Les Opiniâtres/Texte entier

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Léo-Paul DESROSIERS
Les OPINIÂTRES
Roman
« … et il comprit que ce n’était qu’en travaillant la terre que la race humaine retrouverait la sérénité et l’espérance…»
L. Bromfield,
Dans la Mousson.
MONTRÉAL
1941



LES OPINIÂTRES















Léo-Paul DESROSIERS
Les OPINIÂTRES
Roman
« … et il comprit que ce n’était qu’en travaillant la terre que la race humaine retrouverait la sérénité et l’espérance…»
L. Bromfield,
Dans la Mousson.
MONTRÉAL
1941
DU MÊME AUTEUR :
Âmes et Paysages (nouvelles)
épuisé
Nord-Sud (roman)
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Livre des Mystères (nouvelles)
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Autour de la Maison
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La plus Belle Chose du Monde
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La Maison aux Phlox
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épuisé

Copyright 1941, by Léo-Paul Desrosiers.
Tous droits réservés
Ottawa, 1941

Preuve du dynamisme de la race, la France fonde successivement deux immenses empires coloniaux en moins de quatre siècles : celui qu’elle possède aujourd’hui ; celui qu’elle a perdu. En 1760, l’Amérique du Nord lui appartenait tout entière sauf le Mexique, l’isthme de Panama et une mince lisière du littoral atlantique. Flottant sur une série de forts et d’établissements, le drapeau fleurdelisé jalonnait un T gigantesque : le premier trait de l’est à l’ouest, rayait le Canada du golfe Saint-Laurent aux Rocheuses ; le second, du nord au sud, traversait les États-Unis en longeant le Mississipi. Par deux des plus grands fleuves du monde, tout l’hinterland était découvert, pénétré, soumis.

Cette possession reposait sur une assise : la Nouvelle-France. Simple factorerie de 1608 à 1629, Québec devint centre de colonisation et capitale à partir de 1632 ; les soldats palissadèrent les Trois-Rivières en 1634, et Ville-Marie, aujourd’hui Montréal, en 1642. Ce roman débute en 1636, sous l’égide de Richelieu, l’année de la prise de Corbie ; il se termine en 1665, alors que se lève l’astre de Louis XIV. Entre ces deux dates se présentent les premiers colons. Soumis pendant vingt-cinq ans à un destin effroyable, — les trois premières guerres iroquoises, — ils s’enracinent en attendant que la France puisse leur porter aide. Ces pages leur sont dédiées. De cette race forgée sur une dure enclume, des recrues appelées plus tard, descendraient les conquistadores de l’Amérique du Nord qui assujettiraient des immensités de sylve et de prairie. Leur intrépidité relève du fonds commun de l’héroïsme colonial français ; il importe de la lui restituer, à l’heure où des âmes doutent parfois d’un génie dont toutes les parties du monde ont connu tour à tour la robuste étreinte et le clair rayonnement.

— I —

Court et pansu, barbe et cheveux hirsutes formant une aire de foin blanc où nichait la figure rose, le capitaine hauturier Noé Jalobert surveillait le chargement de son navire dans le port de Saint-Malo. Jurant et riant comme un silène, il poursuivait, malgré sa lourdeur, les vaches beuglantes ; dans le soleil et la sonorité de cette matinée de mi-avril, il coltinait les colis aussi bien que les matelots, ou bien, une boîte à claire-voie remplie de poules au bout de chaque bras, il repoussait à coups de bottes vers des antres obscurs les agneaux qui glissaient sur le pont.

Puis, debout sur l’embelle, les pieds largement écartés, il dirigea l’arrimage d’un reste de provisions : barriques d’eau douce, feuillettes de cidre, barils de biscuits de mer, de riz, de pois, de lard, de bœuf salé et de farine, fourrage et grains, ameublements de colons et marchandises de traite pour les factoreries de la Nouvelle-France.

La nave de deux cents tonneaux s’enfonçait ligne à ligne. Mafflée comme son maître, construite de plançons de chêne chevillés, lourde, elle ne sacrifiait rien à la fantaisie ou à l’élégance. Dans son accastillage, ses manœuvres courantes et dormantes, elle exhibait les cicatrices de ses nombreux voyages aux mers du Ponant.

Des ruelles, les passagers débouchaient sur le port. Un jeune homme s’avança parmi eux d’un pas dur. Grand, les membres solides, il marchait vite ; sans ralentir, il traversait les groupes et contournait les obstacles. Mâchoires fermées, lèvres serrées sur les dents, regards lointains et peu mobiles, il fonçait sur son but.

Le capitaine le reçut sur le tillac, au milieu d’un rassemblement :

— Alors, on a grandi le grimelin ? On part seul pour le Canada ?

Le sourire de Pierre de Rencontre ramena soudain dans ses traits toute sa figure d’enfant. S’emparant des portemanteaux, le capitaine conduisit le jeune homme au gaillard d’avant, dans la grande chambre des célibataires.

— Tu poses ton bagage ici ; plus tard, je te dirai où j’ai placé tes provisions.

Pierre ne demeura qu’une minute dans l’obscurité de l’entrepont où plusieurs immigrants déballaient sur le plancher des coffres de bois recouverts de cuir. Il remonta, s’accouda sur le bordage, s’intéressant aux scènes d’adieu.

Là-bas, parmi la foule des oisifs, il vit s’insinuer son grand-père Servien. Une impatience le crispa. Il observait ce vieillard qu’il avait pénétré et qui lui déplaisait dans ses gestes, ses tics de langage. « Ces pas menus et vifs, se disait Pierre en lui-même, ces crochets pour saluer celui-ci, complimenter celle-là, ces arrêts répétés, c’est tout lui ». Car entre l’aïeul et le petit-fils se manifestait une opposition de nature qui créait l’antipathie.

Pierre se souvint aussi instantanément de la scène qui avait décidé de son départ. Il revit la profondeur de la pièce éclairée près de la cheminée par des bougies tremblotantes. Les mains jointes dans le dos, la taille cambrée, le grand-père Servien allait et venait dans la pénombre en discourant de sa voix nasale. Ses propos ressemblaient à sa démarche : il multipliait les circonlocutions, les approches obliques accompagnées de clins d’yeux. Enveloppées dans un flot de paroles, ses observations justes égratignaient comme des aiguilles d’acier dans des tampons d’ouate. Puis, certaines phrases détachées, compactes, formaient passage vers le but de l’entretien, à la manière des pierres plates espacées dans le lit d’un ruisseau.

Le grand-père avait débuté par un oracle sybillin :

— En vieillissant, on demeure devant soi-même comme devant une machine sur laquelle on n’a que bien peu de prise.

« Où veut-il en venir ? » s’était demandé Pierre, les sourcils froncés, guettant les prochains mots qui l’éclaireraient.

— Les hommes se distinguent autant les uns des autres qu’un insecte armé de pinces de celui qui n’en possède point ; il aurait fallu les différencier par des organes divers : personne alors n’aurait entretenu d’illusions sur soi-même ; chacun se serait rangé dans sa vraie place.

Pierre avait alors flairé la tendance des aphorismes du grand-père.

— Un travailleur est parfois égaré parmi les guerriers qui excellent à se battre contre leurs semblables : comment se défendra-t-il, penses-tu ?

Le jeune homme avait compris. Mal à l’aise, la figure en feu, il ne regardait plus le vieillard lucide qui poursuivait ses considérations.

— Sur cette terre, aucun guerrier ne peut demeurer auprès du travailleur pour le protéger tout le long du jour, car il a son propre travail à exécuter.

« Assez, assez », pensait Pierre excédé.

Le grand-père Servien devinait l’effet de ses propres paroles et il les adoucit aussitôt :

— Aucun mal à manquer d’esprit de finesse, de ruse : l’honnête travailleur jouit certainement du meilleur lot.

Mais en même temps, il se refusait à affaiblir l’impression de ses premières phrases, et il ajouta :

— Dans ce combat entre individus qu’est souvent la vie, certains sont aussi incapables de se défendre que s’ils étaient démunis d’armes au milieu d’une bataille.

Le grand-père se tut. Il laissa ces pensées choir dans l’esprit de son petit-fils sans les appliquer. Torture que cet examen de conscience qu’il avait conduit brutalement, mais avec sagacité ; il avait déchiré la complaisance en soi-même que Pierre pouvait entretenir, écarté d’un geste la continuité de ses plaintes, révélé d’une façon indirecte mais claire la cause de ses insuccès.

À la fin, le vieillard avait parlé « d’un pays où travailler en paix », de « larges espaces entre les autres et soi », et encore « d’endroits où les hommes se battaient contre la nature au lieu de se battre entre eux ».

Mi-bousculé, mi-consentant, Pierre avait décidé de partir. Il n’avait pas pardonné au grand-père Servien qui approchait sur l’appontement encombré. Il détestait dans cet homme les qualités qu’il ne possédait pas sans doute : la souplesse des petits pas attentifs aux obstacles, la menue monnaie des amabilités, l’adresse des paroles, l’application continue aux petites choses, le souci de poser chaque jour une pierre de l’édifice à construire, l’art d’obtenir l’agrément de chacun pour son entreprise, de dissuader les volontés contraires et de déplacer délicatement la difficulté. En face de ce type humain, Pierre éprouvait de la répulsion comme devant un reptile.

Les paroles d’adieu manquèrent de sincérité. Le grand-père s’éloigna et Pierre le suivait des yeux, hypnotisé par son aversion. Celui-ci pensa à sa mère qu’il avait quittée dans la paix de la maison. Soudain, il aperçut une jeune fille qui se tenait immobile à quelque distance : il la reconnut immédiatement. Elle laissait sa présence agir de loin, à la façon d’un aimant. Pierre sentait la force de cette attraction. Il était troublé. Hier encore, il l’avait rencontrée à l’improviste dans la rue ; comme toujours, sa beauté l’avait décontenancé. Ses regards s’attachaient à cette figure avec une telle volupté qu’il avait l’impression de ne pouvoir les détourner qu’avec effort ; il balbutiait, tout à la jouissance de l’examiner pendant qu’elle parlait. Pourquoi était-elle venue ? Sa présence s’expliquait-elle par le regret, par la bonté, par un changement de dispositions ? À tout hasard, il éprouva un peu de reconnaissance. Mais il ne remua pas. Rien, lui semblait-il, ne pouvait plus changer leur passé si court, plein de jalousie et d’orages. Son départ était de l’ordre des choses irrémédiables. Alors il se contenta de la regarder de loin, les mains crispées sur le bastingage, lui disant en lui-même l’adieu final.

Brune, décidée et curieuse, une fillette de sept ans peut-être, vint s’accouder à côté de Pierre.

— Et comment t’appelles-tu ?

— Anne Le Neuf.

— Où vas-tu ?

— En Nouvelle-France.

— Toute seule ?

Elle rit soudain comme si une gaieté inextinguible s’allumait en elle.

— Mais non. C’est ma maman, là-bas ; et puis là, c’est papa ; et puis mon oncle, des tantes, grand’mère Le Marchand, mes cousins, mes cousines.

— Vous partez tous ?

— Oui. Qui regardes-tu là-bas ?

— Là-bas ? C’est Ysabau.

— C’est ta sœur, Ysabau ?

— Non.

Ils entendirent le cri anxieux de la maman et Anne s’éloigna en sautant par-dessus les cordages. Pierre retomba dans sa solitude. Là-bas, Ysabau n’avait pas changé de place ; et lui, il éprouvait la tentation de crier : « Ysabau, Ysabau ».

Parmi les grincements de poulies et les cris des matelots s’élevèrent soudain le long des mâts, aussi transparentes et ruisselantes de lumière que si elles avaient trempé dans du soleil, de vieilles voiles carrées qui claquèrent au vent et se gonflèrent. Elles s’accrochèrent très haut, étalant sur un fond gris la blancheur de grandes pièces. Le Don-de-Dieu bougea imperceptiblement, puis il prit son élan.

Pierre suivait des yeux la forme de plus en plus indistincte de la jeune fille. Celle-ci courut jusqu’au bord de l’appontement. Pierre éprouvait une sensation violente, comme de liens qui se déchirent, fibre à fibre, avec lenteur.

Il partait dans l’humiliation, sa confiance en soi anéantie ; il emportait en plus le souvenir des épisodes torturants de ce premier amour ; aucun succès ni dans un domaine, ni dans l’autre. Mais il n’abandonnait point son poste, regardant s’éloigner et surgir en même temps dans son aspect de chose lointaine, la ville ceinturée de remparts.

Plus tard, le court navire commença de cogner du nez dans les fortes vagues de l’Atlantique. Et se déroulèrent jusqu’à l’horizon, la mer bleue, le firmament émaillé de petits nuages neigeux ; ainsi s’ouvrit l’immensité sans ombre, sans obstacle pour la vue, avec sa luminosité, sa fraîcheur crue. Le vent devint plus fort. Presque tous les passagers avaient disparu. Pierre ne connaissait plus maintenant que sa liberté. Il éprouvait la sensation physique de sentir contraintes et lisières se dénouer et tomber à ses pieds. Son corps pouvait remuer, se détendre, jouer de ses muscles sans gêne aucune, dans une souplesse reconquise.

Plus tard, Pierre descendit dans la grande chambre des hommes seuls. Il avait fallu fermer les hublots. Des malades geignaient du fond des matelas déroulés sur le plancher. Dans la salle des gens mariés et dans celle des femmes seules, les mêmes scènes se produisaient sans doute. Pierre remonta vite sur le pont. Il y rencontra Anne. Robuste, le pied marin, chaudement enveloppée dans une casaque et coiffée d’un chaperon, elle affrontait le gros temps en se cramponnant aux cordages. Elle enfonça brusquement sa paume chaude dans la grande main de son ami et commença de le suivre. Au passage, le capitaine Jalobert la souleva dans ses bras :

— Et ta maman n’a pas peur de te perdre ?

— Maman est malade.

— Et ton papa ?

— Il a dit que je devrais répondre à l’appel deux fois par jour.

Le capitaine rit, la peau rose un peu ridée entre les brins de la barbe blanche. Pierre de Rencontre demanda de coucher dans un hamac comme les matelots : la pensée de passer de longues nuits dans l’obscure et froide fétidité de la chambre commune lui donnait déjà des nausées.

— Je veux un hamac, moi aussi, demanda Anne.

— Tu es trop petite, le vent va t’emporter et tu te réveilleras le matin avec les morues.

Anne rit encore de son rire abondant, frais et sain.

Comme une lune lisse et sans éclat, le soleil s’enfonçait peu à peu dans l’eau de la mer. Alors il fallut descendre pour le repas. Pierre pénétra dans la pénombre de la cuisine mal éclairée. Des marmites mijotaient sur un fourneau de briques bien calé au centre. Par groupes de quatre ou de cinq, les passagers se cuisinaient des mets avec les provisions qu’ils avaient apportées ; ensuite, assis sur le plancher, ils puisaient à tour de rôle dans le même plat. Incommodés par les mouvements violents du navire, plusieurs étaient demeurés couchés. Pierre mangea peu ; il puisa dans un coffre des noix, des raisins secs, des pommes, et il s’enfuit. À la porte, il cueillit Anne qui le guettait.

— As-tu dit à ton papa que tu coucherais dans un hamac ?

— Oui. Il a dit : « Tiens, en voilà un mathurin ; et demain, je suppose, tu voudras monter à la hune ? » J’ai répondu : « Mais oui, bien sûr ». Ils ont ri, puis ils ont dit : « Tu nous abandonnes pour ton ami Pierre, tu ne nous aimes pas ». Moi, je répétais : « Je viendrai vous voir, je veux coucher dans le hamac ». Grand’mère a pris ma part : « Laissez-la coucher dans le hamac, cette enfant ; on n’est pas tellement bien ici ; le grand air ne lui fera pas de mal ». Et papa a crié : « Petite garçonnière, va coucher dans ton hamac ; mais si ton ami Pierre ne prend pas soin de toi, j’aurai deux mots à lui dire avec ce sabre ».

La même nuit, Anne et Pierre reposèrent dans les rudes hamacs, à la suite des matelots, respirant la crudité de l’air marin.

Le lendemain, Pierre s’immobilisa devant le commandant, tête haute, regards droits :

— Capitaine, la traversée sera longue les bras croisés.

