Les Origines de la Bible
Revue des Deux Mondes3e période, tome 74 (p. 5-27).
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LES
ORIGINES DE LA BIBLE

HISTOIRE ET LÉGENDE
(PREMIÈRE PARTIE.)

La Bible hébraïque forme un volume d’environ douze cents pages, qui a mis près de dix siècles à se faire. Les plus anciens morceaux qui s’y trouvent remontent au moins à mille ans avant Jésus-Christ. Les parties les plus modernes sont peu antérieures à Jésus.

L’analyse et le classement chronologique des pièces contenues dans ce volume inappréciable sont une des plus belles œuvres de la critique contemporaine. Beaucoup de points sont douteux encore; les lignes générales pourtant sont arrêtées. Les travaux de MM. Kuenen, Reuss, Graf, Wellhausen ne sont pas de ceux qu’on peut appeler définitifs. Ils sont de ceux qui précèdent de très près les travaux définitifs. Une certaine raideur y décèle encore le théologien. Il y manque le goût, l’habitude des appréciations de littérature comparée, une pénétration complète de l’Orient et de l’antiquité. Le défaut de l’exégèse allemande, qui est de travailler trop habituellement dans un espace clos et couvert, sans contact avec ce qui se fait en dehors de la théologie protestante, est sensible même chez ces maîtres excellens. Jamais un homme de grande culture n’admettra que la page : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre,..» soit l’œuvre d’un lévite écrivant à une époque d’esprit étroit. Jamais un homme de tact, en garde contre le défaut écolier de souligner ce qu’on croit avoir trouvé de nouveau, n’aurait fait tant de bruit autour de cette thèse à moitié vraie, à moitié fausse de la priorité du Deutéronome. Mais quelle pénétration ! quelle sagacité à fouiller tout buisson qui remue ! Quelle habileté à faire lever des problèmes que les chasseurs moins perspicaces n’avaient pas aperçus ! Certaines conclusions ont été tirées hâtivement. Les questions, du moins, ont été posées avec une rare netteté; on ne les déplacera plus. Bon gré, mal gré, il faudra venir au champ clos que ces savans maîtres ont tracé.

La Bible hébraïque se divise en cinq ou six recueils, ayant, dans le volume total, leur unité séparée. Il y a d’abord la partie historique ou légendaire, en laquelle la partie législative est maintenant intercalée. — Il y a ensuite le rouleau prophétique, contenant les pièces d’une douzaine d’orateurs ou d’écrivains qui vont de l’an 800 à peu près jusque vers l’an 500 avant Jésus-Christ. C’est de beaucoup la plus importante partie de la Bible. Si nous n’avions pas ces écrits, le plus souvent datés avec précision, le doute pourrait envahir toute l’histoire israélite. — Le recueil des hymnes ou psaumes serait presque aussi instructif, si les circonstances auxquelles ces pièces se rapportent étaient connues ; malheureusement, parmi les cent cinquante morceaux qui composent le livre, à peine en est-il une dizaine qu’on puisse dater avec certitude. — Le recueil des écrits sapientiaux est d’un rare intérêt ; mais les données chronologiques, si avidement recherchées par la critique moderne, y manquent le plus souvent.

La partie historique de la Bible est donc, si on sait la combiner avec la partie prophétique, le grand sillon qu’il faut suivre pour pénétrer en cette mystérieuse antiquité. L’historiographie d’Israël s’élève, dans le désert des autres histoires, tantôt en colonne d’ombre, tantôt en colonne de lumière. Les secours ordinaires de la critique, la numismatique, l’épigraphie, manquent ici tout à fait[1]. L’égyptologie et l’assyriologie éclairent d’une vive lumière quelques parties des documens hébreux, mais ajoutent aux textes historiques de la Bible peu de renseignemens directs. La Grèce ne sut rien de ce monde, fermé pour elle et discret à l’excès. L’historiographie Israélite ne peut donc être contrôlée que par elle-même ; mais telle est la bonne foi avec laquelle se firent ces compilations antiques, qu’elles nous fournissent presque toujours les moyens de rectifier les changemens de point de vue amenés par le temps. Un esprit exercé, lisant d’un bout à l’autre les livres de la Bible dits historiques, arrive à voir, avec une très grande vraisemblance, les remaniemens successifs que ces livres ont subis et les littératures perdues dont les fragmens sont cachés dans leurs substructions.

I.

Nous possédons, soit dans la Bible, soit à côté d’elle, trois histoires du peuple hébreu plus ou moins originales. Il faut placer en première ligne le grand ensemble d’écrits narratifs qui s’étend, dans la Bible hébraïque, du premier mot, Bereschit, à la fin du deuxième livre des Rois[2], prend les choses à la création et renferme toute l’histoire du peuple Israélite, comme ce peuple lui-même la comprenait, jusqu’à l’anéantissement du royaume de Juda par la puissance chaldéenne (584 ans av. J.-C). Bien que composé de parties fort diverses, ce grand ensemble, qui constitue près de la moitié de la Bible, a été coordonné en un tout, ayant son unité. Un dernier éditeur (si l’on peut s’exprimer ainsi) en a disposé les parties de manière à former un ouvrage à peu près suivi. Ce dernier éditeur travailla certainement après l’an 560 avant Jésus-Christ, puisqu’un fait qui fut la conséquence de la mort de Nabuchodonosor, arrivée cette année, est rapporté dans l’ouvrage. D’autres particularités des textes législatifs font descendre plus bas encore cette coordination définitive. Il est probable que le précieux ensemble historique dont nous parlons ne fut constitué dans sa forme actuelle qu’après l’établissement définitif du culte dans le second temple, vers l’an 515 avant Jésus-Christ. Ajoutons qu’après cela, il put y survenir encore bien des interpolations, bien des additions, bien des retouches.

Également dans la Bible hébraïque, à la fin du volume, se trouve un autre ensemble historique, composé des deux livres des Chroniques[3] et des livres d’Esdras et de Néhémie, qui en forment la suite. Les deux livres des Chroniques sont un abrégé sec, inexact, rédigé au point de une hiérosolymite et sacerdotal, des vieilles histoires. Il convient d’en faire peu d’usage; on ne saurait le dédaigner, cependant ; car le lévite inintelligent qui a compilé à Jérusalem ce médiocre ouvrage avait entre les mains quelques écrits que nous n’avons plus, ou, ce qui revient à peu près au même, il possédait des livres des Rois plus complets que les nôtres. Les deux livres d’Esdras et de Néhémie, d’ailleurs, contiennent l’histoire au-delà de la captivité et nous donnent, sur les restaurations juives du VIe et du Ve siècles, des renseignemens de médiocre valeur, mais dont il faut bien faire usage faute de mieux. On est à peu près d’accord pour placer la rédaction des Chroniques, d’Esdras et de Néhémie vers le temps d’Alexandre ou dans les derniers temps de l’empire perse (330 ou 340 avant J.-C.) Environ 80 ans après Jésus-Christ, un juif rallié aux Flavius essaya d’écrire en grec une histoire de sa race. Pour les parties anciennes, Josèphe n’avait d’autres documens que ceux que nous possédons ; en ce qui concerne ces parties, son livre est sans autorité. Pour l’époque asmonéenne, pour celle des Hérodes, pour les révolutions du Ier siècle, au contraire, les écrits de Josèphe ont toute la valeur d’un document original.

La chaîne historique commençant par Bereschit a donc une importance hors ligne. Seule elle nous fait connaître la période antérieure à la prise de Jérusalem par les Chaldéens, puisque les Chroniques et Josèphe n’en sont guère, pour cette partie, que des remaniemens. Vers le IIIe siècle avant Jésus-Christ, on divisait cette grande composition, pour la commodité des copistes, en onze volumes ou rouleaux, à peu près d’égale longueur, division que les traducteurs grecs alexandrins adoptèrent et qui aboutit à faire considérer comme des livres distincts : Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome, Josué, Juges, Ier et IIe livres de Samuel, Ier et IIe livres des Rois. En réalité, ce sont là onze coupures dans une grande série, composée d’ouvrages juxtaposés, lesquels sont eux-mêmes le produit de compilations antérieures. Ces divisions répondaient si peu à des unités réelles que, dès une époque très ancienne, on commit sur le groupement de ces titres une méprise qui a eu pour la critique les conséquences les plus graves.

