le maintien ou l’établissement de tout service, il fallait désormais l’assentiment des États. Or, dans les trois Chambres que formaient dorénavant les trois ordres, il y en avait deux où les roturiers prédominaient. De plus, l’opinion publique était pour eux, et le roi, vrai monarque constitutionnel, bien loin d’avoir la raideur impérieuse d’un despote, n’avait pas même l’initiative d’un homme ordinaire. Ainsi la prépondérance passait aux Communes, et légalement, sans secousses, elles pouvaient exécuter, multiplier, achever, d’accord avec le prince et par ses mains, toutes les réformes utiles[4]. — C’était assez ; car une société humaine, comme un corps vivant, tombe en convulsions quand on pratique sur elle des opérations trop grandes ; et celles-ci, quoique limitées, étaient probablement tout ce que la France, en 1789, pouvait supporter. Répartir équitablement et à nouveau tout l’impôt direct ou indirect, remanier, refondre et reporter aux frontières tous les tarifs de douanes, supprimer, par des transactions et avec indemnité, les droits féodaux et ecclésiastiques, l’opération était immense, aussi complexe que délicate. On ne pouvait la mener à bien qu’à force d’enquêtes minutieuses, de calculs vérifiés, de tâtonnements prolongés et de concessions mutuelles : de nos jours, en Angleterre, il a fallu un quart de siècle pour en accomplir une moindre, la transformation des dîmes et des droits de manoir, et c’est aussi le temps qu’il fallait à nos assemblées pour faire leur éducation politique[5], pour se désabuser de la théorie, pour apprendre, au contact des affaires et par l’étude des détails, la distance qui sépare la spéculation de la pratique, pour découvrir qu’un système nouveau d’institutions ne fonctionne que par un système nouveau d’habitudes, et que décréter un système nouveau d’habitudes, c’est vouloir bâtir une vieille maison. — Telle est pourtant l’œuvre qu’ils entreprennent. Ils rejettent les propositions du roi, les réformes limitées, les transformations graduelles. Selon eux, leur droit et leur devoir sont de refaire la société de fond en comble. Ainsi l’ordonne la raison pure qui a découvert les droits de l’homme et les conditions du contrat social.

II

Appliquez le Contrat social, si bon vous semble, mais ne l’appliquez qu’aux hommes pour lesquels on l’a fabriqué. Ce sont des hommes abstraits, qui ne sont d’aucun siècle et d’aucun pays, pures entités écloses sous la baguette métaphysique. En effet, on les a formés[6] en retranchant expressément toutes les différences qui séparent un homme d’un autre, un Français d’un Papou, un Anglais moderne d’un Breton contemporain de César, et l’on n’a gardé que la portion commune. On a obtenu ainsi un résidu prodigieusement mince, un extrait infiniment écourté de la nature humaine, c’est-à-dire, suivant la définition du temps, « un être qui a le désir du bonheur et la faculté de raisonner », rien de plus et rien d’autre. On a taillé sur ce patron plusieurs millions d’êtres absolument semblables entre eux ; puis, par une seconde simplification aussi énorme que la première, on les a supposés tous indépendants, tous égaux, sans passé, sans parents, sans engagements, sans traditions, sans habitudes, comme autant d’unités arithmétiques, toutes séparables, toutes équivalentes, et l’on a imaginé que, rassemblés pour la première fois, ils traitaient ensemble pour la première fois. De la nature qu’on leur a supposée et de la situation qu’on leur a faite, on n’a pas eu de peine à déduire leurs intérêts, leurs volontés et leur contrat. Mais, de ce que le contrat leur convient, il ne s’ensuit pas qu’il convienne à d’autres. Au contraire, il s’ensuit qu’il ne convient pas à d’autres, et la disconvenance sera extrême si on l’impose à un peuple vivant ; car elle aura pour mesure l’immensité de la distance qui sépare une abstraction creuse, un fantôme philosophique, un simulacre vide et sans substance, de l’homme réel et complet.

En tout cas il ne s’agit pas aujourd’hui d’une entité, de l’homme réduit et mutilé jusqu’à n’être plus qu’un minimum de l’homme, mais des Français de 1789. C’est pour eux seuls qu’on constitue ; c’est donc eux seuls qu’il faut considérer, et, manifestement, ils sont des hommes d’une espèce particulière, ayant leur tempérament propre, leurs aptitudes, leurs inclinations, leur religion, leur histoire, toute une structure mentale et morale, structure héréditaire et profonde, léguée par la race primitive, et dans laquelle chaque grand événement, chaque période politique ou littéraire, est venue, depuis vingt siècles, apporter un accroissement, une métamorphose ou un pli. Tel un arbre d’espèce unique, dont le tronc, épaissi par l’âge, garde dans ses couches superposées, dans ses nœuds, dans ses courbures, dans son branchage, tous les dépôts de sa sève et l’empreinte des innombrables saisons qu’il a traversées. Appliquée à un tel organisme, la définition philosophique, si banale et si vague, n’est qu’une étiquette puérile et ne nous apprend rien. — D’autant plus que, sur ce fond tellement compliqué et élaboré, se dessinent des diversités et des inégalités extrêmes, toutes celles d’âge, d’éducation, de croyance, de classe, de fortune ; et il faut en tenir compte, car elles contribuent à faire les intérêts, les passions et les volontés. Pour ne prendre que les plus grosses, il est clair, d’après la durée moyenne de la vie[7], que la moitié de la population se compose d’enfants ; en outre, une moitié des adultes se compose de femmes. Sur vingt habitants, dix-huit sont catholiques, dont seize sont croyants, au moins par habitude et tradition. Sur les vingt-six millions de Français, vingt-cinq millions ne lisent pas ; c’est tout au plus si un million lisent ; et, en matière politique, cinq ou six cents sont compétents. Quant à la situation de chaque classe, à ses idées, à ses sentiments, à l’espèce et au degré de sa culture, il nous a fallu pour l’esquisser un gros volume. — Encore un trait, et le plus important de tous. Ces hommes si différents entre eux sont bien loin d’être indépendants et de contracter entre eux pour la première fois. Depuis huit cents ans, eux et leurs ancêtres font un corps de nation, et c’est grâce à cette communauté qu’ils ont pu vivre, se propager, travailler, acquérir, s’instruire, se policer, accumuler tout l’héritage de bien-être et de lumières dont ils jouissent aujourd’hui. Chacun d’eux est dans cette communauté comme une cellule dans un corps organisé. Sans doute le corps n’est que l’ensemble des cellules ; mais la cellule ne naît, ne subsiste, ne se développe et n’atteint ses fins personnelles que par la santé du corps entier. Son premier intérêt est donc la prospérité de l’organisme, et toutes les petites vies partielles, qu’elles le sachent ou qu’elles l’ignorent, ont pour besoin fondamental la conservation de la grande vie totale dans laquelle elles sont comprises comme des notes dans un concert. — Non seulement pour elles c’est là un besoin, mais encore c’est là un devoir. Chaque individu naît endetté envers l’État, et, jusqu’à l’âge adulte, sa dette ne cesse de croître ; car c’est avec la collaboration de l’État, sous la sauvegarde des lois, grâce à la protection des pouvoirs publics, que ses ancêtres, puis ses parents, lui ont transmis la vie, les biens, l’éducation. Ses facultés, ses idées, ses sentiments, tout son être moral et physique sont des produits auxquels la communauté a contribué de près ou de loin, au moins comme tutrice et gardienne. À ce titre elle est sa créancière, comme un père nécessiteux l’est de son fils valide ; elle a droit à des aliments, à des services, et, dans toutes les forces ou ressources dont il dispose, elle revendique justement une part. — Il le sait, il le sent ; l’idée de la patrie s’est déposée en lui à de grandes profondeurs, et jaillira à l’occasion en passions ardentes, en sacrifices prolongés, en volontés héroïques. — Voilà les vrais Français, et l’on voit tout de suite combien ils diffèrent des monades simples, indiscernables, détachées, que les philosophes s’obstinent à leur substituer. Ils n’ont pas à créer leur association : elle existe ; depuis huit siècles, il y a chez eux une chose publique. Le salut et la prospérité de cette chose, tel est leur intérêt, leur besoin, leur devoir et même leur volonté intime. Si l’on peut ici parler d’un contrat, leur quasi-contrat est fait, conclu d’avance. À tout le moins, un premier article y est stipulé et domine tous les autres. Il faut que l’État ne se dissolve pas. Partant il faut qu’il y ait des pouvoirs publics. Il faut qu’ils soient obéis. Il faut, s’ils sont plusieurs, qu’ils soient définis et pondérés de manière à s’entr’aider par leur concert, au lieu de s’annuler par leur opposition. Il faut que le régime adopté remette les affaires aux mains les plus capables de les bien conduire. Il faut que la loi n’ait pas pour objet l’avantage de la minorité, ni de la majorité, mais de la communauté tout entière. — À ce premier article, nul ne peut déroger, ni la minorité, ni la majorité, ni l’assemblée nommée par la nation, ni la nation, même unanime. Elle n’a pas le droit de disposer arbitrairement de la chose commune, de la risquer à sa fantaisie, de la subordonner à l’application d’une théorie ou à l’intérêt d’une classe, cette classe fût-elle la plus nombreuse. Car la chose commune n’est pas à elle, mais à toute la communauté passée, présente et future. Chaque génération n’est que la gérante temporaire et la dépositaire responsable d’un patrimoine précieux et glorieux qu’elle a reçu de la précédente à charge de le transmettre à la suivante. Dans cette fondation à perpétuité où tous les Français, depuis le premier jour de la France, ont apporté leur offrande, l’intention des innombrables bienfaiteurs n’est pas douteuse : ils ont donné sous condition, à condition que la fondation resterait intacte, et que chaque usufruitier successif n’en serait que l’administrateur. Si l’un de ces usufruitiers, par présomption et légèreté, par précipitation ou partialité, compromet le dépôt qui lui a été commis, il fait tort à tous ses prédécesseurs dont il frustre les sacrifices, et à tous ses successeurs dont il fraude les espérances. — Ainsi donc, qu’avant de constituer il considère la communauté dans toute son étendue, non seulement dans le présent, mais encore dans l’avenir, aussi loin que le regard peut porter. L’intérêt public saisi par cette longue vue, tel est le but auquel il doit subordonner tout le reste, et il ne doit constituer qu’en conséquence. Oligarchique, monarchique ou aristocratique, la constitution n’est qu’une machine, bonne si elle atteint ce but, mauvaise si elle ne l’atteint pas, et qui, pour l’atteindre, doit, comme toute machine, varier selon le terrain, les matériaux et les circonstances. La plus savante est illégitime là où elle dissout l’État. La plus grossière est légitime là où elle maintient l’État. Il n’y en a pas qui soit de droit antérieur, universel et absolu. Selon le peuple, l’époque et le degré de civilisation, selon la situation intérieure et extérieure, toutes les égalités ou inégalités civiles ou politiques peuvent tour à tour être ou cesser d’être utiles ou nuisibles, partant mériter que le législateur les détruise ou les conserve, et c’est d’après cette règle supérieure et salutaire, non d’après un contrat imaginaire et impossible, qu’il doit instituer, limiter, distribuer, au centre et aux extrémités, par l’hérédité ou par l’élection, par le nivellement ou par le privilège, les droits du citoyen et les pouvoirs publics.

III

Fallait-il au préalable faire place nette, et convenait-il d’abolir ou seulement de réformer les ordres et les corps ? — Deux ordres prééminents, le clergé et la noblesse, accrus de tous les roturiers anoblis, enrichis et acquéreurs de terres nobles, formaient une aristocratie privilégiée auprès du gouvernement dont elle avait toutes les faveurs, à condition de les demander avec assiduité et avec grâce, privilégiée dans ses domaines où elle percevait les droits de l’ancien chef féodal sans en remplir les fonctions. Évidemment l’abus était énorme et devait cesser. Mais, de ce que dans leurs domaines et auprès du gouvernement la place des privilégiés était abusive, il ne s’ensuivait pas qu’il fallût leur ôter dans leurs domaines toute sécurité et toute propriété, ou dans le gouvernement toute influence et tout emploi. — Sans doute c’est un grand mal qu’une aristocratie favorite lorsqu’elle est oisive, et que, sans rendre les services que comporte son rang, elle accapare les honneurs, les charges, l’avancement, les préférences, les pensions[8], au détriment d’autres non moins capables, aussi besogneux et plus méritants. Mais c’est un grand bien qu’une aristocratie soumise au droit commun lorsqu’elle est occupée, surtout lorsqu’on l’emploie conformément à ses aptitudes et notamment pour fournir une Chambre haute élective ou une Pairie héréditaire. — En tout cas, on ne peut la supprimer sans retour ; car, supprimée par la loi, elle se reconstitue par le fait, et le législateur ne peut jamais que choisir entre deux systèmes, celui qui la laisse en friche ou celui qui lui fait porter des récoltes, celui qui l’écarte du service public ou celui qui la rallie au service public. Dans toute société qui a vécu, il y a toujours un noyau de familles dont la fortune et la considération sont anciennes ; même lorsque ce groupe semble fermé comme en France avant 1789, chaque demi-siècle y introduit des familles nouvelles, parlementaires, intendants, financiers élevés au sommet de l’échelle sociale par la richesse qu’ils ont acquise ou par les hauts emplois qu’ils ont exercés ; et c’est dans le milieu ainsi formé que pousse le plus naturellement l’homme d’État, le bon conseiller du peuple, le politique indépendant et compétent. — En effet, d’une part, grâce à sa fortune et à son rang, l’homme de cette classe est au-dessus des besoins et des tentations vulgaires. Il peut servir gratuitement ; il n’a pas à se préoccuper d’argent, à pourvoir sa famille, à faire son chemin. Un mandat politique n’interrompt pas sa carrière ; il n’est pas obligé, comme un ingénieur, un négociant ou un médecin, de sacrifier son avancement, ses affaires ou sa clientèle. Il peut donner sa démission sans dommage pour lui ni pour les siens, suivre ses convictions, résister à l’opinion bruyante et malsaine, être le serviteur loyal et non le bas flatteur du public. Par suite, tandis que dans les conditions moyennes ou inférieures le principal ressort est l’intérêt, chez lui le grand moteur est l’orgueil : or, parmi les sentiments profonds de l’homme, il n’en est pas qui soit plus propre à se transformer en probité, patriotisme et conscience ; car l’homme fier a besoin de son propre respect, et, pour l’obtenir, il est tenté de le mériter. À tous ces points de vue comparez la gentry et la noblesse anglaise aux politicians des États-Unis. — D’autre part, à talent égal, un homme de ce monde a plus de chance qu’un plébéien pauvre de bien entendre les affaires publiques. Car le savoir dont il a besoin n’est point cette érudition que l’on acquiert aux bibliothèques et par l’étude solitaire ; ce qu’il doit connaître, ce sont des hommes vivants, bien plus des agglomérations d’hommes, bien mieux encore des organismes humains, des États, des gouvernements, des partis, des administrations, chez soi et à l’étranger, en exercice et sur place. Pour y parvenir, il n’y a qu’un moyen, c’est de les voir soi-même et par ses yeux, à la fois de haut et en détail, par la fréquentation des chefs de service, des hommes éminents et spéciaux en qui se concentrent les informations et les vues de tout un groupe. Or, si l’on est jeune, on ne fréquente ces gens-la, chez soi et à l’étranger, qu’à condition d’avoir un nom, une famille, de la fortune, l’éducation et les façons du monde. Il faut tout cela pour trouver à vingt ans les portes ouvertes, pour entrer de plain-pied dans tous les salons, pour être en état de parler et d’écrire trois ou quatre langues vivantes, de prolonger à l’étranger des séjours dispendieux et instructifs, de choisir et varier son stage dans les divers départements des affaires, gratuitement ou à peu près, sans autre intérêt que celui de sa culture politique. Ainsi élevé, un homme, même ordinaire, vaut la peine d’être consulté. S’il est supérieur et si on l’emploie, il peut avant trente ans être homme d’État, acquérir la capacité complète, devenir le ministre dirigeant, le pilote unique, seul capable, comme Pitt, Canning et Peel, de trouver la passe entre les récifs ou de donner juste à temps le coup de barre qui sauvera le navire. — Tel est le service auquel la haute classe est appropriée ; il n’y a que ce haras spécial pour fournir une recrue régulière de chevaux de course et, de temps en temps, le coureur admirable qui, dans la lice européenne, gagnera le prix sur tous ses rivaux.