Front et sourcils plissés, comme s’il défendait ses yeux contre le soleil, le capitaine le scrutait :

— Bon. Les tâches ne manquent pas, mon gars.

Il lui assigna des corvées de plus en plus difficiles. Depuis l’enfance, Pierre n’avait-il pas toujours rêvé à ces merveilles : grimper aux échelles de cordage, empoigner la barre et conduire devant soi, comme un percheron ardent, le navire poussé par sa haute voilure ; utiliser les vents ; carguer ou hisser chaque voile, en connaître le nom ; hâler les manœuvres courantes, nouer toutes les espèces de nœuds ; recevoir, entre les gaillards, le heurt de lames vertes ; prodiguer ses forces, utiliser sa souplesse, braver les risques, subir les violences et les bénignités de la mer, chanter à tue-tête par les journées de bise qui penchent le navire sur la bande ?

— Hein, si elle te voyait ta maman, mon luron, juché sur la pointe des vergues !

Pierre riait. Le capitaine Jalobert revoyait les traits du bambin qui, il n’y a pas si longtemps, trottinait dans les rues de Saint-Malo.

— Bonne mère ! pensait-il, c’est un gosse.

Et le gosse plongeait dans cette aventure. Il s’entraînait à manier le merlin, débitant des bûches en billettes pour le cuisinier ; il affénait les brebis et les vaches ; il saignait poules et cochons. Aucun labeur ne lui répugnait pour lier connaissance avec les choses et les animaux. Toute besogne recélait la saveur d’une initiation. Et le capitaine Jalobert pressait Pierre dans cette voie.

— Un corps humain, disait-il, est-ce fabriqué pour se camper immobile sur une chaise ? Est-ce articulé pour demeurer droit ? Les poumons, il leur faut de l’air à grandes lampées. Ne te laisse pas rouiller, mon gars, si tu veux bien dormir, bien manger, chanter par là-dessus.

Quand il se souvenait une seconde de Saint-Malo, Pierre constatait la transformation qui s’était opérée soudainement en lui par suite du changement de milieu. Quelques jours s’étaient à peine écoulés, et il ne reconnaissait pas l’individu maussade et inquiet qu’il avait été la veille. Il jouissait du bonheur des muscles et des membres en action, des sommeils sans faille, de la pureté de l’air, des vents, du froid, de la chaleur et du soleil. Défiance, pessimisme, tristesse, manque de confiance en soi s’étaient évaporés comme la rosée. Des flots d’énergie vitale l’animaient de leur véhémence. Il buvait à pleine coupe la saine rudesse de l’amitié. Plein d’assurance et d’optimisme maintenant, il se redressait de toute sa taille. Il lançait son défi au monde. Son être s’épanouissait dans des conditions de vie favorables ; une fois délié des enlacements d’un milieu hostile, il poursuivait avec vigueur sa croissance interrompue ; une fermeté nouvelle et l’orgueil de sa force se lisaient dans ses yeux.

Par sa seule présence, la petite aidait à cette transformation sans y penser ; son insouciance et son exubérance prêchaient d’exemple. Le soleil et le grand air l’avaient si bien hâlée que Pierre lui disait :

— Au débarquement, les gens de la Nouvelle-France vont s’écrier : « Tiens, une négrillonne des Îles».

Tout le dôme du ciel s’était comblé comme une coupe d’un brouillard d’ouate lumineuse. Empanné dans ce paysage de blancheur arctique, le bâtiment se dessinait en noir goudron, voilure inerte. Fatigués par l’oppression de cette bourre immatérielle et froide, les matelots s’agitaient comme des fantômes. Et par vastes champs couleur de mercure, la mer, animée d’un mouvement de haut en bas, se soulevait et s’abaissait, comme sous l’effort de profondes respirations.

Le capitaine commanda d’ouvrir écoutilles et hublots. Des trois grandes chambres et des cales fusèrent des émanations méphitiques aussi épaisses qu’une fumée. Et surgirent l’un après l’autre, dans la pâleur de l’air, des êtres exsangues, dévorés de furoncles, pourris par le scorbut, à demi asphyxiés. Ils demeuraient étendus sur l’embelle, mal à l’aise, respirant cette vapeur qui adhérait à leurs poumons ainsi qu’une poussière aqueuse.

Affalé de fatigues, des fibrilles rougeâtres zébrant le blanc de ses yeux, le capitaine Jalobert observait la montée de cette procession. L’accoutumance l’avait endurci à ces spectacles. Mais Pierre de Rencontre demeurait stupéfait.

— Ce n’est pas un navire, c’est un hôpital, disait-il au capitaine.

— Nous touchons aux Grands-Bancs ; qu’une brise nous y pousse et la morue remettra tout le monde.

Le Don-de-Dieu avait quitté Saint-Malo depuis sept semaines. Au début, chacun avait consommé ses vivres frais, abattu ses animaux vivants. Bœuf et lard salé s’étaient ensuite épuisés ou ils avaient ranci ; le biscuit de mer s’était corrompu ; il fourmillait de vers. L’eau saumâtre rebutait les estomacs.

Voyage qui différait peu des autres cependant : vents favorables, vents contraires, avances et reculs, fuites devant des corsaires, grains, pluies, neige, beau temps, lames qui secouaient comme un tambour de basque le petit vaisseau solide, et enfin grosse tempête qui avait disloqué la mer pendant quinze jours et venait de s’amortir dans un calme plat.

Le soleil argenta le brouillard et le rendit translucide. L’équipage se mit alors au travail, rapiéçant les voiles, rectifiant les gaillards, curant et nettoyant à grande eau.

Pierre errait, désœuvré. Cette halte produisait sur lui des effets imprévus. Mer, liberté, nouveauté avaient agi comme de l’esprit de vin. Hier, Pierre était ivre ; il avait cessé de penser au passé, à l’avenir ; il avait ri, chanté, travaillé sous l’effet d’une griserie physique. Aujourd’hui, son effervescence s’affaissait. Il revenait à lui-même.

Alors Pierre de Rencontre scrutait cet horizon illimité, ces lointains de silence emplis de vide et de mystère.

— Que regardes-tu là-bas ? demanda Anne.

— La Nouvelle-France.

— Tu te moques : on ne voit rien.

Au départ, l’amertume du passé remplissait tellement son cerveau qu’il n’avait pas réfléchi à autre chose. Des notions sur le Canada, il en possédait comme tout bon Malouin. Depuis un siècle et plus des bâtiments glissaient hors du vieux port pour s’évanouir dans les brumes ; ils retournaient au bout de sept ou huit mois avec la description de mystérieuses « maladies de terre » ; ils rapportaient des cargaisons de poisson et de fourrures. Les équipages parlaient de froid, de neige, d’une âpre nature peuplée de Sauvages.

Pierre avait peu écouté son grand-père prodigue de renseignements. Et maintenant, faits, exagérations, légendes, s’amalgamaient pour former l’image d’un pays revêche. Quel était au vrai ce continent qui se défendait contre toute intrusion par des distances si démesurées ? Un peu inquiet comme la majorité des passagers, terriens d’origine, il recherchait maintenant la compagnie des colons qui couraient au même destin. Anne l’entraînait dans l’orbite de la famille Le Neuf. Des terreurs avaient envahi l’esprit des femmes.

— Ce n’est pas la route de la Nouvelle-France, mais celle du cimetière, affirmait la grand’mère.

Son fils aîné, monsieur de la Potherie, supportait mal la traversée. Mais monsieur du Hérisson conservait son égalité d’humeur. Esprit positif et froid, sans imagination, peu doué de cette sensibilité qui produit les sentiments excessifs, il s’opiniâtrait dans une appréciation plus exacte des événements et préservait son sens de l’humour.

— Ces deux mois nous approvisionnent de souvenirs pour la vie, disait-il.

Ses propos dans le brouillard rétablissaient le sang-froid de ces gens exténués de misères.

C’est monsieur du Hérisson qui avait porté toute sa famille à transmigrer. Il avait tiré des renseignements de Champlain, de Pont-Gravé, des armateurs De Caën ; il avait lu plusieurs ouvrages attentivement ; l’hiver passé, Olivier le Tardif, de passage en France, lui avait soumis des projets bien conçus. C’est donc dans une entreprise mûrement étudiée qu’il s’était embarqué avec tous les siens. Lui seul savait bien où il allait.

— Notre domaine manquait d’ampleur, disait-il à Pierre ; nous menions une existence de plus en plus étriquée. Là-bas, demander suffit : nous obtiendrons des seigneuries aussi riches et aussi étendues que nos désirs. À l’heure présente, la Nouvelle-France a besoin aussi de gens comme nous tous : colons, soldats, officiers, notables.

S’il n’exagérait pas les maux de l’état présent, monsieur du Hérisson n’exagérait pas non plus les espoirs. À l’entendre, il ne s’acheminait pas vers un pays de Cocagne. « Il faudra souquer dur », disait-il. La virile précision de son intelligence ajustait exactement la parole à l’idée, le sentiment à l’objet, sans ces bavures que l’imagination produit. Elle se défendait même contre l’intempérance de l’espoir et prévoyait les obstacles.

Pierre de Rencontre éprouva le calme de cette amitié ; la pondération des propos le délivrait des appréhensions. Quant à monsieur du Hérisson, il devinait la soif d’apaisement du jeune homme. Il le regardait souvent lorsque la silhouette de ce dernier, à l’avant du bâtiment, se haussait de façon démesurée dans la pénombre fantomatique du brouillard. De son regard investigateur, il avait deviné bien des parties du caractère de cet aventurier : l’imagination, par exemple, la sensibilité, et, soudain, comme par une déchirure de la vision, des fonds de souffrance ; l’air distant, abstrait, qui ne correspondait ni à du mépris pour les autres, ni à de la morgue, mais plutôt à un jeu intérieur de rêves et de pensées ; la passion qui animait les yeux noirs, une promptitude à comprendre, la volonté qui imprimait déjà à la figure un dessin net. Monsieur du Hérisson le suivait de l’œil avec bienveillance et curiosité ; il le voyait marcher de son grand pas direct, évitant les obstacles comme par miracle. Pierre soulevait Anne dans ses bras, il lui parlait avec cette ingéniosité du cœur que la feinte n’imite pas.

— Sincérité de part en part, sincérité compacte, pensait monsieur du Hérisson ; a-t-on jamais eu idée de partir dans la vie armé de cette façon ?

De la nuit où elle gîtait, la vigie hurla : « Terre, terre ».

Les passagers ne discernaient à l’avant, au ras de l’eau, qu’un point lumineux ; à chaque instant, une vague plus forte le dérobait aux regards.

— C’est un feu sur la Table-à-Rolland.

De bonne heure le lendemain matin, Pierre sauta à bas de son hamac. Enfin immobile en mer étale, le bâtiment reposait sur son ancre au milieu d’une crique sablonneuse bordée de forêt. Le soleil déjà chaud s’enlevait dans l’air. Sur le gaillard d’arrière, un matelot tout excité cria :

— L’île Percée ! l’île Percée !

Pierre entendit des pas de course. Il s’avança lui aussi et s’arrêta, saisi. La pointe du triangle de terre dans lequel se creusait l’anse, se haussait pour former un haut promontoire de roc gris aux flancs accores ; et la prolongeant à quelque mille pieds en plein océan, murant le ciel de sa masse rougeâtre, un long rocher taillé en forme de navire, la proue relevée, s’avançait vers le port. Dans sa carène érodée, creusée de cavernes par le heurt perpétuel des vagues, s’ouvraient, comme trois portails gothiques, trois géantes ouvertures qui donnaient vue sur l’autre mer ; une mince bande d’herbes couronnait le sommet lointain et, plus haut encore, goélands et cormorans voltigeaient en nuages indistincts.

L’autre extrémité de l’anse s’exhaussait de même manière ; façonnée en gros cap carré tout d’abord, puis montant et montant toujours, en zigzags et en angles déchiquetés, elle courait le long d’une falaise convexe et rouge, atteignait un pic rose, dénudé, dont il ne subsistait qu’une moitié, face au levant, face aux tempêtes de l’est.

Une seconde baie s’ouvrait sur l’autre côté de ce triangle de terre barré à sa base par un large mont massif, vu de flanc, taillé en musoir du côté du sud. On accédait à la large table du sommet, — la Table-à-Rolland, — par un tremplin boisé. Enrobé de conifères, le morne se carrait dans une atmosphère si pure qu’il semblait coiffé d’une cloche de verre.

— L’île Percée ! l’île Percée ! criaient les matelots réjouis devant cette anse échancrant le littoral du continent inconnu.

À cette première escale, l’équipage renouvellerait la provision d’eau, embarquerait du bois, du poisson frais et des vivres. L’un des premiers, Pierre de Rencontre descendit dans l’énorme chaloupe qui avait encombré le pont pendant la traversée et traînerait désormais à l’arrière au bout d’un filin. Tenant Anne par la main, il sauta sur le banc de graviers que les lames roulaient avec des paquets d’algues. Mais ils étaient si longtemps demeurés sur la mer qu’ils en portaient l’instabilité dans leur cerveau : la grève sur laquelle ils s’aventurèrent oscillait, plongeait, se relevait sous leurs pas comme le pont du navire ; la côte s’abaissait et montait ; et, à chaque enjambée, tout en riant, ils accomplissaient le geste inconscient d’équilibrer leurs corps ou de se retenir à quelque main courante ou à quelque câble. Ils firent halte tout de suite près d’une biscayenne accostée en face d’un échafaud, table visqueuse, noire, où la sanie, le sang semblaient suinter des aies. Un pêcheur transperçait, de la pointe rouillée d’une gaffe, les morues de taille énorme débordant des tilles ; la gaule ployant sous le poids, il les déposait sur l’établi. De sa main gantée de cuir, armée d’un couteau au fil ardent, le piqueur ouvrait une large entaille dans les ventres blancs ; il poussait les poissons l’un après l’autre au décoleur qui arrachait la tripaille et fauchait la tête ; le trancheur pratiquait deux incisions et l’arête sautait d’un coup de pouce ; toujours glissant sur les planches poisseuses, la morue basculait enfin dans les esquipots d’où, après de nombreux lavages, elle échouait entre les mains du saleur.

Également morcelée entre tous les propriétaires de navires, la grave disparaissait à perte de vue sous le tapis des morues triangulaires soumises toutes ouvertes à la dessiccation par le soleil, et qui s’amincissaient, se recroquevillaient, se bistraient, s’allégeaient de toute leur eau ; ou bien qui, entassées en moutons, — hautes piles circulaires semblables à de gigantesques roues pleines couchées sur le gravier, — obstruaient la plage pendant que s’accomplissait en elles une mystérieuse fermentation.

Et mouillés dans chaque baie, de nombreux morutiers oscillaient avec leurs mâts et leurs cordages ; les matelots s’occupaient sur les grèves à tourner et à retourner le poisson, à construire et à démolir les moutons, à transporter la morue sèche dans les cales ; biscayennes et gribanes allaient et venaient sur la mer ; au large, à chaque bout d’une île courtaude, des rangées de doris se balançaient à l’ancre au-dessus des meilleurs fonds ; des filets de fumée s’élevaient des baraques enfouies sous la futaie ; des rues dégringolaient des hauteurs. Long comme un pan de forteresse, le rocher roux subissait l’assaut des lames qui rejaillissaient sur ses flancs. Et, planant sur le tout, piailleurs, le bec jaune, des goélands aux ailes roides flottaient aux courants d’air, ajoutant la blancheur de leur plumage au rouge des falaises, au bleu foncé de la mer, au bleu pâle du ciel, au vert des forêts grimpant dans toutes les directions sur les hauteurs.

— M’avez-vous dit que la morue manquait ? demanda Pierre à un grand pêcheur maigre aux moustaches gauloises.

Celui-ci sourit imperceptiblement. « Venez avec moué », dit-il. Il les conduisit à l’embouchure d’un ruisselet, dénoua un câble, puis il hâla de vastes hannetons. Dans l’un, longs et forts, se profilaient, bien rangés, des saumons d’une taille comme Pierre n’en avait jamais vu, dans l’autre rampaient à reculons d’énormes homards au dos verdâtre. Indiquant la mer, le pêcheur dit :

— Vous pourriez en charger de pleins navires… En leur saison, les maquereaux rompent les filets, comme l’églefin, le flétan, le hareng. Les troupeaux d’épaulards se promènent là-dedans…

Pierre comprit alors l’expression dont son grand-père s’était servi : « pays vierge ». Durant ce premier contact avec le nouveau monde, son regard embrassait tout à la fois la mer et la terre : partout, abondance de poissons, d’oiseaux, de bois ; multiplication libre, pullulation de la vie animale et végétale ; croissance prolongée des individus qui atteignaient des âges et des volumes incroyables. À elle seule, cette grève couverte de morues comme de grandes tuiles imbriquées, donnait une sensation de richesse.

