III

LES MINISTRES D’ÉTAT (Suite et fin).


Ce jour-là, nous fûmes bien surpris, mon bon maître et moi, de rencontrer chez M. Blaizot, à l’Image Sainte-Catherine, un petit homme maigre et jaune qui n’était pas autre que le célèbre libelliste, Jean Hibou. Nous avions tout lieu de croire qu’il était à la Bastille, où il avait accoutumé de vivre. Et, si nous n’hésitâmes pas à le reconnaître, c’est qu’il gardait encore sur le visage l’ombre et l’humidité des cachots. Il feuilletait d’une main frémissante, sous l’œil inquiet du libraire, les écrits politiques nouvellement venus de Hollande. M. l’abbé Jérôme Coignard lui tira son chapeau avec une grâce naturelle, qui eût été plus sensible si le chapeau de mon bon maître n’avait pas été défoncé, la veille au soir, dans une rixe sans conséquence, sous la treille du Petit-Bacchus.

M l’abbé Coignard ayant témoigné qu’il avait joie à revoir un si habile homme :

— Ce ne sera pas pour longtemps, répondit M. Jean Hibou. Je quitte ce pays où je ne puis vivre. Je ne saurais respirer plus longtemps l’air corrompu de cette ville. Dans un mois, je serai établi en Hollande. Il est cruel de subir Fleury après Dubois, et j’ai trop de vertu pour être Français. Nous sommes gouvernés, sur de mauvais principes, par des imbéciles et des coquins. C’est ce que je ne puis souffrir.

— Il est vrai, dit mon bon maître, que les affaires publiques sont mal conduites et qu’il y a beaucoup de voleurs en place. Les sots et les méchants se partagent la puissance et si j’écris jamais sur les affaires du temps j’en ferai un petit livre à la façon de l’Apokolokyntose de Sénèque le Philosophe ou de notre Satire Ménippée, qui est assez savoureuse. Cette façon légère et plaisante convient mieux à la matière que la roideur morose d’un Tacite ou que la gravité patiente d’un de Thou. Je ferais de ce libelle des manuscrits qu’on passerait sous le manteau, et l’on y verrait un mépris philosophique des hommes. Les gens en place, pour la plupart, en seraient fort irrités ; mais quelques-uns, je crois, goûteraient un secret plaisir à s’y voir couverts d’infamie. J’en juge par ce que j’ouïs dire à une dame de bonne naissance que je connus à Séez, du temps que j’y étais bibliothécaire de M. l’évêque. Elle était sur le retour et toute frémissante encore de ses débauches effrénées. Car il faut vous dire qu’elle avait été pendant vingt ans la meilleure haquenée de la province de Normandie. Et comme je l’interrogeais sur le plaisir qu’elle avait le plus vivement ressenti dans sa vie :

» — C’est, me répondit-elle, celui de me sentir déshonorée.

» Je reconnus à cette réponse qu’elle avait de la délicatesse. J’en veux supposer autant à tel ou tel de nos ministres, et si jamais j’écris contre ceux-là, ce sera pour les flatter curieusement dans leur vice et dans leur infamie. Mais pourquoi différer l’exécution d’un si beau dessein ? Je veux demander tout de suite à M. Blaizot un cahier de papier pour écrire le premier chapitre de la nouvelle Ménippée.

Il tendait déjà le bras vers M. Blaizot étonné. M. Jean Hibou l’arrêta vivement.

— Gardez, monsieur l’abbé, lui dit-il, ce beau projet pour la Hollande et venez avec moi à Amsterdam, où je vous trouverai un emploi chez quelque limonadier ou baigneur. Là, vous serez libre ; vous pourrez écrire la nuit votre Ménippée au bout d’une table, tandis qu’à l’autre bout je composerai mes libelles. Ils seront virulents, et qui sait si par nos efforts nous n’amènerons point un changement dans les affaires du royaume ? Les libellistes ont plus de part qu’on ne croit à la chute des empires ; ils préparent les catastrophes que les peuples mutinés consomment.

» Quel triomphe, ajouta-t-il d’une voix qui sifflait entre ses dents noires, rongées par l’âcre humeur de sa bouche, quelle joie si je parvenais à détruire un de ces ministres qui m’ont lâchement enfermé à la Bastille ! Ne voulez-vous pas, monsieur l’abbé, vous associer à un si bel ouvrage ?

— Point du tout, répondit mon bon maître. Je serais bien fâché de rien changer à la forme de l’État, et si je pensais que mon Apokolokyntose ou Ménippée pût avoir un pareil effet, je ne l’écrirais jamais.

— Quoi ! s’écria le libelliste déçu, ne me disiez-vous pas ici, tout à l’heure, que ce gouvernement était mauvais ?

— Sans doute, dit l’abbé. Mais j’imite la sagesse de cette vieille de Syracuse qui, au temps où Denys était le plus exécrable à son peuple, allait tous les jours dans le temple prier les dieux pour la vie du tyran. Instruit d’une piété si singulière, Denys voulut en connaître les raisons. Il fit venir la bonne femme et l’interrogea :

» — Je ne suis pas jeune, répondit-elle, j’ai vécu sous beaucoup de tyrans, et j’ai toujours observé qu’à un mauvais succédait un pire. Tu es le plus détestable que j’aie encore vu. D’où je conclus que ton successeur sera, s’il est possible, plus méchant que toi, et je prie les dieux de nous le donner le plus tard possible.