Mais, pour qu’ils se préparent et s’entraînent, il faut qu’on leur montre la carrière ouverte et qu’on ne les oblige pas à passer par des chemins trop répugnants. Si le rang, la fortune ancienne, la dignité du caractère et des façons, sont des causes de défaveur auprès du peuple, si, pour gagner son suffrage, il faut vivre de pair à compagnon avec des courtiers électoraux de trop sale espèce, si le charlatanisme impudent, la déclamation vulgaire et la flatterie servile sont les seuls moyens d’obtenir les voix, alors, comme aujourd’hui dans les États-Unis et jadis dans Athènes, l’aristocratie se retire dans la vie privée et bientôt tombe dans la vie oisive. Car un homme bien élevé et né avec cent mille livres de rente n’est pas tenté de se faire industriel, avocat ou médecin. Faute d’occupation, il se promène, il reçoit, il cause, il se donne un goût ou une manie d’amateur, il s’amuse ou il s’ennuie, et voilà l’une des plus grandes forces de l’État perdue pour l’État. De cette façon, le meilleur et le plus large acquis du passé, les plus grosses accumulations de capital matériel et moral restent improductives. Dans la démocratie pure, les hautes branches de l’arbre social, non pas seulement les vieilles, mais encore les jeunes, restent stériles. Sitôt qu’un rameau vigoureux dépasse les autres et atteint la cime, il cesse de porter fruit. Ainsi l’élite de la nation est condamnée à l’avortement incessant et irrémédiable, faute de rencontrer le débouché qui lui convient. Il ne lui faut que celui-là ; car, dans toutes les autres directions, ses rivaux, nés au-dessous d’elle, peuvent servir aussi utilement et aussi bien qu’elle-même. Mais il lui faut celui-là ; car de ce côté ses aptitudes sont supérieures, naturelles, spéciales, et l’État qui lui refuse l’air ressemble à un jardinier niveleur qui, par amour des surfaces planes, étiolerait ses plus belles pousses. — C’est pourquoi, dans les constitutions qui veulent utiliser les forces permanentes de la société et néanmoins maintenir l’égalité civile, on appelle l’aristocratie aux affaires par la durée et la gratuité du mandat, par l’institution d’une Chambre héréditaire, par l’application de divers mécanismes, tous combinés de façon à développer dans la haute classe l’ambition, l’éducation, la capacité politiques, et à lui remettre le pouvoir ou le contrôle du pouvoir, à condition qu’elle se montre digne de l’exercer. — Or, en 1789, la haute classe n’en était pas indigne. Parlementaires, grands seigneurs, évêques, financiers, c’est chez eux et par eux que la philosophie du dix-huitième siècle s’était propagée ; jamais l’aristocratie ne fut plus libérale, plus humaine, plus convertie aux réformes utiles[9] ; plusieurs resteront tels jusque sous le couteau de la guillotine. En particulier, les magistrats des cours souveraines se trouvaient, par institution et par tradition, ennemis des grosses dépenses et critiques des actes arbitraires. Quant aux gentilshommes de province, « on était, dit l’un d’eux[10], si las de la Cour et des ministres, que la plupart étaient démocrates ». Depuis plusieurs années, aux assemblées provinciales, la haute classe tout entière, clergé, noblesse et Tiers-État, faisait preuve de bonne volonté, d’application, de capacité, de générosité même, et sa façon d’étudier, de discuter, de distribuer un budget local, indique ce qu’elle aurait fait du budget général, s’il lui eût été remis. Évidemment, elle aurait défendu le contribuable français avec autant de zèle que le contribuable de sa province, et surveillé la bourse publique aussi attentivement à Paris qu’à Bourges ou à Montauban. — Ainsi les matériaux d’une bonne Chambre haute étaient tout prêts ; on n’avait plus qu’à les assembler. Au contact des faits, ses membres passaient sans difficulté de la théorie hasardeuse à la pratique raisonnable, et l’aristocratie qui, dans ses salons, avait lancé la réforme avec enthousiasme, allant, selon toute vraisemblance, la conduire avec efficacité et avec mesure dans le Parlement.

Par malheur, l’Assemblée ne constitue pas pour les Français contemporains, mais pour des êtres abstraits. Au lieu de classes superposées, elle ne voit dans la société que des individus juxtaposés, et ce qui fixe ses regards, ce n’est point l’avantage de la nation, mais les droits imaginaires des hommes. Tous étant égaux, il faut que chacun ait une part égale au gouvernement. Point d’ordres dans un État ; point de privilèges politiques avoués ou déguisés ; point de complications constitutionnelles ou de combinaisons électorales, pour donner à l’aristocratie, même capable et libérale, quelque portion des pouvoirs publics. — Au contraire, parce qu’elle était privilégiée pour jouir, elle est suspecte pour servir, et l’on repousse tous les projets qui, directement ou indirectement, lui réservaient ou lui ménageaient une place : d’abord la Déclaration du Roi, qui, conformément aux précédents historiques, maintenait les trois ordres en trois Chambres distinctes et ne les appelait à délibérer ensemble que « sur les affaires d’utilité générale » ; ensuite le plan du Comité de Constitution qui proposait une seconde Chambre nommée à vie par le Roi sur la présentation des assemblées provinciales ; enfin le projet de Mounier, qui remettait à ces mêmes assemblées l’élection d’un Sénat nommé pour six ans, renouvelé par tiers tous les deux ans, composé d’hommes âgés au moins de trente-cinq ans et ayant en biens-fonds dix mille livres de rente. L’instinct égalitaire est trop fort. On ne veut pas de seconde Chambre, même accessible aux roturiers. Par elle[11], le petit nombre commanderait au grand » ; — « on retomberait dans les distinctions humiliantes » de l’ancien régime ; « on réveillerait le germe d’aristocratie qu’il faut anéantir ». — « D’ailleurs tout ce qui rappelle ou ranime le gouvernement féodal est mauvais, et la Chambre haute n’en est qu’un reste. » — Si les Anglais en ont une, c’est qu’ils ont été obligés de composer avec les préjugés. » — Souveraine et philosophe, l’Assemblée nationale plane au-dessus de leurs erreurs, de leurs entraves et de leur exemple. Dépositaire de la vérité, son affaire n’est point de recevoir les leçons des autres, mais de donner des leçons aux autres, et d’offrir à l’admiration du monde le premier modèle d’une Constitution conforme aux principes, parfaite, la plus efficace de toutes pour empêcher la formation d’une classe dirigeante, pour fermer le chemin des affaires publiques, non seulement à la noblesse ancienne, mais encore à l’aristocratie future, pour continuer et aggraver l’œuvre de la monarchie absolue, pour préparer une société de fonctionnaires et d’administrés, pour abaisser le niveau humain, pour désœuvrer, abêtir ou gâter l’élite de toutes les familles qui se maintiennent ou qui s’élèvent, pour faire sécher sur pied la plus précieuse des pépinières, celle où l’État trouve sa recrue d’hommes d’État.

Exclue du gouvernement, l’aristocratie va rentrer dans la vie privée : suivons-la dans ses terres. — Certes, c’est une grande gêne dans un État moderne que des droits féodaux institués pour un État barbare. Appropriés à une époque où la propriété et la souveraineté étaient confondues, où le gouvernement était local, où la vie était militante, ils font disparate en un temps où la souveraineté et la propriété sont séparées, où le gouvernement est central, où le régime est pacifique, et les sujétions nécessaires qui, au dixième siècle, ont rétabli la sécurité et l’agriculture, sont, au dix-huitième siècle, des sujétions gratuites qui appauvrissent le sol et enchaînent le paysan. Mais, de ce que ces antiques créances sont aujourd’hui abusives et nuisibles, il ne s’ensuit pas qu’elles n’aient jamais pu être utiles et légitimes, ni qu’il soit permis de les abolir sans indemnité. Au contraire, pendant plusieurs siècles et, en somme, tant que le seigneur a résidé, le contrat primitif est resté avantageux aux deux parties, et il l’était si bien, qu’il a conduit au contrat moderne ; c’est grâce à la pression de ce bandage étroit que la société brisée a pu se ressouder, recouvrer sa solidité, sa force et son jeu. — En tout cas, que l’institution, comme toutes les institutions humaines, ait débuté par la violence et dégénéré par des abus, peu importe : depuis huit cents ans, l’État reconnaît les créances féodales ; de son consentement et avec le concours de ses tribunaux, elles ont été transmises, léguées, vendues, hypothéquées, échangées comme les autres biens. Deux ou trois cents au plus sont restées dans les familles des premiers propriétaires. « La plus grande partie des terres titrées, dit un contemporain[12], sont devenues l’apanage des financiers, des négociants et de leurs descendants ; les fiefs, pour la plupart, sont entre les mains des bourgeois des villes », et tous les fiefs qui, depuis deux siècles, ont été achetés par des hommes nouveaux, représentent maintenant l’épargne et le travail de leurs acquéreurs. — D’ailleurs, quels que soient les détenteurs actuels, hommes nouveaux ou hommes anciens, l’État est engagé envers eux, non seulement à titre général et parce que, dès l’origine, il est par institution le gardien de toutes les propriétés, mais encore à titre spécial et parce qu’il a lui-même autorisé cette propriété particulière. Les acheteurs d’hier ne l’ont payée que sous sa garantie ; il a signé au contrat et s’est obligé à les faire jouir. S’il les en empêche, qu’il les dédommage ; à défaut de la chose promise, il en doit la valeur. Telle est la règle en cas d’expropriation pour cause d’utilité publique ; en 1834, pour abolir légitimement l’esclavage, les Anglais ont donné 500 millions à leurs planteurs. — Mais cela ne suffit pas, et, dans la suppression des droits féodaux, quand le législateur s’est préoccupé des créanciers, il n’a fait encore que la moitié de sa tâche ; l’opération a deux faces : il faut aussi qu’il songe aux débiteurs. S’il n’est pas un simple amateur d’abstractions et de belles phrases, si ce qui l’intéresse ce sont les hommes et non les mots, s’il a pour but l’affranchissement effectif du cultivateur et de la terre, il ne se contentera pas de proclamer un principe, de permettre le remboursement des redevances, de fixer le taux du rachat, et, en cas de contestation, d’envoyer les parties devant les tribunaux. Il réfléchira que des paysans, solidaires d’une même dette, auront de la peine à s’entendre, qu’un procès leur fera peur, qu’étant ignorants ils ne sauront comment s’y prendre, qu’étant pauvres ils ne pourront payer, que, sous le poids de leur discorde, de leur défiance, de leur indigence, de leur inertie, la nouvelle loi restera lettre morte et ne fera qu’exaspérer leurs convoitises ou allumer leurs ressentiments. Pour prévenir le désordre, il leur viendra en aide ; il interposera entre eux et le seigneur des commissions arbitrales ; il substituera au remboursement subit et total une échelle d’annuités ; il leur prêtera le capital qu’ils ne pourraient emprunter ailleurs ; il établira à cet effet une banque, des titres, une procédure. Bref, comme la Savoie en 1771, comme l’Angleterre en 1845[13], comme la Russie en 1861, il soulagera les pauvres sans dépouiller les riches ; il fondera la liberté sans violer la propriété ; il conciliera les intérêts et les classes ; il ne lâchera pas la jacquerie brutale pour exécuter la confiscation injuste, et terminera le conflit social, non par la guerre, mais par la paix.

Tout au rebours en 1789. Conformément aux doctrines du Contrat social, on pose en principe que tout homme naît libre et que sa liberté a toujours été inaliénable. Si jadis il s’est soumis à l’esclavage ou au servage, c’est le couteau sur la gorge ; un tel contrat est nul par essence. Tant pis pour ceux qui jouissent aujourd’hui ; ils sont les détenteurs d’un bien volé et doivent le restituer au propriétaire légitime. — N’objectez pas qu’ils ont acquis à deniers comptants et de bonne foi : ils devaient se dire auparavant que l’homme et sa liberté ne sont pas des choses de commerce, et c’est justement que leur injuste propriété périra entre leurs mains[14]. Que l’État qui est intervenu au marché en soit le garant responsable, personne n’y songe. L’Assemblée n’a qu’un scrupule ; ses légistes et Merlin son rapporteur ont dû se rendre à l’évidence : ils ont manié des milliers de titres anciens et nouveaux ; par la pratique courante, ils savent qu’en beaucoup de cas le seigneur n’est qu’un bailleur ordinaire. Dans tous ces cas, s’il perçoit, c’est en qualité de simple particulier, en vertu d’un contrat d’échange, parce qu’il a donné à bail perpétuel telle portion de sa terre, et il ne l’a donnée que moyennant telle redevance annuelle en argent, fruits, et services, moyennant telle autre redevance éventuelle payable par le fermier à chaque transmission du bail. Impossible d’abolir sans rachat ces deux redevances ; si on le faisait, il faudrait exproprier, au profit des fermiers, tous les propriétaires de France. C’est pourquoi l’Assemblée distingue dans les droits féodaux. — D’une part, elle abolit sans indemnité tous ceux que le seigneur percevait à titre de souverain local, ancien propriétaire des personnes, détenteur des pouvoirs publics, tous ceux que le censitaire payait à titre de serf, mainmortable, ancien vassal ou sujet. D’autre part, elle maintient et déclare rachetables à tel ou tel taux tous ceux que le seigneur perçoit à titre de propriétaire foncier et de bailleur simple, tous ceux que le censitaire paye à titre de contractant libre, d’ancien acheteur, locataire, fermier ou concessionnaire de fonds. — Par cette division, elle croit avoir respecté la propriété légitime en renversant la propriété illégitime, et, dans la créance féodale, séparé l’ivraie du grain[15].