— Un bon pays alors, la Nouvelle-France ?

— Un bon pays ? Ça dépend. Pour se nourrir, oui. Mais pour le climat ?

Un Normand de race pure ; tout s’équilibrait exactement sous sa parole : un avantage en face d’un désavantage ; une richesse en face d’une pauvreté ; un pour et un contre.

— Et cette petite demoiselle, ça vient vivre avec les Iroquois ?

Un peu étrange et dur, le mot barbare s’inséra dans la mémoire de Pierre. Mais celui-ci s’amusait trop du contraste entre cette bambine aux jolies vêtements et ce pêcheur barbu, pour demander d’autres renseignements.

— Vous avez passé avec le capitaine Jalobert ?

— Oui.

— Ah ! un vrai marsouin, celui-là.

Au départ, un coup de canon salua les morutiers. Après avoir rebroussé chemin, le Don-de-Dieu contourna la pointe de Gaspé et s’engagea, proue vers l’ouest, dans le fleuve Saint-Laurent. De nouveau, les côtes s’évanouirent ; les passagers avaient l’impression de se retrouver en pleine mer si ce n’est que la marée, à certaines heures, formait courant et les poussait vers l’intérieur. Parfois une bande bleuâtre se dessinait au nord ou au sud. Pierre s’impatientait :

— Mais où nous menez-vous, capitaine Noé ? Retournons-nous en France ?

— Mais non, mais non, nous naviguons sur le fleuve.

— Le fleuve Saint-Laurent, capitaine Noé ? Vous voulez badiner.

Chaque année, les passagers le questionnaient ainsi. Il riait ; il les conduisait devant une carte ancienne. Et sur le parchemin, ils examinaient tout l’estuaire, immense corne d’abondance orientée vers le sud-est.

— Et nous sommes là, indiquait le capitaine de son doigt boudiné.

Les marsouins au ventre blanc apparaissaient à la surface et plongeaient en décrivant un cercle ; les épaulards lançaient leurs jets d’eau ; sur les battures rocheuses, par centaines, les phoques se chauffaient au soleil ; les goélands suivaient le navire ; leurs cris rauques semblaient la clameur même de la mer.

— Traversons-nous le pays de part en part ? demandait Pierre.

Enfin les rives se rapprochèrent ; bientôt, elles formèrent une large avenue sinueuse, où apparaissaient de loin en loin des îles bleues baignantes dans des immensités d’eau lisse. Au nord, les montagnes constituaient la berge même ; au sud se déroulait un plateau, et la sylve s’étendait, sans limites, épaisse et serrée comme une toison.


— II —

Mais le fleuve est une invite : dans tout l’est de l’Amérique, il constitue la seule trouée ouverte dans l’impassable forêt, jusqu’au centre du continent. Aspiré lui aussi par cette force, Pierre de Rencontre abandonna Québec. Il remonta le Saint-Laurent pendant trois jours. Descendant du nord, un puissant affluent tenait en son embouchure, comme un serpent dans sa gueule, quelques îlots sablonneux et boisés. De loin, la pinière semblait croître dans l’eau même ; et, l’entre-bâillant à peine, un carré de pieux ceinturait sur un platon quatre ou cinq édifices dont les toits se soulevaient au-dessus des palis.

Les Trois-Rivières. Pierre y descendit. Au bout d’une heure, il connaissait toute la population : quelques Jésuites, quelques interprètes et quelques commis conduisant le commerce des pelleteries, un peloton de soldats. Une chapelle-presbytère, un magasin, diverses constructions basses se dispersaient dans l’enceinte.

Assis sur l’affût d’un pierrier posé sur un terre-plein, Pierre regardait, le même après-midi, le fleuve couler. À quatre cents milles de la mer, celui-ci se montrait encore plus large que la plupart des autres à leur embouchure. Dans la journée calme, soleilleuse, il surgissait de l’inconnu, s’enfonçait dans l’inconnu, de son ample glissement silencieux au creux de l’immobile forêt.

Basané, de stature moyenne, Jacques Hertel se tenait debout à côté de Pierre. Impassible, il aspirait d’épaisses bouffées de fumée ; puis, le calumet à la main, il épiait l’excitation et le déconcertement de son compagnon soudainement échoué dans le vide de ce pays.

Parfois, il parlait. Et Pierre n’avait pas besoin de prendre ses mots du bout des doigts comme on prend du linge douteux, afin d’en bien examiner toutes les souillures ; envie, ruse, feinte, basses passions humaines. Non, la parole de celui-là, c’était de beau tissu franc, tout blanc, tout propre. Avec lui et quelques autres que Pierre avait côtoyés durant le voyage, disparue la crainte de connaître ou de rencontrer des hommes ; disparue l’appréhension, née d’une longue habitude, de découvrir un ennemi en son semblable ou en son frère. Ici, la lutte pour la vie avait disparu : l’un ne tentait pas de dévorer l’autre, car il pouvait sans cela manger tout son saoul. Alors Pierre interrogeait ; il écoutait ensuite la musique de la franchise.

— C’est grand la Nouvelle-France ?

— Tu as atteint ce second poste, le dernier. Tu penses : voici le cœur de la contrée. C’est à peine la frange. Tu dois t’habituer à des dimensions nouvelles, comme si tu entrais dans un édifice plus vaste. Nicolet a navigué vers l’ouest pendant au delà d’un mois ; il avait traversé des océans d’eau douce. A-t-il découvert le centre ? Tu ne sais pas. La forêt se déploie toujours ; les Indiens décrivent d’autres fleuves, d’autres plaines.

— La terre est fertile ?

— Avancer en canot sur une rivière, c’est passer au fond d’un canal dont les berges de feuillage s’élèvent à cent pieds de hauteur ; tu ne vois rien. Mais si le sol pousse des arbres, pourquoi ne pousserait-il pas autre chose ?

— Et le défrichement forestier ?

— Vois la futaie. Une vraie toison de mouton. Les hommes bougent au fond, pucerons parmi les brins de laine. Mais cette toison-là ne se rase pas à pleines poignées, avec des forces. Le déboiseur doit trancher brin à brin ; et le brin est un arbre et il faut des milliers de coups de cognée pour l’abattre et le débiter. Si tu veux cultiver cent arpents, l’ouvrage ne s’exécutera ni dans le jour, ni dans la semaine. Un arpent et demi, deux arpents par année.

— Et le climat ?

— Quatre tranches de matière distincte. L’automne ? Forêt rouge, jaune, du grand vent, des feuilles sèches où tu marches à mi-jambes. L’hiver ? La neige épaisse de trois à quatre pieds : ton rez-de-chaussée est enfoui ; une surface de glace non moins lourde sur toute eau stagnante ou courante ; et du froid : tu n’as besoin de personne pour te l’indiquer. Au printemps, des vents chauds soufflent sur le pays ; libérée en quelques jours, l’eau de quatre ou cinq mois accumulée sous forme de neige ou de glace, dégringole vers la mer en nappes et en torrents, charriant tout. L’été…

La figure animée de Jacques Hertel se figea tout à coup dans une attention vive. Pierre suivit la direction des regards. Et, sur l’isolement du fleuve, il aperçut au loin des canots descendant en formation régulière. Dans le silence du soir, rasant la surface de l’eau, des phrases scandées parvinrent jusqu’à eux. La foule indienne se précipita au dehors des wigwams coniques qui pointaient dans la verdure, et ses clameurs répondirent aux appels lointains.

— C’est un parti de guerre qui revient, dit Hertel.

Il comptait les cris échangés de part et d’autre, afin d’apprendre la victoire ou la défaite, le nombre des prisonniers, des blessés…

Se dépouillant plus tard de leurs robes, des squaws plongèrent dans l’eau du bord, couverte de l’ombre des arbres, déjà noire ; elles émergèrent plus loin dans le soleil et nagèrent vigoureusement ; les premières à atteindre les canots brandiraient en leurs wigwams les scalps d’Iroquois qu’échevelait le vent au bout de longs bâtons.

— Je vais prendre des nouvelles, dit Hertel. — D’un bond, il sauta de la plate-forme et se perdit dans la foule.

Étrange soir troublant. La nuit avait pris plus vite possession des bois que du ciel. Massifs de frondaisons noires, les arbres se couchaient sous le fouettement de la rafale, se redressaient, battaient l’air à grands coups d’ailes de ténèbres ; et par les interstices voltigeants, par les percées vacillantes, descendait, toujours en mouvement, la luminosité d’un firmament gonflé de clarté vert tendre, qui illuminait par éclairs la terre et le sous-bois. Et, parfois, entre les cimes balancées, s’entrevoyait, seul immobile dans cette agitation, le fin fil d’argent d’un croissant de lune. Et Pierre de Rencontre avançait sur ce sol zébré de lueurs, prêtant l’oreille aux turbulences de la forêt américaine.

Et soudain jaillit au travers de tous ces bruits plus sourds, non loin, un cri aigu de douleur. Il s’éteignit tout de suite, puis recommença et dura longtemps. On aurait dit que la volonté refermait la mâchoire et la bouche de la victime ; mais quelques secondes à peine, et la souffrance l’ouvrait à nouveau toute grande et alors filait dans l’air, en trémolos, un râle qui se prolongeait.

Pierre se passa la main sur la figure ; la sueur y ruisselait ; elle baignait son corps, il courut vers le rivage par les détours du sentier. Et là, il aperçut les flammes d’un brasier soufflant des flammèches et de la fumée ; et, dans leur rayonnement, deux prisonniers iroquois liés à des poteaux et soumis à la torture. Une foule composée d’hommes, d’enfants, de femmes tournoyait autour en vociférant, chacun infligeant sa blessure ; estafilades de couteau ébréché, rouillé ; brûlures des tisons, des canons de mousquets, des haches de fer rougis au feu ; déchirures des éclisses de bois dur ; flagellation sanglante administrée avec des harts ou des cordages.

Pierre s’approchait. Il entendait les vociférations, il voyait les déformations des visages bariolés de vermillon, de noir, de vert. Et il demeurait là, interdit, devant la crudité de cette sauvagerie hystérique. Et toujours s’exhalaient les plaintes des suppliciés, pareilles à celles des bêtes dont le cœur vient de s’ouvrir sous le couteau.

Et c’est alors que survint, très calme, un missionnaire jésuite : le père Buteux. Un silence, et il se dressa debout devant les prisonniers. Pierre de Rencontre l’entendit parler dans une langue inconnue. Doux tout d’abord, les mots atteignirent vite un accent passionné. Puis ils cessèrent. Comme une harde mâtée, mais toujours rancunière, les Indiens délièrent les prisonniers et retournèrent en leurs wigwams.

Alors Pierre constata que la nuit l’enveloppait. Il revint par le rivage. Une voix l’interpella dans l’obscurité…

Sur la barbette, ils se tenaient là maintenant, trois hommes au ras du fleuve clapotant : Jacques Hertel, plaisant, animé, de corps léger et d’esprit fin ; Jean Nicolet, explorateur hardi de l’ouest, bel homme aux moustaches et aux cheveux blonds bien frisés, mais probe, judicieux, amène ; Pierre de Rencontre, un qui interroge et qui écoute, et qui absorbe la nouveauté du pays par ses couleurs, ses bruits, ses parfums.

Hertel et Nicolet continuèrent leur conversation. Le mot « Iroquois » y revenait sans cesse. Alors Pierre s’enquit. Et Nicolet parla :

— Tu vois le fleuve ? On se glisse hors du couvert de la futaie, comme d’une maison, et voilà, il est là, ensoleillé, frais, bruissant, ouvert, venteux. C’est le chemin de Roi du pays. Qui le commande possède le gibier, le poisson, le commerce. Alors, il fascine les hommes. De race algonquine, nomades, les premiers possesseurs voltigent dans leurs canots d’écorce de bouleau. Très loin, au sud-ouest, se dresse un jour une dure nation agricole, sédentaire ; le peuple de la Maison Longue, les Iroquois. Sous l’effet de l’attraction, il approche et soudain trébuche sur les Grands Lacs : alors, il est charrié par le courant. Échelonnant ses tribus sur les rives, il pénètre en fer de lance dans le pays où nous sommes ; il plante ses palissades de rondins, édifie ses loges allongées, sans fenêtre, sème son maïs. L’avance refoule certaines peuplades vers le nord-est ; les autres versent un tribut. Mais sur des centaines de milles, les Iroquois n’occupent que les berges ; le fleuve remonte vers le nord et les mène en dehors des régions du maïs, les contraignant en partie au nomadisme. La race est dominatrice, cruelle ; ses bourgades tiennent le pays, ses pirogues d’écorce d’orme portent les massacres jusqu’à la mer. Elle subjugue ou elle tue. Mais les rancunes croissent. Il y a soixante-quinze ans, elle subit l’attaque de la coalition des dépossédés. Battue de flanc, son avant-garde est culbutée, décimée, chassée. Menacée dans son existence même, elle se terre loin au sud dans la forêt qui lui sert de protection. Là, elle se ressaisit, se discipline, s’agglutine dans une imbrisable unité. Mais la mémoire du fleuve la hante.

Par convoitise, désir de revanche, elle revient, tenace, surveiller ses anciens domaines. Incapable de les reconquérir, elle les interdit à tous autres par des incursions continuelles. Et le fleuve devient zone neutre, tout à fait dépeuplée. Alors, nous survenons, nous ; nous érigeons deux postes dans ce territoire prohibé ; nous avons besoin de paix pour nous établir, nous avons besoin de fourrures pour solder les frais d’occupation et de colonisation ; nous nous allions donc aux Algonquins, aux Hurons, les grands pourvoyeurs de fourrures. Pour ces deux raisons nous devenons les ennemis du peuple de la Maison Longue, ces écumeurs du fleuve, des anciens occupants qui refusent de résilier leurs droits.

— Pourquoi nous inquiéter ? demanda Pierre. Ne possédons-nous pas les armes à feu ? Et nos alliés sauvages viennent de remporter une victoire.

— Oui. Mais ils fondent comme une neige au soleil. Cette guérilla fait en fin de compte peu de victimes. Les famines de l’hiver occasionnent des pertes plus nombreuses, de même que l’ivrognerie. Ensuite, les maladies blanches que nous avons apportées, déciment les tribus ; la contagion court comme le feu dans des traînées de poudre. Ces sauvages ne connaissent aucune défense contre les épidémies. Le vrai péril est là. Je le crie à tout venant : la suprématie algonquine n’existe plus. Nos amis opposent une défense de plus en plus faible aux Iroquois, cinq tribus solidement liées, non contaminées, qui peuvent guerroyer douze mois par année parce que les femmes cultivent le maïs.

— Pourquoi ne pas les refouler nous-mêmes en leur pays ?

— Nous n’avons pas cent soldats dans toute la Nouvelle-France ; et, chaque jour, l’ancien équilibre se détruit un peu.

Jean Nicolet interrogea Pierre longuement sur les dernières nouvelles de France. Un peu impatienté, il s’écria :

— Cet entretien ne vous sera pas d’un grand encouragement pour vous fixer aux Trois-Rivières ?

Posée ainsi avec un peu d’humeur, la question contenait un défi. Brusquement, la jeunesse et le courage de Pierre répondirent :

— Ma décision était déjà prise.


— Mais non, pauvre vieux, répétait Hertel. Tu ne peux circuler en forêt durant l’été ; tu n’es pas un Sauvage.

Pierre a passé outre ; mais les halliers l’ont lié de leurs lanières et l’ont retenu. Alors, il a profité du délai pour s’emplir les yeux du spectacle de la Nouvelle-France. Il a vu venir la flottille des canots hurons surchargés de fourrures. Un Jésuite est descendu sur le sable, pieds nus, soutane moisie, bréviaire attaché au col, émacié comme un agonisant. Les Indiens ont installé un campement provisoire et déchargé les ballots de peaux de castor perçues dans l’immensité du continent. Par l’intermédiaire des interprètes, un pénible marchandage s’est ouvert. Hurons et Français ont palabré en la monotonie des conseils ; le Gouverneur y assistait et François Hertel traduisait chacun des discours. Danses, banquets barbares, courses à pied, Pierre a tout observé.