De bonne heure, en effet, on prit l’habitude de grouper les cinq premières sections : Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome, sous le titre particulier de Pentateuque. Ces livres avaient pour la religion une importance particulière; ils contenaient toutes les parties législatives censées révélées par Dieu à Moïse. On ne remarqua pas que la section qui suivait, savoir Josué, se rattachait intimement aux cinq coupures qui précèdent; que la composition par l’alternance de deux documens principaux qui caractérise les cinq premières sections, se continue en Josué ; que la plume de l’auteur particulier du Deutéronome se retrouve notoirement dans des parties de Josué. Josué, en d’autres termes, fait une suite immédiate au Deutéronome ; la vraie coupe, très réelle et très profonde celle-là, est à la fin de Josué. Le livre des Juges et les livres de Samuel obéissent à des règles de composition toutes différentes. La zébrure singulière qui caractérise les six premières sections ne s’y retrouve plus. Ce n’est donc pas Pentateuque, c’est Hexateuque qu’il aurait fallu dire. Le vrai, c’est qu’en tête de la composition historique qui allait de la création à la prise de Jérusalem, figurait un ouvrage complet, qui a existé par lui-même, et qui contenait l’histoire primitive de la nation au point de vue de son pacte avec Iahvé[4]. À l’origine, Iahvé crée le monde, qui s’enfonce tout d’abord dans les voies d’une civilisation profane et impie. Le déluge ne suffit pas à le ramener ; Iahvé se constitue alors une tribu d’élection, avec laquelle il fait un pacte spécial. Il tire le chef nomade Abraham de la Chaldée, l’attache à son culte et promet de donner en retour à sa postérité la possession exclusive de la terre de Chanaan. Par suite de diverses aventures, la famille élue devient esclave en Égypte. Iahvé la sauve par un envoyé céleste, Moïse, qui lui sert d’intermédiaire pour donner à la nation un code complet, embrassant à la fois les choses de l’ordre profane et celles de l’ordre religieux, Iahvé promet que, quand le peuple observera cette loi, il sera heureux ; quand il la violera, tous les malheurs fondront sur lui. Josué réalise cette promesse par une suite de victoires et de miracles. La terre de Chanaan est conquise et partagée entre les tribus fidèles. Une sorte de domesday-book théocratique est établi sous la sanction divine ; le pacte entre Israël et Iahvé est fondé à jamais.

Tel est le livre, parfaitement complet, qui forme plus de la moitié de la partie historique de la Bible. La conquête de la Palestine en est la conclusion et la raison finale. C’est mutiler l’ouvrage que de l’arrêter à la mort de Moïse. Cette erreur capitale a eu une suite singulière. Le manque total de critique qui caractérisait l’antiquité fit réussir, en ce qui concerne l’auteur de cette Histoire sainte, ridée la plus arbitraire, la plus gratuite, la plus contraire aux textes, l’idée que Moïse en était l’auteur. Une telle idée n’aurait pu exister si on eût pris le livre dans son ensemble ; car il eût été trop fort de faire raconter à Moïse l’histoire de la conquête de Josué. En s’arrêtant à la fin du Deutéronome, au contraire, on n’avait à répondre qu’à une objection légère selon les idées du temps ; on admettait que le récit de la mort de Moïse avait été ajouté après coup, et tout était dit.

Comment le livre qui commence par ces mots : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre, » et qui finit à la mort de Josué a-t-il été composé ? Quels sont les élémens qui entrent dans sa composition ? À quelle date peut-on faire remonter chacun de ces élémens, et comment doit-on concevoir les diverses opérations qui les incorporèrent successivement au livre vivant d’Israël ? Tel est, avec la question de la rédaction des Évangiles, le plus important problème qu’ait eu à résoudre la critique moderne. Le problème du Pentateuque, ou, pour parler plus exactement, de l’Hexateuque, peut être cité comme un modèle de la façon dont il est permis, sans satisfaire entièrement la curiosité humaine, d’arriver, par des hypothèses successives, à serrer de près la vérité.

On a maintes fois raconté la marche suivie par la science pour préparer les approches de ce siège difficile. Le coup de génie, on peut le dire, fut l’intuition de Jean Astruc, médecin et physiologiste de l’école de Montpellier, qui, sans être un hébraïsant, remarqua, par une lecture attentive de la Bible, la dualité de composition de la Genèse, ce fait singulier que souvent le même épisode est raconté deux fois, que, dans certains cas même, comme cela a lieu pour le déluge, les deux récits sont entremêlés. Ce fait devient l’évidence, on peut le dire, quand on se sert d’une édition où les deux textes sont imprimés en caractères différens. Les matériaux superposés apparaissent alors, comme les assises de marbre bicolores dans une église toscane ou ombrienne du moyen âge. Je prie les personnes qui auraient quelque doute à cet égard de lire, en même temps que les savantes discussions de M. Reuss[5], la Genèse de M. François Lenormant[6], où les enchevêtremens des deux rédactions sont rendus en quelque sorte sensibles aux yeux.

L’observation d’Astruc, utilisée par Eichhorn, Hgen, Gramberg, arriva entre les mains de De Wette à une remarquable précision. De Wette construisit, en quelque sorte, avec le Pentateuque actuel (auquel il vit très bien qu’il fallait rattacher Josué), deux Pentateuques ayant chacun leur unité. L’un fut appelé jéhoviste, l’autre élohiste, dénominations peu justifiées, mais que nous conserverons pour nous conformer à l’usage. Le système de De Wette, un peu trop simple, fut corrigé par M. Ewald, aux hypothèses duquel on a pu, au contraire, reprocher trop de complication ; à tort, peut-être, car la manière dont les choses se sont passées a été en fait bien plus compliquée que nous ne le supposons, et, si nous pouvions assister au travail latent de la croissance de ces sortes de textes, nous trouverions que nos hypothèses les plus compliquées sont encore bien plus simples que n’a été la réalité.

Le tort des critiques qui, jusqu’à M. Ewald inclusivement, s’occupèrent de la critique de l’Hexateuque, fut de tenir trop peu compte de la partie législative qui y est encastrée. C’est en portant de ce côté une observation attentive que MM. Reuss, Graf, Kayser, Wellhausen virent s’ouvrir des horizons nouveaux. Nos critiques français du XVIIIe siècle, qui souvent n’eurent d’autre tort que de juger avec l’esprit et le bon sens les questions obscurcies par le pédantisme théologique, avaient très bien remarqué que le Deutéronome nous représente à peu près ce volume de la loi de Iahvé, trouvé à propos par le prêtre Helcias[7], et qui fit une si forte impression sur le roi Josias. Volney, en particulier, insista sur cette donnée fondamentale, et proclama qu’une portion considérable de la Thora devait être rapportée aux années qui précédèrent la captivité. La nouvelle école allemande tira très bien les conséquences du fait reconnu par le bon sens français et à tort mis dans l’ombre par M. Ewald. Une découverte plus originale fut d’apercevoir le vrai caractère de ce qu’on peut appeler le code lévitique, comprenant ces lois, pour la plupart ecclésiastiques, qui occupent la fin de l’Exode, le Lévitique tout entier, une grande partie des Nombres et même de Josué. Ces lois, sauf quelques exceptions, sont postérieures à Josias, postérieures mêmes à la captivité. Elles se rattachent à un état de crise du sacerdoce qui commença aux essais de Josias pour centraliser le culte à Jérusalem, et qui arriva à son paroxysme lors de la restauration du culte après la captivité. Elles supposent une institution qui n’eut sûrement aucune réalité historique, ce tabernacle que Moïse est censé avoir construit pour préluder, huit cents ans d’avance, aux idées sur l’unité du lieu de culte.