Mais, par le principe, la rédaction et les lacunes de sa loi, elle les condamne à une destruction commune, et l’incendie auquel elle jette l’ivraie va forcément dévorer le grain. — En effet, l’un et l’autre sont dans la même gerbe. Si c’est par l’épée que le seigneur s’est jadis assujetti les hommes, c’est aussi par l’épée qu’il s’est jadis approprié la terre. Si l’assujettissement des personnes est nul, comme entaché originellement de violence, l’usurpation du sol est nulle, comme entachée originellement de violence. Si la proscription et la garantie de l’État n’ont pu légitimer le premier brigandage, elles n’ont pu légitimer le second, et, puisque les droits dérivés de la souveraineté injuste ont été abolis sans indemnité, les droits dérivés de la propriété injuste doivent être supprimés sans dédommagement. — Par une imprudence énorme, en tête de sa loi, l’Assemblée a déclaré « qu’elle abolissait entièrement le régime féodal », et, quelles que soient ses réserves ultérieures, la phrase décisive est prononcée. Les quarante mille municipalités souveraines, qui se font lire le texte, ne prêtent d’attention qu’au premier article, et le procureur de village, imbu des Droits de l’homme, prouve aisément à ces assemblées de débiteurs qu’elles ne doivent rien à leur créancier. Point d’exceptions, ni de distinctions : plus de redevances annuelles, champart, agrier, percières, ni de redevances éventuelles, lods et ventes, quint et requint. Si l’Assemblée les a maintenues, c’est par méprise, timidité, inconséquence, et de toutes parts, dans les campagnes, on entend le grondement de l’avidité déçue ou du besoin mal satisfait[16]. « Vous avez cru anéantir la féodalité, et vos lois de rachat ont fait tout le contraire… Ignorez-vous que ce que l’on appelait un seigneur n’était qu’un usurpateur impuni ?… Cet abominable décret de 1790 est la ruine de tous les propriétaires censitaires. Il a jeté la consternation dans tous les villages. Il n’est qu’à l’avantage des seigneurs… On ne pourra jamais se racheter. Et se racheter de ce qu’on ne doit pas ! se racheter de droits odieux ! » — En vain l’Assemblée insiste, précise, explique par des exemples et par des instructions détaillées la procédure et les conditions du rachat. Ni cette procédure ni ces conditions ne sont pratiques. Elle n’a rien institué pour faciliter l’accord des parties et le remboursement de la créance féodale, ni arbitres spéciaux, ni banque d’emprunt, ni système d’annuités. Bien pis, au lieu de frayer la route, elle l’a barrée par des dispositions de légiste. Défense au censitaire de racheter sa redevance annuelle sans racheter en même temps sa redevance éventuelle. Défense au censitaire qui doit solidairement et avec d’autres de se racheter divisément et pour sa quote-part. Tant pis pour lui si son magot est trop petit. Faute de pouvoir se libérer du tout, il ne pourra se libérer de la partie. Faute d’argent pour s’exempter à la fois du champart et des lods, il ne pourra s’exempter du champart. Faute d’argent pour solder la dette de ses coobligés avec la sienne, il ne pourra solder la sienne, et il demeure captif dans sa condition ancienne en vertu de la loi nouvelle qui l’appelle à la liberté.

Devant ces entraves imprévues, le paysan devient furieux. Depuis les premiers jours de la Révolution, son idée fixe est qu’il ne doit plus rien, et, parmi tant de discours, décrets, proclamations, instructions dont la rumeur vient rouler jusqu’à ses oreilles, il n’a compris et voulu comprendre qu’une seule phrase, c’est qu’il a désormais quittance générale. Il n’en démord pas, et, puisque maintenant la loi le gêne au lieu de l’aider, il violera la loi. — De fait, à partir du 4 août 1789, la créance féodale cesse d’être perçue. Les droits maintenus ne sont pas plus acquittés que les droits supprimés. Des communautés entières viennent signifier au seigneur qu’on ne lui payera plus aucune redevance. D’autres, le sabre à la main, l’obligent à leur donner décharge. D’autres, pour plus de sûreté, envahissent son chartrier et jettent ses titres au feu[17]. Nulle part la force publique ne protège son droit légal. Les huissiers n’osent instrumenter, les tribunaux n’osent juger, les corps administratifs n’osent décréter en sa faveur. Il est dépouillé par la connivence, par l’insouciance, par l’impuissance de toutes les autorités qui devraient le détendre. Il est livré aux paysans qui abattent ses bois sous prétexte que jadis ils appartenaient à la commune, qui s’emparent de son moulin, de son pressoir et de son four sous prétexte que les banalités sont supprimées[18]. La plupart des gentilshommes de province sont ruinés sans ressource et n’ont plus même le pain quotidien ; car tout leur revenu consistait en droits seigneuriaux et en redevances perçues sur les fonds qu’ils avaient loués à bail perpétuel ; or, de par la loi, la moitié de ce revenu cesse d’être payée, et l’autre moitié cesse d’être payée en dépit de la loi. Cent vingt-trois millions de revenu, deux milliards et demi de capital en monnaie du temps, le double au moins en monnaie d’aujourd’hui, passent ainsi, par un cadeau ou par une tolérance de l’Assemblée nationale, de la main des créanciers dans la main des débiteurs ; ajoutez-y une somme égale pour le revenu et pour le capital de la dîme supprimée gratuitement et du même coup. — C’est le commencement de la grande opération révolutionnaire, je veux dire de la banqueroute universelle qui, directement ou indirectement, va détruire en France tous les contrats et abolir toutes les dettes. On ne tranche pas impunément dans la propriété, surtout dans la propriété privée. L’Assemblée n’a voulu couper que la branche féodale ; mais, en admettant que l’État peut annuler sans compensation des obligations qu’il a garanties, elle a porté la hache au tronc de l’arbre, et d’autres mains plus grossières l’y enfoncent déjà de toute la longueur du fer.

Il ne reste plus au noble que son titre, son nom de terre et ses armoiries, distinctions bien innocentes, puisqu’elles ne lui confèrent aucune juridiction ni prééminence et que, la loi cessant de les protéger, le premier venu peut s’en parer impunément. D’ailleurs, non seulement elles ne sont pas nuisibles, mais encore elles sont respectables. Pour beaucoup de nobles, le nom de terre a recouvert le nom de famille, et le premier est seul en usage. Si on lui substitue le second, on gêne le public qui a de la peine à retrouver M. de Mirabeau, M. de la Fayette, M. de Montmorency sous les noms nouveaux de M. Riqueti, M. Motier, M. Bouchard ; et, de plus, on nuit au porteur lui-même pour qui le nom aboli est une propriété toujours légitime, souvent précieuse, un certificat de qualité et de provenance, une étiquette authentique et personnelle qu’on ne peut lui arracher sans lui ôter, dans la grande exposition humaine, sa place, son rang, sa valeur. — Mais, quand il s’agit d’un principe populaire, l’Assemblée ne tient compte ni de l’utilité publique, ni des droits des particuliers. Puisque le régime féodal est aboli, il faut en détruire les derniers restes. On déclare[19] que « la noblesse héréditaire choque la raison et blesse la véritable liberté », que, là où elle subsiste, « il n’est point d’égalité politique ». Défense à tout citoyen français de prendre ou de garder les titres de prince, duc, comte, marquis, chevalier et autres semblables, de porter un autre nom que « son vrai nom de famille » ; de faire porter des livrées à ses gens, d’avoir des armoiries sur sa maison ou sur sa voiture. En cas de contravention, il sera puni d’une amende égale à six fois le montant de sa contribution mobilière, rayé du tableau civique, déclaré incapable d’occuper aucun emploi civil ou militaire. Même punition, si, dans un contrat ou une quittance, il signe à son ordinaire, si, par habitude et distraction, il joint son nom de terre à son nom de famille, si, par précaution de notoriété et pour rendre son identité certaine, il mentionne seulement que jadis il portait le premier nom. Tout notaire ou officier public qui, dans un acte, écrira ou laissera écrire le mot ci-devant, sera interdit de ses fonctions. Ainsi, non seulement on abolit les anciens noms, mais encore on veut en effacer le souvenir. Encore un peu de temps, la loi puérile deviendra meurtrière. Encore un peu de temps, aux termes de ce même décret, tel vieux militaire de soixante-sept ans, serviteur loyal de la République, général de brigade sous la Convention, sera arrêté en rentrant dans son village, parce que, machinalement, sur le registre du comité révolutionnaire, il aura signé Montpereux au lieu de Vannod, et, pour cette infraction, il sera guillotiné avec son frère et sa belle-sœur[20].

C’est que dans cette voie on ne peut s’arrêter ; car les principes proclamés vont beaucoup au delà des décrets rendus, et une mauvaise loi en amène une pire. — L’Assemblée constituante[21] avait présumé que les redevances annuelles, telles que le champart, et les redevances éventuelles, telles que les lods et ventes, étaient le prix d’une ancienne concession de fonds ; par suite, elle avait mis la preuve du contraire à la charge du tenancier. L’Assemblée législative va présumer que ces mêmes redevances sont l’effet d’une vieille usurpation féodale ; par suite, elle va mettre la preuve du contraire à la charge du propriétaire. Ni la possession immémoriale, ni les quittances multipliées et régulières ne pourront établir son droit ; il faudra qu’il produise l’acte d’inféodation vieux de plusieurs siècles, le bail à cens qui peut-être n’a jamais été écrit, le titre primitif déjà rare en 1720[22], volé depuis ou brûlé dans les récentes jacqueries ; sinon, il est dépouillé sans indemnité. De ce coup, sans exception ni compensation, toute la créance féodale est anéantie. — Pareillement, dans les successions ab intestat, l’Assemblée constituante, abrogeant la coutume, avait retiré tout avantage aux aînés et aux mâles[23]. La Convention, supprimant la liberté testamentaire, va défendre au père de disposer de plus d’un dixième de son bien ; de plus, remontant en arrière, elle assujettit le passé à ses décrets : tout testament ouvert depuis le 14 juillet 1789 est annulé, s’il y est contraire ; toute succession ouverte depuis le 14 juillet 1789 est repartagée, si le partage n’a pas été égal ; toute donation faite entre vifs depuis le 14 juillet 1789 est cassée. De cette façon, non seulement la famille féodale est détruite, mais jamais elle ne pourra se reformer. Une fois posé que l’aristocratie est une plante vénéneuse, il ne suffit pas de l’élaguer, il faut l’extirper, et non seulement couper toutes ses racines, mais écraser toutes ses semences. — Un préjugé haineux s’est élevé contre elle, et, de jour en jour, il grandit. Des piqûres d’amour-propre, des mécomptes d’ambition, des sentiments d’envie l’ont préparé. L’idée abstraite d’égalité en a fourni le noyau sec et dur. Alentour, l’échauffement révolutionnaire a fait affluer le sang, aigri les humeurs, avivé la sensibilité, formé un abcès douloureux que les froissements quotidiens rendent plus douloureux encore. Par un travail sourd et continu, la pure préférence spéculative est devenue une idée fixe et devient une idée meurtrière. C’est une passion étrange, toute de cervelle, nourrie de phrases et d’emphase, mais d’autant plus destructive qu’avec des mots elle se crée des fantômes, et que, contre des fantômes, nul raisonnement, nul fait visible ne prévaut. Tel boutiquier ou petit bourgeois, qui jusqu’ici se représentait les nobles d’après les parlementaires de sa ville ou les gentilshommes de son canton, les conçoit maintenant d’après les déclamations du club et les invectives des gazettes. Peu à peu, dans son esprit, la figure imaginaire recouvre la figure vivante ; il ne voit plus un visage avenant et paisible, mais un masque grimaçant et convulsé. De la bienveillance ou de l’indifférence il passe à l’animosité et à la méfiance : ce sont des tyrans dépossédés, d’anciens malfaiteurs, des ennemis publics ; d’avance et sans examen, il est prouvé pour lui qu’ils ourdissent des trames. S’ils évitent de donner prise, c’est par habileté et perfidie ; ils sont d’autant plus dangereux qu’ils ont l’air plus inoffensifs. Leur soumission n’est que feinte, leur résignation n’est qu’hypocrisie, leur bonne volonté n’est que trahison. Contre ces conspirateurs insaisissables, la loi n’est pas suffisante ; aggravons-la par la pratique, et, puisqu’ils regimbent contre le niveau, tâchons de les courber sous le joug.

En effet, la persécution illégale précède la persécution légale, et le privilégié qui, par les nouveaux décrets, semble seulement ramené sous le droit commun, se trouve en fait relégué hors du droit commun. Le roi désarmé ne peut plus le protéger ; l’Assemblée partiale rebute ses plaintes ; le Comité des recherches voit en lui un coupable, lorsqu’il n’est qu’un opprimé. Son revenu, ses biens, son repos, sa liberté, son toit domestique, sa vie, la vie de sa femme et de ses enfants, sont aux mains d’administrations élues par la foule, dirigées par les clubs, intimidées ou violentées par l’émeute. Il est chassé des élections ; les journaux le dénoncent ; il subit des visites domiciliaires. En cent endroits, son château est saccagé ; les assassins et les incendiaires, qui en sortent les bras sanglants ou les mains pleines, ne sont pas recherchés ou sont couverts par les amnisties[24] ; des précédents multipliés établissent qu’on peut impunément lui courir sus. Pour l’empêcher de se défendre, la garde nationale en corps vient saisir ses armes : il faut qu’il soit une proie, une proie facile, et comme un gibier réservé dans son enclos pour le prochain jour de chasse. — En vain il s’abstient de toute provocation et se réduit au rôle de particulier paisible. En vain il supporte avec patience nombre de provocations, et ne résiste qu’aux dernières violences. J’ai lu en original plusieurs centaines d’enquêtes manuscrites ; presque toujours j’y ai admiré l’humanité des nobles, leur longanimité, leur horreur du sang. Non seulement beaucoup d’entre eux ont du cœur et tous ont de l’honneur, mais encore, élevés dans la philosophie du dix-huitième siècle, ils sont doux, sensibles ; ils répugnent aux voies de fait. Surtout les officiers sont exemplaires ; leur seul défaut est la faiblesse : plutôt que de tirer sur l’émeute, ils rendent les forts qu’ils commandent, ils se laissent insulter, lapider par le peuple. Pendant deux ans[25], « en butte à mille outrages, à la diffamation, au danger de chaque jour, poursuivis par les clubs et par des soldats égarés », désobéis, menacés, mis aux arrêts par leurs hommes, ils restent à leur poste pour empêcher la débandade ; « avec une stoïque persévérance, ils dévorent le mépris de leur autorité pour en préserver le simulacre », et leur courage est de l’espèce la plus rare, puisqu’il consiste à rester en faction, impassibles sous les affronts et sous les coups. — Par une injustice énorme, une classe entière qui n’avait point de part aux faveurs de la Cour et qui subissait autant de passe-droits que les roturiers ordinaires, la noblesse provinciale, est confondue avec les parasites titrés qui assiégeaient les antichambres de Versailles. Vingt-cinq mille familles, « la pépinière des armées et des flottes », l’élite des propriétaires-agriculteurs, tant de gentilshommes qui font valoir sous leurs yeux la petite terre où ils résident, « et n’ont pas un an en leur vie abandonné leurs foyers domestiques », deviennent les parias de leur canton. Dès 1789, ils commencent à sentir que pour eux la place n’est plus tenable[26]. — « Il est absolument contraire aux droits de l’homme, dit une lettre de Franche-Comté, de se voir perpétuellement dans le cas d’être égorgé par des scélérats qui confondent toute la journée la liberté avec la licence. » — « Je ne connais rien d’aussi fatigant, dit une lettre de Champagne, que l’inquiétude sur la propriété et la sûreté ; jamais elle ne fut mieux fondée ; car il ne faut qu’un moment pour mettre en mouvement une populace indocile qui se croit tout permis et qu’on entretient soigneusement dans cette erreur. » — « Après les sacrifices que nous avons faits, dit une lettre de Bourgogne, nous ne devions pas nous attendre à de pareils traitements ; je pensais au contraire que nos propriétés seraient les dernières violées, parce que le peuple nous saurait quelque gré de rester dans notre patrie pour y répandre le peu d’aisance qui nous reste… (À présent), je supplie, l’Assemblée de lever le décret contre les émigrations ; autrement, on dira que c’est retenir les gens pour les mettre sous le fer des assassins… Dans le cas où elle nous refuserait cette justice, j’aimerais autant qu’il lui plût de rendre un décret de proscription contre nous ; car alors nous ne dormirions pas sous la garde de lois très sages sans doute, mais respectées nulle part. » — « Ce ne sont point nos privilèges, disent plusieurs autres, ce n’est point notre noblesse que nous regrettons ; mais comment supporter l’oppression à laquelle nous sommes abandonnés ? Plus de sûreté pour nous, pour nos biens, pour nos familles ; chaque jour, des scélérats, nos débiteurs, de petits fermiers qui volent nos revenus, nous menacent de la torche ou de la lanterne. Pas un jour de tranquillité, pas une nuit qui nous laisse la certitude de l’achever sans trouble. Nos personnes sont livrées aux outrages les plus atroces, nos maisons à l’inquisition d’une foule de tyrans armés ; impunément nos rentes foncières sont volées, nos propriétés attaquées ouvertement. Seuls à payer les impositions, on nous taxe avec iniquité ; en divers lieux, nos revenus entiers ne suffiraient pas à la cote qui nous écrase. Nous ne pouvons nous plaindre sans courir le risque d’être massacrés. Les administrations, les tribunaux, instruments de la multitude, nous sacrifient journellement à ses attentats. Le gouvernement lui-même semble craindre de se compromettre en réclamant pour nous la protection des lois. Il suffit d’être désigné comme aristocrate pour n’avoir plus de sûreté. Si nos paysans, en général, ont conservé plus de probité, d’égards et d’attachement pour nous, chaque bourgeois important, des clubistes effrénés, les plus vils des hommes qui souillent l’uniforme, s’arrogent le privilège de nous insulter ; ces misérables sont impunis, protégés. Notre religion même n’est pas libre, et l’un de nous a vu sa maison saccagée pour avoir donné l’hospitalité à un curé octogénaire de sa paroisse, qui a refusé de prêter le serment. Voilà notre destinée ; nous ne serons pas assez infâmes pour la supporter. C’est de la loi naturelle et non des décrets de l’Assemblée nationale que nous tenons le droit de résister à l’oppression. Nous partons, nous mourrons, s’il le faut. Mais vivre sous une anarchie aussi atroce ! Si elle n’est pas détruite, nous ne remettrons jamais les pieds en France. »