Pendant ces cérémonies, Pierre s’impatientait. Pourquoi cette précipitation en ses veines ? Pourquoi cette impétuosité ? Sous la contrainte de sa volonté, il procédait avec lenteur ; mais la volonté oubliait et alors l’allure s’accélérait. L’indolence exigeait un effort. Vite, toujours plus vite ; que fuyait-il, que pourchassait-il avec cette rapidité ? Quoi qu’il entreprît, — travail, amusement, — bientôt il était absorbé tout entier et peinait.

Enfin se présenta le jour de l’établissement. L’automne s’achevait. À cette époque, la forêt n’est plus que squelette ; toute sa feuillée disparue, elle demeure étrangement amenuisée, amoindrie ; elle a perdu volume et poids. Les arbres qui revêtaient une si massive apparence, avec leurs ramures éployées, qui occupaient tant d’espace, ne conservent plus que des fûts gris et des branches contrefaites. Le sous-bois même a fondu ; et l’on comprend mal que ces harts flexibles et rares, vacillant ici et là, aient opposé à l’envahissement, durant l’été, de si inextricables entrelacements. Seul conserve un peu de majesté le large élan des gros troncs d’un seul brin.

David Hache, menuisier, suivait Pierre de Rencontre. Les outils sur l’épaule, il maugréait à part lui.

— Jérémie ! ceux de son espèce, ils veulent bien tuer leur canard, mais non se lever à quatre heures du matin.

Les deux hommes déposèrent des colis parmi les feuilles. David Hache indiqua un chêneau. Pierre saisit sa cognée, un coin de fer au bout d’un manche de bois rond. Il le brandit ; l’instrument rebondit sur les fibres dures. De peine et de misère, Pierre déchiquetait le tronc à la manière des castors.

— Jérémie ! dit encore David Hache.

Sa hache à lui s’enfonçait avec précision, découpait des copeaux nets, approfondissait une entaille régulière. Un coup porté à faux, et le manche de la cognée de Pierre se rompit.

— Un enfant, pensa encore David Hache. A-t-il jamais vu un coutre avant aujourd’hui ? L’hiver va commencer et ça va être tout seul. Il faudra aussi voir ça au printemps parmi les maringouins.

Le soir, Pierre cueillit du bois sec ; il alluma le feu, il fit rôtir le lard salé dans la poêle à long manche. Un sourire timide sur ses lèvres, il s’amusait comme un enfant. Et David Hache l’observait froidement, comme un objet. Lui, le vieux boquillon le croquant élevé à la dure, il prenait la mesure de cet adolescent grandi dans l’aisance.

— Votre idée, c’est sérieux ? demanda-t-il.

— Oui, monsieur Hache.

— Appelez-moi Le Fûté, comme tout le monde.

Une journée de coups maladroits ; un seul arbre grignoté par la base, écuissé en tombant, pas ébranché, pas écimé ; puis le manche de hache brisé.

— Regardez autour de vous.

Dans le crépuscule sans soleil, saturé de brume, Pierre aperçut l’immobilité de la multitude des troncs nus ; les deux hommes ne pouvaient se mouvoir sans les heurter ; à trente pas, ils ne distinguaient plus rien à claire-voie, la futaie formant masse compacte et mur oppressant.

— Pensez.

Pierre a compris et il rit.

— Vous êtes découragé pour moi ?

Le Fûté sursaute.

— Jérémie, dit-il encore.

— Je n’ai jamais cru que j’abattrais mon arpent la première journée.

— Bon.

— À Québec, j’ai visité des essarts ; tous les colons font du défrichement forestier ; l’ouvrage exige du temps, mais la terre est bonne.

De ses yeux luisants sous les sourcils broussailleux, David Hache examinait ce compagnon.

Pierre s’endormit vite sous les couvertures. Le Fûté débattait son problème. Pierre possédait une volonté, elle se tenait là, enracinée comme un gros chêne. L’entreprise paraissait bonne aussi : extraire de la forêt un domaine agricole. Lui-même y avait déjà songé. « Il veut rester, se disait David Hache, mais le peut-il ? Voilà. Non, il ne le peut sans moué. Savoir s’il le mérite. Ce n’est pas mon enfant. » Et il pensait à soupeser Pierre moralement, à le jauger, à le suivre comme un chasseur, sa proie, sans indulgence aucune, enregistrant chaque jour le pour et le contre.

Le matin vint. Du vent encore, des nuages, un ciel gris ; et cette solitude absolue qui gruge le courage dans le bois ; on se sent seul dans la création. Et les tâches fatigantes se présentaient toutes en même temps ; layer pour établir communication avec la rive où dans le fourré se bombait la coque du canot à l’envers ; nettoyer un emplacement afin d’y asseoir la cabane et d’y dessiner un courtil ; disposer des chablis ; raser le mort-bois, ébûcheter, essoucher, débroussailler ; puis choisir dans le voisinage quelques baliveaux droits comme des hampes, les abattre, les écorcer, les transporter à bras au chantier, en façonner les bouts en queue d’aronde passante, les dédosser un peu ; puis empiler l’un sur l’autre les corps d’arbres afin d’édifier une hutte chaude.

Gros ouvrages qui n’avançaient guère. Le Fûté exécutait presque toute la besogne. Pierre manifestait plus d’ardeur que d’habileté. Après toutes ces semaines de repos, il se gorgeait de travail. Du matin au soir, c’était : bûche, bûche. La sueur ruisselait sur son corps. Alors David Hache tirait brusquement sur les rênes.

— Jérémie ! s’exclamait-il, respire un peu. Pense avant d’entamer ton arbre, regarde-le ; ça va plus vite, on ne travaille pas pour rien, on ne recommence pas. Trouve le joint. Tu ne finiras pas plus tôt si tu te fais mourir.

Mais après, Pierre s’emballait de nouveau. Il s’absorbait, et si Le Fûté lui criait un mot, il sursautait.

— Non. Un coup de hache au bon endroit en vaut cinq. Ne frappe pas si fort, mais frappe juste.

« Frapper juste », quoi de plus simple au premier abord ? Mais à l’expérience, on constate vite que la volonté ne conduit pas la cognée. Les muscles doivent s’ajuster, se mettre au point. Bras et corps se délient. La hache devient le prolongement des membres et obéit au désir. L’accord peut prendre des semaines à s’établir.

Mais David Hache s’adoucissait devant cette bonne volonté et cette ivresse du travail qui grisait tout à coup le jeune homme et le séparait du monde. Tout au fond de lui-même, comme une source qui s’essaie de couler, déplace des grains de sable, exsude au travers de la terre, naissait une espèce de sentiment paternel. Mais l’instant d’après, David Hache se hérissait de nouveau ; Pierre lui avait soumis un projet.

— Avez-vous examiné les haches de pierre des Indiens ? Imaginez-vous une hache de fer fondue d’après ce modèle ? Plus régulière, certes, avec un taillant large, un mail lourd et plat, le manche courbé en dedans et mince ?

La première impatience passée, Le Fûté taillait une maquette dans un bloc de cèdre blanc, la soumettait au taillandier après plusieurs corrections, rapportait une cognée pesante, bien balancée.

— Jérémie ! Jérémie ! s’exclamait-il après l’avoir essayée.

Mais le dimanche, il se renfrognait de nouveau. Jacques Hertel arrivait en effet en canot. Il apportait un assortiment d’arcs indiens, de flèches empennées, de courroies de peau crue, de tendons d’orignal, de souliers, de raquettes. Presque tous ces objets révélaient beaucoup d’ingéniosité et d’habileté d’exécution. Pierre admirait surtout une ga-je-wa iroquoise taillée dans une branche de sideroxylon qui mesurait deux pieds de long et tenait en des griffes un nœud taillé en boule et poli comme miroir.

Les deux jeunes gens allaient à la chasse, à la pêche ; ou bien, ils s’amusaient à tirer de l’arc, à manier les casse-tête, à étudier la fabrication des raquettes ou des canots.

Le Fûté s’impatientait. Pierre lui demanderait le lendemain : « Je voudrais bien trouver un beau morceau de noyer pour me fabriquer un arc ». Et qui le polirait ? Et qui répondrait aux nombreuses questions sur la peau crue, sur l’écorce de bouleau ? Austère, le menuisier refusait d’admettre ces dissipations lorsqu’on poursuit un grand dessein. Quand toute une forêt attend, faut-il dépenser ses forces à construire un canot ?

Mais dans leur enthousiasme, les jeunes gens ne le laissaient pas longtemps à l’écart. Ils s’approchaient pour lui demander son avis et lui communiquer leur admiration. David Hache saisissait d’abord les objets comme s’ils eussent été des morceaux de fer rougis au feu. Mais, artisan habile il s’échauffait vite devant la beauté de certaines choses. Son mutisme disparaissait. « Je ne ferais pas mieux », avouait-il. Il expliquait des détails de métier. Puis l’ardeur, la bonne humeur de Jacques et de Pierre se communiquaient à lui. Il se vit un jour bandant un grand arc algonquin. Jacques Hertel racontait aussi des choses intéressantes sur ses voyages dans le pays, les mœurs sauvages. Et quand il partait, tard dans la nuit, Le Fûté se joignait à Pierre pour l’accompagner au rivage, le regarder pousser d’un élan vigoureux le canot fragile qui se découpait vite en noir, là-bas, sur la pâleur du fleuve.


La première neige tomba en grains de sel. Ils l’entendaient mitrailler les feuilles sèches, crépiter sur les branches. D’instant en instant une blanche rafale passait parmi les troncs gris et la menue grenaille roulait et s’accumulait dans les creux.

Un crépuscule hâtif voila le firmament laiteux où montaient des nuages noirs. Pierre et Le Fûté se hâtaient. À pleines pelletées, ils entassaient de la terre le long des murs de la maison pour empêcher l’infiltration du froid sous le plancher ; ils étoupaient aussi les interstices entre les billes parois de la cabane. Très aigu, l’épais toit d’herbe-à-lien formait une surface onctueuse.

L’obscurité venue, les deux hommes entrèrent. Des billettes de bois sec brûlaient dans la cheminée ; et, au-dessus de chacune, une nappe de feu aspirée du dehors, se tendait, ondulait et claquait.

Une fois le repas absorbé, le silence emplit cet abri sourd comme une casemate. Roulant de lourdes idées dans sa tête, David Hache aurait voulu parler. Mais pouvait-il commencer ainsi, les mains vides, à ne rien faire ? Alors, il s’approcha de l’établi, fureta ici et là, se mit à planer un manche de hache. Et tout en travaillant, les yeux bridés, il disait :

— La cabane est finie.

Les mots signifiaient ; mon engagement est terminé. Un silence. Les deux hommes pensaient. Ils soupesaient ce fait, ils en mesuraient bien les conséquences, sans se presser.

— À une centaine de toises d’ici, au nord, reprenait Le Fûté, tu trouveras une nichée de chênes blancs. En hiver, le soir, on fend des bûches. Le douvain de première qualité se revend bien en France. M. Giffard de Québec en a obtenu bon prix.

Pierre se taisait, bien qu’il eût pu demander : « de la ganivelle, comment pourrais-je en fendre si personne ne m’enseigne ? » Mais appliqué à deviner la pensée secrète de son compagnon, il demeurait coi.

— As-tu rapporté une grosse provision de ta pêche aux anguilles à Québec ?

— Cinq tinettes.

Pierre se souvenait de la scène : tous les Indiens vivant sur cent milles de côtes rassemblés au bas des falaises ; les longs murs de pierres sèches construits à marée basse, avec les boîtes au bout, où s’engouffraient les anguilles nombreuses à marée haute, quand elles longeaient le rivage ; l’abondance inouïe de ce poisson ; le soir, la pêche au flambeau sur l’eau noire avec des dards ou des tridents ; le séchage et le boucanage dans les anfractuosités de la côte.

— Icitte, les Sauvages tendent l’hiver des filets sous la glace ; ils attrapent une espèce de petite morue. Puis la chasse ; le matin, tu trouves un chevreuil écarté près de ta cabane. Si la neige est épaisse, l’orignal s’embourbe aussi ; tu le captures à la main. Bien gelée, cette viande se conserve tout l’hiver ; tu en coupes un morceau au besoin.

Le Fûté se tut. Il avait aligné à la suite l’un de l’autre des faits en apparence décousus ; il les laissait maintenant choir au fond de l’esprit de Pierre, s’amalgamer, former leur sens. Il s’applaudissait de l’agencement de ses paroles. Si Pierre ne voulait pas accepter l’offre, il pourrait feindre l’incompréhension ; dans le cas contraire, il n’aurait qu’à dire oui.

Pierre avait compris dès le premier mot. Le Fûté venait d’offrir sa collaboration pour l’hiver ; il avait indiqué le moyen de lui verser un salaire et de le nourrir gratuitement. Qui profiterait de cette générosité ; profits en argent sur le merrain, mais surtout expérience, conseils, apprentissage ? Qui ne saurait se tirer d’affaire seul au temps de l’ensemencement ? Et celui qui offrait son concours, n’était-ce pas un vilain, l’un de ces êtres rassasiés de misères dès leur apparition dans le monde ? Autrefois, dans son besoin, il avait vainement imploré un peu d’aide.

Pierre attendit que son émotion se dissipât un peu. Parfois, Le Fûté dirigeait, de l’ombre vers lui, le regard luisant de ses yeux. Puis il demeurait perplexe.

— Le Fûté, pourquoi ne m’imites-tu pas ? Travailler pour toi au lieu de travailler pour les autres.

— Il me faudrait un peu d’argent.

— Viens t’asseoir, Le Fûté.

Pierre cherchait.

— Bon. Le prix du merrain sera pour toi. Quand tu construiras ta cabane, je t’aiderai à mon tour.

— Nous défricherons.


Ce matin de mi-avril s’était empli de pure lumière et de froid sec. Malgré la disparition de la neige, il restait mouillé comme après une pluie. L’eau séjournait dans les fondrières, une humidité suintait le long des troncs noirs ; et là-bas, l’immense fleuve exhaussé par la fonte des neiges, emplissait son lit jusqu’à la bordure de la forêt où se liquéfiaient des banquises échouées.

— Jérémie ! que ferons-nous de tout ce bois ?

Le Fûté regardait l’abattis. Sa conscience de serf rigoureusement disciplinée à l’épargne, ne se réconciliait pas au gaspillage. Et quand la provision de bûches de chauffage eut été entassée près de la cabane, que des stipes de pin ou de chêne eurent été mises de côté, il aurait voulu lier des falourdes, des cotrets, des margotins, fagoter enfin tout son saoul.

— On chaufferait tout un village.

Il soustrayait en sourdine au bûcher une pièce de bois à façonner un joug, une branche en forme de fourchet, un chéneau qui donnerait de bonne ganivelle. Aussi horrifié que s’il eût assisté à un sacrilège, il observait le jaillissement des flammes ; et jour après jour, il dut nourrir lui-même ce brasier.

Après le brûlage, au début de mai, Pierre et David Hache s’occupèrent à défoncer le sol. Le mol piaulis des oiseaux avait supplanté le dur croassement des freux. La feuillaison commençait ; elle engainait déjà les branches d’un nuage safrané. Entre les souches, les deux bêcheurs armés de hoyaux défonçaient à grands coups ce terreau forestier, gras, crémeux, boursouflé, un humus luisant et noir composé de bois pourri et de feuilles mortes en couches superposées. Ils employaient constamment le hachot parce que les racines déployaient un fort treillis dans le sous-sol et qu’au printemps les accrus jaillissent des souches toujours vivantes.

Lorsque les deux hommes eurent creusé des goulettes autour de cette pièce de terre afin de la drainer un peu, l’époque des semailles était venue.

— Du sarrasin d’abord, avait affirmé Le Fûté ; il sait vivre là où les autres denrées mourraient ; il étouffe qui veut l’étouffer. Puis du blé d’Inde ; avec le maïs, on peut subsister toute l’année comme l’Iroquois.

Et Pierre attendit. Jour après jour, il venait surveiller ses essarts.

— Ça poussera, Le Fûté ?

— Ça devrait pousser.