Tout cela a été aperçu et déduit avec justesse. L’erreur de MM. Graf, Reuss, Wellhausen a été de vouloir rattacher le code lévitique à ce qu’on appelle le récit élohiste, et de faire des deux textes réunis un second Pentateuque qui serait venu, après la captivité, compléter l’ancien texte jéhoviste. C’est là une combinaison des plus malheureuses. Le récit élohiste et le code lévitique n’ont rien à faire ensemble. La prétention de rapporter à une époque presque rabbinique le récit de la création, le mythe de l’arc-en-ciel, les mythes ethnographiques de la Genèse, doit être abandonnée. Il y a aussi quelque exagération dans cette assertion de la nouvelle école que le Deutéronome, loin d’être une seconde loi, comme l’ont cru les traducteurs alexandrins de la Bible, est la première Thora. De l’aveu même de ces savans critiques, il y avait, avant Josias, des élémens de Thora, dont le Deutéronome n’est que le développement. Le mot de Deutéronome, bien qu’inexact, n’est pas aussi faux qu’on le dit. Le fait de placer la législation en question dans la plaine de Moab, au moment où le peuple va passer le Jourdain, suppose que l’on admettait une législation antérieure promulguée au Sinaï. Le Deutéronome cite des règlemens plus anciens, en particulier un petit code sur les lépreux que nous avons dans le Lévitique. La liste des choses impures est plus primitive dans le Lévitique que dans le Deutéronome; le Lévitique enfin diffère essentiellement du Deutéronome en ce qu’il manque d’unité. Ce sont des Pandectes, qui ont mis un ou deux siècles à se former et à se recueillir, tandis que le Deutéronome est un livre composé en quelques jours et d’une seule inspiration.

Nous sommes convaincus qu’une étude ultérieure amènera les critiques à modifier sur ces deux points et sur quelques autres l’opinion de MM. Graf, Reuss, Wellhausen. Oui, l’Histoire sainte élohiste est postérieure à l’Histoire sainte jéhoviste; mais elle ne l’est pas d’autant que le croient ces maîtres éminens. Oui, le code lévitique est relativement moderne et, pour les parties essentielles, postérieur à la captivité ; mais il n’a aucun lien avec l’Histoire sainte élohiste, qui, moins mythologique que l’Histoire sainte jéhoviste, a néanmoins le caractère de la plus belle antiquité. Enfin, une lacune singulière dépare les travaux de la nouvelle école, plus habile aux découvertes du microscope qu’aux larges vues d’horizon. On dirait que ces doctes critiques n’ont pas d’yeux pour voir, en sa grosseur capitale, ce fait : que le rédacteur jéhoviste cite un écrit antérieur, dont le caractère peut être clairement saisi ; c’est le livre du Iaschar, ou livre des Guerres de Iahvé, composé d’anciens cantiques. Nous trouvons la trace de ce livre dans les parties jéhovistes du livre des Nombres ; nous le retrouvons dans Josué ; selon nous, il fait le fond du livre des Juges, et il a fourni les plus beaux élémens des livres dits de Samuel.

Ce qu’il y a de remarquable, en effet, c’est qu’autant l’Hexateuque est séparé des livres qui le suivent par sa composition en matériaux alternans, autant la fin des Nombres et certaines parties de Josué offrent d’analogie pour les sources avec les Juges et les récits héroïques des livres dits de Samuel. Le livre des Juges presque tout entier nous offre à la surface le terrain que, dans les plus anciennes parties du Pentateuque, nous ne trouvons qu’en filon et en sous-sol. C’est ce qu’on aurait vu plus tôt, si, au lieu d’être cultivées par des théologiens, ces études eussent été entre les mains de savans habitués au grand air de l’épopée et des chants populaires. On eût reconnu alors qu’avant la rédaction du récit jéhoviste, livre essentiellement religieux, il y eut un épos national, contenant les chants et les récits héroïques des tribus. Ce livre s’arrêtait, selon toute apparence, à l’avènement de David, à la fin de sa jeunesse aventureuse, quand les brigands de Sicéleg sont tous casés et que les folles aventures des âges antérieurs font place à des soucis beaucoup plus pacifiques et à des calculs plus positifs.

Avec David, en effet, nous entrons dans l’histoire véritable, l’histoire documentée. Les règnes de David et de Salomon, les règnes parallèles des rois de Juda et d’Israël eurent leurs annales, rédigées, selon les procédés de l’historiographie orientale, par des soferim ou mazkirim, gens de plume attitrés. De maigres extraits nous sont parvenus de cette grande œuvre originale dans les livres des Rois ; ils y sont combinés avec un élément d’un tout autre ordre, dont l’influence se fait sentir aussi dans l’Hexateuque : nous voulons parler de ces compositions destinées à relever le caractère des prophètes, à présenter leur rôle par le côté thaumaturgique et terrible, et à les mettre en tout au-dessus de la royauté. C’était l’analogue des Kisas el-Anbia, dont se délectent encore les musulmans, des Vies de saints de bas étage, chères aux populations crédules. Moïse, ayant été un prophète et certes le premier des prophètes, eut sa Vie, comme Samuel, comme Gad, comme tant d’autres, et, dans la dernière compilation de l’Hexateuque, il en fut tenu compte ; c’est ce qui explique certaines répétitions, de l’Exode en particulier, pour l’intelligence desquelles la combinaison binaire du jéhoviste et de l’élohiste ne suffit pas.

Cette énumération des élémens constitutifs de la partie narrative de la Bible hébraïque resterait obscure, si l’on s’en tenait au mode d’exposition analytique que nous avons suivi jusqu’ici. L’esprit du lecteur sera satisfait, nous le croyons, si nous prenons maintenant le mode d’exposition inverse, c’est-à-dire si nous cherchons à exposer, siècle par siècle, les états que traversèrent ces traditions légendaires et ces récits historiques, qui font encore aujourd’hui notre admiration et notre charme.


II.

Une question préalable doit être posée : « quelle époque l’écriture commença-t-elle à être d’un usage commun en Israël ? Nous disons : d’un usage commun ; car une distinction est ici nécessaire. Un peuple peut avoir durant des siècles l’écriture, sans pour cela en faire un usage littéraire. En est-il un exemple plus convaincant que celui des Latins et des populations italiotes, dont l’alphabet est plus archaïque que celui des Grecs, et qui pourtant n’ont commencé d’avoir une littérature que vers 200 ans avant Jésus-Christ ? Cela dépend tout à fait des substances sur lesquelles on écrit, de la cherté de ces substances, des facilités qu’on a pour se les procurer. En admettant l’hypothèse vraisemblable selon laquelle l’écriture alphabétique aurait été créée en Égypte vers le temps des Hyksos, les Israélites purent en avoir connaissance dès leur venue dans les régions méditerranéennes, et néanmoins ne s’en servir d’abord que très rarement. À l’époque patriarcale, non-seulement on ne sent pas trace d’écriture ; mais on voit des usages qui en supposent l’absence, monumens mégalithiques, iad (main), gilgal, tas de pierre, monceaux de témoignage. L’époque des Juges paraît avoir continué sous ce rapport l’âge patriarcal. L’histoire résidait dans la tradition orale et les cantiques, ou, pour mieux dire, d’histoire réelle, il n’y en avait pas. Une règle générale de critique, en effet, c’est qu’il n’y a pas d’histoire proprement dite avant l’écriture. La mémoire historique du peuple est toujours très courte. Le peuple ne se souvient que des fables. Le mythe est l’histoire des temps où l’on n’écrit pas. Peu féconds en créations mythologiques, les Hébreux y suppléaient par des monumens anépigraphes, destinés à servir d’avertissemens à l’avenir. Les noms donnés à certains lieux, à certains arbres doués d’une longue vie, tels que les térébinthes, étaient aussi des oth (signes) ou monimenta à leur manière. Les fêtes, certaines coutumes avaient enfin la prétention d’être des aides-mémoire, des garde-souvenirs. Mais tout cela était vacillant, prêtait à toutes les confusions.