L’opération a réussi. Par ses décrets et par ses institutions, par les lois qu’elle édicte et par les violences qu’elle tolère, l’Assemblée a déraciné l’aristocratie et la jette hors du territoire. Privilégiés à rebours, les nobles ne peuvent rester dans un pays où, en respectant la loi, ils sont effectivement hors la loi. — Les premiers qui ont émigré, le 15 juillet 1789, avec le prince de Condé, avaient reçu la veille à domicile une liste de proscription où ils étaient inscrits, et où l’on promettait récompense à qui apporterait leurs têtes au Caveau du Palais-Royal. — D’autres, plus nombreux, sont partis après les attentats du 6 octobre. — Dans les derniers mois de la Constituante[27], « l’émigration se fait, par troupes et se compose d’hommes de tout état… Douze cents gentilshommes sont sortis du Poitou seul ; l’Auvergne, le Limousin, dix autres provinces, viennent également d’être dépeuplées de leurs propriétaires. Il est des villes où il ne reste plus que des artisans de basse profession, un club, et cette nuée de fonctionnaires dévorants crées par la Constitution. La noblesse de Bretagne est entièrement sortie ; l’émigration commence en Normandie ; elle s’achève dans les provinces frontières ». — « Plus des deux tiers de l’armée vont se trouver sans officiers. » En présence du nouveau serment qui omet exprès le nom du roi, « six mille ont donné leur démission ». — Peu à peu l’exemple est devenu contagieux : ce sont des gens d’épée, et le point d’honneur les pousse ; beaucoup vont rejoindre les princes à Coblentz, et combattront contre la France, en croyant ne combattre que contre ses bourreaux. — L’Assemblée a traité les nobles comme Louis XIV a traité les protestants[28]. Dans les deux cas, les opprimés étaient une élite. Dans les deux cas, on leur a rendu la France inhabitable. Dans les deux cas, on les a réduits à l’exil et on les a punis de s’exiler. Dans les deux cas, on a fini par confisquer leurs biens, et par punir de mort tous ceux qui leur donnaient asile. Dans les deux cas, à force de persécutions, on les a précipités dans la révolte. À l’insurrection des Cévennes correspond l’insurrection de la Vendée, et l’on trouvera les émigrés, comme jadis les réfugiés, sous les drapeaux de la Prusse et de l’Angleterre. Cent mille Français chassés à la fin du dix-septième siècle, cent vingt mille Français chassés à la fin du dix-huitième siècle, voilà comment la démocratie intolérante achève l’œuvre de la monarchie intolérante. L’aristocratie morale a été fauchée au nom de l’uniformité. L’aristocratie sociale est fauchée au nom de l’égalité. Pour la seconde fois, et avec le même effet, un principe absolu enfonce son tranchant dans la société vivante. — Le succès est complet, et dès les premiers mois de la Législative un député, apprenant le redoublement des émigrations, peut dire avec joie : « Tant mieux ! la France se purge ». En effet, elle se vide de la moitié de son meilleur sang.

IV

Restaient les corps propriétaires, ecclésiastiques ou laïques, et notamment le plus vieux, le plus opulent, le plus considérable : je veux dire le clergé régulier et séculier. — Là aussi les abus étaient graves ; car l’institution, fondée pour des besoins anciens, ne s’était pas raccordée aux besoins nouveaux[29]. Des sièges épiscopaux trop nombreux et répartis d’après la distribution de la population chrétienne au quatrième siècle ; un revenu encore plus mal partagé : des évêques et des abbés ayant 100 000 livres de rente pour vivre en oisifs aimables, et des curés surchargés de besogne avec 700 francs par an, dans tel couvent dix-neuf moines au lieu de quatre-vingts, dans tel autre quatre au lieu de cinquante[30] ; nombre de monastères réduits à trois ou deux habitants et même à un seul ; presque toutes les congrégations d’hommes en voie de dépérissement ; plusieurs finissant faute de novices[31] ; parmi les religieux, une tiédeur générale ; en beaucoup de maisons, du relâchement ; dans quelques-unes, des scandales ; un tiers à peine des religieux attachés à leur état, les deux autres tiers souhaitant rentrer dans le monde[32] : il est évident que le souffle primitif a dévié ou s’est ralenti, que la fondation n’atteint plus qu’imparfaitement son objet, que la moitié de ses ressources sont employées à rebours ou restent stériles, bref que le corps a besoin d’une réforme.


Que cette réforme doive se faire avec la coopération ou même sous la direction de l’État, cela n’est pas moins certain. Car un corps n’est pas un individu comme les autres, et, pour qu’il acquière ou possède les privilèges d’un citoyen ordinaire, il faut un supplément, une fiction, un parti pris de la loi. Si volontairement elle oublie qu’il n’est pas une personne naturelle, si elle l’érige en personne civile, si elle le déclare capable d’hériter, d’acquérir et de vendre, s’il devient un propriétaire protégé et respecté, c’est par un bienfait de l’État qui lui prête ses tribunaux et ses gendarmes, et qui, en échange de ce service, peut justement lui imposer des conditions, entre autres l’obligation d’être utile, de rester utile, ou tout au moins de ne pas devenir nuisible. Telle était la règle sous l’ancien régime, et, surtout depuis un quart de siècle, graduellement, efficacement, le gouvernement opérait la réforme. Non seulement, en 1749, il avait interdit à l’Église de recevoir aucun immeuble, soit par donation, soit par testament, soit par échange, sans lettres patentes du roi enregistrées au Parlement ; non seulement, en 1764, il avait aboli l’ordre des Jésuites, fermé leurs collèges et vendu leurs biens, mais encore, depuis 1766, une commission permanente, instituée par son ordre et dirigée par ses instructions, élaguait toutes les branches mortes ou mourantes de l’arbre ecclésiastique[33]. Remaniement des constitutions primitives ; défense à tout institut d’avoir plus de deux couvents à Paris et plus d’un dans les autres villes ; recul des vœux, qui ne sont plus permis à l’âge de seize ans, mais sont reportés jusqu’à vingt et un ans pour les hommes et à dix-huit ans pour les filles ; un minimum de religieux obligatoire pour chaque maison ; ce minimum variable de quinze à neuf selon les cas ; s’il n’est pas atteint, suppression de la maison, ou défense d’y recevoir des novices : grâce à ces mesures rigoureusement exécutées, au bout de douze ans, « les Grammontins, les Servites, les Célestins, l’ancien ordre de Saint-Benoît, celui du Saint-Esprit de Montpellier, ceux de Sainte-Brigitte, de Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, de Saint-Ruff, de Saint-Antoine, » bref neuf congrégations entières avaient disparu. Au bout de vingt ans, 386 maisons avaient été supprimées ; le nombre des religieux avait diminué d’un tiers ; la plus grande partie des biens tombés en déshérence avait reçu un emploi utile ; les congrégations d’hommes manquaient de novices et se plaignaient de ne pouvoir combler leurs vides. — Si l’on trouvait les moines encore trop nombreux, trop riches et trop oisifs, il n’y avait qu’à continuer : avant la fin du siècle, par la simple application de l’édit, sans injustice ni brutalité, on ramenait l’institut aux limites de développement, à la mesure de fortune, au genre de fonctions que peut souhaiter un État moderne.

Mais, de ce que les corps ecclésiastiques avaient besoin d’être réformés, il ne s’ensuivait pas qu’il fallût les détruire, ni qu’en général les corps propriétaires soient mauvais dans une nation. Affectés par fondation à un service public et possédant, sous la surveillance lointaine ou prochaine de l’État, la faculté de s’administrer eux-mêmes, ces corps sont des organes précieux et non des excroissances maladives. — En premier lieu, par leur institution, un grand service public, le culte, la recherche scientifique, l’enseignement supérieur ou primaire, l’assistance des pauvres, le soin des malades, est assuré sans charge pour le budget, mis à part et à l’abri des retranchements que pourrait suggérer l’embarras des finances publiques, défrayé par la générosité privée qui, trouvant un réservoir prêt, vient, de siècle en siècle, y rassembler ses mille sources éparses : là-dessus, voyez la richesse, la stabilité, l’utilité des universités allemandes et anglaises. — En second lieu, par leur institution, l’omnipotence de l’État trouve un obstacle ; leur enceinte est une protection contre le niveau de la monarchie absolue ou de la démocratie pure. Un homme peut s’y développer avec indépendance sans endosser la livrée du courtisan ou du démagogue, acquérir la richesse, la considération, l’autorité, sans rien devoir aux caprices de la faveur royale ou populaire, se maintenir debout contre le pouvoir établi ou contre l’opinion régnante en leur montrant autour de lui tout un corps rallié par l’esprit de corps. Tel aujourd’hui un professeur à Oxford, à Gœttingue, à Harvard. Tel, sous l’ancien régime, un évêque, un parlementaire, et même un simple procureur. Rien de pis que la bureaucratie universelle, puisqu’elle produit la servilité uniforme et mécanique. Il ne faut pas que les serviteurs du public soient tous des commis du gouvernement, et, dans un pays où l’aristocratie a péri, les corps sont le dernier asile. — En troisième lieu, par leur institution, il se forme, au milieu du grand monde banal, de petits mondes originaux et distincts, où beaucoup d’âmes trouvent la seule vie qui leur convienne. S’ils sont religieux et laborieux, non seulement ils offrent un débouché à des besoins profonds de conscience, d’imagination, d’activité et de discipline, mais encore ils les endiguent et les dirigent dans un canal dont la structure est un chef-d’œuvre et dont les bienfaits sont infinis. De cette façon, avec le moins de dépense possible et avec le plus d’effet possible, cent mille personnes, hommes et femmes, exécutent volontairement et gratuitement les moins attrayantes ou les plus rebutantes des besognes sociales, et sont, dans la société humaine, ce que les neutres sont parmi les fourmis.

Ainsi, dans son fond, l’institution était bonne, et, si l’on y portait le fer, il fallait au moins, en retranchant la portion inerte ou gâtée, conserver la portion vivante et saine. Or, pour ne prendre que les ordres monastiques, il y en avait alors plus de la moitié qui étaient dignes de tous les respects. — Et j’omets ici les moines, dont le tiers est demeuré régulier et zélé : les Bénédictins, qui continuent la Gallia christiana et, à soixante ans, travaillent l’hiver dans une chambre sans feu ; les Trappistes, qui cultivent la terre de leurs mains ; tant de monastères qui sont des séminaires d’éducation, des bureaux de charité, des hospices de passage, et dont tous les villages voisins demandent la conservation à l’Assemblée nationale[34]. — Je ne parle que des religieuses, 37 000 filles en 1500 maisons. Ici, sauf dans les vingt-cinq chapitres de chanoinesses qui sont des rendez-vous demi-mondains de filles nobles et pauvres, presque partout la ferveur, la sobriété, l’utilité, sont incontestables. Un membre du Comité ecclésiastique avoue à la tribune que, par toutes leurs lettres et adresses, les religieuses demandent à rester dans leurs cloîtres ; de fait, leurs suppliques sont aussi vives que touchantes[35]. — « Nous préférerions, écrit une communauté, le sacrifice de nos vies à celui de notre état… Ce langage n’est pas celui de quelques-unes de nos sœurs, mais de toutes absolument. L’Assemblée nationale a assuré les droits de la liberté : voudrait-elle en interdire l’usage aux seules âmes généreuses qui, brûlant du désir d’être utiles, ne renoncent au monde que pour rendre plus de services à la société ? » — « Le peu de commerce que nous avons avec le monde, écrit une autre communauté, fait que notre bonheur est inconnu. Mais il n’en est pas moins vrai ou moins solide. Nous ne connaissons parmi nous ni distinctions, ni privilège ; nos biens et nos maux sont communs. N’ayant qu’un seul cœur et qu’une seule âme,… nous protestons devant la nation, en face du ciel et de la terre, qu’il n’est donné à aucun pouvoir de nous arracher l’amour de nos engagements, et que nous les renouvelons, ces engagements, avec encore plus d’ardeur que nous ne les fîmes à notre profession[36]. » — Beaucoup de communautés n’ont pour subsister que le travail de leurs doigts et le revenu des petites dots qu’on apporte en y entrant ; mais la sobriété et l’économie y sont telles, que la dépense totale de chaque religieuse ne dépasse pas 250 livres par an. « Avec 4400 livres de revenu net, disent les Annonciades de Saint-Amour, nous vivons trente-trois religieuses, tant choristes que du voile blanc, sans être à charge au public ni à nos familles… Si nous vivions dans le monde, notre dépense y triplerait au moins, » et, non contentes de se suffire, elles font des aumônes. — Parmi ces communautés, plusieurs centaines sont des maisons d’éducation ; un très grand nombre donnent gratuitement l’enseignement primaire. Or, en 1789, il n’y a pas d’autres écoles pour les filles, et, si on les supprime, on bouche à l’un des deux sexes, à la moitié de la population française, toute source de culture et d’instruction. — Quatorze mille hospitalières, réparties en quatre cent vingt maisons, veillent dans les hôpitaux, soignent les malades, servent les infirmes, élèvent les enfants trouvés, recueillent les orphelins, les femmes en couches, les filles repenties. — La Visitation est un asile pour les filles « disgraciées de la nature », et dans ce temps il y en a bien plus de défigurées qu’aujourd’hui, puisque, sur huit morts, la petite vérole en cause une. On y reçoit aussi des veuves, des filles sans fortune et sans protection, des personnes « fatiguées par les agitations du monde », celles qui sont trop faibles pour livrer la bataille de la vie, celles qui s’en retirent invalides ou blessées ; et « la règle, très peu pénible, n’est pas au-dessus des forces de la santé la plus délicate et même la plus débile ». Sur chaque plaie sociale ou morale, une charité ingénieuse applique ainsi, avec ménagement et avec souplesse, le pansement approprié et proportionné. — Enfin, bien loin de se faner, presque toutes ces communautés florissent, et, tandis qu’en moyenne il n’y a que 9 religieux par maison d’hommes, on trouve en moyenne 24 religieuses par maison de femmes. Telle, à Saint-Flour, élève cinquante pensionnaires ; une autre, à Beaulieu, instruit cent externes ; une autre, en Franche-Comté, dirige huit cents enfants abandonnés[37]. — Devant de tels instituts, évidemment, pour peu qu’on ait souci de l’intérêt public et de la justice, il faut s’arrêter. D’autant plus qu’il est inutile de sévir ; en vain la main rude du législateur essayera de les écraser ; ils repousseront d’eux-mêmes, parce qu’ils sont dans le sang de toute nation catholique. Au lieu de 37 000 religieuses, il y en a maintenant en France 86 000, c’est-à-dire, sur 10 000 femmes, 45 au lieu de 28.

