Calmann-Lévy (p. 105-114).


VI

LE NOUVEAU MINISTÈRE


M. Shippen, qui exerçait à Greenwich l’état de serrurier, dînait chaque jour, durant son passage à Paris, à la rôtisserie de la Reine Pédauque, en compagnie de son hôte et de M. l’abbé Jérôme Coignard, mon bon maître. Ce jour-là, au dessert, ayant, selon sa coutume, demandé une bouteille de vin, allumé sa pipe et tiré de sa poche la Gazette de Londres, il se mit à fumer, à boire et à lire avec tranquillité. Puis, repliant sa gazette et posant sa pipe sur le bord de la table :

— Messieurs, dit-il, le ministère est renversé.

— Oh ! dit mon bon maître, ce n’est pas une affaire de conséquence.

— Pardonnez-moi, répondit M. Shippen, c’est une affaire de conséquence, car le précédent ministère étant tory, le nouveau sera whig, et d’ailleurs tout ce qui se fait en Angleterre est considérable.

— Monsieur, répondit mon bon maître, nous avons vu en France des changements plus grands que celui-là. Nous avons vu les quatre charges de secrétaire d’État remplacées par six ou sept conseils de dix membres chacun et MM. les secrétaires d’État coupés en dix morceaux, puis rétablis dans leur forme première. À chacun de ces changements les uns juraient que tout était perdu, les autres que tout était sauvé. Et l’on en fit des chansons. Pour ma part je prends peu d’intérêt à ce qui se fait dans le cabinet du prince, observant que le train de la vie n’en est pas changé, qu’après les réformes les hommes sont, comme devant, égoïstes, avares, lâches et cruels, tour à tour stupides et furieux, et qu’il s’y trouve toujours un nombre à peu près égal de nouveau-nés, de mariés, de cocus et de pendus, en quoi se manifeste le bel ordre de la société. Cet ordre est stable, monsieur, et rien ne saurait le troubler, car il est fondé sur la misère et l’imbécillité humaine, et ce sont là des assises qui ne manqueront jamais. Tout l’édifice en acquiert une solidité qui défie l’effort des plus mauvais princes et de cette foule ignare de magistrats, dont ils sont assistés.

Mon père, qui, la lardoire à la main, écoutait ce discours, y fit avec une fermeté déférente cet amendement, qu’il peut se trouver de bons ministres et qu’il se rappelait notamment l’un d’eux, récemment décédé, comme l’auteur d’une ordonnance très sage protégeant les rôtisseurs contre l’ambition dévorante des bouchers et des pâtissiers.

— Il se peut, monsieur Tournebroche, reprit mon bon maître, et c’est une affaire à examiner avec les pâtissiers. Mais ce qu’il importe de considérer, c’est que les empires subsistent, non par la sagesse de quelques secrétaires d’État, mais par le besoin de plusieurs millions d’hommes qui, pour vivre, travaillent à toutes sortes d’arts bas et ignobles, tels que l’industrie, le commerce, l’agriculture, la guerre et la navigation. Ces misères privées forment ce qu’on appelle la grandeur des peuples, et le prince ni les ministres n’y ont point de part.

— Vous vous trompez, monsieur, dit l’Anglais, les ministres y ont une part en faisant des lois dont une seule peut enrichir ou ruiner la nation.

— Oh ! pour cela, répondit l’abbé, c’est une chance à courir. Comme les affaires d’un État sont d’une étendue que l’esprit d’un homme n’embrasse point, il faut pardonner aux ministres d’y travailler aveuglément, ne garder aucun ressentiment du mal ou du bien qu’ils ont fait, et concevoir qu’ils agissaient comme à Colin-Maillard. Au reste, ce mal et ce bien nous sembleraient petits à les estimer sans superstition, et je doute, monsieur, qu’une loi ou ordonnance puisse avoir l’effet que vous dites. J’en juge par les filles de joie, qui sont à elles seules, en une année, l’objet de plus d’édits qu’il ne s’en rend dans un siècle pour tous les autres corps du royaume et qui n’en exercent pas moins leur négoce avec une exactitude qui tient des forces naturelles. Elles se rient des candides noirceurs qu’un magistrat du nom de Nicodème médite à leur endroit, et se moquent du maire Baiselance[1], qui a formé pour leur ruine, avec plusieurs fiscaux et procureurs, une ligue impuissante. Je puis vous dire que Catherine la dentellière ignore jusqu’au nom de ce Baiselance et qu’elle l’ignorera jusqu’à sa fin, qui sera chrétienne, du moins je l’espère. Et j’en induis que toutes les lois, dont un ministre gonfle son portefeuille, sont de vaines paperasses qui ne peuvent ni nous faire vivre, ni nous empêcher de vivre.