Les chants populaires constituaient un témoignage bien plus ferme. L’usage des Hébreux et des peuples congénères était, à propos des événemens importans, surtout des batailles, d’en frapper en quelque sorte la médaille par un cantique rythmé, que le peuple chantait en chœur, et qui restait plus ou moins dans les souvenirs. C’est ainsi que chaque tribu arabe, sans nulle écriture, gardait le Divan entier de ses poésies. La mémoire arabe antéislamique, à laquelle on eût vainement demandé un renseignement historique précis, conserva, jusqu’aux missions littéraires des lettrés de Bagdad, cent cinquante ans après Mahomet, le trésor poétique énorme du Kitab el-Agani, des Moallakat et des autres compositions du même genre. Les tribus touaregs présentent de nos jours des phénomènes analogues. Israël possédait ainsi une très belle littérature non écrite, comme la Grèce a tenu, pendant trois ou quatre cents ans, tout le cycle homérique dans sa mémoire. On peut dire, en effet, que la littérature non écrite de chaque race est ce qu’elle produit de plus parfait ; les compositions réfléchies n’égalent jamais les éclosions littéraires spontanées et anonymes. Plus tard, ces chants, recueillis par l’écriture, formeront le joyau de la poésie hébraïque. Les plus célèbres pages de la Bible sortiront de ces voix d’enfans et de femmes, qui, après chaque victoire, recevaient le vainqueur avec des cris de joie, au son du tambourin.

Bien que tout ce que l’on raconte des compositions littéraires de David et de Salomon appartienne à la légende, il n’est pas douteux qu’on ait beaucoup écrit sous le règne de ces princes. Nous n’avons aucun monument de l’écriture hébraïque de ce temps ; mais l’inscription moabite de Mésa, qui est au Musée du Louvre, est à peine postérieure de cent ans à Salomon. Or le pays de Moab n’était en rien supérieur, à cette époque, à Israël. Le sépher, registre ouvert qui, dès le temps de Samuel, est censé avoir été déposé dans l’arche ou à côté d’elle, reste dans la pénombre[8]. On n’en saurait parler avec quelque assurance. Mais le règne de David laissa des souvenirs militaires d’un étonnant caractère de réalité, dont quelques lambeaux sont venus jusqu’à nous[9]. Le règne de Salomon laissa des pages administratives[10] qu’il est plus difficile de re- connaître dans la prose effacée des histoires postérieures. On réci- tait quelques chants dont David était censé l’auteur[11], mais que sans doute il n’écrivit pas. Salomon fit probablement compiler des maschal et des schir, plutôt qu’il n’en composa lui-même. Ce qui paraît sûr, c’est que, vers l’époque de la mort de Salomon, il y avait des divans de poésies lyriques et paraboliques, des recueils de proverbes, des récits militaires, des listes ou registres, œuvres des soferim et des mazkirim de la cour. Il y avait surtout de nombreux toledot, ou généalogies, bases de la future histoire primitive de la nation.

Cette littérature des temps de David et de Salomon avait un caractère presque exclusivement profane. Le piétisme Israélite, œuvre des prophètes, n’était pas encore né. Certes Iahvé n’était point absent des cantiques de cette époque reculée, pas plus que les dieux ne sont absens des poèmes homériques ; mais le but n’était ni l’édification ni la propagande ; c’étaient des œuvres laïques, comme on dirait aujourd’hui, dont l’unique but était de confier à l’écriture un trop plein dont la mémoire était déjà surchargée.

Dans les âges antiques, la littérature la plus importante n’était pas toujours celle qu’on écrivait ; c’était celle que la nation tenait dans ses souvenirs. n’existait-il pas, dès le temps de David et de Salomon, un commencement d’Histoire sainte, un commencement de rédaction des souvenirs héroïques de la nation? Le canevas de l’Hexateuque n’était-il pas déjà tracé par écrit? Le vieux fonds d’idées, probablement babyloniennes, que le peuple portait comme le fond le plus ancien de son bagage traditionnel, n’était-il pas en partie fixé par l’écriture? Cela est possible, cela n’est pourtant pas probable. Les règnes de David et de Salomon furent des époques de progrès, de civilisation, non des retours vers le passé patriarcal. Les prophètes, qui vivaient de ces souvenirs, furent réduits à un rôle secondaire. Ils ne retrouvèrent leur importance qu’après la mort de Salomon, quand les Ephraïmites et les tribus du Nord, chez lesquels esprit de tribu vivait encore énergiquement, tournèrent le dos à Jérusalem, au temple, à la royauté qui s’organisait au Sud sur la base de l’hégémonie de la tribu de Juda,


III.

Au premier coup d’œil, les tribus du Nord, en se séparant du centre brillant de Jérusalem, portèrent un coup mortel à leur propre développement. Mais l’histoire d’Israël est en tout si particulière que ce qui semble ailleurs une décadence est ici une condition de progrès. L’esprit israélite, contrarié par Salomon, reprit le dessus avec une élasticité extrême. Les prophètes, qui avaient déclamé contre les travaux de Jérusalem et amené la sécession, furent maîtres du royaume nouveau. On se mit à réchauffer les anciennes traditions, à les rapprocher, à établir entre elles un ordre déterminé. La mémoire jusque-là s’était chargée de ce soin ; on commença à éprouver le besoin d’écrire ces récits et de les coordonner selon un plan suivi. L’usage de l’écriture s’était fort répandu sous David et sous Salomon ; mais on ne l’avait pas encore appliquée aux traditions orales. Ces traditions se défendaient par leur notoriété. On n’écrit pas ce que tout le monde sait par cœur. La rédaction de pareilles données ne se fait que quand la mémoire éprouve déjà quelque fatigue et commence à fléchir.

Voilà pourquoi, d’ordinaire, la rédaction d’un ensemble de traditions orales n’est pas, à l’époque où elle a lieu, un fait aussi capital que nous sommes portés à nous l’imaginer. Le livre qui n’est que la rédaction d’un vieux fond traditionnel n’est jamais, au moment où il est écrit, un événement de sensible importance. Les gens au courant de la tradition ne s’en servent pas et affectent même un certain dédain pour ces sortes d’aide-mémoire ; les maîtres s’en soucient peu. Il en fut ainsi pour les Évangiles, pour les Talmuds, devenus plus tard des livres d’une si haute importance, et dont l’apparition ne fit aucune sensation, parce que la génération où ils parurent en savait d’avance le contenu.

Les traditions orales d’Israël étaient de plusieurs sortes. À l’arrière-plan flottaient, dans un lointain indécis, les récits d’origine babylonienne ou harranienne, ces mythes sur l’histoire primitive et le déluge que les Hébreux avaient emportés avec eux de leur ancien séjour. Les souvenirs d’Our-Casdim et du roi mythique Ab-Orham (Pater Orchamus), combinés avec ceux d’un ancêtre supposé, Abram (le haut père), fournissaient la vie fabuleuse d’un patriarche, qui était déjà censé parcourir en nomade le pays de Chanaan. La biographie anecdotique de deux autres patriarches, Isaac et Jacob, et des fils de ce dernier, en particulier d’un prétendu Joseph[12]. formait le fond de la période suivante. L’imagination israélite, toujours enivrée des parfums de la vie nomade, groupa autour de ces noms tout ce qu’elle avait de charme et de poésie. L’histoire vraie, quoique étrangement mêlée de fables encore, commençait avec le séjour des tribus Israélites sur les confins de l’Égypte. La protection particulière de Iahvé sur Israël se montrait en la manière dont il tira son peuple de la captivité et le fit subsister dans le désert. La vie du chef légendaire qui guida le peuple en cette épreuve, Mosé, commençait à se dessiner, et sûrement le miracle y tenait déjà une très grande part ; mais l’idée, à ce qu’il semble, n’était encore venue à personne que ce Mosé eût été en quoi que ce soit législateur et qu’aucune loi divine lui eût été révélée.

