Calmann-Lévy (p. 182-195).


XIII

LES ACADÉMIES


Nous apprîmes ce jour-là, que l’évêque de Séez venait d’être élu membre de l’Académie française. Il avait prononcé, vingt ans en çà, un panégyrique de saint Maclou, qui passait pour une bonne pièce, et je crois volontiers qu’il s’y trouvait des endroits excellents, car M. l’abbé Coignard, mon bon maître, y avait mis la main, avant de quitter l’évêché en compagnie de la chambrière de madame la Baillive. M. de Séez sortait de la meilleure noblesse normande. Sa piété, sa cave et son écurie étaient justement vantées dans tout le royaume, et son propre neveu tenait la feuille des bénéfices. Son élection ne surprit personne. Elle fut approuvée de tout le monde, hors des bas-gris du café Procope, qui ne sont jamais contents. Ce sont des frondeurs.

Mon bon maître les blâma doucement de leur humeur opposante.

— De quoi se plaint M. Duclos ? dit-il. Il est depuis hier l’égal de M. de Séez, qui a le plus beau clergé et la plus belle meute du royaume ? Car les académiciens sont égaux en vertu des statuts[1]. Il est vrai que c’est l’insolente égalité des saturnales qui cesse, la séance levée, lorsque M. l’évêque monte dans son carrosse, laissant M. Duclos crotter ses bas de laine dans le ruisseau. Mais s’il ne veut point s’égaler de la sorte à M. l’évêque de Séez, pourquoi fraye-t-il avec la gent jetonnière ? Que ne se met-il dans un tonneau comme Diogène ou, comme moi, dans une échoppe de Saint-Innocent ? C’est seulement dans un tonneau ou dans une échoppe qu’on domine les grandeurs de ce monde. C’est là seulement qu’on est vrai prince et seul seigneur. Heureux qui n’a pas mis son espoir en l’Académie ! Heureux qui vit exempt de craintes et de désirs et qui connaît le néant de toutes choses ! Heureux qui sait qu’il est également vain d’être académicien et de ne pas l’être ! Celui-là mène sans trouble une vie obscure et cachée. La belle liberté le suit partout. Il célèbre dans l’ombre les silencieuses orgies de la sagesse, et toutes les Muses lui sourient comme à leur initié.

Ainsi parla mon bon maître, et j’admirais le chaste enthousiasme qui enflait sa voix et brillait dans ses yeux. Mais l’inquiétude de la jeunesse m’agitait. Je voulais prendre parti, me jeter au combat, me déclarer pour ou contre l’Académie.

— Monsieur l’abbé, demandai-je, l’Académie n’a-t-elle pas le devoir d’appeler à elle les meilleurs esprits du royaume plutôt que l’oncle de l’évêque de la feuille[2] ?

— Mon fils, répondit doucement mon bon maître, si M. de Séez se montre austère dans ses mandements, magnifique et galant dans sa vie, s’il est enfin le parangon des prélats et s’il a prononcé ce panégyrique de saint Maclou, dont l’exorde, relatif à la guérison des écrouelles par le roi de France, a paru noble, vouliez-vous que la compagnie l’écartât pour cette seule raison qu’il a un neveu aussi puissant qu’aimable ? C’eût été montrer une vertu barbare et punir avec inhumanité M. de Séez des grandeurs de sa famille. La Compagnie a voulu les oublier. Cela seul, mon fils, est assez magnanime.

J’osai répliquer à ce discours, tant le feu de la jeunesse m’avait donné d’emportement.

— Monsieur l’abbé, dis-je, souffrez que mon sentiment résiste à vos raisons. Tout le monde sait que M. de Séez n’est considérable que par la facilité du caractère et qu’on admire seulement en lui l’art de glisser entre les partis. On l’a vu se couler doucement entre les jésuites et les jansénistes et colorer sa pâle prudence des roses de la charité chrétienne. Il croit avoir assez fait quand il n’a mécontenté personne et met tout son devoir à soutenir sa fortune. Ce n’est donc pas son grand cœur qui lui a valu les suffrages des illustres protégés du roi[3]. Ce n’est pas non plus son bel esprit. Car hors ce panégyrique de saint Maclou qu’il n’eut (tout le monde le sait) que la peine de lire, ce paisible évêque n’a fait entendre que les tristes mandements de ses vicaires. Il ne se recommandait que par l’aménité de son langage et par la politesse de son commerce. Sont-ce là des titres suffisants pour l’immortalité ?