— Monsieur Coignard, dit le serrurier de Greenwich, on voit bien par la bassesse de votre langage, que vous êtes façonné à la servitude. Vous parleriez autrement des ministres et des lois si vous aviez le bonheur de jouir, comme moi, d’un gouvernement libre.

— Monsieur Shippen, dit l’abbé, la liberté vraie est celle d’une âme affranchie des vanités de ce monde. Quant aux libertés publiques, je m’en moque comme d’une guigne. Ce sont-là des illusions dont on amuse la vanité des ignorants.

— Vous me confirmez, dit M. Shippen, dans cette idée que les Français sont des singes.

— Permettez ! s’écria mon père en agitant sa lardoire, il se trouve aussi parmi eux des lions.

— Il n’y manque donc que des citoyens, reprit M. Shippen. Tout le monde, dans le jardin des Tuileries, y dispute des affaires publiques, sans qu’il sorte jamais de ces querelles une idée raisonnable. Votre peuple n’est qu’une ménagerie turbulente.

— Monsieur, dit mon bon maître, il est vrai que les sociétés humaines, quand elles atteignent un degré de politesse, deviennent des manières de ménageries, et que le progrès des mœurs est de vivre en cage, au lieu d’errer misérablement dans les bois. Et cet état est commun à tous les pays d’Europe.

— Monsieur, dit le serrurier de Greenwich, l’Angleterre n’est pas une ménagerie, car elle a un Parlement, dont ses ministres dépendent.

— Monsieur, dit l’abbé, il se pourra faire qu’un jour la France ait aussi des ministres soumis à un Parlement. Mieux encore. Le temps apporte beaucoup de changements aux constitutions des empires, et l’on peut imaginer que la France adopte, dans un siècle ou deux, le gouvernement populaire. Mais, monsieur, les secrétaires d’État, qui sont peu de chose aujourd’hui, ne seront plus rien alors. Car au lieu de dépendre du monarque, dont ils tiennent la puissance et la durée, ils seront soumis à l’opinion du peuple et participeront de son instabilité. Il est à remarquer que les ministres n’exercent le pouvoir avec quelque force que dans les monarchies absolues, comme il se voit par les exemples de Joseph, fils de Jacob, ministre de Pharaon, et d’Aman, ministre d’Assuérus, qui eurent une grande part au gouvernement, le premier en Égypte et le second chez les Persans. Il fallut l’occasion d’une royauté forte et d’un roi faible pour armer en France le bras d’un Richelieu. Dans l’état populaire les ministres deviendront si débiles que leur méchanceté même et leur sottise ne causeront plus de mal.

» Ils ne recevront des états généraux qu’une autorité incertaine et précaire ; ne pouvant se permettre de longs espoirs ni de vastes pensées, ils useront en expédients misérables leur éphémère existence. Ils jauniront dans le triste effort de lire sur les cinq cents visages d’une assemblée des ordres pour agir. Cherchant en vain leur propre pensée dans la pensée d’une foule d’hommes ignorants et divisés, ils languiront en une impuissance inquiète. Ils se déshabitueront de rien préparer ni de rien prévoir, et ne s’étudieront plus qu’à l’intrigue et au mensonge. Ils tomberont de si bas que leur chute ne leur fera point de mal, et leurs noms, charbonnés sur les murs par les petits grimauds d’école, feront rire les bourgeois.

À ce discours, M. Shippen haussa les épaules.

— C’est possible, dit-il ; et je vois assez bien les Français dans cet état.

— Oh ! dit mon bon maître, en cet état le monde ira son train. Il faudra manger. C’est la grande nécessité qui engendre toutes les autres.

M. Shippen dit en secouant sa pipe :

— En attendant, on nous promet un ministre qui favorisera les agriculteurs, mais qui ruinera le commerce si on le laisse faire. C’est à moi d’y prendre garde, puisque je suis serrurier à Greenwich. J’assemblerai les serruriers et je les haranguerai.

Il mit sa pipe dans sa poche et sortit sans nous donner le bonsoir.



  1. M. Baiselance ou Baisselance vient beaucoup après Montaigne comme maire de Bordeaux. (Note de l’éditeur).