David Hache n’était jamais catégorique. Manant de naissance, il avait vu si souvent ses espérances détruites, toutes conjectures tourner contre lui, ne pas se produire les choses qui devaient naturellement arriver, que, maintenant, il n’affirmait plus rien sans restriction. Le malheur avait expulsé les affirmations de son vocabulaire.

D’impatience, Pierre fouilla dans le sol maintenant craquelé par la chaleur ; il y découvrit un grain de blé indien en germination.

— Voilà.

Et après une nuit de pluie chaude pointèrent de frêles tigelles, de menues pousses qui formèrent bientôt une mousse verte sur le sol.

— Ça va vivre ? demandait Pierre.

— Ça devrait vivre.

Mais ces brins d’herbe à peine visibles regorgeaient de sève et de vitalité. Bientôt trapus, ils s’allongèrent, se ramifièrent, se déroulèrent. Chaque soir, en revenant du travail, Pierre en observait la croissance. Comme d’un seau tenu très haut, la lumière froide et pure se déversait alors du soleil dans ce puits en forêt que formait le défrichement taillé en rond autour de la cabane. Ormes, érables, hêtres, frênes, bien tassés, étirés, hampes cylindriques sans branche si ce n’est au sommet, formaient un muraillement qui empêchait, semblait-il, le feuillage de s’ébouler et de combler le puits. Le soleil baissait encore, les rayons passaient au-dessus de la clairière qui débordait maintenant d’une ombre pareille à de l’eau glauque.

— Hein, Le Fûté ?

— Ça y est.

— Pour sûr.

Ils parlaient peu. Mais leurs yeux brillaient. Ils se tournaient vers les bois avec un sentiment de victoire. Plus vive, plus joyeuse, leur hache s’abattait. Leur dessein se stabilisait.

Un soir de chaleur humide, Pierre échafaudait ses projets tout en se reposant. Après ce premier succès, il organisait le chaos, traçait ses plans de travail comme on trace en forêt des lignes d’arpentage. Il ne voulait plus se diriger au hasard. Soudain, il entendit un bruit au dehors. « Un chevreuil », pensa-t-il. Se levant doucement, il saisit son mousquet. Mais à la porte, il se trouva devant un homme qui montait du rivage dans l’obscurité.

— C’est moi, Hertel.

— Qu’y a-t-il ?

— Il faut revenir au fort tout de suite.

— Au fort ?

— Oui, les Iroquois sont dans les entours.

— Les Iroquois ?

Abasourdi, Pierre demeurait immobile. « Mais non, je ne peux quitter le défriché à cette heure », se disait-il. David Hache n’avait entendu qu’un mot : « Iroquois » ; mais déjà, il sautait du lit et se dressait en hâte. Il transporta les outils dans la cabane, il cloua les contrevents. Une fois la porte cadenassée, les trois hommes coururent au fleuve. Sortant de l’ombre du bois, ils s’avancèrent dans l’illumination qui tombait des profondeurs du firmament éclairé par une lune blanche, des étoiles, des aurores boréales. On aurait dit l’emplacement d’une fête foraine abandonné le soir, toutes lumières allumées.

Jacques Hertel pagaya, longeant le rivage de tout près. En même temps, il donnait des explications.

— Au printemps, les Algonquins ont tenté de répéter leur victoire de l’an dernier. Ils ont été surpris, ils ont perdu une partie de leurs guerriers, et surtout deux fameux capitaines. En route, ils ont découvert que cent cinquante Iroquois étaient venus à quatre jours des Trois-Rivières l’hiver passé. Hier, deux canots hurons quittent le fort, un seul revient, vers dix heures, et de loin, les occupants crient : « Ouaï, ouaï, ouaï ». Les Iroquois ont capturé l’autre canot et se tiennent en embuscade au-dessus des Trois-Rivières. Nous avons envoyé des éclaireurs pour les reconnaître… Alors, j’ai pensé à vous…

Jamais Pierre n’avait assisté à une panique semblable à celle qui régnait sur le rivage. Empoignés par la terreur, Algonquins, Montagnais, couraient, se bousculaient, criaient dans les ténèbres. Ils ramassaient tentes et ustensiles, ils emplissaient leurs canots. À la longue, officiers et soldats réussirent à les rassurer un peu ; mais lorsque les éclaireurs rapportèrent la nouvelle que deux cents Iroquois bloquaient le fleuve, femmes et enfants sautèrent dans les embarcations et se dispersèrent instantanément sur le Saint-Maurice ou le Saint-Laurent.

La garnison se montrait fort inquiète. La matinée s’écoula dans les préparatifs militaires. Soldats et alliés s’embusquèrent. Et soudain parut là-bas sur le fleuve un point noir qui grossissait de minute en minute.

— Un canot iroquois ! un canot iroquois !

Montée par dix guerriers, la pirogue solitaire se laissa porter sans hâte, avec insolence, jusque devant le fort, mais en dehors de la portée des mousquets et des canons : les hurlements des Indiens de la rive se brisèrent contre elle sans exciter une riposte. Puis elle pivota sur elle-même, remonta le courant sur une courte distance, se laissa de nouveau emporter, toujours silencieuse et provocante ; sans se lasser, elle recommençait la même manœuvre, en plein soleil, narguant la garnison, affolant les Sauvages comme un défi répété.

Une brise favorable s’éleva. Et alors, sous le commandement de Jean Nicolet, s’élança en chasse une lourde chaloupe montée d’une quinzaine d’hommes. Pierre avait sauté dedans, mousquet au poing.

— Nous allons nous battre ? demanda-t-il à Jean Nicolet qui se tenait debout à la proue.

— Nous battre ? questionna celui-ci, comme s’il ne comprenait pas. Puis il nota l’énervement de Pierre et il sourit. Soldats et colons s’absorbaient aussi dans la poursuite, brûlaient d’en venir aux mains et de punir cette jactance. Le commandant au contraire scrutait attentivement la rive sud dont le bourrelet vert se dessinait au-dessus de l’eau, ou le rivage nord que les embarcations suivaient ; froid, toujours un peu distant, sans nerfs, semblait-il, dans sa chair, il n’accordait qu’un regard au canot iroquois qui filait sans hâte, se laissait approcher, s’esquivait, sa légèreté moquant la lourdeur de la biscayenne.

Enfin, la pirogue inclina vers le rivage ; les guerriers enjambèrent le bordage et disparurent dans les aulnes. Sur commandement de l’interprète, la chaloupe exécuta demi-tour ; le petit espoir de fonte tonna et l’on vit culbuter deux ou trois Iroquois là-bas dans les herbages. Puis Jean Nicolet alluma son calumet et la biscayenne se laissa drosser. Désappointés, des soldats, Pierre lui-même, levèrent des yeux incrédules : retournerait-on sans tirer un coup de feu ? refuserait-on le combat ? Les envisageant de ses impassibles yeux bleus, Nicolet parla par petites phrases : « Souvenez-vous, frérots, vous avez là la plus fine chiennaille au monde. N’avez-vous pas deviné leur tactique ? Piquer notre tempérament bouillant et nous conduire dans leur embuscade tête baissée. Les pourchasser ? Mais la gabare s’engravait au bout de dix toises sur les hauts fonds à peine recouverts d’eau. Nous, à découvert, formant cible pour les flèches ; eux, deux cents Sauvages dissimulés dans les joncs, en arrière des arbres. Pas un n’en réchappait. Qui aurait défendu le poste après ? Ces Sauvages, ne l’oubliez pas, c’est la ruse incarnée.

Leur coup manqué, les Iroquois se postèrent plus haut, dans les îles du lac Saint-Pierre.

— Ils attendent la flottille huronne chargée de pelleteries, disait Hertel.

Les déloger ? Mais comment, avec une vingtaine de soldats ? Pierre, le nouveau venu, voyait et écoutait. De surprise, il demeurait là, bouche bée. Comment ? on appellerait la garnison de Québec, les colons, même les matelots des navires mouillés dans la rade ? Et la troupe que l’on rassemblerait ne dépasserait pas cent cinquante hommes ? Un petit parti de guerre ennemi balançait-il toute la force de la Nouvelle-France ?

Les messagers s’éloignèrent en canot d’écorce ; et, deux jours plus tard les biscayennes et les brigantins commencèrent d’arriver. Le contingent des Trois-Rivières embarqua. Voiles et rames propulsaient les embarcations contre le courant. Le fleuve s’élargit bientôt, les rives reculèrent jusqu’au fond de l’horizon pour former le lac Saint-Pierre. Puis émergèrent de l’eau, dans l’éloignement, aplaties par le poids des arbres, sans cesse élargies par les alluvions, les nombreuses îles qui encombraient l’ouverture de cette nappe d’eau. Les barques exécutèrent en vain des recherches le long des chenaux serpentant entre des murailles vertes. L’archipel dépassé, elles embouquèrent une rivière encaissée qui venait du sud. La poursuite s’avérait inutile lorsque des hommes virent flotter à l’avant, dans le ciel, une colonne de fumée. Encore quelques milles, et les Français descendirent au pied d’un fortin où les ennemis en retraite venaient de mettre le feu.

Comme les biscayennes tournaient et abandonnaient la poursuite, sans plus, Pierre, étonné, interrogea ses compagnons :

— Les laisserons-nous échapper ?

— Il y a des rapides en amont. Biscayennes et canons ne se transportent pas facilement dans les portages. Qui les atteindrait d’ailleurs ? Leurs canots sont plus rapides ; en forêt, nous perdrions leurs traces. Si nous arrivions même devant leurs bourgs, toute la tribu aurait fui. Ils pourraient nous traîner à leur suite au travers du continent.

Voilà, l’ennemi était insaisissable. Comme tous les nouveaux venus, Pierre cherchait la solution de ce problème.

— Je sais ce que tu penses, poursuivit Hertel. Construire quelques forts ? Nous n’avons ni argent, ni soldats, ni munitions. Organiser une expédition punitive ? Il faudrait deux mille hommes, des vivres, des moyens de transport. Armer les Sauvages alliés ? Mais moi, j’ai vu le jour où sept cents d’entre eux étaient assemblés aux Trois-Rivières pour attaquer Québec. Il est aussi facile de les conduire que de donner une forme à du sable sec.

— Mais si la France…

— Une compagnie possède maintenant le pays. Avec les seuls profits du commerce des fourrures, elle doit se limiter au strict minimum : quelques soldats.

— Alors ? demandait Pierre, alors il est trop tôt pour commencer des défrichements ? — Et il pensait à son enthousiasme des mois passés.

— Trop tôt ? répondait Nicolet. Est-ce que l’on sait ? Le danger iroquois grandit, mais la Nouvelle-France s’accroît en même temps : quelques colons arrivent chaque année. C’est une course entre les deux.

Comment ? Faudrait-il ajouter au lourd travail du défrichement, le souci constant de cette guérilla ? Lui faudrait-il abandonner souvent la cognée pour le mousquet ? Depuis douze jours déjà, il avait quitté son défriché. Et il écoutait les interprètes. Les Iroquois possédaient maintenant quelques arquebuses qu’ils avaient achetées des Hollandais Manhatte. Nicolet affirmait qu’elle prendrait fin la domination de quelques douzaines de Blancs sur les races entières de peaux-rouges. Les soldats semblaient visiblement anxieux. Un frisson passa dans le dos de Pierre comme si le soleil s’était brusquement dérobé derrière un nuage : devrait-il abandonner la carrière embrassée avec tant d’ardeur ?


Les embarcations retournaient sous l’impulsion du courant et de la brise. Et Pierre de Rencontre observait pour la première fois, au-dessus des Trois-Rivières, la zone neutre qu’était devenu le fleuve ; solitude absolue ; pas un canot ; pas un homme. Le gibier se réfugiait là ; depuis soixante-quinze ans, il s’y multipliait en liberté. Colons et soldats voyaient galoper au loin dans les îles des troupeaux de chevreuils et d’orignaux qui comptaient des centaines de têtes. Les bêtes bondissantes s’immobilisaient parfois dans une attitude d’écoute, pâturaient des prairies naturelles, s’avançaient dans l’eau, traversaient d’une île à l’autre ou gagnaient la terre ferme. Parfois un canot se détachait, cernait un cerf à la nage, et les Sauvages le massacraient à coups de couteaux.

Sur le rivage et dans l’eau foisonnaient le castor, la loutre, le rat musqué. Les renards débouchaient des halliers. Des ours gras marchaient lourdement. À l’automne et au printemps, le gibier aquatique obscurcissait le ciel au-dessus des marais, des lagunes et des jonchaies. Au temps de la montaison, les saumons engorgeaient les affluents du fleuve jusqu’aux Grands Lacs et au delà ; des voyageurs en embrochaient du bout de leur épée en passant à côté des rapides. Les lignes ramenaient des esturgeons de quatre cents livres.

La flotte mouilla près du rivage pour la nuit. Autour des feux, les hommes mangèrent de la fraîche venaison rôtie à la broche. Après le repas, Pierre s’avança à côté de l’eau lisse et noire, parmi la végétation aquatique qui recouvrait la boue craquelée de la large grève. Cette futaie d’érables rouges de cent, cent vingt pieds de hauteur, atteignait à la majesté. Tous, des arbres d’un seul brin, de massives colonnes élancées, régulières, qui soutenaient l’épanouissement d’une ample voûte. Plongeant leurs racines dans des argiles alluviales, ils conservaient leur verdeur et sans cesse croissaient. Et surtout, de chaque côté du fleuve montait en rampes imperceptibles, la vallée de quarante à cinquante milles de largeur le long des montagnes qui, au nord, bombaient l’horizon de leurs gonflements bleuâtres.

Sans le savoir, les interprètes alimentaient l’admiration de Pierre : ils décrivaient les belles régions qu’ils avaient traversées.

— Je donnerais le premier rang aux terres de l’île de Montréal, disait Hertel.

— Certes, répondait Marguerie, je ne saurais en faire fi ; mais la plaine qui s’étend au sud-est de cette île, à droite du fleuve, ne la leur cède en rien. Elle est vaste comme une province.

Dans ce concert, Nicolet possédait l’avantage. Il avait pénétré jusqu’à l’ouest des Grands Lacs. Il parlait de forêts de pins, d’érables ; et aussi de prairies, de vallées, d’eaux poissonneuses.

— Un jour, nous verrons des villages partout.

Voilà la vision de ceux qui passaient : des essaims de bourgs parmi des campagnes en culture, des millions d’hommes vivant dans l’aisance. Ici, partout, se présentaient du large, des arrière-plans, des infinis de steppes. Pas de bornage nulle part ; une étoffe d’une ampleur telle que chacun pouvait se tailler un domaine seigneurial. Le rêve impérial, il se levait du pays, du fleuve, comme un produit indigène. Mais comment le susciter par des paroles ou des écrits dans l’imagination de ceux qui n’avaient rien vu, mais conduisaient les affaires de la Nouvelle-France ? Depuis trente ans, les coloniaux s’y essayaient, n’y parvenaient pas.

— Mais non, disait Nicolet. Cela ne s’abandonne pas quand on le possède, cela ne se néglige pas.

— Leur faire comprendre… disait Jacques Hertel désabusé. Richelieu peut-être, un moment, a entrevu… Mais depuis…

Et les trois hommes débattaient le problème.

Enveloppé dans sa couverture, Pierre se coucha sur le pont ; mais la surexcitation de son esprit, la fièvre de son imagination, ne pouvaient plus s’apaiser. De temps à autre, il se relevait pour apercevoir le calme de la nuit lumineuse, le repos des îles, masses noires sur la surface vitreuse des eaux coulantes. Et ses incertitudes de l’après-midi se dissipaient. « Ce fleuve a été algonquin, pensait-il ; il est ensuite devenu iroquois ; mais maintenant il demeurera français ».

Doué d’un esprit constructeur, Pierre se tenait maintenant, tout frémissant, devant la carrière du travail américain : pans de forêts à abattre, chemins à ouvrir, villes à édifier, agriculture à introduire partout. Construire, mettre en valeur, voilà les actions qui tirent au premier plan dans l’homme les qualités les plus solides : courage, force, joie, droiture. Elles tonifient aussi bien l’âme que le corps en refoulant les petitesses, en imposant la pondération, la sagesse. En Nouvelle-France, l’individu ne serait plus asphyxié dans la foule comme le poisson qui manque soudain d’eau pour nager. Il ne mijoterait pas dans la pauvreté, le mécontentement, la faim. Au lieu de s’user en vain, l’énergie produirait toujours d’immenses résultats. L’initiative se déploierait avec ampleur ; la vigueur découvrirait des arènes licites. Pourquoi l’homme ne redeviendrait-il pas bon envers l’homme puisqu’il pourrait amasser sa richesse sans l’enlever à autrui, manger sa nourriture sans la dérober à son prochain ? Au lieu de guerroyer les uns contre les autres, les humains tourneraient leurs armes contre la terre. Et de toutes ces entreprises pourrait éclore une humanité saine, au verbe franc.