— Tournebroche, répondit obligeamment M. l’abbé Coignard, vous pensez avec cette simplicité que madame votre mère vous donna avec le jour, et je vois que vous garderez longtemps votre candeur native. Je vous en fais mon compliment. Mais il ne faudrait pas que l’innocence vous rendît injuste : il suffit qu’elle vous laisse ignorant. L’immortalité qu’on vient de décerner à M. de Séez ne veut ni un Bossuet ni un Belzunce ; elle n’est point gravée dans le cœur des peuples étonnés ; elle est inscrite sur un gros registre, et vous entendez bien que ces lauriers de papier ne vont pas qu’à des têtes héroïques.

» S’il se rencontre, parmi les Quarante, des personnes de plus de politesse que de génie, quel mal y voyez-vous ? La médiocrité triomphe à l’Académie. Où ne triomphe-t-elle pas ? La voyez-vous moins puissante dans les Parlements et dans les Conseils de la Couronne, où, sans doute, elle est moins à sa place ? Faut-il donc être un homme rare pour travailler à un dictionnaire qui veut régler l’usage et qui ne peut que le suivre ?

» Les académistes ou académiciens furent institués, vous le savez, pour fixer le bel usage en ce qui regarde le discours, pour purger le langage de toute antique et populaire impureté et pour que ne reparût plus un autre Rabelais, un autre Montaigne, tout puant la canaille, la cuistrerie ou la province. On assembla à cet effet des gentilshommes qui savaient le bon usage et des écrivains qui avaient intérêt à le connaître. Cela fit craindre que la compagnie ne réformât tyranniquement la langue française. Mais on vit bientôt que ces craintes étaient vaines et que les académistes obéissaient à l’usage, bien loin de l’imposer. Malgré leur défense, on continua à dire comme devant : « Je ferme ma porte[4] ».

« La compagnie se résigna vite à consigner dans un gros dictionnaire les progrès de l’usage. C’est l’unique soin des Immortels[5].

Quand ils y ont vaqué, ils trouvent tout loisir de se récréer entre eux. Il leur faut pour cela des compagnons plaisants, faciles, gracieux, des confrères aimables, des hommes entendus et sachant le monde. Ce n’est pas toujours le cas des grands talents. Le génie est parfois insociable. Un homme extraordinaire est rarement un homme de ressource. L’Académie a pu se passer de Descartes et de Pascal. Qui dit qu’elle se serait aussi bien passée de M. Godeau ou de M. Conrart, ou de toute autre personne d’un esprit souple, liant et avisé ?

— Hélas ! soupirai-je, ce n’est donc point un sénat d’hommes divins, un concile d’Immortels ; ce n’est donc pas l’auguste aréopage de la poésie et de l’éloquence ?

— Non point, mon fils. C’est une compagnie qui professe la politesse, et qui s’est attiré par là un grand renom chez les peuples étrangers et particulièrement parmi les Moscovites. Vous n’avez pas l’idée, mon fils, de l’admiration que l’Académie française inspire aux barons allemands, aux colonels de l’armée russe et aux milords anglais. Ces Européens n’estiment rien au-dessus de nos académiciens et de nos danseuses. J’ai connu une princesse sarmate d’une grande beauté qui, de passage à Paris, recherchait impatiemment un académicien, quel qu’il fût, pour lui immoler aussitôt sa pudeur.

— S’il en est ainsi, m’écriai-je, comment les académiciens risquent-ils de compromettre leur bonne renommée par ces mauvais choix qu’on blâme si généralement ici ?

— Holà ! Tournebroche, mon fils, répliqua mon bon maître, ne disons pas de mal des mauvais choix. D’abord il faut, dans toutes les choses humaines, faire la part du hasard, qui est, à tout prendre, la part de Dieu sur la terre et le seul endroit par où la Providence divine se manifeste clairement en ce monde. Car vous entendez bien, mon fils, que ce qu’on appelle absurdités du sort et caprices de la fortune ne sont en réalité que les revanches que la sagesse divine prend, en se jouant, sur les conseils des faux sages. Il convient, en second lieu, d’accorder, dans les assemblées, quelque satisfaction au caprice et à la fantaisie. Une société tout à fait raisonnable serait tout à fait insupportable ; elle languirait sous le froid empire de la justice. Elle ne se croirait ni puissante ni seulement libre, si elle ne goûtait pas de temps à autre le plaisir délicieux de braver le sens public et la raison. C’est le péché mignon des puissances de ce monde, de s’entêter dans des caprices bizarres. Pourquoi l’Académie n’aurait-elle pas des lunes dans la tête comme le grand Turc et comme les jolies femmes ?