Les souvenirs d’Israël prenaient un degré particulier de précision et de réalité à partir du moment où le peuple, après avoir traversé le désert, s’approchait du pays de Chanaan. Ici, la tradition orale s’épaulait de documens positifs, savoir de chants populaires conservés dans la mémoire des tribus. Les plus anciens de ces chants se rapportaient à la source de Beër, au sud de Moab, et à la prise d’Hésébon. Le souvenir direct de la circonstance où ces chants avaient été composés était le plus souvent perdu ; mais le contenu des chansons fournissait des élémens pour recomposer un préambule historique, quelquefois, il est vrai, très fautif.

De cette double série de traditions résultèrent deux écrits qui se faisaient suite ou que, peut-être, l’on considérait comme un seul livre. Les idées d’alors sur l’identité des ouvrages n’étaient nullement celles de notre temps. L’un de ces écrits fut une sorte d’histoire patriarcale, première base de ce que nous appelons la Genèse, qui a été absorbée par les rédactions postérieures. Ce livre n’absorba-t-il pas lui-même des élémens écrits antérieurs? C’est ce qu’on ne saurait dire et ce qu’il serait peu intéressant de savoir, puisque ces documens antérieurs auraient été à peu près contemporains de la rédaction du livre lui-même et que la question d’unité d’auteur, en de telles conditions, n’a pas beaucoup de sens. Le livre dont nous parlons, autant qu’on peut l’entrevoir à travers les remaniemens des siècles suivans, n’offrait pas essentiellement le caractère d’un livre sacré. Il n’avait pas de tendance religieuse précise, bien que la préférence de Iahvé pour Israël y éclatât déjà. L’objet voulu avant tout était l’intérêt et le charme de la narration. Les temps primitifs de l’humanité y étaient racontés, bien qu’on puisse douter qu’il y fût question de la création et du déluge. Ces premières pages paraissent avoir offert beaucoup d’analogie avec les fables phéniciennes conservées dans les lambeaux de Sanchoniathon. De là venaient tant de passages qui restèrent inintelligibles pour les rédacteurs d’un âge plus moderne, et qui sont comme des trous obscurs dans le texte actuel de la Bible; par exemple, le IVe chapitre de la Genèse, si analogue aux mythes phéniciens sur les premiers inventeurs; ce chant de Lamech à ses femmes, problème des plus singuliers; le récit (retouché) sur l’amour des fils de Dieu pour des filles des hommes et sur les géans qui sortent de ce commerce ; l’épisode de l’ivresse de Noé et de la malédiction de Cham ou Chanaan, et la cantilène ethnographique qui s’y rattache; le chapitre XIV de la Genèse, sorte de fenêtre ouverte sur la plus haute antiquité; le chapitre XV du même livre, premier récit de l’alliance de Iahvé et d’Abram, plein d’énigmes, et où le sacrifice d’Abram est raconté avec une étrange sauvagerie.

On peut rapporter à la même source le très curieux chapitre XX de la Genèse, contenant l’aventure d’Abraham chez Abimélek; on reconnaît la trace du même document dans ce qui concerne Ismaël, dans le récit du sacrifice d’Isaac, puis d’une manière presque continue dans l’histoire d’Isaac, et dans toute cette légende de Jacob, empreinte d’un cachet si frappant de mythologie, de sublimité grossière, d’idéalisme concret. L’étonnante beauté de cette partie de la Genèse vient tout entière du vieux narrateur oublié du Xe siècle. Le fleuron du livre était ce charmant roman de Joseph, le plus ancien des romans et le seul qui n’ait pas vieilli. Le plan général et les parties essentielles de ce délicieux récit existaient déjà, parfaitement caractérisés, dans la plus ancienne rédaction des dires légendaires du Nord.

En quel état la légende de Moïse figurait-elle en ce récit primitif? C’est ce qu’il est d’autant plus difficile de conjecturer que nous ne savons pas au juste si les mentions de Moïse se trouvaient dans le livre des Légendes patriarcales, ou dans le livre des Guerres de Iahvé dont nous parlerons bientôt, ou dans les deux. Le singulier passage où Iahvé rencontre Moïse dans une des gorges du Sinaï, veut le tuer et ne lâche prise que quand Sippora a circoncis son fils, appartenait sans doute au plus ancien texte. La théophanie du Sinaï était peut-être l’occasion d’un renouvellement de l’alliance de Iahvé et de son peuple. Ce qui est sûr, c’est que le caractère céraunien de Iahvé était fortement accusé. La foudre, l’éclair, le nuage sombre, la tempête, sont déjà, en ces vieilles pages, l’accompagnement indispensable des apparitions de Iahvé.

Le livre était essentiellement un livre israélite, dans le sens que le schisme des dix tribus avait consacré. Le but qu’on s’y proposait était de faire valoir les légendes israélites du Nord, d’expliquer d’une façon relevée l’origine des lieux saints israélites. Joseph, le père d’Éphraïm et de Manassé, est partout exalté ; Ruben paraît intentionnellement ménagé. Béthel est, aux yeux de l’auteur, le-vrai sanctuaire d’Israël, et un récit est destiné à établir le devoir qu’ont tous les descendans de Jacob d’y payer la dîme. Sichem est le centre de la famille d’Israël. La région transjordanienne de Galaad et les déserts du côté de Gérare et de Beërseba avaient leur place dans les récits du conteur. Le pays de Juda, au contraire, était, ce semble, à peine mentionné. L’auteur affectionnait les légendes locales ; il les connaissait à fond, et, s’il a peu de chose à dire sur Juda, c’est qu’évidemment il tournait un peu volontairement le dos à ce pays. Il est difficile de ne pas voir une intention malveillante dans la légende de Tamar, où Juda est si complètement sacrifié, et où la famille de ce patriarche, censée issue du rapt d’une Chananéenne, est présentée comme souillée par tous les crimes. En religion, les idées de l’auteur étaient très larges. Déjà se dessine l’antipathie contre les teraphim, les idoles et les amulettes des païens. Mais on ne remarque aucune tendance vers la centralisation du culte. Les autels à Iahvé s’élèvent de tous côtés sans que l’auteur voie là autre chose que le témoignage d’une légitime piété.

Le Livre des légendes israélites a été le commencement de la Bible, surtout de la Bible telle que les poètes et les artistes l’entendent. Les écrits plus anciens du temps de David et de Salomon n’ont été sauvés que grâce à ces récits uniques, en leur genre, où l’empreinte de la légende populaire est en quelque sorte à fleur de coin et auxquels on ne peut comparer que l’Homère des Grecs. Si nous possédions l’œuvre entière du conteur de Béthel ou de Sichem, nous verrions sans doute que, dans son écrit, résida tout le secret de la beauté hébraïque, qui a séduit le monde à l’égal de la beauté grecque. Cet inconnu a créé la moitié de la poétique de l’humanité. Ses récits sont comme un souffle du printemps du monde. Leur fraîcheur exquise n’est égalée que par leur grandiose crudité. L’homme, quand ces pages étranges furent écrites, vivait encore dans le mythe. Les aperceptions sur le monde divin étaient à l’état d’hallucination. Les multiples élohim remplissaient. L’air, à l’état de souffles mystérieux, de bruits inconnus, de terreurs paniques. L’homme avait encore avec eux des luttes nocturnes, d’où il sortait blessé. Élohim apparaît triple, et les fils de Dieu ont avec les femmes des embrassemens féconds. La morale est à peine née ; les volontés d’Élohim sont capricieuses, parfois absurdes. On atteint le ciel avec une échelle ou plutôt une pyramide à échelons. Des messagers vont sans cesse de la terre à l’empyrée. Les théophanies et les angélophanies sont fréquentes. Les songes sont des révélations célestes, des visions de Dieu. Cet écrit primitif donna le ton à ceux qui suivirent, un ton qui n’est ni celui de l’histoire, ni celui du roman, ni celui du mythe, ni celui de l’anecdote, et auquel on ne peut trouver d’analogie que dans certains récits arabes antéislamiques. Le tour de la narration hébraïque, juste, fin, piquant, naïf, rappelant l’improvisation haletante d’un enfant qui veut dire à la fois tout ce qu’il a vu, était fixé pour toujours. On en retrouvera la magie jusque dans les agadas de décadence. Les évangiles rendront à ce genre le charme conquérant qu’il a toujours eu sur la bonhomie aryenne, peu habituée à tant d’audace dans l’affirmation des fables. On croira la Bible, on croira l’Évangile, à cause d’une apparence de candeur enfantine, et d’après cette fausse idée que la vérité sort de la bouche des enfans : ce qui sort, en réalité, de la bouche de l’enfant, c’est le mensonge. La plus grande erreur de la justice est de croire au témoignage des enfans. Il en est de même des témoins qui se font égorger. Ces témoins, si fort prisés par Pascal, sont justement ceux dont il faut se défier.