— Alors, au revoir, Le Fûté.

— Au revoir.

Et David Hache est parti. Petit, courbé sous un sac, il marchait à pas inégaux sur le sol bossué. Et soudain il a disparu au tournant de la laie qui conduit à son propre défrichement.

Un silence est tombé, si compact, que Pierre de Rencontre n’en avait jamais entendu de pareil. Tout écho était mort. Toute vie s’était arrêtée dans le vide circulaire de l’abattis. Autour, l’opaque forêt dressait sa menace.

Pierre de Rencontre rentra. Seul maintenant. Son pas remuait une obscurité stagnante. Une intolérable lourdeur pesait sur son âme ; elle collait sa mante sur sa vitalité, elle l’étouffait. En dehors de la protection qu’offre la société des hommes, les forces inconnues, semble-t-il, préparent leur assaut. Pierre siffla. Mais un solitaire peut hurler et crier, il ne brise pas le silence.

Et Pierre comprit qu’un autre combat commençait.

Le lendemain matin, il endossa son courage pour retourner au bois. À chaque haleine imperceptible du vent, son corps, ses nerfs se contractaient sous la morsure du froid.

Les coups de hache retentirent, pressés, pendant longtemps. Pierre cessa. Maintenant qu’il était seul, il éprouvait l’impression de piétiner sur place. Il constatait la somme fantastique de travail que représentait un arpent de défrichement. Malgré son habileté, le raffermissement de ses muscles, disposer d’un seul tronc noueux et branchu, occupait de longues journées pénibles. Le bois dur pesait aux bras comme des blocs de granit.

Confronté comme par un barrage par la rudesse de cet ouvrage et sa lenteur, le courage de Pierre refluait, cherchait à droite et à gauche des issues plus faciles que le défrichement ; il affouillait ses berges. Comme tous les colons, le jeune homme éprouvait la tentation de se soustraire à cet effort devant lequel le corps regimbait. Pourquoi ne pas adopter une autre voie, ne pas ralentir son élan, ne pas subsister d’un peu de chasse, de pêche et de culture ? Dans la solitude absolue, l’ambition se dissipait, la volonté se dissolvait ; seule s’accusait en relief l’urgence des besoins essentiels. Le jour, l’ardeur de Pierre au travail s’enflammait assez souvent ; mais le soir, quand le misérable défriché bosselé de souches, panaché de cépées, s’emplissait d’une lumière froide, que s’avérait si dérisoire le résultat de tant d’heures de fatigue, tout motif de persévérer perdait sa force, tout projet devenait ridicule.

Puis, incapable de remettre les choses au point faute de contact avec les personnes, soumise au régime de la seule méditation, l’intelligence de Pierre s’emparait de certaines idées, les creusait, leur communiquait une importance exagérée. Quelques instants d’entretien au fort, une visite de David Hache, et immédiatement, comme par un tour de passe-passe, son petit monde retrouvait son équilibre et ses dimensions exactes. Mais ce soulagement disparaissait vite et aussitôt renaissait la pénible tension de l’isolement.

Le souvenir d’Ysabau vint s’ajouter à ce tourment. Dans une vision nette, l’image de la jeune fille traversa d’abord son esprit. Il se rappela la réunion où il l’avait aperçue la première fois. Autour de lui, il ne voyait que des personnes flétries par la maladie ou par l’âge. Ysabau était entrée : son apparition avait produit le même effet que si l’on avait posé sur la table un candélabre allumé : la beauté physique rayonne la lumière.

Fort petite, mais proportionnée avec une exactitude architecturale, Ysabau avait une manière de se camper un instant sur le seuil, et son attitude disait : « Regardez, mon corps est frais, jeune, sain et beau ; je suis la grâce et la joie des formes ; mon rire à moi sonne franc, ma bouche n’a pas de pli d’amertume ».

Pierre n’aurait pas quitté la France à cause d’elle seule. Mais générateur de trop de tourments, cet amour ne l’avait pas retenu ; il avait fait déborder la coupe des dégoûts ; il avait ajouté ses déboires aux soucis d’un autre ordre qui composaient pour Pierre une période d’existence intolérable. « Rien, absolument rien, ne me réussit présentement, avait-il pensé ; aucune compensation nulle part ; aussi malheureux au jeu qu’en amour ». C’est pourquoi, tout désagréables qu’ils avaient été, les conseils du grand-père Servien n’avaient heurté aucune résistance en lui.

Pierre établissait des comparaisons : parmi les choses oubliées de sa jeunesse, le souvenir d’Ysabau demeurait comme une cheminée de pierres parmi les décombres d’une maison incendiée ; ou bien il ressemblait à la fidélité d’un chien. Quand Pierre maniait la cognée, le chien se tenait à distance, tapi dans quelques creux ; mais la hache posée, celui-ci accourait, se postait devant lui, immobile. Si Pierre se présentait au fort, entrait chez son ami Jacques, le chien se couchait à la porte des palissades ; mais au moment du départ, il apparaissait dans le soir, venant personne ne savait d’où, se mettait à gambader en avant ou en arrière. Pierre lui aurait lancé des cailloux.

Le souvenir d’Ysabau était idée fixe que seul le travail exorcisait.

— Hein ! on n’a pas perdu son temps, on défrichera ses deux arpents.

Le Fûté examinait les essarts ; il observait Pierre : l’homme se dégageait de l’adolescent, les traits se durcissaient, se figeaient comme une pierre calcaire exposée à l’air. Mais quels mauvais moments traversait-il ? C’était : « bûche, bûche » du soir au matin, comme s’il eût voulu fuir une persécution. David Hache devina vaguement le malaise.

— Avec les arbres, avec la mer, dit-il, comment s’ennuyer ?

Péniblement, avec des mots à lui, il tentait de s’expliquer.

— Les arbres, ce n’est pas de pierre, c’est vivant comme des hommes ; on le voit bien en hiver.

La formule de Le Fûté s’avéra aussi compacte qu’obscure. Pierre examina les troncs dénudés qui jaillissaient de la neige.

Voici par exemple un noyer cendré qui avait subi le malheur de jouir de trop d’espace et d’être trop favorisé par la nature ; il avait pris ses aises ; il avait mangé, il avait bu tout son saoul ; il s’était épaissi dans la mollesse. À quinze pieds au-dessus du sol, il avait épanoui des branches lourdes autour de son tronc. Court et difforme, il ressemblait à un porc bien gras vautré dans ses vices. Alors, parmi tout ce bois, il ne se rencontrerait ni une planche saine ni un soliveau.

Un peu plus loin, un hêtre captait les regards de Pierre. Son fût droit, dodu dans l’écorce lisse et argentée, ressemblait au corps d’une femme dont la chair dure ferait éclater la peau ; il mesurait quatre-vingts pieds de hampe avant d’ouvrir au soleil une aigrette de ramilles. Celui-ci avait dû lutter toute sa vie. Né dans un épais perchis, des rivaux l’avaient serré de près. Mais l’orgueil et la volonté l’avaient animé ; il voulait dominer. Alors, il s’était concentré dans une énergie de croissance. Pas d’heures d’indolence, pas de déperdition de forces dans la fantaisie des branches. Toujours tendu, ramassé dans un effort, il avait monté. Tout avait résisté dans son organisme durant ce long ouvrage. Alors, il avait gagné la partie : il était devenu bois d’œuvre, maîtresse poutre capable de porter une maison, ou planches polies et sans nœud. Puis, il avait donné l’exemple : ses voisins, il les avait entraînés dans son élan.

Plus loin, dans cette talle poussée en hampes, voici un infirme. Il était né après ses voisins, dans un petit coin de lumière. Il n’avait jamais joui que d’un soleil tamisé. Il poussait quand même avec vigueur. Mais un jour sa cime avait heurté la voûte de feuilles de ses voisins. L’infirme ne s’était pas découragé. Il s’était brusquement incliné à gauche pour s’infiltrer par une lézarde où brillait le firmament. Mais celle-ci s’était obstruée dans l’intervalle, et il était demeuré là, incapable de s’allonger, incapable de mourir, coincé pour la vie. La première partie de son tronc avait grossi comme s’il devait porter un fût imposant ; la seconde s’effilait comme un moignon.

Et cette plaine, trop ceinturée de lisières, elle avait crû en tournant sur elle-même. L’écorce présentait en relief les spirales de l’aubier. On aurait dit qu’un géant l’avait vissée dans le sol et que le bois, trop tendre, avait éclaté.

Plus loin s’offrait un gaulis : des tiges de même taille pressées les unes à côté des autres. Mais d’une cruauté féroce, les plus drues tuaient les plus faibles : aguerries par leurs nombreux combats, elles imposaient de lentes agonies à leurs pareilles et se nourrissaient ensuite de leur substance.

La forêt se peuplant d’êtres qui dissipaient la solitude, Pierre reconquérait son équilibre. Un jour même, il éprouva une impression d’une acuité singulière. Il avait noté une talle de sapins qui trouaient l’air de leurs pagodes effilées. Il s’y rendit, se pencha, souleva les premières branches. Dans l’ombre criblée de soleil, il ne voyait pas bien le lieu d’où les troncs avaient jailli. Mais soudain il distingua, semblables à des cordages rougeâtres, les racines qui rampaient dans toutes les directions sur la pierre nue, enfonçant leurs radicelles dans les coupes de terre, plongeant dans les fentes, cherchant les défauts de cette carapace ; avec l’intelligence fruste du végétal aveugle, les tentacules palpaient le sol, s’orientaient, modifiaient leur direction avant de se précipiter maladroitement dans l’humus nourricier. Et Pierre restait ébahi devant l’avidité de ce nid de serpents à la poursuite des sucs de vie. Mais la douloureuse volonté d’exister remportait son immédiate récompense dans une tige plus vigoureuse que celle des autres sapins, dans un feuillage plus vert, dans une beauté symétrique qui se distinguait de loin.

La vision dantesque ne s’effaça pas de l’esprit de Pierre. Même sans élan et sans ardeur, il persévéra avec sa discipline et avec son équilibre innés. Dans son entreprise, il discernait le principal et il savait où faire porter son effort. Le reste, il le négligeait.

Longtemps, il devrait se limiter au bûchage, à la mise en culture, transformer ainsi son énergie en un coin dur et aigu. Tout subordonner à ce labeur ; ne perdre une minute ni à se construire de grands bâtiments, ni à chasser, ni à pêcher. Frapper inlassablement de la hache dans la joie et dans l’amertume, dans le découragement et dans l’enthousiasme, imposer enfin à ses dispositions diverses le harnais du travail.


— III —

Accore et grise, la falaise pendait du haut comme une toile de fond sans ornement. Une mince plateforme de terre en longeait le pied, supportant une église, des édifices, puis des canons que l’embrun des vagues arrosait parfois. Des biscayennes allaient et venaient entre les appontements au ras de l’eau verte, profonde, et les navires de France mouillés au large.

Un groupe s’était assemblé sur le quai. Il se composait de la vénérable dame Le Marchand, de monsieur le Neuf de la Potherie, de son frère monsieur Le Neuf du Hérisson, de leurs femmes, d’un Jésuite, de la petite Anne, adolescente noiraude, robuste et espiègle, de toute une gaie société enfin descendue des maisons neuves de la Haute-Ville.

— Alors, nous partons ? demanda Pierre.

Avec des précautions, au milieu de l’encouragement et des rires de l’assistance, Ysabau Seiglon mit le pied dans le canot d’écorce. Elle s’allongea sur la peau d’ours, et s’adossa à des ballots accumulés à l’avant. Pierre sauta à bord avec légèreté ; il saisit la pagaie. Une vive poussée, et le départ des nouveaux mariés eut lieu parmi les cris d’adieu.

Comme une nerveuse bête de race, le canot tressaillit lorsqu’il frappa le fort courant de la marée montante. Pierre le redressa et le laissa courir au milieu du fleuve. Et alors Ysabau vit s’ouvrir de nouveau la grande avenue bleuâtre qui s’engageait ici au fond d’une large faille creusée dans un plateau élevé. De chaque côté, des falaises grises, jumelles, posaient leurs plans verticaux. Quelques clairières à peine visibles d’en bas et se referma le manteau forestier, sans déchirure, qui couvrait le pays.

Assis à l’arrière, Pierre pagayait. Mais en face de lui, à ses pieds, toute rapprochée, Ysabau était étendue sur les fourrures. Dans l’espace de quatre ans, Pierre avait un peu oublié ce qu’était la beauté ; avec leurs cheveux grossiers, leur peau basanée, les Indiennes ne lui avaient pas formé un goût exigeant ; et, dans la solitude sylvestre, son amour avait atteint un fort degré d’intensité. Conditions favorables pour Ysabau ; cependant, elle n’en avait pas besoin. Pierre éprouvait un éblouissement. De prime abord, il ne distinguait pas tous les détails ; son regard la touchait, mais l’effleurait à peine, avec une légèreté de rayon, puis il se portait sur le rivage ou sur l’eau ; il revenait et tentait de s’habituer. Les yeux, la peau d’Ysabau émettaient de la lumière ; leur rayonnement l’offusquait. Il était aussi difficile pour Pierre de l’envisager tout de suite que d’observer le soleil.

La perfection des traits ne produisait pas seule cet effet. Certaines femmes la possèdent de même que l’éclat du teint ; mais leur beauté demeure froide, religieuse. La beauté d’Ysabau était ardente. Un fluide charnel semblait dissous dans ses yeux pers, parfois gris, parfois verts, larges et longs, mouillés ; dans ses cheveux couleur de miel d’automne, non pas ternes et morts, mais soyeux, luisants, vivants ; dans la chair de ses bras, de ses mains nus. Et c’était la phosphorescence de cette inconsciente sensualité qui faisait baisser les paupières comme devant un feu trop vif.

À cet âge de plein épanouissement, quand la femme est belle, qu’elle possède la grâce des gestes, des attitudes, la coquetterie de la toilette, l’homme, quel qu’il soit, se sent à ses côtés maladroit, terne, un arbuste disgracieux à côté d’un éclatant glaïeul. Et combien plus éblouissante encore Ysabau paraissait à Pierre, avec ses yeux un peu hautains, interrogateurs, habitués déjà au bouleversement qu’elle déterminait chez les hommes, à ce trouble qu’elle avait soudain noté vers l’âge de quinze ans, qu’elle observait du coin de l’œil comme une énigme, auquel avait répondu parfois en elle-même un émoi, un effroi. Dépositaire en chaque cellule de son corps d’une force troublante, elle avait voulu en connaître le mécanisme, les effets, les limites. Pierre l’avait fréquentée durant cette période de coquetterie. Avec sa demi-science, elle poursuivait aveuglement un jeu dangereux, sans nuance, semant des bouffées passionnées de désir et une fébrilité qui la surprenait toujours.

Maintenant, ils étaient bien seuls tous deux dans le continent sauvage. D’un ressaut de volonté, Pierre voulut se soustraire à cette attirance. Il se la représenta, et telle qu’il la voyait devant lui, dans le défriché qu’il avait quitté douze jours plus tôt afin de transporter à Québec une cargaison de douvain. Il vit en imagination l’encombrement des souches, les amas de billes et de branches, la basse cabane enfumée, les emblavures semblables à des taches de moisissure verte. Il pensait aux rudes besognes serviles. Là-dedans, Ysabau ne revêtirait-elle pas l’apparence d’une princesse déchue ? Comment accepterait-elle cette existence ? Tout l’avenir gisait en ce cœur qu’il connaissait peu. Le jeune homme voulut la préparer un peu.

— Un défriché, tu sais, ce n’est pas beau…

Et il commença des explications un peu honteuses.

— Je sais où je vais, Pierre, répondit-elle en souriant.

— Comment ? Tu sais ?

