Calmann-Lévy (p. 241-246).


XVIII

LA JUSTICE


Monsieur l’abbé Coignard, qui devait plutôt être nourri au prytanée par la république reconnaissante, gagnait son pain en écrivant des lettres pour les servantes dans une échoppe du cimetière Saint-Innocent. Il lui advint d’y servir de secrétaire à une dame portugaise, qui traversait la France avec son petit nègre. Elle donna un liard pour une lettre à son mari et un écu de six livres pour une autre à son amant. C’était le premier écu que mon bon maître touchait depuis la Saint-Jean. Comme il était magnifique et libéral, il me mena tout aussitôt à la Pomme d’or, sur le quai de Grève, proche la Maison de ville, où le vin est naturel et les saucisses excellentes. Aussi les gros marchands, qui achètent les pommes sur le Mail, ont-ils coutume d’y aller, vers midi, en partie fine. C’était le printemps ; il était doux de respirer le jour. Mon bon maître nous fit servir sur la berge, et nous dînâmes en écoutant le frais clapotis de l’eau battue par l’aviron des bateliers. Un air riant et léger nous baignait dans ses ondes subtiles et nous étions heureux de vivre à la clarté du ciel. Tandis que nous mangions des goujons frits, un bruit de chevaux et d’hommes, s’élevant à notre côté, nous fit tourner la tête.

Devinant le sujet de notre curiosité, un petit vieillard noir, qui dînait à la table prochaine, nous dit avec un sourire obligeant :

— Ce n’est rien, messieurs, c’est une servante qu’on mène pendre pour avoir volé à sa maîtresse des barbes de dentelles.

Au moment qu’il parlait, nous vîmes en effet, assise au cul d’une charrette, entre des sergents à cheval, une assez belle fille, l’air étonné et la poitrine tendue par l’écart des bras liés sur le dos. Elle passa tout aussitôt, et pourtant j’aurai toujours dans les yeux l’image de cette figure blanche et de ce regard qui déjà ne voyait plus rien.

— Oui, messieurs, reprit le petit vieillard noir, c’est la servante de madame la conseillère Josse, qui, pour se faire brave chez Ramponneau, au côté de son amant, déroba à sa maîtresse une coiffe de point d’Alençon, et s’enfuit après avoir fait ce larcin. Elle fut prise dans un logis du Pont-au-Change, et tout d’abord elle avoua son crime. Aussi ne fut-elle soumise à la torture que pendant une heure ou deux. Ce que je vous dis, messieurs, je le sais, étant huissier de la chambre du Parlement où elle fut jugée.

Le petit vieillard noir entama une saucisse, qu’il ne fallait pas laisser refroidir ; puis il reprit :

— En ce moment, elle doit être à l’échelle et dans cinq minutes, peut-être un peu plus, peut-être un peu moins, la coquine aura rendu l’âme. Il y a des pendus qui ne donnent point de peine au bourreau. Aussitôt qu’ils ont la corde au cou, ils meurent tranquillement. Mais il en est d’autres qui font, c’est le cas de le dire, une vie de pendu, et qui se démènent furieusement. Le plus endiablé de tous fut un prêtre, qu’on justicia l’an passé pour avoir imité la signature du roi sur des billets de loterie. Pendant plus de vingt minutes, il dansa comme une carpe au bout de la corde.

» Hé ! hé ! ajouta le petit homme noir en ricanant, monsieur l’abbé était modeste et n’enviait point l’honneur de devenir évêque des champs. Je le vis quand on le tira de la charrette. Il pleurait et se débattait tant, que le bourreau lui dit : « Monsieur l’abbé, ne faites pas l’enfant ! » Le plus étrange est que, conduit de compagnie avec un autre larron, il avait été pris d’abord pour le confesseur, par le bourreau que l’exempt eut toutes les peines du monde à détromper. N’est-ce pas plaisant, monsieur ?

— Non, monsieur, répondit mon bon maître, en laissant tomber dans son assiette un petit poisson qu’il tenait depuis quelque temps suspendu à ses lèvres, non cela n’est point plaisant ; et l’idée que cette belle fille rend l’âme en ce moment me gâte le plaisir de manger des goujons et de voir le beau ciel, qui me riait tout à l’heure.

— Ah ! monsieur l’abbé, dit le petit huissier, si vous êtes à ce point délicat, vous n’auriez pu voir sans défaillir ce que mon père vit de ses yeux, étant encore enfant, dans la ville de Dijon, dont il était natif. Avez-vous jamais entendu parler d’Hélène Gillet ?

— Non point, dit mon bon maître.

— En ce cas, je vais vous conter son histoire, telle que mon père me l’a maintes fois contée.

Il but un coup de vin, s’essuya les lèvres avec un coin de la nappe, et fit le récit que je vais rapporter.