IV.

A côté de l’idylle ou, si l’on veut, du roman patriarcal, il y avait la tradition héroïque, celle-ci bien plus près de l’histoire et qui n’était en quelque sorte que la continuation de la légende des Pères. Caleb et Josué étaient à la tête de ce cycle nouveau, qui se rattachait ainsi directement à la délivrance censée accomplie par Moïse. Ici, les élémens traditionnels abondaient. Israël possédait un riche écrin de chants populaires, remontant à deux ou trois siècles, et se rapportant le plus souvent à un fait historique dont le souvenir direct s’était perdu. Parfois le chant populaire contenait des indications suffisantes pour reconstruire le récit du fait; parfois ces indications manquaient ou prêtaient au malentendu ; alors c’était l’imagination des âges postérieurs qui y suppléait. Le Kitab el-Agani des Arabes est le type de ces sortes de compilations, où des chants longtemps gardés par la tradition orale sont enchâssés dans un texte en prose, qui les explique. Le principe, en pareil cas, est que la pièce en vers est antérieure à son préambule en prose, lequel n’en est que le développement, le commentaire souvent erroné.

Les plus anciens chants nationaux d’Israël remontaient à l’origine même de la vie nationale, à ce moment où les Beni-Israël, émancipés de l’Egypte, essayaient de sortir du désert, et contournaient du côté de l’Arnon, le pays de Moab. Le chant de Beër, le chant sur ta prise d’Hésébon, se perdent, comme des étoiles du matin, dans les rayons d’un soleil levant historique. Les petits maschul de Balaam s’y rattachaient de très près. Le chant sur la bataille de Gabaon ne nous est connu que par un vers, qui donna lieu à l’interprétation la plus singulière. Le beau cantique de Débora, au contraire, nous a été conservé dans son intégrité. Enfin l’élégie sur la mort de Jonathas et le début de l’élégie sur la mort d’Abner, sont cités avec un nom d’auteur ; ils sont donnés comme de David. Sur ces sept ou huit exemples, trois sont rapportés par citation expresse à deux livres, l’un intitulé : Sépher milhamot Iahvé, « le livre des guerres de Iahvé, » l’autre Sépher hay-yaschar, livre du Iaschar ou Iaschir, titre dont le sens est tout à fait douteux. Ces deux livres étaient composés pour la plus grande partie de chants populaires. C’étaient ou deux livres se complétant l’un l’autre, ou un même ouvrage sous deux titres différens. Pour la commodité de l’exposition nous adopterons cette seconde hypothèse, dont l’inexactitude, si inexactitude il y a, serait de peu de conséquence.

Les citations du Iaschar et du Sépher milhamot Iahvé se trouvant dans des parties très anciennes de l’Hexateuque[13], qui peuvent avoir été écrites vers le VIIIe ou le IXe siècle, il faut en conclure que le Sépher milhamot Iahvé, ou Sépher hay-yaschar, fut écrit au Xe siècle au moins, à la fin même de la période dont il s’agissait de recueillir les chants et les souvenirs.

C’est le propre, en effet, des grands âges héroïques que d’ordinaire l’on commence à se passionner pour eux quand ils sont déjà bien finis. La génération héroïque meurt toujours sans écrire. Mais elle a raconté ses prouesses à une génération souvent très pacifique, qui attache d’autant plus de prix à ces récits épiques qu’elle n’a pour la vertu guerrière qu’une admiration toute littéraire. Les rudes soudards de David devaient avoir de longues histoires à conter. La vie d’aventures de David, traversée comme par un fil d’argent par l’amitié de Jonathas, offrait aux conteurs des épisodes charmans. Une foule de chants et d’anecdotes du temps des Juges, de Saül et de la jeunesse de David allaient périr. C’est alors, selon nous, qu’un ou plusieurs scribes du Nord, de Silo, par exemple, recueillirent cette riche moisson poétique, qui s’étendait sur trois ou quatre siècles, depuis les premières approches de l’Arnon, au sortir du désert, jusqu’à l’avènement de David. David était le dernier de ces héros aventureux qui avaient déployé un courage tout profane au nom de Iahvé. Depuis qu’il fut devenu roi, il cessa de payer de sa personne et de s’exposer dans les batailles. Nous pensons donc que la bataille de Gelboé et l’élégie sur la mort de Jonathas occupaient les dernières pages du livre, dont les membres épars se trouveraient ainsi, en petite partie dans les livres des Nombres et de Josué, en proportion considérable dans le livre des Juges et dans la première moitié des livres dits de Samuel.

Tout porte à supposer que le livre des anciennes chansons héroïques des Hébreux fut écrit dans les tribus du Nord bien plutôt qu’à Jérusalem. Le livre avait le caractère franc, libre, un peu barbare, sobre et ferme, de tout ce qui vient du royaume d’Israël. Ce qui est presque décisif, c’est que, dans la partie du livre relative à l’époque des Juges, il n’était presque pas question de Juda; les aventures héroïques se rapportaient surtout aux tribus du Nord. Les parties messéantes de l’histoire de David, ce qui concerne son singulier entourage dans la caverne d’Adullam, son séjour chez Akis, ses brigandages avoués, ses campagnes contre Israël, se comprennent aussi beaucoup mieux chez un narrateur du Nord, pour lequel David n’était qu’un aventurier hardi, que chez un narrateur de Jérusalem ou d’Hébron, pour lequel David était le fondateur de l’hégémonie de Juda. Peut-être, à vrai dire, la rédaction du livre des héros fut-elle double, comme cela eut lieu plus tard pour l’Histoire sainte. Il y eut peut-être la rédaction du Nord et la rédaction du Sud ; on pourrait même supposer que Sépher milhamot Iahvé fut le titre de l’une d’elles ; Sépher hay-yaschar, le titre de l’autre. Mais, à cette limite, toutes les suppositions deviennent arbitraires ; il vaut mieux ne pas trop s’y arrêter.

On comprend qu’un pareil livre, écrit à un point de vue simplement héroïque, ait dû paraître scandaleux à une époque d’orthodoxie, où le cohen et le nabi conquirent une importance qu’ils n’avaient pas eue dans les âges reculés. En usant comme ils devaient du vieux livre épique, les historiographes d’Israël y firent sans doute de nombreuses coupures ou retouches. Mais les soucis de l’apologétique n’étaient pas, à cette époque, fort rigoureux. Les historiographes laissèrent échapper, surtout dans la partie des Juges, une foule de détails qui prouvaient avec la dernière évidence que la législation supposée de Moïse n’existait pas à cette époque. De la sorte, l’histoire hébraïque, telle qu’elle nous est parvenue, s’est trouvée renfermer sa propre réfutation. D’une part, elle nous affirme que Moïse, avant l’entrée d’Israël en Chanaan, lui donna une législation complète ; de l’autre, elle nous raconte une foule d’histoires postérieures à l’entrée d’Israël en Chanaan, qui supposent notoirement que cette législation n’existait pas.