— Le capitaine Jalobert s’imaginait que je tenais à entendre des nouvelles du Canada et de toi. Chaque fois qu’il revenait, c’était un bien long chapitre, s’il me rencontrait par hasard. Même une fois, il m’apporta une douelle : « C’est Pierre qui l’a faite ; il en a envoyé une cargaison ». Je l’ai dans mes bagages.

Moqueuse et tendre, elle souriait tout en parlant.

— J’ai lu toutes tes lettres. Ta maman, Pierre… Quand tu as été parti, voilà, je ne voulais pas qu’elle pense que c’était moi… Je désirais me disculper, je tournais autour d’elle. Un dimanche, elle m’a abordée et m’a dit : « Venez me voir, Ysabau ». J’ai dit : « Oui ». J’étais contente. J’y suis allée. Elle m’a prise dans ses bras, elle m’a embrassée, elle a pleuré. Elle ne me parlait pas de toi : je voyais bien, elle n’avait aucune espérance. Moi, j’étais quelqu’un que tu avais aimée. Nous causions. Quand ta première lettre est arrivée, je rôdais autour, tu penses, je posais des questions ; je savais où elle était. Ta maman voyait bien où je voulais en venir. Enfin, je lui ai dit : « Je voudrais lire sa lettre ». Elle me l’a donnée. J’ai lu toutes tes lettres. Au commencement, je prenais un repas avec elle ; puis, plus tard, elle m’offrait ta chambre et disait : « Pourquoi ne passes-tu pas la nuit, Ysabau ? » Ma maman me disait : « Tu nous abandonnes, Ysabau, tu changes de maison ». Mais elle savait bien que ta mère était seule et qu’elle avait besoin de compagnie. Et nous nous racontions des choses. Quand je lui ai dit : « Je pars pour la Nouvelle-France, belle-maman », elle est demeurée saisie. Ah, tu sais, elle m’a remis d’aplomb, ta mère. Un mot ici, un mot là. C’est sa bonté, je crois. Elle m’a faite à l’image de l’épouse qu’elle voulait pour son Pierre. Quand elle me répétait certaines choses avec sa voix, avec ses yeux. Et puis, tu sais, elle était bien inquiète à l’idée de nous voir, tous deux, perdus en ce pays.

Mais la même pensée revenait toujours à Pierre : diriger un peu Ysabau vers la terre et les modestes plantes. Et un peu doctoralement, il disait :

— Vois-tu ? avec les plantes, personne n’est jamais seul. Elles vivent comme les personnes. On cause avec elles. Petites et faibles, elles implorent ton assistance. Celle-ci se plaint : « Une mauvaise herbe m’étouffe et me vole la sève dont j’ai besoin ». Et cette autre dit : « La terre durcie me garrotte d’un collier ». Et une troisième se lamente : « J’ai soif, voici dix jours qu’il n’a pas plu, je me dessèche ». Et il faut que tu leur répondes : « Attendez, mes mignonnes, mes belles » ; et tu arraches vivement la mauvaise herbe, tu brises la terre autour des tiges, tu l’ameublis. Et quand tombe une abondante pluie chaude, tu te mets à la porte, tu vois l’eau s’infiltrer jusqu’aux racines, les plantes se pâmer d’aise, tu te réjouis avec les légumages, avec les froments. Les plantes se font belles pour toi. Tu distingues les estropiées, les pauvres d’esprit ; tu les soignes, chacune selon sa condition. Et alors tu vis avec une infinité d’êtres.

Car il l’appréhendait : Ysabau devrait livrer le même combat que lui, elle devrait s’adapter à la solitude et à la vie des champs. Y réussirait-elle ?

Ils remontaient le fleuve à très petites étapes. Le soir, ils dormaient sous une tente d’écorce de bouleau tendue sur des perches ; ils allumaient un feu sur la grève entre deux pierres. Et les jours de pluie ou de grand vent, ils demeuraient au bivac.

Puis, un soir, Pierre dit à Ysabau :

— Nous ne partirons pas demain matin ; nous nous reposerons toute la journée et désormais nous voyagerons de nuit.

— Pourquoi Pierre ?

— Le fleuve est moins sûr à mesure que nous avançons.

— Les Iroquois, Pierre ?

— Les Iroquois. L’an passé, ils sont encore venus sur le Saint-Laurent. David Hache nous précède. Le bac qui fait la navette entre Québec et les Trois-Rivières, nous suit de près.

Ils avaient monté leur wigwam sur un promontoire presque nu ; de là-haut, ils découvraient l’amont et l’aval. Quelques arbustes balayaient le sol de leurs ombres mouvantes ; la brise chaude soufflait du sud ; une épaisse vapeur bleuâtre remplissait la grande avenue royale et flottait sur la forêt tourmentée.

Elle se souvint toujours ensuite de ce sommeil en plein air, en plein vent, comme d’un événement extraordinaire. Mais quel bruit l’éveilla ? Toujours couchée, elle se retourna, chercha Pierre des yeux. Elle l’aperçut à plat ventre sur le rebord de la falaise, figé dans une pose de guet. D’un geste, il lui enjoignit le silence. Elle rampa jusqu’à lui. Sans dire mot, il allongea le bras autour de sa taille et attira son corps tout près du sien. Une pirogue grisâtre remontait le courant, le long de l’autre rive. En regardant bien, elle distingua la douzaine de guerriers qui la montaient.

— Des Iroquois ? demanda-t-elle.

— Des Iroquois. Ils ont tourné vis-à-vis d’ici… Je ne sais ce qu’ils cherchent ; peut-être attendent-ils des compagnons.

À peine visible dans la brume et dans l’éloignement, l’embarcation revenait en arrière, décrivait des circuits au large, retournait à la rive. Ysabau ne comprenait rien à ces évolutions ; mais elle percevait le danger parce que, parfois, le bras de Pierre resserrait son étreinte.

— Ils cherchaient un bivouac pour la nuit… Vois-tu ? ils débarquent maintenant. Ordinairement, ils atterrissent sur la rive nord. Je craignais qu’ils ne traversent. Autrefois, l’un de leurs villages occupait le site où nous sommes.

— Tout danger est-il passé, Pierre ?

— Pour la nuit seulement ; demain, nous verrons.

Le soleil se coucha dans un ciel venteux et brumeux. Une solitude pesait sur le plateau désert. Les têtes des arbres qui croissaient sur les pentes, tout autour, ployaient brusquement sous les bourrades des rafales.

— Tu es venue trop tôt, Ysabau.

— Non, Pierre, je veux surtout vivre avec toi quand tu cours des dangers.

Ils étaient enlacés dans l’abandon des choses, dans la menace de la nuit hurlant ses plaintes, à bouche grande ouverte, comme un prisonnier qui subit la torture. Absorbé par ses travaux, ses pensées, sans crainte aucune du risque tant qu’il était demeuré seul, Pierre se souvenait des avertissements et des faits qui auraient dû l’inquiéter. Une menace grave pesait sur la colonie.

— S’ils traversent le fleuve, nous devrons fuir en forêt.

Mais dès le lever du soleil, les Iroquois disparurent en aval. Alors, à neuf heures du soir, l’obscurité venue, Pierre rangea ses mousquets et son épée dans l’embarcation, à portée de sa main. Ils partirent. La marée avait cessé et Pierre pagayait contre le courant.

Ysabau était couchée au fond entre les couvertures de fourrures. Elle éprouvait une crainte vague ; elle découvrait au-dessus d’elle la nuit américaine, pure, étoilée ; la grosse lune jaune restituait au paysage des apparences de planète préhistorique, comme si la terre eût été soudain d’un autre âge, d’un autre monde. Le canot se détachait en noir au milieu de la large plaque de brasillement qui argentait l’eau. Au loin se profilaient les rives de ténèbres, bordure de la forêt. Parfois, un souffle de vent chaud se mêlait aux bouffées fraîches du fleuve. En cercle du côté du nord, des aurores boréales imposaient des vibrations ondulantes à leurs nappes de lumière qui s’appuyaient au firmament bleu pâle.

Pierre entendit soudain son nom :

— Pierre, Pierre.

Il déposa sa pagaie.

— Mon Pierre, mon beau Pierre de Rencontre.

Ils éprouvaient la sensation de se trouver enfin, pour toujours.

— Pourquoi étais-tu coquette, Ysabau ?

— Tu étais si présomptueux ; tu étais si certain que c’était toi que je devais aimer ; tu voyais si peu la possibilité qu’un autre pût entrer en ligne de compte lorsque tu étais là. Et toute ton attitude disait : si elle hésite entre un autre et moi, c’est qu’elle n’est pas digne de moi. Et si je regardais un autre que toi, il semblait que j’étais à jamais salie, souillée pour toi. Oh ! là, là, le seigneur de Rencontre n’était pas un mince personnage.

— Il n’est pas un mince personnage non plus, ne trouves-tu pas ?

— C’est un fat. Je voulais m’amuser à ses dépens : je disais à mes amies : « Regardez ; voici le sieur de Rencontre qui encense comme un grand de la cour ; il doit sortir de quelque château à tourelles ». Et nous nous amusions bien. Ridicule Pierre. Tu n’es qu’un Pierre de Rencontre, un Pierre d’occasion, qui ne vaut pas cher, Pierre mon bien-aimé. Tu n’es qu’un Pierre de Rencontre ; ici, aujourd’hui, mais demain, là-bas.

— Pourquoi es-tu venue alors ?

— Tu as été assez puni. Et moi, je suis bonne fille, je suis gentille, je n’ai pas ton orgueil.

— Tu es venue par pitié ?

— Oui, je suis venue par pitié. Es-tu parti à cause de moi, Pierre ? Un peu à cause de moi ?

— Tu n’étais pas une sœur menette alors : ronde, dodue comme une caille, jouant à tourner les têtes, utilisant ta beauté sans honte, folle de toi-même. On m’aurait coupé les mains, je ne serais pas allé te dire adieu sur le quai à Saint-Malo.

— Dis-moi, Pierre ? Es-tu parti un peu à cause de moi ? Lorsque je t’ai vu te cramponner à ton bastingage, tout seul, je t’ai soudain aimé là, au plus profond de moi-même. Je répétais tout bas : « Pierre, Pierre, ne pars pas, ne pars pas ».

— Ysabau de Saint-Malo, Ysabau du port joli.

Au-dessus d’eux s’étendait la nuit américaine, la grande nuit ardente et fiévreuse. Murmures d’ivresse, court répit. Demain recommencera l’âpre bataille contre la nature et les hommes ; demain, il faudra se remettre au patient travail.


Ysabau s’éveilla dans la clairière en pleine forêt. Un instant, elle écouta le pépiement d’oiseaux inconnus ; puis, régna l’odeur de la gomme de pin. Au dehors s’offrait le fruste paysage du défrichement. Protégé par les futaies, il débordait de calme en tout temps. Jamais de brise ou de vent. Et, ce matin-là, soleil, silence, chaleur et parfum mêlés et imprégnés l’un dans l’autre, l’emplissaient comme un lac reposant dans un ancien cratère. Habituée aux clameurs et aux poussées des bourrasques dans les rues de Saint-Malo, Ysabau observait cette étrange coupe de paix.

Elle supplia Pierre de ne rien changer à ses plans. Mais le menuisier devrait tout de même venir. Cognées, varlopes, doloires, ébauches de jougs ou de moyeux, blocs de sciage s’entasseraient sous un appentis. Des billots grossièrement taillés avaient servi de siège assez longtemps ; la table n’était pas assez grande, le lit, trop sommaire. Où entasser draps, couvertures, le trousseau complet si ce n’est dans une armoire à gros cabochons ? Et la cheminée exigeait casseroles, marmites et chaudrons bien fourbis.

Mais l’orgueil de Pierre se concentrait sur son domaine.

Il lui en avait parlé déjà. L’après-midi même, il entraîna Ysabau par le bras dans le sentier en lacets. Une fois foulée par les épaisseurs de neige de l’hiver, une fois bêchée, hersée, semée, la terre spongieuse de la forêt s’était tassée à un niveau plus bas, entre les souches. Par contraste, celles-ci semblaient s’être exhaussées, et, d’une première vue, l’on n’apercevait qu’elles. Mais en avançant, Ysabau se détrompait. Alourdies d’une abondance de sève, attendries par la richesse des sucs, les plantes d’un vert noir jaillissaient des creux, s’affaissant et s’écroulant sous leur propre poids. Pas les tiges de blé indien, bien sûr, qui dépassaient la tête d’un homme, grosses comme le poignet et juchées de surcroît sur des buttes ; ni les légumes tendres et juteux ; mais le blé noir, les pois, les seigles qui se couchaient au temps de l’épiage et s’aplatissaient à la première pluie accompagnée de vent.

— Le terroir est trop riche, comme dit Le Fûté, mais ça lui passera.

Pierre et Ysabau couraient parfois et se poursuivaient dans les zigzags du sentier, entre cépées et froment qui formaient comme une brousse à hauteur de tête. Dans leur inspection, ils introduisaient les jeux de l’amour. Mais Pierre appréhendait toujours qu’Ysabau ne s’habituât point. Celle-ci riait alors de son rire rauque de gorge et disait : « Pauvre Pierre innocent ». Mais il poursuivait quand même :

— Au début, tu te dis à toi-même : mes mains sales, mes habits sales, ma livrée de servitude. Puis tu comprends ; tu es en contact avec l’humus, avec les éléments producteurs des nourritures. Tu verras : on dépose un grain, on repique un plant ; c’est la même chose que si l’on enfouissait un petit alambic vivant. Celui-ci puise des sucs dans le sol, il les distille, il y trouve de la teinture, du sucre, une chair, une forme, une taille, des fleurs, des fruits, de l’eau…

Pierre racontait ainsi son émerveillement devant les richesses que les végétaux découvrent dans le sol et transforment.

— Un jour, nous posséderons cent cinquante arpents en champs unis : des emblavures, des pâturages, des prairies, puis des ségrais que j’aurai conservés.

Ils entrèrent en forêt par une coursière à peine tracée au travers du sous-bois, torte, franchissant un arbre mort, contournant un orme, côtoyant un rompis, s’enlisant dans un marais. Et tout du long, jaillissant de la brousse, montaient les troncs d’un seul brin de la futaie centenaire ; au bout des nervures de ses grosses branches, celle-ci composait une seconde voûte de feuillage qui frissonnait là-haut dans le soleil et dans le vent. Entre le premier dôme et le second régnait un large espace où ne s’apercevaient, dans l’air vert à peine rayé de taches de lumière, que les colonnes noires, argentées, grises, des bouleaux jaunes et des chênes, des hêtres et des noyers, massifs et élancés, mais en même temps sages, sains, immobiles parmi les changements.

Pierre ne pouvait pénétrer sous leur ombre sans être assailli par les rêves qu’il avait édifiés pendant les heures de sa solitude ; qu’il avait mis au point, jour après jour, au cours de méditations qui tenaient du calcul et de la rêverie. Et maintenant, dans l’effervescence de l’amour, il les racontait à Ysabau à mesure que tous deux progressaient, pygmées liés bras sous bras, dans ce royaume de géants.

Ici, il construirait la maison et les bâtiments ; il avait déjà choisi beaucoup de bois d’œuvre, ne conservant que des billes parfaites et livrant le reste aux flammes, le printemps. Certaines pièces étaient même façonnées à la cognée. La pierre pour les murs et la cheminée affleurait à proximité.

Du côté droit, à bonne distance, Pierre n’abattrait aucun des pins qui croissaient. Ces vieux fûts rougis de gomme portaient à leur sommet un toit d’aiguilles, plat. Ils abritaient un sol différent, sorte de sommier élastique composé de branches mortes et de cocotes, où le pied s’enfonçait comme en un tapis sec ; pas d’herbe, pas de sous-bois, pas de boue. Ysabau retrouverait là le bruissement frais de la mer.

Pierre indiquait au passage les réserves forestières à exploiter : elles fourniraient le bois de chauffage et produiraient les essences dont le domaine aurait besoin, plus tard. L’érablière en ferait partie ; elle avait grande apparence déjà, avec ses fûts allongés sous l’aiguillon de la lutte pour la vie. Mais afin d’en retirer tout le revenu possible, il faudrait planter, émonder, déroder les fonds.