En tout cas, si l’État les exproprie, eux et les autres corps ecclésiastiques, ce n’est pas lui qui peut revendiquer leur dépouille. Il n’est pas leur héritier, et leurs immeubles, leur mobilier, leurs rentes, ont, par nature, sinon un propriétaire désigné, du moins un emploi obligé. Accumulé depuis quatorze siècles, ce trésor n’a été formé, accru, conservé qu’en vue d’un objet. Les millions d’âmes généreuses, repentantes ou dévouées, qui l’ont donné ou administré, avaient toutes une intention précise. C’est une œuvre d’éducation, de bienfaisance, de religion, et non une autre œuvre, qu’elles voulaient faire. Il n’est pas permis de frustrer leur volonté légitime. Les morts ont des droits dans la société, comme les vivants ; car, cette société dont jouissent les vivants, ce sont les morts qui l’ont faite, et nous ne recevons leur héritage qu’à condition d’exécuter leur testament. — Sans doute, quand ce testament est très ancien, il faut l’interpréter largement, suppléer à ses prévisions trop courtes, tenir compte des circonstances nouvelles. Parfois les besoins auxquels il pourvoyait ont disparu : il n’y avait plus de chrétiens à racheter après la destruction des corsaires barbaresques, et une fondation ne se perpétue qu’en se transformant. — Mais si, dans l’institution primitive, plusieurs clauses accessoires et particulières deviennent forcément caduques, il est une intention générale et principale qui, manifestement, reste impérative et permanente, celle de pourvoir un service distinct, charité, culte, instruction. Changez, si cela est nécessaire, les administrateurs et la répartition du bien légué, mais n’en détournez rien pour des services d’une espèce étrangère ; il n’est affecté qu’à celui-là ou à d’autres très semblables. Les quatre milliards de fonds, les deux cents millions de revenus ecclésiastiques en sont la dotation expresse et spéciale. Ils ne sont pas un tas d’or abandonné sur la grande route et que le fisc puisse s’attribuer ou attribuer aux riverains. Sur ce tas d’or sont des titres authentiques, qui, en constatant sa provenance, fixent sa destination, et votre seule affaire est de veiller pour qu’il soit remis à son adresse. — Tel était le principe sous l’ancien régime, à travers des abus graves et sous les exactions de la commende. Quand la commission ecclésiastique supprimait un ordre, ce n’était pas pour adjuger ses biens au trésor public, mais pour les appliquer à des séminaires, à des écoles, à des hospices. En 1789, les revenus de Saint-Denis défrayaient Saint-Cyr ; ceux de Saint-Germain allaient aux Économats ; et le gouvernement, même absolu et besogneux, gardait assez de probité pour comprendre que la confiscation est un vol. Plus on est puissant, plus on est tenu d’être juste, et l’honnêteté finit toujours par devenir la meilleure politique. — Il est donc juste et utile que l’Église, comme en Angleterre et en Amérique, que l’enseignement supérieur, comme en Angleterre, en Allemagne et en Amérique, que les diverses fondations d’assistance et d’utilité publique soient maintenues indéfiniment en possession de leur héritage. Exécuteur testamentaire de la succession, l’État abuse étrangement de son mandat lorsqu’il la met dans sa poche pour combler le déficit de ses propres caisses, pour la risquer dans de mauvaises spéculations, pour l’engloutir dans sa propre banqueroute, jusqu’à ce qu’enfin, de ce trésor énorme amassé pendant quarante générations pour les enfants, pour les infirmes, pour les malades, pour les pauvres, pour les fidèles, il ne reste plus de quoi payer une maîtresse dans une école, un desservant dans une paroisse, une tasse de bouillon dans un hôpital[38].

À toutes ces raisons l’Assemblée reste sourde, et ce qui lui bouche les oreilles, ce n’est pas la détresse du trésor. Au nom du clergé, l’archevêque d’Aix, M. de Boisgelin, a offert de solder à l’instant les trois cent soixante millions de dette exigible, au moyen d’un emprunt hypothécaire de quatre cents millions sur les biens ecclésiastiques ; et l’expédient est très bon, car en ce temps-là le crédit du clergé est le seul solide : d’ordinaire, il emprunte à moins de 5 pour 100, et on lui a toujours apporté plus d’argent qu’il n’en demandait, tandis que l’État emprunte à 10 pour 100, et, en ce moment même, ne trouve plus de prêteurs. — Mais, pour nos politiques nouveaux, il s’agit bien moins de combler le déficit que d’appliquer un principe. Conformément au Contrat social, ils établissent en maxime que dans l’État il ne faut pas de corps ; rien que l’État, dépositaire de tous les pouvoirs publics, et une poussière d’individus désagrégés ; nulle société particulière, nul groupement partiel, nulle corporation collatérale, même pour remplir un office que l’État ne remplit pas. « Dès qu’on entre dans une corporation, dit un orateur[39], il faut l’aimer comme une famille ; » or l’État doit garder le monopole de toutes les affections et de toutes les obéissances. D’ailleurs, sitôt qu’on fait partie d’un ordre, on reçoit de lui un appui distinct, et toute distinction est contraire à l’égalité civile. C’est pourquoi, si l’on veut que les hommes restent égaux et deviennent citoyens, il faut leur ôter tout centre de ralliement qui ferait concurrence à l’État, et donnerait aux uns quelque avantage sur les autres. — En conséquence, on a tranché toutes les attaches naturelles ou acquises par lesquelles la géographie, le climat, l’histoire, la profession, le métier, les unissaient. On a supprimé les anciennes provinces, les anciens états provinciaux, les anciennes administrations municipales, les parlements, les jurandes et les maîtrises. On a dispersé les groupes les plus spontanés, ceux que forme la communauté d’état, et l’on a pourvu par les interdictions les plus expresses, les plus étendues et les plus précises, à ce que jamais, sous aucun prétexte, ils ne puissent se refaire[40]. On a découpé la France géométriquement comme un damier, et, dans ces cadres improvisés qui seront longtemps factices, on n’a laissé subsister que des individus isolés et juxtaposés. Ce n’est pas pour épargner les corps organisés où la cohésion est étroite, et notamment le clergé.

« Des sociétés particulières, dit Mirabeau[41], placées dans la société générale, rompent l’unité de ses principes et l’équilibre de ses forces. Les grands corps politiques sont dangereux dans un État par la force qui résulte de leur coalition, par la résistance qui naît de leurs intérêts. » — Et celui-ci, de plus, est mauvais par essence ; car[42] « son régime est continuellement en opposition avec les droits de l’homme ». Un institut où l’on fait vœu d’obéissance est « incompatible » avec la Constitution. « Soumises à des chefs indépendants », les congrégations « sont hors de la société, contraires à l’esprit public ». — Quant au droit de la société sur elles et sur l’Église, il n’est pas douteux. « Les corps n’existent que par la société ; en les détruisant, elle ne fait que retirer la vie qu’elle leur a prêtée ». — « Ils ne sont que des instruments fabriqués par la loi[43]. Que fait l’ouvrier quand son instrument ne lui convient plus ? Il le brise ou le modifie. » — Ce premier sophisme admis, la conclusion est claire. Puisque les corps sont abolis, ils n’existent plus. Puisqu’ils n’existent plus, ils ne peuvent être encore propriétaires. « Vous avez voulu détruire les ordres[44], parce que leur destruction était nécessaire au salut de l’État. Si le clergé conserve ses biens, l’ordre du clergé n’est pas détruit ; vous lui laissez nécessairement la faculté de s’assembler ; vous consacrez son indépendance. » En aucun cas, les ecclésiastiques ne doivent posséder. « S’ils sont propriétaires, ils peuvent être indépendants ; s’ils sont indépendants, ils attacheront cette indépendance à l’exercice de leurs fonctions. » À tout prix, il faut qu’ils soient dans la main de l’État, simples fonctionnaires, nourris de ses subsides. Il serait trop dangereux pour une nation « d’admettre dans son sein, comme propriétaire, un grand corps à qui tant de sources de crédit donnent déjà tant de puissance. La religion appartenant à tous, il faut, par cela seul, que ses ministres soient à la solde de la nation. » Ils ne sont que « des officiers de morale et d’instruction », des « salariés », comme les professeurs et les juges. Ramenons-les à cette condition qui est la seule conforme aux droits de l’homme et prononçons que le « clergé, ainsi que tous les corps et établissements de mainmorte, sont dès à présent et seront perpétuellement incapables d’avoir la propriété d’aucuns biens-fonds ou autres immeubles[45] ». — De tous ces biens vacants, qui est maintenant l’héritier légitime ? Par un second sophisme, l’État, juge et partie, les attribue à l’État. « Les fondateurs ont donné à l’Église, c’est-à-dire à la nation[46]. » — « Puisque la nation a permis que le clergé possédât, elle peut revendiquer ce qu’il ne possède que par son autorisation. » — « Il doit être de principe que toute nation est seule et véritable propriétaire des biens de son clergé. » — Notez que le principe, tel qu’il est posé, entraîne la destruction de tous les corps ecclésiastiques et laïques avec la confiscation de tous leurs biens et vous verrez apparaître à l’horizon le décret final et complet[47] par lequel l’Assemblée législative, « considérant qu’un État vraiment libre ne doit souffrir dans son sein aucune corporation, pas même celles qui, vouées à l’enseignement public, ont bien mérité de la patrie », pas même celles « qui sont vouées uniquement au service des hôpitaux et au soulagement des malades », supprime toutes les congrégations, confréries, associations d’hommes ou de femmes, laïques ou ecclésiastiques, toutes les fondations de piété, de charité, d’éducation, de conversion, séminaires, collèges, missions, Sorbonne, Navarre. Ajoutez-y le dernier coup de balai : sous la Législative, le partage de tous les biens communaux, excepté les bois ; sous la Convention, l’abolition de toutes les sociétés littéraires, de toutes les académies scientifiques ou littéraires, la confiscation de tous les biens, bibliothèques, muséums, jardins botaniques, la confiscation de tous les biens communaux non encore partagés, la confiscation de tous les biens des hôpitaux et autres établissements de bienfaisance[48]. — Proclamé par l’Assemblée constituante, le principe abstrait a révélé par degrés sa vertu exterminatrice. Grâce à lui, il n’y a plus en France que des individus dispersés, impuissants, éphémères : en face d’eux, le corps unique et permanent qui a dévoré tous les autres, l’État, véritable colosse, seul debout au milieu de tous ces nains chétifs.

Substitué aux autres, c’est lui qui désormais se charge de leur office, et va bien employer l’argent qu’ils employaient mal. — En premier lieu il abolit la dîme, non point graduellement et moyennant rachat, comme en Angleterre, mais tout d’un coup et sans indemnité, à titre d’impôt illégitime et abusif, à titre de taxe privée perçue par des particuliers en froc ou en soutane sur les particuliers en blouse, à titre d’usurpation vexatoire et pareille aux droits féodaux. L’opération est radicale et conforme aux principes. — Par malheur, elle est si grossièrement enfantine, qu’elle va contre son propre objet. En effet, depuis Charlemagne, toutes les terres, incessamment vendues et revendues, ont toujours payé la dîme, et n’ont jamais été achetées que sous cette charge, qui est environ un septième du revenu net. Ôtez cette charge, vous ajoutez un septième au revenu du propriétaire, par conséquent un septième à son capital. Vous lui donnez 100 francs, si sa terre en vaut 700, 1000, si elle en vaut 7000, 10 000, si elle en vaut 70 000, 100 000, si elle en vaut 700 000. Tel y gagne 600 000 francs, 30 000 livres de rente[49]. Par ce cadeau gratuit et inattendu, 123 millions de revenu, 2 milliards et demi de capital sont partagés entre tous les propriétaires fonciers de France, et d’une façon si ingénieuse, que, plus on est riche, plus on reçoit. Tel est l’effet des principes abstraits ; pour soulager de 30 millions par an les paysans en sabots, une assemblée démocratique accroît de 30 millions par an le revenu des bourgeois aisés, et de 30 millions par an le revenu des nobles opulents. De plus, cette première partie de l’œuvre n’est qu’onéreuse pour l’État ; car, pour dégrever les propriétaires fonciers, il s’est grevé lui-même, et désormais, sans embourser un sou, c’est lui qui paye à leur place les frais du culte. — Quant à la seconde partie de l’opération, je veux dire la confiscation de quatre milliards d’immeubles, en fin de compte elle se trouve ruineuse, après avoir semblé lucrative. Car elle fait sur nos politiques la même impression qu’une grosse succession immobilière sur un parvenu besogneux et chimérique. À ses yeux, c’est un puits d’or sans fond ; il y puise à pleines mains et entreprend d’exécuter tous ses rêves : puisqu’il peut tout payer, il est libre de tout casser. C’est ainsi que l’Assemblée supprime et rembourse les offices de magistrature, 450 millions, les charges et cautionnements de finance, 321 millions, les charges de la maison du roi, de la reine et des princes, 52 millions, les charges et emplois militaires, 35 millions, les dîmes inféodées, 100 millions, et le reste[50]. « Au mois de mai 1789, dit Necker, le rétablissement de l’ordre dans les finances n’était qu’un jeu d’enfant. » Au bout d’un an, à force de s’obérer, d’exagérer ses dépenses, d’abolir ou d’abandonner ses recettes, l’État ne vit plus que du papier qu’il émet, mange son capital nouveau, et marche à grands pas vers la banqueroute. Jamais succession si large n’a été si vite réduite à rien et à moins que rien.