Moïse et Josué étaient-ils nommés dans le Sépher milhamot Iahvé ou dans le Iaschar? Cela est certain pour Josué. Le vers du chant sur la bataille de Gabaon (Josué, chap. X), extrait du Iaschar, semble supposer que Josué était nommé dans le récit en prose. Les aventures de Caleb, qui était évidemment un des héros du Sépher milhamot, ne sont guère séparables de celles de Josué. Quant à Moïse, il est bien remarquable qu’il ne figure pas dans le chant de Beër, chant qui paraît avoir été l’origine des récits où Moïse fait sourdre l’eau avec sa baguette. A Beër, nous voyons seulement figurer les sarim, « les chefs », et les nobles du peuple, creusant le sable avec leurs bâtons. Ce qui est bien plus grave, c’est que, dans l’épisode de Balaam qui suit, et que nous supposons extrait en grande partie du Sépher milhamot Iahvé. Moïse n’est pas nommé, bien qu’il soit censé encore vivant quand Balaam entre en scène, et qu’il eût toute raison de figurer en une telle histoire. Nous n’oserions cependant pas conclure de là que Moïse ne figurait pas dans le Sépher milhamot ou dans le Iaschar comme chef militaire et libérateur du peuple. Le récit de l’exploration de Chanaan ne se comprend pas bien sans un chef de la nation, supérieur à Josué et à Caleb. Mais, sûrement, Moïse n’avait pas dans le Iaschar le caractère d’homme de Dieu et de législateur inspiré qu’il revêtit depuis. Peut-être les noms des stations du désert faisaient-elles partie de cet ancien document? Les épisodes étranges ou idylliques, de Iahvé voulant tuer Moïse, du hatan damim ou époux de sang, de Moïse chez Jéthro, de ses rapports avec le cohen madianite Raguël et sa fille Sippora, sont peut-être aussi de la même provenance. Certains détails de ces deux récits purent sembler obscurs à ceux qui les rédigèrent et devinrent bientôt, pour la tradition, des énigmes tout à fait inexplicables.

Bien que le Sépher milhamot Iahvé et le Iaschar aient dû se perdre de très bonne heure, on peut dire cependant que les deux livres ont été conservés dans leurs parties essentielles. Le ton général de ces compositions nous est représenté surtout par le livre des Juges, et là est la cause du caractère particulier qui fait saillir si fortement ce livre dans l’ensemble du volume biblique. Ce n’est ni l’histoire ad narrandum, ni l’histoire ad probandum ; c’est l’histoire ad delectandum, comme le Kitab el-Agani, le Kitab al-ikd, le livre des Journées des Arabes, et les autres écrits du même genre, si nombreux en arabe. C’est l’histoire anecdotique d’un âge devenu légendaire. C’est la vie héroïque, peinte en vue d’un siècle qui l’aime encore, par le récit d’une série d’aventures possibles seulement dans une vie brillante et libre. L’auteur voulait, avant tout, intéresser un peuple agricole et guerrier. Le tour de toutes ses anecdotes est militaire et idyllique. Il aime les ruses de guerre, les exploits surprenans, les détails de la vie pastorale ou rustique. Jamais un trait gauche ou de faux goût: jamais un trait piétiste ou de religion réfléchie; toujours le caractère de la plus belle antiquité. La conscience humaine a, dans ces récits, la même limpidité que dans la poésie épique des Grecs. L’homme n’a pas encore un moment fait retour sur lui-même, ni trouvé qu’il avait droit de se plaindre de la vie ou des dieux.

Israël n’eut jamais d’attachement réel pour la royauté. La vie en famille sans gouvernement fut toujours son idéal. L’autorité se présente d’ordinaire en Orient comme une gêne. On se complut ainsi dans les souvenirs d’un état social parfois féroce et dur, mais toujours noble, où l’on croyait avoir été heureux, et où, en tout cas, on avait été jeune et libre. On se représentait ce temps comme une époque de gaieté, de bonheur intermittent, de mœurs pures, où l’individu, maître sur sa terre, à l’abri des abus de la monarchie, vivait dans l’état le plus voisin de l’état parfait, qui, pour l’Israélite, était l’état nomade primitif. Un cycle de délicieuses pastorales se broda sur ce fond aimable et serein. Le livre des Guerres de Iahvé absorba presque toutes ces anecdotes ; le livre des Juges hérita de cette flore poétique, que le souffle piétiste des âges postérieurs ne ternit pas. Les épisodes développés de Gédéon, de Jephté, de Samson, l’histoire de Mika, le lévite d’Ephraïm, sont d’admirables tableaux, simples et grands, venus sans retouches de la haute antiquité jusqu’à nous, absolument parallèles aux plus beaux récits homériques. Une foule d’épisodes du même genre qui remplissaient le Iaschar sont perdus. D’autres furent fabriqués postérieurement et rattachés à Bethléhem et à la famille de David.

Une charmante veine romanesque fut ainsi créée. L’histoire romanesque a besoin d’une atmosphère lumineuse qui noie ses contours dans une sorte de mirage. De même que, chez les Arabes, toute anecdote placée sous Haroun al-Raschid, et qu’au moyen âge, toute historiette arrivée « du temps du roi Jean, » recevait de là un caractère particulier de liberté et de franche allure ; de même il suffisait d’écrire en tête d’un récit : « Or il arriva, du temps que les Juges jugeaient en Israël... » ou bien : « c’était une vieille coutume en Israël du temps des juges... » pour que l’esprit fût tout d’abord préparé aux idylles et aux récits dégagés de piétisme. Toutes les licences étaient couvertes, si l’on terminait les passages un peu choquans au point de vue de la piété moderne par cette formule : «Et en ce temps-là, il n’y avait pas de roi en Israël ; chacun faisait ce qui lui plaisait. » Le livre de Ruth nous est resté comme la perle de cet étal littéraire où il suffit de présenter la réalité telle qu’elle est pour que tout soit inondé de chauds et doux rayons. Pas une ombre d’arrière-pensée littéraire, un grain de la plus innocente fiction suffisant à l’idéal. Ruth et Booz sont frappés pour l’éternité, à côté de Nausicaa et d’Alcinoüs. Plus l’humanité s’éloignera de la vie primitive, plus elle se plaira en ces contrastes charmans de pudeur et de naïveté, dans ces mœurs à la fois simples et fines, où l’homme, sans obéir à aucune autorité supérieure, ni loi, ni cité, ni roi, ni empereur, ni religion, ni prêtre, a vécu plus noble, plus grand et plus fort que quand mille conventions l’ont enserré et que des siècles de disciplines successives l’ont pétri.

Il est bien probable que, dans le livre hébreu primitif, les cantiques étaient plus nombreux dans le texte actuel de la Bible. Les histoires de Gédéon, de Samson, surtout celle de Jephté, devaient avoir des parties en vers que le récit actuel a fait disparaître. Ce qui n’a pas changé, c’est le tour de l’anecdote, cette façon d’aiguiser un récit, de le rendre vif, parlant, saisissant. C’est ici le don spécial du narrateur biblique. L’hébreu n’a pas de rythme narratif. Le parallélisme, seul mécanisme poétique de l’hébreu, ne convient qu’au genre lyrique et parabolique. De là cette particularité que les compositions analogues à l’épopée chez les Sémites, tels que l’Agâni, sont écrites non en un mètre continu, mais en une prose mêlée de vers. Le récit en prose tire tout son ornement du tour heureux de la phrase et surtout des détails, toujours arrangés de manière à mettre en vedette l’idée principale.

Ce talent de l’anecdote est aussi ce qui a fait le succès des conteurs arabes. C’est par là que le récit sémitique a lutté sans désavantage contre l’entraînement charmant de l’épos grec. Au moyen de sa métrique savante, l’épos grec atteint à une majesté que rien n’égale. Mais la narration sémitique a bien plus de piquant. Elle a l’avantage de n’avoir pas de texte arrêté. La donnée fondamentale seule était fixée ; la forme était abandonnée au talent de l’improvisateur. L’épos aryen n’a jamais eu cette liberté. Son vers fut toujours d’une facture trop savante pour pouvoir être abandonné au caprice du rapsode. Le conteur sémitique, au contraire, l’antari, par exemple, comme le cantistori de Naples et de Sicile, brode sur un cadre donné. Cela est sensible surtout dans l’histoire si épique de Samson, histoire qui nous est parvenue en une dizaine de pages, tandis que évidemment chacun des épisodes frappans ou burlesques qui la composent, développés par les conteurs, remplissait des soirées et des nuits. En fait de récits hébreux, nous n’avons guère que des canevas. La matière sur laquelle on écrivait (bandes de cuir, planchettes, papyrus) n’admettait pas les longs et souvent charmans bavardages qu’une littérature se permet quand la matière à écrire est devenue commune et à bon marché.