» Cette vieille était fort sensée, et j’estime comme elle, monsieur Jean Hibou, que les moutons font sagement de se laisser tondre par leur vieux berger, de peur qu’il n’en vienne un plus jeune qui les tonde de plus près.

La bile de M. Jean Hibou, mise en mouvement par ce discours, se répandit en paroles amères :

— Quels lâches propos ! quelles indignes maximes ! Oh ! monsieur l’abbé, que vous êtes peu amateur du bien public et que vous méritez mal la couronne de chêne promise par les poètes aux vaillants citoyens ! Il vous fallait naître chez les Tartares, chez les Turcs, esclave d’un Gengiskan ou d’un Bajazet, plutôt qu’en Europe où l’on enseigne les principes du droit public et de la philosophie. Quoi ! vous subissez un mauvais gouvernement sans l’envie même d’en changer ! De tels sentiments, dans une république de ma façon, seraient punis, pour le moins de l’exil et de la relégation. Oui, monsieur l’abbé, dans la constitution que je médite et qui sera réglée d’après les maximes de l’antiquité, j’ajouterai un article pour la punition des mauvais citoyens tels que vous. Et j’édicterai des châtiments contre quiconque, pouvant améliorer l’État, ne le fera pas.

— Eh ! eh ! dit l’abbé en riant, vous ne me donnez pas de la sorte l’envie d’habiter votre Salente. Ce que vous m’en faites connaître me porte à croire que l’on y sera fort contraint.

M. Jean Hibou répondit sentencieusement :

— On n’y sera contraint qu’à la vertu.

— Ah ! dit l’abbé, que la vieille de Syracuse avait raison et qu’il faut craindre d’avoir M. Jean Hibou après Dubois et Fleury ! Vous me promettez, monsieur, le gouvernement des violents et des hypocrites, et c’est pour hâter l’effet de vos promesses que vous m’engagez à me faire limonadier ou baigneur sur un canal d’Amsterdam. Grand merci ! Je reste rue Saint-Jacques où l’on boit du vin frais en frondant les ministres. Croyez-vous me séduire par le mirage de ce gouvernement des honnêtes gens, qui entoure les libertés de telles défenses, qu’on n’en peut plus jouir ?

— Monsieur l’abbé, dit Jean Hibou qui s’échauffait, est-ce de la bonne foi, que d’attaquer une police de l’État que j’ai conçue à la Bastille et que vous ne connaissez pas ?

— Monsieur, reprit mon bon maître, je me défie des gouvernements que l’on conçoit dans la cabale et la mutinerie. L’opposition est une très mauvaise école de gouvernement, et les politiques avisés, qui se poussent par ce moyen aux affaires, ont grand soin de gouverner par des maximes tout à fait opposées à celles qu’ils professaient auparavant. Cela s’est vu en Chine et ailleurs. Les mêmes nécessités auxquelles étaient soumis leurs prédécesseurs les conduisent. Et ils n’apportent de nouveau que leur inexpérience. C’est une des raisons monsieur, qui me fait augurer qu’un gouvernement nouveau sera plus importun que celui qu’il remplacera sans être beaucoup différent. Ne l’avons-nous pas déjà éprouvé ?

— Ainsi, dit M. Jean Hibou, vous êtes pour les abus ?

— Vous l’avez dit, répondit mon bon maître. Les gouvernements sont comme les vins qui se dépouillent et s’adoucissent avec le temps. Les plus durs perdent à la longue un peu de leur rudesse. Je crains un empire dans sa première verdeur. Je crains l’âpre nouveauté d’une république. Et, puisqu’il faut être mal gouverné, je préfère des princes et des ministres chez qui les premières ardeurs sont tombées.

M. Jean Hibou rencogna son chapeau sur son nez et nous dit adieu d’une voix irritée.

Quand il fut parti, M. Blaizot leva les yeux de dessus ses registres et, assurant ses bésicles, il dit à mon bon maître :

— Je suis libraire à l’Image Sainte-Catherine depuis bientôt quarante ans et ce m’est une joie toujours nouvelle d’entendre les propos des savants qui fréquentent dans ma boutique. Mais je n’aime pas beaucoup les discours sur les affaires publiques. On s’y échauffe, on s’y querelle vainement.

— C’est aussi, dit mon bon maître, qu’en cette matière il n’y a guère de principes solides.

— Il y en a du moins un, que personne ne s’avisera de contester, répondit M. Blaizot, libraire, c’est qu’il faudrait être mauvais chrétien et mauvais Français pour nier la vertu de la sainte Ampoule de Reims, par l’onction de laquelle nos rois sont institués vicaires de Jésus-Christ pour le royaume de France. C’est le fondement de la monarchie qui ne sera jamais ébranlé.