En attendant, dès les premiers mois, on peut constater l’usage que les administrateurs sauront en faire et la façon dont ils vont doter le service auquel elle les astreint. — De tout le bien confisqué, aucune portion n’est réservée à l’entretien du culte, aux hôpitaux, aux asiles, aux écoles. Non seulement tous les contrats et tous les immeubles productifs tombent dans le grand creuset national pour s’y convertir en assignats, mais nombre de bâtiments spéciaux, tout le mobilier monastique, une portion du mobilier ecclésiastique, détournés de leur emploi naturel, viennent s’engloutir dans le même gouffre : à Besançon[51], trois églises sur huit, avec leurs biens-fonds et leur trésor, le trésor du chapitre, le trésor de toutes les églises conventuelles, vases sacrés, châsses, croix, reliquaires, ex-voto, ivoires, statues, tableaux, tapisseries, habits et ornements sacerdotaux, argenterie, orfèvrerie, meubles antiques et précieux, bibliothèques, grilles, cloches, chefs-d’œuvre d’art et de piété, tout cela brisé et fondu à la Monnaie, ou vendu à l’encan et à vil prix ; c’est ainsi qu’on exécute les intentions des fondateurs et donateurs. — Privées de leurs rentes, comment tant de communautés vont-elles soutenir leurs écoles, leurs hospices et leurs asiles ? Même après le décret[52] qui, par exception et provisoirement, ordonne qu’on leur tienne compte de tout leur revenu, toucheront-elles ce revenu, maintenant qu’il est perçu par une administration locale dont la caisse est toujours vide et dont les intentions sont presque toujours hostiles ? Visiblement, tous les établissements de bienfaisance et d’éducation dépérissent, depuis que les sources distinctes qui les alimentaient viennent se confondre et se perdre dans le lit desséché du trésor public[53]. — Déjà en 1790, l’argent manque pour payer aux religieux et aux religieuses leur petite pension alimentaire. Dans la Franche-Comté, les capucins de Baume n’ont pas de pain et sont obligés, pour vivre, de revendre, avec la permission du district, une partie des approvisionnements séquestrés de leur maison. Les Ursulines d’Ornans subsistent d’aumônes que des particuliers leur font pour conserver à la ville son seul établissement d’éducation. Les Bernardines de Pontarlier sont réduites à la dernière misère : « Nous sommes persuadés, écrit le district, qu’elles n’ont rien à mettre sous la dent ; il faut que nous-mêmes boursillions au jour le jour pour les empêcher de mourir de faim[54]. » — Trop heureuses, quand l’administration locale leur donne à manger ou tolère qu’on leur en donne ! En maint endroit, elle travaille à les affamer ou se plaît à les vexer. Au mois de mars 1791, malgré les instances du district, le département du Doubs réduit la pension des Visitandines à 101 livres pour les choristes et à 50 pour les converses. Deux mois auparavant, la municipalité de Besançon, interprétant à sa fantaisie le décret qui permet aux religieuses de s’habiller comme elles veulent, enjoint à toutes et même aux hospitalières de quitter leur ancien costume, que beaucoup d’entre elles n’ont pas le moyen de remplacer. — Impuissance, indifférence ou malveillance, voilà les dispositions qu’elles rencontrent dans les nouveaux pouvoirs chargés de les nourrir et de les défendre. Pour déchaîner la persécution, il suffit maintenant d’un décret qui mette en conflit l’autorité civile et la conscience religieuse. Le décret est rendu, et, le 12 juillet 1790, l’Assemblée établit la constitution civile du clergé.

C’est que, malgré la confiscation des biens et la dispersion des communautés, le principal corps ecclésiastique subsiste intact : soixante-dix mille prêtres, enrégimentés sous les évêques, autour du pape leur général en chef. Il n’en est pas de plus solide, de plus antipathique et de plus attaqué. Car il a contre lui des rancunes invétérées et des opinions faites, le gallicanisme des légistes qui, depuis saint Louis, sont les adversaires du pouvoir ecclésiastique, la doctrine des jansénistes qui, depuis Louis XIII, veulent ramener l’Église à sa forme primitive, la théorie des philosophes qui, depuis soixante ans, considèrent le christianisme comme une erreur et le catholicisme comme un fléau. À tout le moins, dans le catholicisme, l’institution cléricale est condamnée, et l’on se croit modéré si l’on respecte le reste : « Nous pourrions changer la religion », disent des députés à la tribune[55]. Or le décret ne touche ni au dogme ni au culte ; il se borne à remanier la discipline, et, sur ce terrain distinct qu’on revendique pour la puissance civile, on prétend, sans le concours de la puissance ecclésiastique, démolir et rebâtir à discrétion.

En cela, l’on usurpe ; car, aussi bien que la société civile, la société ecclésiastique à le droit de choisir sa forme, sa hiérarchie et son gouvernement. — Là-dessus, toutes les raisons qu’on peut donner en faveur de la première, on peut les répéter en faveur de la seconde, et, du moment que l’une est légitime, l’autre est légitime aussi. Ce qui autorise la société civile ou religieuse, c’est la longue série des services que, depuis des siècles, elle rend à ses membres, c’est le zèle et le succès avec lesquels elle s’acquitte de son emploi, c’est la reconnaissance qu’ils ont pour elle, c’est l’importance qu’ils attribuent à son office, c’est le besoin qu’ils ont d’elle et l’attachement qu’ils ont pour elle, c’est la persuasion imprimée en eux que, sans elle, un bien auquel ils tiennent plus qu’à tous les autres leur ferait défaut. Dans la société civile, ce bien est la sûreté des personnes et des propriétés. Dans la société religieuse, ce bien est le salut éternel de l’âme. Sur tout le reste la ressemblance est complète, et les titres de l’Église valent les titres de l’État. C’est pourquoi, s’il est juste qu’il soit indépendant et souverain chez lui, il est juste qu’elle soit chez elle indépendante et souveraine ; si l’Église empiète quand elle prétend régler la constitution de l’État, l’État empiète quand il prétend régler la constitution de l’Église, et si, dans son domaine, il doit être respecté par elle, dans son domaine elle doit être respectée par lui. — Sans doute, entre les deux territoires, la ligne de démarcation n’est pas franche, et des contestations fréquentes s’élèvent entre les deux propriétaires. Pour les prévenir ou les terminer, tantôt ils peuvent se clore chacun chez soi par un mur de séparation, et, autant que possible, s’ignorer l’un l’autre ; c’est le cas en Amérique. Tantôt, par un contrat débattu, ils peuvent se reconnaître l’un à l’autre des droits définis sur la zone intermédiaire, et y exercer ensemble leur juridiction partagée ; c’est le cas de la France. Mais, dans les deux cas, les deux pouvoirs, comme les deux sociétés, doivent rester distincts. Il faut que, pour chacun d’eux, l’autre soit un égal avec lequel il traite, et non un subordonné dont il règle la condition. Quel que soit le régime civil, monarchique ou républicain, oligarchique ou démocratique, l’Église abuse de son crédit quand elle le condamne ou l’attaque. Quel que soit le régime ecclésiastique, papal, épiscopal, presbytérien ou congrégationaliste, l’État abuse de sa force lorsque, sans l’assentiment des fidèles, il l’abolit ou l’impose. — Non seulement il viole le droit, mais le plus souvent sa violence est vaine. Il a beau frapper, la racine de l’arbre est hors de ses atteintes, et, dans cet injuste combat qu’il engage contre une institution aussi vivace que lui-même, il finit souvent par être vaincu.

Par malheur, en ceci comme dans tout le reste, l’Assemblée, préoccupée des principes, a oublié de regarder les choses, et, en ne voulant ôter qu’une écorce morte, elle blesse le tronc vivant. — Depuis plusieurs siècles, et surtout depuis le concile de Trente, ce qu’il y a de vivant dans le catholicisme, c’est bien moins la religion que l’Église. La théologie y est descendue au second plan, la discipline y est montée au premier. Car, en droit, les fidèles sont tenus de croire à l’autorité spirituelle comme à un dogme, et, en fait, c’est à l’autorité spirituelle bien plus qu’au dogme que leur croyance est attachée. — Il est de foi qu’en matière de discipline comme en matière de dogme, si l’on rejette les décisions de l’Église romaine, on cesse d’être catholique, que la Constitution de l’Église catholique est monarchique, que le caractère sacerdotal y est conféré d’en haut et non d’en bas, que hors de la communion du pape, son chef suprême, on est schismatique, que nul prêtre schismatique ne peut légitimement faire une fonction spirituelle, que nul fidèle orthodoxe ne peut sans péché assister à sa messe ou recevoir de lui les sacrements. — Il est de fait que les fidèles ne sont plus théologiens ni canonistes, que, sauf quelques jansénistes, ils ne lisent plus l’Écriture ni les Pères, que, s’ils acceptent le dogme, c’est en bloc, sans examen, par confiance en la main qui le leur présente, que leur conscience obéissante est dans cette main pastorale, que peu leur importe l’Église du troisième siècle, et que, sur la forme légitime de l’Église présente, le docteur dont ils suivront l’avis n’est pas saint Cyprien qu’ils ignorent, mais leur évêque visible et leur curé vivant. — Rapprochez ces deux données et la conclusion en sort d’elle-même : évidemment, ils ne se croiront baptisés, absous, mariés que par ce curé autorisé par cet évêque. Mettez-en d’autres à la place, réprouvés par les premiers ; vous supprimez le culte, les sacrements et les plus précieuses fonctions de la vie spirituelle à vingt-quatre millions de Français, à tous les paysans, à tous les enfants, à presque toutes les femmes ; vous révoltez contre vous les deux plus grandes forces de l’âme, la conscience et l’habitude. — Et voyez avec quel effet. Non seulement vous faites de l’État un gendarme au service d’une hérésie, mais encore, par cet essai infructueux et tyrannique de jansénisme gallican, vous discréditez à jamais les maximes gallicanes et les doctrines jansénistes. Vous tranchez les deux dernières racines par lesquelles l’esprit libéral végétait encore dans le catholicisme orthodoxe. Vous rejetez tout le clergé vers Rome ; vous le rattachez au pape dont vous vouliez le séparer ; vous lui ôtez le caractère national que vous vouliez lui imposer. Il était français et vous le rendez ultramontain. Il excitait la malveillance et l’envie, vous le rendez sympathique et populaire. Il était divisé, vous le rendez unanime. Il était une milice incohérente, éparse sous plusieurs autorités indépendantes, enracinée au sol par la possession de la terre ; grâce à vous, il va devenir une armée régulière et disponible, affranchie de toute attache locale, organisée sous un seul chef, et toujours prête à se mettre en campagne au premier mot d’ordre. Comparez l’autorité d’un évêque dans son diocèse en 1789, et soixante ans plus tard. — En 1789, sur 1500 emplois et bénéfices, l’archevêque de Besançon nommait à moins de 100 ; pour 93 cures, le chapitre métropolitain choisissait ; pour 18, c’était le chapitre de la Madeleine ; dans 70 paroisses, c’était le seigneur fondateur ou bienfaiteur ; tel abbé avait à sa disposition 13 cures, tel 34, tel 35, tel prieur 9, telle abbesse 20 ; cinq communes nommaient directement leur pasteur ; abbayes, prieurés, canonicats étaient aux mains du roi[56]. — Dans un diocèse aujourd’hui, l’évêque nomme tous les curés ou desservants et peut en révoquer neuf sur dix ; dans ce même diocèse, de 1850 à 1860, c’est à peine si un fonctionnaire laïque a été nommé sans l’agrément ou l’entremise du cardinal-archevêque[57]. — Pour comprendre l’esprit, la discipline et l’influence de notre clergé contemporain, remontez à la source, et vous la trouverez dans le décret de l’Assemblée constituante. Ce n’est pas impunément qu’on dissout un corps naturel ; il se reforme en s’adaptant aux circonstances, et serre ses rangs à proportion de son danger.