L’homme rêve toute sa vie des têtes de jeunes filles qu’il a vues de quinze à dix-huit ans. Une race vit éternellement de ses souvenirs d’enfance, ou de ceux que des siècles d’adoption lui ont en quelque sorte inoculés. Bien que séparées par un abîme au point de vue de l’ethnographie et de la géographie, les tribus hellènes et les tribus israélites, à l’époque des Juges, portaient au front les mêmes caractères d’enfance poétique. L’Hellène croit à des forces divines plus nombreuses, plus radicalement distinctes que l’Israélite; le dieu grec est plus identifié avec son hiéreus que le dieu israélite avec son cohen; l’idée du dieu protecteur est encore plus forte chez l’Hellène que chez l’Israélite; le dieu de l’Israélite est plus susceptible de devenir le dieu universel que tel ou tel des dieux grecs, même Zeus ; on sent que Zeus ne réussira pas à tuer ses parèdres, tandis qu’on arrivera sans trop de peine à se figurer que Iahvé n’a pas de parèdre. Mais la théologie générale, de part et d’autre, est peu différente : l’intervention divine dans les choses humaines et naturelles est conçue comme une sorte de jet continu. L’idée du sacrifice est à peu près la même. Les idées sur les oracles sont identiques. Le serment, surtout le serment d’extermination, le hérem, sont plus terribles chez les Israélites et renferment un germe de fanatisme. Les sacrifices humains sont, de part et d’autre, à l’état de reste sporadique d’un mal antérieur. Le culte diffère peu; pas de temples; presque pas d’ustensiles de culte; le sacrifice ne se sépare pas du festin religieux, et réciproquement tout festin est un sacrifice ; la part des dieux ne manque jamais d’y être faite.

La morale surtout se ressemble. L’état général du monde est le brigandage, la guerre de tous contre tous. Les instincts de douceur et d’humanité qui sont au fond des grandes races inspirent cependant quelques règles dont les dieux ont souci. Les dieux veulent le bien très faiblement; cependant ils le veulent, et il y a des crimes qu’ils punissent. Ces punitions ont lieu ici-bas ; les âmes des morts sont sous terre, dans des lieux sombres, menant une vie morne et triste, fort ressemblante au néant. On réussit quelquefois à les évoquer de là. Y a-t-il une différence dans leur sort, selon qu’ils ont été plus ou moins criminels, plus ou moins innocens? La tendance vers l’idée de récompense et de châtiment d’outre-tombe est bien plus prononcée chez les Hellènes que chez les Israélites. On sent que, quand l’idée de la justice s’éveillera, l’Israélite voudra que cette justice s’exerce ici-bas, et que l’Hellène se consolera bien plus facilement des iniquités du monde avec les rêves du Phédon.

Israël a donc eu son recueil épique comme la Grèce, dans ce livre primitif des chants et des gestes héroïques, dont certaines parties, conservées dans les livres postérieurs, ont fait la fortune littéraire de la Bible. Répondant à un même idéal, la Bible et Homère ne se sont pas supplantés. Ils restent les deux pôles du monde poétique ; les arts plastiques continueront indéfiniment d’y prendre leurs sujets; car le détail matériel, sans lequel il n’y a point d’art, y est toujours noble. Les héros de ces belles histoires sont des adolescens, sains et forts, peu superstitieux, passionnés, simples et grands. Avec les récits exquis de l’âge patriarcal, ces anecdotes héroïques du temps des Juges, ont fait le charme de la Bible. Les narrateurs des époques postérieures, les romanciers hébreux, les agadistes, même les narrateurs chrétiens, les évangélistes par exemple, prendront tous leurs couleurs sur cette palette magique. Les deux grandes sources de la beauté inconsciente et impersonnelle ont été ainsi ouvertes à peu près en même temps chez les Aryens et chez les Sémites, vers 900 ans avant Jésus-Christ. Depuis, on en a vécu. L’histoire littéraire du monde est l’histoire d’un double courant qui descend des homérides à Virgile, des conteurs bibliques à Jésus ou, si l’on veut, aux évangélistes. Ces vieux contes des tribus patriarcales sont restés, à côté de l’épopée grecque, le grand enchantement des âges suivans, formés pour l’esthétique d’un limon moins pur.

Arrêtons-nous pour aujourd’hui à cette première étape littéraire d’Israël. Nous venons de voir les souvenirs légendaires de l’âge patriarcal et les souvenirs héroïques de la conquête de Chanaan, du temps des Juges et de la royauté naissante, se fixer, vers 900 ans avant Jésus-Christ, en deux écrits dont nous possédons encore des parties étendues. Ces deux écrits paraissent avoir été rédigés dans les tribus du Nord, probablement en quelqu’une des ailles antiques d’Éphraïm. L’un[14] racontait l’histoire mythologique de l’humanité primitive, puis celle d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, de Joseph ; nous le voyons percer en quelque sorte sous le texte actuel, souvent alangui, de la Genèse. L’autre était le Iaschar ou le livre des Guerres de Iahvé, l’épopée de la nation, expressément citée dans l’Hexateuque et dans les livres dits de Samuel. Ces œuvres exquises et parfaites, à la manière des poèmes homériques de la Grèce, n’étaient point encore des livres sacrés. Quoiqu’ils fussent l’éminente expression du génie d’Israël, ce n’étaient pas des livres tellement propres à ce peuple que les nations congénères, tels que Moab, Edom, Ammon, n’en eussent de semblables. Il y a peut-être eu un Sépher milhamot Milkom, un Sépher milhamot Kamosch, Ammon et Moab ayant eu leurs souvenirs héroïques comme Israël, et ayant eu, comme Israël, l’habitude de rattacher ces souvenirs à leur dieu national. Comment ces récits idylliques et guerriers d’une petite nation syrienne sont-ils devenus le livre sacré de tous les peuples ? c’est ce qu’il s’agit maintenant d’expliquer. Nous touchons ici au nœud même de l’histoire d’Israël, à ce qui constitue son rôle à part, à ce qui le range parmi les unica de l’histoire de l’humanité.


ERNEST RENAN.

  1. On ne possède que deux grandes inscriptions hébraïques antérieures à la captivité.
  2. Quatrième selon la Vulgate.
  3. Ce que les traducteurs grecs appelèrent les Paralipomènes.
  4. Quoique j’aie pour principe de garder les transcriptions reçues, même quand elles sont défectueuses, je m’interdis la forme Jéhovah, forme fabriquée avec les consonnes d’un mot et les voyelles d’un autre mot. C’est comme si on prononçait Paris avec les voyelles de Lutèce. Purèse serait un barbarisme que l’histoire sérieuse devrait s’interdire.
  5. Paris, Sandoz et Fischbacher, 1879.
  6. Paris, Maisonneuve,1883.
  7. II Rois, ch. XXII.
  8. Le chapitre du premier livre de Samuel où il en est parlé ne fut rédigé que bien plus tard.
  9. Surtout les notes sur les gibborim. Il Sam. XXIII, 8 et suiv.
  10. La liste des préfets, la carte de géographie du chap. X de la Genèse, etc.
  11. Par exemple, l’élégie sur la mort de Jonathas, le dire sur la mort d’Abner.
  12. Ce sont là d’anciens noms de tribus. La forme pleine était Jacob-el, Joseph-el. La forme Jacob-el a été signalée dans les textes hiéroglyphiques de l’Égypte. La forme qui traversait, en Égypte, les plus piquantes aventures, Joseph-el a été trouvée récemment dans ces mêmes textes par un jeune savant du plus grand mérite, M. William N. Groff. (Revue égyptologique, IV, p. 95 et suiv.)
  13. Nombres, XXI, 14 et suiv. ; Josué, X, 13.
  14. C’est le document que les critiques allemands désignent par la lettre B.