» Bien des passions contraires s’unissent pour inspirer ces mauvais choix dont s’irritent les âmes simples. C’est un plaisir pour des honnêtes gens que de prendre un malheureux homme et d’en faire un académicien. Ainsi le Dieu du psalmiste tire le pauvre de son fumier : Erigens de stercore pauperem, ut collocet eum cum principibus, cum principibus populi sui. Ce sont là des coups qui étonnent les peuples, et ceux qui les frappent se doivent croire armés d’une puissance mystérieuse et terrible. Et quelle joie de tirer le pauvre d’esprit de son fumier, lorsqu’en même temps on laisse dans l’ombre quelque despote de l’intelligence. C’est boire, d’un seul trait, un mélange rare et délicieux de charité contente et d’envie satisfaite. C’est jouir par tous les sens et contenter tout l’homme. Et vous voulez qui des académistes résistent à la douceur d’un tel philtre !

» Il faut considérer encore qu’en se procurant cette volupté savante, les académistes agissent au mieux de leurs intérêts. Une compagnie formée exclusivement de grands hommes serait peu nombreuse et semblerait triste. Les grands hommes ne peuvent se souffrir les uns les autres, et ils n’ont guère d’esprit. Il est bon de les mêler aux petits. Cela les amuse. Les petits y gagnent par le voisinage, les grands par la comparaison ; il y a bénéfice pour les uns comme pour les autres. Admirons par quel jeu sûr, par quel mécanisme ingénieux, l’Académie française communique à quelques-uns de ses membres l’importance qu’elle reçoit des autres. C’est une assemblée de soleils et de planètes où tout brille d’un éclat propre ou emprunté.

» Je dirai plus. Les mauvais choix sont nécessaires à l’existence de cette assemblée. Si elle ne faisait pas, dans ses élections, la part de la faiblesse et de l’erreur, si elle ne se donnait pas quelquefois l’air de prendre au hasard, elle se rendrait si haïssable qu’elle ne pourrait plus vivre. Elle serait dans la République des lettres comme un tribunal au milieu de condamnés. Infaillible, elle semblerait odieuse. Quel affront pour ceux qu’elle n’accueillerait pas, si l’élu était toujours le meilleur ! La fille de Richelieu doit se montrer un peu légère pour ne pas paraître trop insolente. Ce qui la sauve, c’est qu’elle a des fantaisies. Son injustice fait son innocence, et c’est parce que nous la savons capricieuse qu’elle peut nous repousser sans nous blesser. Il lui est parfois si avantageux de se tromper, que je suis tenté de croire, en dépit des apparences, qu’elle le fait exprès. Elle a des tours admirables pour ménager l’amour-propre des candidats qu’elle écarte. Telle de ses élections désarme l’envie. C’est dans ses fautes apparentes qu’il faut admirer sa réelle sagesse.



  1. Cf. : Saint-Évremont. Les académiciens :
    GODEAU.

    Bonjour, cher Colletet.

    COLLETET se jette à genoux.

    Bonjour, cher Colletet.Grand évêque de Grasse,
    Dites-moi, s’il vous plaît, comme il faut que je fasse.
    Ne dois-je point baiser votre sacré talon ?

    GODEAU.

    Nous sommes tous égaux, étant fils d’Apollon.
    Levez-vous, Colletet.

    COLLETET.

    Levez-vous, Colletet.Votre magnificence
    Me permet, monseigneur, une telle licence ?

    GODEAU.

    Rien ne sauroit changer le commerce entre nous
    Je suis évêque ailleurs, ici Godeau pour vous.

    M. l’abbé Coignard vivait sous l’ancien régime. En ce temps-là on disait que l’Académie française avait le mérite d’établir entre tous ses membres une égalité qu’ils ne trouvaient pas devant la loi. Pourtant elle fut détruite en 1793 comme « le dernier refuge de l’aristocratie. »

  2. Il veut dire : de l’évêque à qui le roi a donné la feuille des bénéfices ecclésiastiques.
  3. Le roi était protecteur de l’Académie.
  4. Il est exact que l’Académie condamna cette locution.


    Je dis que la coutume, assez souvent trop forte,
    Fait dire improprement que l’on ferme la porte.
    L’usage tous les jours autorise des mots
    Dont on se sert pourtant assez mal à propos.
    Pour avoir moins de froid à la fin de décembre
    On va pousser la porte et l’on ferme sa chambre.

    (Saint-Évremont, les Académiciens.)
  5. L’Académie, en ce temps-là, ne faisait point de distribution de prix.