Mais, selon les maximes de l’Assemblée, si, devant l’État laïque, les croyances et les cultes sont libres, devant l’État souverain les Églises sont sujettes. Car elles sont des sociétés, des administrations, des hiérarchies, et nulle société, administration ou hiérarchie ne doit subsister dans l’État, à moins d’entrer dans ses cadres à titre de subordonnée, de déléguée et d’employée. Par essence, un prêtre est un salarié comme les autres, un fonctionnaire[58] préposé aux choses du culte et de la morale. Quand l’État veut changer le nombre, le mode de nomination, les attributions, les circonscriptions de ses ingénieurs, il n’est pas tenu de demander permission à ses ingénieurs assemblés, ni surtout à un ingénieur étranger établi à Rome. Quand il veut changer la condition de « ses officiers ecclésiastiques », son droit est égal et partant complet. Il n’a besoin, pour l’exercer, du consentement de personne, et il ne souffre aucune intervention entre lui et ses commis. L’Assemblée refuse de réunir un concile gallican ; elle refuse de négocier avec le pape, et, de sa seule autorité, elle refait toute la constitution de l’Église. Désormais cette branche de l’administration publique sera organisée sur le type des autres. — En premier lieu[59], le diocèse aura la même étendue et les mêmes limites que le département ; par suite toutes les circonscriptions ecclésiastiques sont taillées à neuf, et quarante-huit sièges épiscopaux disparaissent. — En second lieu, défense à l’évêque nommé de « s’adresser au pape pour en obtenir aucune confirmation ». Il ne pourra que lui écrire « en témoignage de l’unité de foi et de communion qu’il doit entretenir avec lui ». Ainsi l’évêque n’est plus institué par son chef canonique, et l’Église de France devient schismatique. — En troisième lieu, défense au métropolitain ou à l’évêque d’exiger des évêques ou curés nouveaux « d’autre serment, sinon qu’ils font profession de la religion catholique, apostolique et romaine ». Assisté de son conseil, il pourra les examiner sur leur doctrine et sur leurs mœurs, et leur refuser l’institution canonique ; mais, dans ce cas, ses raisons devront être données par écrit, signées de lui et de son conseil. D’ailleurs, son autorité ne va pas au delà ; car, entre les contestants, c’est le tribunal civil qui décide. Ainsi la hiérarchie catholique est brisée, le supérieur ecclésiastique a la main forcée ; s’il délègue encore le caractère sacerdotal, c’est pour la forme ; du curé à l’évêque, la subordination cesse, comme elle a cessé de l’évêque au pape, et l’Église de France devient presbytérienne. — En effet, comme dans les Églises presbytériennes, c’est maintenant le peuple qui choisit ses ministres : l’évêque est nommé par les électeurs du département, le curé par les électeurs du district, et, par une aggravation extraordinaire, ces électeurs ne sont pas tenus d’appartenir à sa communion. Peu importe que l’assemblée électorale contienne, comme à Nîmes, à Montauban, à Strasbourg, à Metz, une proportion notable de calvinistes, de luthériens et de juifs, ou que sa majorité, fournie par le club, soit notoirement hostile au catholicisme et même au christianisme. Elle choisira l’évêque et le curé ; le Saint-Esprit est en elle et, dans les tribunaux civils, qui, en dépit de toute résistance, peuvent installer ses élus. — Pour achever la dépendance du clergé, il est défendu à tout évêque de s’absenter quinze jours sans la permission du département, à tout curé de s’absenter quinze jours sans la permission du district, même pour assister son père mourant, pour se faire tailler de la pierre. Faute d’autorisation, son traitement est suspendu ; fonctionnaire et salarié, il doit ses heures de bureau, et quand il voudra quitter son poste, il ira prier ses chefs de l’hôtel de ville pour obtenir d’eux un congé[60]. — À toutes ces nouveautés il doit souscrire, non seulement par une obéissance passive, mais encore par un serment solennel. Ce serment, tous les ecclésiastiques anciens ou nouveaux, archevêques, évêques, curés, vicaires, prédicateurs, aumôniers d’hôpital et de prison, supérieurs et directeurs de séminaires, professeurs des séminaires et des collèges, attesteront par écrit qu’ils sont prêts à le faire ; de plus, ils le prêteront publiquement dans l’église, « en présence du conseil général de la Commune et des fidèles », et promettront « de maintenir de tout leur pouvoir » une Église schismatique et presbytérienne. — Car il ne peut y avoir de doute sur le sens et la portée du serment prescrit. On a eu beau l’envelopper dans un autre plus large, celui de maintenir la Constitution. Il est trop clair que la constitution du clergé est comprise dans la Constitution totale, comme un chapitre dans un livre, et que, signer le livre, c’est signer le chapitre. D’ailleurs, dans la formule que les ecclésiastiques de l’Assemblée sont requis de venir jurer à la tribune, le chapitre est spécialement mentionné, et nulle exception ou réserve n’est admise[61]. On ôte la parole à l’évêque de Clermont et à tous ceux dont la prompte et pleine obéissance accepte expressément la Constitution entière, sauf les décrets qui touchent au spirituel. Jusqu’où s’étend et où s’arrête le spirituel, l’Assemblée le sait mieux qu’eux ; elle l’a défini, elle impose sa définition aux canonistes et aux théologiens ; à son tour, elle est pape, et, sous sa décision, toutes les consciences doivent s’incliner. Qu’ils prêtent le « serment pur et simple » ; sinon ils sont « réfractaires ». Le mot est prononcé, et ses conséquences sont immenses ; car, avec le clergé, la loi atteint les laïques. — D’une part, tous les ecclésiastiques qui refusent le serment requis sont destitués. S’ils continuent à « s’immiscer dans aucune de leurs fonctions publiques ou dans celles qu’ils exerçaient en corps », ils « seront poursuivis comme perturbateurs de l’ordre, condamnés comme rebelles à la loi », privés de tous leurs droits de citoyens actifs, déclarés incapables de toute fonction publique. Telle est déjà la peine pour l’évêque, insermenté qui persiste à se croire évêque, à ordonner un prêtre, à publier un mandement. Telle sera bientôt la peine pour le curé insermenté qui osera confesser ou dire la messe[62]. — D’autre part, tous les citoyens qui refusent le serment requis, électeurs, officiers municipaux, juges, administrateurs, sont déchus de leur droit de vote, révoqués de leurs fonctions et déclarés incapables de tout office public[63]. Par suite, les catholiques scrupuleux sont exclus des administrations, des élections, et particulièrement des élections ecclésiastiques ; d’où il suit que plus on est croyant, moins on a de part au choix de son prêtre[64]. — Admirable loi qui, sous prétexte de réformer les abus ecclésiastiques ou laïques, met tous les fidèles, ecclésiastiques ou laïques, hors la loi.

Dès les premiers jours, la chose devient manifeste. Cent trente-quatre archevêques, évêques, coadjuteurs refusent le serment ; on n’en trouve que quatre pour le prêter, dont trois, MM. de Talleyrand, de Jarente, de Brienne, incrédules et connus par leurs mauvaises mœurs : le reste à résisté par conscience, et surtout par esprit de corps ou par point d’honneur. Autour de cet état-major, le plus grand nombre des curés se rallient. Dans le diocèse de Besançon[65], sur quatorze cents prêtres, trois cent trente font le serment, mille le refusent, quatre-vingts le rétractent. Dans le département du Doubs, il n’y en a qu’un sur quatre qui consente à jurer. Dans le département de la Lozère, il n’y en a que « dix sur deux cent cinquante ». — « Il est avéré, écrit le mieux instruit de tous les observateurs, que partout en France les deux tiers des ecclésiastiques ont repoussé le serment, ou ne l’ont prêté qu’avec les restrictions de M. L’évêque de Clermont. » — Ainsi, sur soixante-dix mille prêtres, quarante-six mille sont destitués, et la majorité de leurs paroissiens est pour eux. On s’en aperçoit à l’absence des électeurs convoqués pour les remplacer : à Bordeaux, sur 900, il n’en vient que 450 ; ailleurs, la convocation n’en rassemble que « le tiers ou le quart ». — En nombre d’endroits, il ne se présente point de candidats, ou les élus ne veulent point accepter. On est obligé, pour remplir les places, d’aller chercher des moines défroqués et d’un aloi douteux. — Dès lors, dans chaque paroisse, il y a deux partis, deux croyances, deux cultes et la discorde en permanence. Même quand l’ancien et le nouveau curés sont tolérants, leur situation les met en conflit. Pour le premier, le second est « l’intrus ». En qualité de gardien des âmes, le premier ne peut se dispenser de dire à ses paroissiens que l’intrus est excommunié, que ses sacrements sont nuls ou sacrilèges, qu’on ne peut sans péché entendre sa messe. En qualité de fonctionnaire, le second ne peut manquer d’écrire aux autorités que le réfractaire accapare les fidèles, fanatise les consciences, sape la Constitution, et doit être réprimé par la force. En d’autres termes, le premier fait le vide autour du sesond, le second envoie les gendarmes contre le premier, et la persécution commence. — Par un renversement étrange, c’est la majorité qui la subit, et c’est la minorité qui l’exerce. Partout la messe du curé constitutionnel est désertée[66]. En Vendée, sur cinq à six cents paroissiens, il a dix ou douze assistants ; le dimanche et les jours de fête, on voit des villages et des bourgs entiers aller à une et deux lieues entendre la messe orthodoxe ; les villageois disent que « si on leur rend leur ancien curé, ils payeront volontiers double imposition ». — En Alsace, « les neuf dixièmes au moins des catholiques refusent de reconnaître les prêtres assermentés ». Même spectacle en Franche-Comté, dans l’Artois et dans dix autres provinces. — À la fin, comme dans un composé chimique, le départ s’est fait. Autour de l’ancien curé sont rangés tous ceux qui sont ou redeviennent croyants, tous ceux qui, par conviction ou tradition, tiennent aux sacrements, tous ceux qui, par habitude ou foi, ont envie ou besoin d’entendre la messe. Le nouveau curé n’a pour auditeurs que des sceptiques, des déistes, des indifférents, gens du club, membres de l’administration, qui viennent à l’église comme à l’hôtel de ville ou à la société populaire, non par zèle religieux, mais par zèle politique, et qui soutiennent l’intrus pour soutenir la Constitution.

Cela ne lui fait pas des sectateurs très fervents, mais cela lui fournit des protecteurs très ardents, et, à défaut de la foi qu’ils n’ont pas, ils mettent la force qu’ils ont à son service. Contre l’évêque ou le curé insoumis, tout moyen leur est bon, non seulement la loi qu’ils aggravent par leurs interprétations forcées et par leur arbitraire illégal, mais encore l’émeute qu’ils lancent par leurs excitations ou qu’ils autorisent par leur tolérance[67]. — Il est expulsé de sa paroisse, consigné au chef-lieu, détenu en lieu sûr. Le directoire de l’Aisne le déclare perturbateur de l’ordre public, et lui défend, sous des peines graves, de conférer les sacrements. La municipalité de Cahors fait fermer les églises particulières et ordonne aux ecclésiastiques qui n’ont pas juré d’évacuer la ville dans les vingt-quatre heures. Le corps électoral du Lot les dénonce publiquement comme « des bêtes féroces », des incendiaires, des promoteurs de guerre civile. Le directoire du Bas-Rhin les interne à Strasbourg ou à quinze lieues de la frontière. À Saint-Pol-de-Léon, l’évêque est forcé de fuir. À Auch, l’archevêque est emprisonné ; à Lyon, M. de Boisboissel, grand vicaire, est enfermé à Pierre-Encize pour avoir gardé chez lui un mandement de son archevêque, et partout la brutalité se fait le ministre de l’intolérance. — Tel curé de l’Aisne qui, en 1789, avait nourri deux mille pauvres, ayant osé lire en chaire un mandement sur le carême, le maire le saisit au collet, l’empêche de monter à l’autel ; « deux hoquetons nationaux » lèvent le sabre sur lui, et, séance tenante, tête nue, sans pouvoir rentrer chez lui, il est expulsé à deux lieues, au son du tambour et sous escorte. À Paris, dans l’église Saint-Eustache, des vociférations accueillent le curé ; on lui porte un pistolet à la tête, il est saisi par les cheveux, reçoit un coup de poing, et il faut l’intervention des grenadiers pour qu’il arrive jusqu’à la sacristie. Dans l’église des Théatins, louée par les orthodoxes avec toutes les formalités légales, une bande furieuse disperse les prêtres et les assistants, renverse l’autel, profane les vases sacrés. Un placard affiché par le département rappelait le peuple au respect de la loi. « Je le vis, dit un témoin oculaire, déchirer avec outrage, au milieu d’imprécations contre le département, les prêtres et les dévots. Un harangueur en chef, placé sur les marches…, concluait qu’il fallait empêcher le schisme à tout prix, ne souffrir aucun autre culte que le sien, fouetter les femmes, assommer les prêtres. » Effectivement, « une jeune demoiselle conduite par sa mère, est fouettée sur les marches de l’église » ; ailleurs, ce sont des religieuses, même des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, et, à partir d’avril 1791, les mêmes attentats à la pudeur et à la vie se propagent de ville en ville. À Dijon, des verges sont clouées à la porte de tous les couvents ; à Montpellier, deux ou trois cents bandits, armés de gros bâtons ferrés, meurtrissent les hommes et outragent les femmes. — Il ne reste plus qu’à couvrir les malfaiteurs par l’amnistie, ce que fait l’Assemblée constituante, et à sanctionner par une loi l’animosité des administrations locales, ce que fait l’Assemblée législative[68]. Désormais, les ecclésiastiques qui n’ont pas fait le serment sont privés de leur pension alimentaire ; on les déclare « suspects de révolte contre la loi et de mauvaises intentions contre la patrie ». — Ainsi, dit un protestant contemporain, « sur ces soupçons, sur ces intentions, un Directoire auquel la loi interdit toute fonction judiciaire, pourra arbitrairement chasser de sa demeure le ministre d’un Dieu de paix et de charité, blanchi à l’ombre des autels ». Ainsi, « partout où il surviendra du trouble pour les opinions religieuses, ce trouble fût-il suscité par les fustigateurs effrénés des vertueuses filles de charité, par les bandits armés de nerfs de bœuf qui, à Nîmes, à Montpellier, ont insulté, six mois durant, à la pudeur et à la liberté, les prêtres non assermentés seront punis du bannissement ; on les ravira à leurs familles dont ils partagent la subsistance ; on les enverra errer dans les grands chemins, abandonnés à la pitié ou à la férocité publiques, du moment qu’un scélérat excitera du trouble, pour le leur imputer ». — Voici venir la révolte des paysans, les insurrections de Nîmes, de la Franche-Comté, de la Vendée, de la Bretagne, l’émigration, la déportation, l’emprisonnement, la guillotine ou la noyade pour les deux tiers du clergé de France et pour ses myriades de fidèles, laboureurs, artisans, journaliers, couturières, servantes, et les plus humbles entre les gens du peuple. À cela conduisent les lois de l’Assemblée constituante. — À l’endroit du clergé comme à l’endroit des nobles et du roi, elle a démoli un mur solide pour enfoncer une porte ouverte ; rien de singulier si l’édifice entier croule sur la tête des habitants. Il fallait réformer, respecter, utiliser les supériorités et les corps ; au nom de l’égalité abstraite et de la souveraineté nationale, elle n’a songé qu’à les abolir. Pour les abolir, elle a pratiqué, ou toléré ou préparé tous les attentats contre les propriétés et les personnes. Ceux qu’on commettra sont les suites inévitables de ceux qu’elle a commis ; car par sa Constitution le mal se change en pire, et l’édifice social, déjà demi-ruiné par les maladroites destructions qu’elle y a faites, tombera sous le poids des bâtisses incohérentes ou extravagantes qu’elle y va improviser.

  1. Cf. L’Ancien régime, liv. I et V.
  2. Arthur Young, I, 209, 223. « Si les Communes refusent obstinément ce qui leur est proposé, elles exposent d’immenses bienfaits assurés aux hasards de la fortune qui peut-être les fera maudire par la postérité, au lieu de faire bénir leur mémoire comme celle de vrais patriotes qui n’avaient en vue que le bonheur de leur pays. »
  3. D’après les évaluations de l’Assemblée constituante, la contribution foncière devait produire 240 millions, et prélever 1/5e du revenu net, estimé 1200 millions pour toute la France. En outre, la contribution mobilière, qui remplaçait la capitation, devait produire 60 millions. Total pour l’impôt direct, 300 millions, ou 1/4, c’est-à-dire 25 pour 100, du revenu net. — Si l’on eût maintenu l’impôt direct au chiffre de l’ancien régime (190 millions, d’après le rapport de Necker au mois de mai 1789), cet impôt n’eût prélevé que 1/6e du revenu net, ou 16 pour 100.
  4. Dumont, 267. (Paroles de Mirabeau, trois mois avant sa mort) : « Ah ! mon ami, que nous avions raison quand nous avons voulu, dès le commencement, empêcher les Communes de se déclarer Assemblée nationale ! C’est là l’origine du mal. Ils ont voulu gouverner le roi, au lieu de gouverner par lui. »
  5. Morris, 29 avril 1789. (Sur les principes de la Constitution future) : « Il faudra au moins une génération pour en rendre la pratique familière. »
  6. Cf. L’Ancien régime, t. II, liv. III, ch. iii.
  7. Selon Voltaire (l’Homme aux quarante écus), la durée moyenne de la vie n’était que de vingt-trois ans.
  8. Mercure, n° du 6 juillet 1790. D’après le rapport de Camus (séance du 2), le total officiel des pensions était de 32 millions ; mais, si on y ajoute les gratifications et allocations sur différentes caisses, le total réel était de 56 millions.
  9. L’Ancien régime, t. II, 149 et suivantes. — Le Duc de Broglie, par M. Guizot, 11. (Dernières paroles du prince Victor de Broglie, et opinions de M. d’Argenson.)
  10. Ferrières, I, 2.
  11. Moniteur, séance du 7 septembre 1789, I, 431-437. Discours de MM. de Sillery, Lanjuinais, Thouret, de Lameth, Rabaut-Saint-Étienne. — Barnave écrivait en 1791 : « Il fallait passer par une Chambre unique ; l’instinct de l’égalité l’exigeait. Une seconde Chambre eût été le refuge de l’aristocratie. »
  12. Bouillé, 50 : « Toutes les vieilles familles nobles, sauf deux ou trois cents, étaient ruinées. »
  13. Cf. Doniol, La Révolution et la féodalité.
  14. Moniteur, séance du 6 août 1789, discours de Duport : « Tout ce qui est injuste ne peut subsister. Tout remplacement à ces droits injustes ne peut également subsister. » — Séance du 27 février 1790. M. Populus : « Comme l’esclavage ne pouvait résulter d’un contrat légitime, parce que la liberté ne peut être aliénée, vous avez aboli sans indemnité la mainmorte personnelle. » — Instruction et décret des 15-19 juin 1791 : « L’Assemblée nationale a reconnu avec le plus grand éclat qu’un homme n’avait jamais pu devenir propriétaire d’un autre homme, et qu’en conséquence les droits que l’un s’était arrogés sur la personne de l’autre n’avaient jamais pu devenir une propriété du premier. » Cf. les divers rapports de Merlin au Comité de féodalité et à l’Assemblée nationale.
  15. Duvergier, Collection des lois et décrets. Lois des 4-11 août 1789, des 15-28 mars 1790, des 3-9 mai 1790 des 15-19 juin 1791.
  16. Doniol (Nouveaux cahiers de 1790), Plaintes des censitaires du Rouergue et du Quercy, 97-105.
  17. Voyez plus loin, t. IV, livre III, ch. ii, § 4 et ch. iii.
  18. Moniteur, séance du 2 mars 1790. Discours de Merlin : « On fait croire aux paysans que la destruction des banalités emporte pour le seigneur la perte des moulins, pressoirs et fours banaux : les paysans s’en croient propriétaires. »
  19. Moniteur, séance du 19 juin 1790. Discours de M. Charles de Lameth. — Duvergier, lois des 19-23 juin 1790, des 27 septembre-16 octobre 1791.
  20. Sauzay, V, 400-410.
  21. Duvergier, lois des 15-19 juin 1791 des 18 juin-6 Juillet 1792, des 25-28 août 1792.
  22. Institution au Droit français, par Argon, I, 103. (Il écrivait sous la Régence) : « L’origine de la plupart des fiefs est si ancienne, que, si l’on obligeait les seigneurs à rapporter les titres des premières concessions pour se faire payer de leurs rentes, il n’y en a presque point qui fussent en état de les représenter. Les coutumes ont supplée à ce défaut. »
  23. Duvergier, lois des 8-15 avril 1791, des 7-11 mars 1793, du 26 octobre 1793, des 6-10 janvier 1794. — Mirabeau avait déjà proposé de réduire la quotité disponible au dixième.
  24. Voir plus loin, t. IV, liv. III, ch. iii.
  25. Mercure, n° du 10 septembre 1791. Article de Mallet du Pan. — Ib., n° du 15 octobre 1791.
  26. Archives nationales, H, 784. Lettres de M. de Langeron, 16 et 18 octobre 1789. — Albert Babeau, Histoire de Troyes, lettres adressées au chevalier de Poterat, juillet 1790. — Archives nationales, papiers du Comité des Rapports, liasse 4, lettre de III. Le Belin-Chatellenot au président de l’Assemblée nationale, 1er  juillet 1791. — Mercure, n° du 15 octobre 1791. Article de Mallet du Pan : « Tel est le langage littéral que m’ont tenu ces émigrants, je n’y ajoute pas une ligne. » — Ib., n° du 15 mai 1790, lettre du baron de Bois-d’Aisy, du 29 avril 1790, demandant un décret de protection pour les nobles : « Nous saurons (alors) si nous sommes proscrits, ou si nous sommes pour quelque chose dans les Droits de l’homme écrits avec tant de sang, et s’il ne nous reste enfin d’autre ressource que celle d’aller porter sous un autre ciel le reste de nos propriétés et de notre malheureuse existence. »
  27. Mercure, n° du 10 septembre 1791 et du 15 octobre 1791. Lire la très belle lettre du chevalier de Mesgrigny, nommé colonel pendant la suspension du roi et refusant son nouveau grade.
  28. Cf. les Mémoires de M. de Bostaquet, gentilhomme normand.
  29. Cf. L’Ancien régime. t. I, liv. I et II.
  30. Boivin-Champeaux, Notice historique sur la Révolution dans le département de l’Eure. Doléances des cahiers. En 1788, à Rouen, pas une seule profession d’hommes. Au couvent des Deux-Amants, le chapitre convoqué en 1789 se composait de deux moines. — Archives nationales, papiers du Comité ecclésiastique, passim.
  31. Apologie de l’état religieux (1775) avec chiffres. Depuis 1768, le dépérissement est « effrayant » ; — « il est aisé de prévoir que, dans douze ou quinze ans, la plupart des corps réguliers seront absolument éteints, ou réduits à un état de défaillance peu différent de la mort ».
  32. Sauzay, I, 224 (novembre 1790). À Besançon, sur 226 religieux, « 79 seulement témoignèrent quelque fidélité à leurs engagements ou quelque affection pour leur état ». Les autres préfèrent sortir, notamment tous les Dominicains, moins cinq ; tous les Carmes déchaussés, moins un ; tous les Grands-Carmes. Dans le reste du département, mêmes dispositions : par exemple, tous les Bénédictins de Cluny, sauf un, tous les Minimes, sauf trois, tous les Capucins, sauf cinq, tous les Bernardins, tous les Dominicains et tous les Augustins préfèrent sortir. — Monlalembert, les Moines d’Occident, Introduction, 105-164. Lettre d’un Bénédictin de Saint-Germain-des-Prés à un Bénédictin de Vannes. « De tous les religieux de votre congrégation qui viennent ici loger, je n’en ai presque pas vu qui nous aient édifiés. Vous en direz sans doute autant des nôtres qui vont chez vous. » — Cf., dans les Mémoires de Merlin de Thionville, la description de la Chartreuse du Val-Saint-Pierre.
  33. Ch. Gérin, Revue des Questions historiques (1er  juillet 1875, 1er  avril 1876). — L’abbé Guettée, Histoire de l’Église de France, XII, 128 (Procès-verbal de l’Assemblée du clergé en 1780). — Archives nationales, procès-verbaux et cahiers des États Généraux en 1789. Ce qui fait le plus de peine aux chefs d’ordre, c’est le recul de l’âge des vœux ; selon eux, cette mesure est la ruine de leurs instituts. — L’Ancien régime, t. I, 319.
  34. L’Ancien régime, t. I, 53. — Ch. Gérin, ib. Le monastère des Trois-Rois au nord de la Franche-Comté, a fondé quatre villages, attiré des colons de l’étranger. Il est le seul centre de bienfaisance et de civilisation dans un rayon de trois lieues. Il a soigné deux cents malades dans une épidémie récente ; il héberge les troupes qui passent d’Alsace en Franche-Comté ; dans la dernière grêle, il a nourri tout le voisinage.
  35. Moniteur, séance du 13 février 1790. (Discours de l’abbé de Montesquiou.) — Archives nationales, papiers du Comité ecclésiastique, DXIX. 6, Visitation de Limoges ; DXIX, 25, Annonciades de Saint-Denis ; id., Annonciades de Saint-Amour ; Ursulines d’Auch, de Beaulieu, d’Eymoutier, de la Ciotat, de Pont-Saint-Esprit ; Hospitalières d’Ernée, de Laval ; Sainte-Claire de Laval, de Marseille, etc.
  36. Sauzay, I, 247. Sur 377 religieuses du Doubs, 358 préfèrent rester dans leur état, notamment à Pontarlier toutes les Bernardines. Annonciades et Ursulines, à Besançon toutes les Carmélites, Visitandines, Annonciades, Clarisses, sœurs du Refuge, religieuses du Saint-Esprit, et, sauf une, toutes les Bénédictines.
  37. Archives nationales, papiers du Comité ecclésiastique, passim. — Sauzay, I, 51. — Statistique de la France pour 1866.
  38. Félix Rocquain, La France après le 18 brumaire (rapports des conseillers d’État envoyés en mission), passim.
  39. Moniteur, séance du 21 octobre 1789 (Discours de Dupont de Nemours). — Tous ces discours se trouvent, parfois avec plus de développement et des variantes de rédaction, dans les Archives parlementaires, 1re  série, tomes VIII et IX.
  40. Duvergier, décret des 14-17 juin 1791. « L’anéantissement de toutes les espèces de corporations des citoyens de même état et profession étant une des bases de la Constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit. Les citoyens d’un même état ou profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers et compagnons d’un art quelconque, ne pourront, lorsqu’ils se trouveront ensemble, nommer ni président, ni secrétaire, ni syndics, prendre des arrêtés ou délibérations, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs. »
  41. Moniteur, séance du 2 novembre 1789.
  42. Moniteur, séance du 12 février 1790, discours de Dedelay-d’Agier et de Barnave.
  43. Moniteur, séance du 10 août 1789, discours de Garat ; du 12 février 1790, discours de Pétion ; du 30 octobre 1789, discours de Thouret.
  44. Moniteur, séance du 2 novembre 1789, discours de Le Chapelier ; du 24 octobre 1789, discours de Garat ; du 30 octobre 1789, discours de Mirabeau, et séance du 10 août 1789.
  45. Moniteur, séance du 25 octobre 1789, discours de Thouret.
  46. Moniteur, séance du 25 octobre 1789, discours de Treilhard ; du 24 octobre, discours de Garat ; du 30 octobre, discours de Mirabeau. — Dès le 8 août 1789, Alexandre de Lameth disait à la tribune : « Lorsqu’on a fait une fondation, c’est la nation qu’on a dotée. »
  47. Duvergier, lois du 18 août 1792, des 8-14 août 1793, du 11 juillet 1794 ; du 14 juillet 1792 du 24 août 1793.
  48. Moniteur, séance du 31 juillet 1792, discours de M. Bouestard ; les biens des hôpitaux étaient à cette date estimés 800 millions. — Déjà en 1791 (Séance du 30 janvier), M. de la Rochefoucauld-Liancourt disait à l’Assemblée : « Rien ne peut mieux rassurer les pauvres que de voir la nation s’emparer du droit de leur donner des secours. » En conséquence, il propose de déclarer à la disposition de la nation les biens de tous les hôpitaux et de tous les instituts de bienfaisance. (Mercure, no du 12 février 1791.)
  49. Moniteur, séance du 10 août 1789, discours de Siéyès. — Les chiffres donnés ici sont déduits des chiffres donnés déjà dans l’Ancien régime.
  50. Moniteur, V, 571, séance du 4 septembre 1790, rapport du Comité des finances. — V, 675, séance du 17 septembre 1790, rapport de Necker.
  51. Sauzay, I, 228 (du 10 octobre 1790 au 24 février 1791). « Le poids total de la dépouille des couvents, tant en or qu’en argent et en vermeil, envoyé à la Monnaie, s’éleva à plus de cinq cent vingt-cinq kilogrammes » (pour le département).
  52. Duvergier, loi du 8-14 octobre 1790.
  53. Moniteur, séance du 15 juin 1792, discours de M. Bernard, au Comité des secours publics : « Il n’y a pas de jour où nous ne recevions des départements les nouvelles les plus affligeantes sur la pénurie de leurs hôpitaux. » — Mercure de France, n° du 17 décembre 1791, séance du 5 décembre. Des députés du département du Nord demandent des secours pour leurs hôpitaux et leurs municipalités. De 480 000 livres de revenu, il leur en reste 10 000. « Les biens des communes, hypothéqués, ne leur offrent plus de ressources » ; 280 000 personnes sont sans pain.
  54. Sauzay, I, 252 (13 décembre 1790, 13 avril 1791).
  55. Moniteur, séance du 1er  juin 1790, discours de Camus, de Treilhard, etc.
  56. Sauzay, I, 108.
  57. Ceci est à ma connaissance personnelle ; de 1863 à 1867, j’ai visité quatre fois Besançon.
  58. Moniteur, séance du 30 mai 1790 et suivantes. (Rapport de Treilhard, discours de Robespierre, etc.)
  59. Duvergier, lois du 12 juillet-24 août, 14-25 novembre 1790. 21-26 janvier 1791.
  60. Moniteur, séance du 31 mai 1790. Robespierre demande à mots couverts le mariage des prêtres. — Mirabeau s’était fait préparer un discours complet dans le même sens, concluant à ce que tout prêtre ou religieux pût contracter mariage ; quand ce prêtre ou religieux se présentait avec sa fiancée devant le curé, celui-ci était obligé de leur donner la bénédiction nuptiale, etc. Là-dessus Mirabeau écrivait le 2 juin 1790 : « Robespierre… m’a escamoté ma motion sur le mariage des prêtres ». — En général le germe de toutes les lois de la Convention est dans la Constituante. (Ph. Plan, Un collaborateur de Mirabeau, 56, 144.)
  61. Duvergier, lois du 27 novembre-26 décembre 1790 ; du 5 février, 22 mars et 5 avril 1791. — Moniteur, séance du 6 novembre 1790 et suivantes, notamment celle du 27 décembre. « Je jure de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution française, et notamment les décrets relatifs à la constitution civile du clergé. » — Cf. séance du 20 janvier 1791. Discours de l’évêque de Clermont.
  62. Duvergier, loi du 7 mai 1791, pour maintenir aux prêtres insermentés le droit de dire la messe dans un édifice national ou privé. (Sur la réclamation de Siéyès et Talleyrand.)
  63. Archives nationales, F7, 3235, lettre de M. de Châteauneuf-Randon, député de la Lozère, 28 mai 1791. Après le décret du 23 mai, tous les fonctionnaires du département ont donné leur démission.
  64. Duvergier, loi du 21-29 mai 1791.
  65. Sauzay, I, 366, 538 à 593, 750. — Archives nationales, F7, 3235, lettre de M. de Châteauneuf-Randon, 10 mai 1791. — Mercure, nos du 16 avril et du 22 avril 1791. Articles de Mallet du Pan. Lettre de Bordeaux du 20 mars 1791.
  66. Buchez et Roux, XII, 77. Rapport de Gallois et Gensonné envoyés dans la Vendée et les Deux-Sèvres (25 juillet 1791). — Archives nationales, F7, 3253. Lettre du directoire du Bas-Rhin (rappel d’une lettre du 7 janvier 1792). — Le District de Machecoul de 1788 à 1793, par Lallier. — Histoire de Joseph Lebon, par Paris. — Sauzay, tomes I et II, tout entiers.
  67. Mercure, 15 janvier, 23 avril, 16 et 30 mai, 1er  juin, 23 novembre 1791. — Le District de Machecoul, par Lallier, 173. — Sauzay, I, 295. — Lavirotte, Annales d’Arnay-le-Duc (5 février 1792). — Archives nationales, F7, 3223. Pétition de plusieurs habitants de Montpellier, 17 novembre 1791.
  68. Duvergier, décret du 29 novembre 1791. — Mercure, n° du 30 novembre 1791. (Article de Mallet de Pan.)