Comme l’heure de la dînette approchait, Pierre conduisit Ysabau à l’endroit qu’il préférait : le verger. Il était venu y travailler dans ses mauvais moments. Il avait dégagé de vieux noyers, il en avait planté de jeunes. Au hasard de ses promenades en forêt, il avait déraciné, transporté dans sa gibecière, transplanté les arbustes fruitiers qu’il avait trouvés : gadelliers, groseilliers, pruniers, noisetiers, cerisiers.

— Je sais, disait Pierre ; ce pauvre verger ne présente pas une bonne apparence ; la terre est riche et alors les herbes l’étouffent. Mais j’ai suivi un plan ; quand la végétation sera fauchée, tu verras les diverses plantes partagées en massifs et en rangs. Nous ne saurions les négliger, car l’importation ne nous fournira aucun fruit.

Pour la première fois peut-être, Pierre exprimait ses projets. Son enthousiasme le tenait bien. Sous l’impulsion de l’amour, il communiquait les pensées qui l’avaient animé pendant tous les mois d’isolement

— Alors, voilà, Ysabau. Nous possédons tout ce domaine, la fertilité de cette terre. Pourquoi ? Pour vivre. Quelle doit être ma grande idée ? En tirer le maximum des choses dont j’ai besoin. Je serais insensé si j’achetais ce que l’humus peut produire. Est-ce facile ? Non. Il faut être ingénieux, il faut y penser, il faut travailler. Garder constamment ce souci en tête. Vendre des produits ? Oui. Mais cette peine doit venir bien loin en arrière. Donner mon attention d’abord aux denrées de vie. La plupart choisissent parmi les dons du sol ; ils n’en acceptent qu’un petit nombre, ils dédaignent les autres. Ils prennent quelques animaux domestiques, quelques céréales, quelques légumes. C’est tout. Ils repoussent la main qui leur offre, par exemple, laine et lin, fruits de toutes sortes et miel, bois et poisson, la variété des légumes. Ou bien, ne sachant pas conserver, ils confinent leurs jouissances à la belle saison ; en été, leur table ploie sous le faix ; en hiver, elle est plus nue qu’un désert.

Et alors que suis-je, moi, si je peux exécuter tous mes plans ? Non seulement je suis indépendant, je suis libre, mais encore je n’ai presque rien à acheter, peu à vendre, ce qui est toujours aléatoire et difficile. J’aime mon bien-fonds pour la liberté qu’il me procure et aussi pour les joies dont il me gratifie. Je veux découvrir tous ses dons et y goûter avec la libéralité qu’il m’enseigne. Je n’entretiens pas ce seul désir : les céder, m’en débarrasser.

Pierre entraîna Ysabau plus loin encore. À peine tracée, la coursière se faufilait comme une piste d’animaux sauvages parmi les chicots et les volis. Le sol se releva sur un épaulement, et Ysabau put embrasser du regard la grandeur du pays. Dépression à peine indiquée dans le feuillage, deux lignes d’arpentage délimitaient la ferme.

— Notre domaine.

Pierre en parlait avec toute l’ardeur qui s’était accumulée en lui.

— Voilà un patrimoine foncier sur lequel une famille peut s’épanouir pendant des siècles. Solidement portée par cette assise, elle évolue et croît ; elle mène une existence saine et libre. La terre dispense en abondance cette chose indispensable ; la nourriture, oui, mais aussi l’argent pour tout : instruction, établissements ultérieurs, voyages ; elle distille de la santé, laisse s’émaner d’elle de la sagesse, de la force, du bon sens ; elle prodigue heures de joie et gerbes de souvenirs que les saisons déposent dans les mémoires ; elle donne d’autres biens inestimables : soleil, vent, paysages, aliments frais, eau, forêt.

Pierre aurait pu réciter toute une litanie des biens-fonds. Doué d’imagination, il voyait dans l’avenir, exécuté dans ses détails, le plan qu’il avait conçu : maison longue et large avec le gris de ses pierres, le blanc de ses boiseries, la solidité de ses cheminées ; avec ses jachères, ses pâturages, ses emblavures, ses troupeaux paissants. C’est d’après ce modèle qu’il travaillait.

Ysabau l’avait écouté avec attention. Sans y penser, elle avait passé son bras sous le sien, lui donnant cette adhésion qu’il réclamait. Elle voyait que son amour libérait en lui un flot d’énergie. Il lui dédiait son œuvre.

Mais en même temps, l’ardeur de Pierre l’effrayait un peu : elle contenait trop d’intensité, renfermait trop de hâte. Une tension trop forte animait la volonté. Aussi, elle lui dit :

— Je t’aiderai, Pierre. N’oublie pas que je suis là. Tu ne voudras pas aller trop vite, non plus. Le domaine, je serai heureuse quand il sera tout aménagé. Cependant, en premier lieu, c’est pour toi que je suis venue, Pierre, pour rien d’autre, pour toi, uniquement pour toi.


Terne et laiteux, le fleuve ne montrait plus le courant ; il semblait s’être arrêté de couler par cet après-midi de dimanche. Parfois, il était parcouru de longues ondulations dans le flanc desquelles s’allumaient des fulgurations d’argent ; et sur lui pesait l’atmosphère alourdie par la brume blanchâtre qui embuait les horizons.

— Viens te baigner, Ysabau.

Pierre, Marguerie l’interprète et sa jeune sœur Marie, Jacques Hertel, dans l’eau jusqu’aux épaules, la hélaient du large. Leurs mouvements irisaient la pellicule de la surface en cercles concentriques autour d’eux, et chaque brisure, sous le soleil mi-voilé, lançait des éclairs voltigeants ainsi qu’un morceau de miroir mobile.

— Je ne sais pas nager, répondit Ysabau.

— Tu apprendras ; serais-tu moins douée que les squaws ?

Ils rirent. Avec aisance, la frêle Marie se laissait flotter sur le dos, et elle criait parfois, ce qui détruisait son équilibre.

Sans autre idée que celle de se rafraîchir un peu, Ysabau entra dans l’eau, descendit à petits pas, barbotant avec des gestes maladroits. Pierre l’entraîna plus loin, à lui faire perdre pied. Mais l’apprentissage enregistra vite des progrès ; au bout d’une demi-heure, la jeune femme parcourait de courtes distances.

Enveloppés de soleil chaud, ils remontèrent sur le rivage. Jacques posa une cible. Habile tireur, il provoquait les autres. Et à la fin, il dit à Ysabau :

— Votre tour, madame.

— Vous n’y pensez pas, Jacques, je n’ai jamais tiré.

— En Amérique, il faut apprendre.

Quelques jours auparavant, Pierre était revenu du fort avec un nouveau mousquet qu’il avait déposé sur la table. Ysabau avait examiné cette arme incrustée d’ivoire qui ne pesait pas plus de douze livres avec la fourquine.

— Tu en as déjà un, avait dit Ysabau.

— Mais celui-là, c’est pour toi. C’est mon premier cadeau.

— Pour moi, Pierre ? Mais tu veux rire.

— Non. Tu viendras à la chasse avec moi.

Maintenant, elle alla chercher l’arme, la mania, l’ajusta sur la fourquine. Elle fit feu. Le canon avait dévié et la balle se perdit dans le bois.

— Vous tuerez quand même votre orignal avant l’hiver, assura Marie.

Et Jacques disait :

— Regardez comment on charge un mousquet. On le saisit comme ceci tout d’abord ; on enfile la poudre, la première bourre d’étoupe, les balles, puis la seconde bourre…

— Quel garçon vous êtes en train de faire de moi ! disait Ysabau.

De temps à autre, au milieu de ces jeux et de ces rires, Ysabau s’arrêtait, regardait au loin ; et, soudain, elle avait le cœur dolent parce qu’à l’infini s’étendait cette solitude, que rien n’animait le fleuve, que les cris sonnaient trop grêle dans le vide du continent. Et quand Marie s’approchait, lui passait amicalement le bras autour de la taille, elle sentait un attendrissement la gagner.

« Ils sont fous, pensait plus loin David Hache assis à l’ombre ; ils ne peuvent pas plus demeurer immobiles que des enfants ». Mais ces rires rafraîchissaient son humble cœur. Regarder Ysabau, Marie, n’était-ce pas une joie ?

— La poule d’eau ! la poule d’eau ! s’écria Jacques soudain.

À sa suite, ils se précipitèrent dans la maison, s’assemblèrent autour du foyer où le chaudron de cuivre pendait au bout de la crémaillère. Presque tous les dimanches, ils apprêtaient des repas de fantaisie composés de quelque gibier, poisson ou produit local : perdrix, outardeau, orignal, chevreuil, maskinongé, blé d’Inde, sirop ou sucre d’érable.

Ils s’attablèrent. Dans l’abri de ces murs, Ysabau se sentait plus gaie que dans la solitude du dehors. Elle taquinait David Hache :

— Maintenant, vous allez prendre femme ; quand on défriche, c’est toujours pour une famille.

— Jérémie ! Madame Ysabau, on n’en fait pas deux comme vous.

Après le souper, ils firent encore de l’escrime, tendirent des arcs. Puis, la nuit venue, Jacques Hertel, Marguerie et sa sœur retournèrent au fort dans leur canot hérissé d’épées et de mousquets.

Pierre et Ysabau rentrèrent dans la cabane chaude et sèche. Ysabau rangeait les meubles et la vaisselle.

— Pierre. Dis-moi, Pierre, c’est insensé ce que vous me faites faire. Si ta maman me voyait tirer du mousquet, penses-tu ?… Pierre, pourquoi me faites-vous pratiquer toutes ces armes ?

— Je veux une vraie compagne, déclara Pierre, et non une esclave ou une domestique ; je veux que tu chasses avec moi, pêches avec moi. Est-ce que je pourrais aimer une gourde ?

— Si tu désirais une dégourdie, tu es bien servi, vraiment… Mais toute plaisanterie à part, Pierre, pourquoi m’apprends-tu à nager ? Pourquoi Pierre ?

— Je veux…

— Tu te répètes, Pierre. Vous êtes là autour de moi, tous les trois, vous m’encouragez : Pourquoi ?

Il s’approcha d’elle sournoisement par en arrière. Il l’enlaça.

— Dis-moi pourquoi, criait-elle de sa voix haletante… Je le sais Pierre… Vous pensez à vos sales Iroquois…

Pierre ne répondit pas ; il laissait Ysabau s’habituer à l’idée. Mais le matin même, au fort, après la messe, la conversation entre hommes l’avait alarmé. Nicolet avait soulevé le sujet.

— Les épidémies, avait-il dit, fauchent Algonquins et Montagnais ; un missionnaire vient d’écrire que la nation huronne a perdu en quelques années les deux tiers de ses effectifs ; il en appréhende l’extermination prochaine. Chaque heure, il s’amincit, le rideau d’alliés indiens qui couvre nos établissements.

— Les Iroquois reprendront possession du fleuve, disait Godefroy.

— Nous ne recevrons plus de pelleteries, affirmait Hertel. Nous sommes dès aujourd’hui en état de danger.

Nicolet s’était adressé directement à Pierre.

— Vous vivez isolés dans la forêt ; au milieu de la brume, de la nuit, un canot iroquois est vite passé. Vous vous éveillerez l’un de ces matins avec dix, vingt guerriers autour de la maison.

— Je ne peux pas abandonner mon défriché, répliqua Pierre.

Jacques Hertel connaissait mieux que les autres, Pierre et ses projets. Il devina chez lui une résistance fondamentale. Pierre subissait la fièvre des commencements, de l’époque où les besognes à accomplir surgissent et flottent dans l’esprit ; celui-ci découvre chaque jour un complément nouveau, une rectification ; il invente, modifie, ordonne. Alors Jacques avait proposé des atermoiements :

— Pierre organisera la défense de sa maison : des contrevents épais, des contre-portes, des meurtrières ; une couple de chiens dépisteraient l’ennemi, le cas échéant. Si un danger survenait, j’irais l’avertir. Puis, nous connaissons notre faiblesse ; l’Iroquois l’ignore encore. Un jour ou l’autre, la France expédiera des secours.

Pierre avait éprouvé de la gratitude pour cette intervention amicale. Mais celle-ci n’avait pas calmé sa conscience à l’égard d’Ysabau. Risquer sa propre vie, qu’importait ? Mais le danger s’étendait maintenant à sa femme. Nul ne pouvait envisager froidement la perspective des supplices pour un être cher. L’amour entrait en lutte avec la passion de son travail. Pierre devrait-il choisir entre son domaine et Ysabau, deux affections qui, comme des arbres accolés, mariaient leurs racines à de grandes profondeurs ?

Avec peu de capital, comment équilibrer ensuite son exploitation s’il l’abandonnait pour de longues périodes ? Il avait tout ordonné ; la tête travaille durant les heures de labeur solitaire ; ensuite, le corps va droit à l’exécution, chaque ouvrage en son temps ; et ainsi la forêt devient emblavure, la cabane, maison, la vache, troupeau. Dans cette charpente fragile, comment trouver place pour l’ouragan ?

Pierre avait assumé le risque pour Ysabau et pour lui, mais non sans remords. Le lendemain, il continua de bûcher avec acharnement ; il prenait de l’avance en pensant aux jours qu’il perdrait infailliblement.

Quand il revint le soir, Ysabau l’attendait sur le pas de la porte. La fumée montait comme un cylindre noir au bout de la cheminée et s’évasait très haut. Dans le calme, l’air semblait s’être figé en une épaisse vitre verdâtre. Ysabau se tenait droite sous le regard de Pierre.

Celui-ci rit longuement.

Alors, elle dit : « Voilà, Pierre, j’ai travaillé ». Les premiers jours, Ysabau avait tout lavé, tout rangé dans la cabane. Puis elle était sortie ; elle avait observé le défrichement, les abattis. Elle entendait les coups de hache, et, soudain, l’écroulement d’un gros arbre. Elle s’était timidement avancée vers le fleuve, coulant ici entre des rives vaseuses et basses ; sur la berge, le libre vent la retrouvait et la souffletait de ses bouffées de chaleur. Elle liait connaissance avec ce sol inconnu, s’habituant aux bruits, aux belles vues.

Ce matin, après le départ de Pierre, Ysabau avait pris sa grande décision. Elle était venue au potager ; elle avait sarclé toute la journée sous le soleil. La boue adhérait à ses mains et à ses bras.

— Voilà ! Pierre.

Les tiges vertes dessinaient des lignes sur le terreau noir.

Alors Pierre changea d’idée. Il fit asseoir Ysabau dans l’herbe, il s’assit à ses côtés. Loyalement, il lui relatait tout, comme il le devait.

— Nous déménagerons au fort s’il le faut.

— Mais Pierre, je savais tout cela par tes lettres. J’ai compris. J’ai même été surprise quand je suis arrivée : j’aurais cru que vous preniez plus de précautions. Ah ! Pierre, les Iroquois, je ne m’en soucie guère.

— Mais pourquoi ?

— Devine, Pierre.

— Je ne sais pas.

— Pierre aveugle et peu intelligent. Tu ne veux pas croire ce que tu vois, ni comprendre ce que je dis. Je ne me soucie de rien. Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse, Jean Nicolet et ses Iroquois, une robe propre ou une robe sale ? Mais vraiment, qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ?

Elle s’était mise debout. Elle regardait Pierre de ses yeux pers, mi-provocants, mi-caressants ; un sourire moqueur et tendre sur les lèvres, elle répétait avec âpreté :

— Mais non, Pierre, tu es fou.

Elle se laissa tomber à côté de son mari, et, lui entourant le cou de ses bras, elle l’embrassait.

— Oh ! moi, je suis heureuse dans mon âme, dans mon corps, dans mes mains, dans mes yeux, dans mes pensées, mes désirs, dans tout moi. Je suis le bonheur effronté, sans honte, sans remords. Je ne veux rien, je ne crains rien ; il n’y a plus de place en moi pour rien : le bonheur a tout rempli.


Ysabau semblait ainsi porter son bonheur à l’abri des intempéries, comme en un sachet imperméable ; cependant, elle n’était pas réfractaire aux influences du dehors ; Pierre s’en rendit compte à la suite de deux événements.

Courbés en deux, l’un à la suite de l’autre, Pierre, Ysabau, Marie Marguerie, coupaient du sarrasin à la faucille dans les premiers jours de septembre ; ils déposaient ensuite bien en ordre derrière eux les javelles de tiges branchues, mi-vertes, mi-rougeâtres. À peu de distance, David Hache liait d’une hart chaque gerbe courte et dodue. Ainsi rapetissait peu à peu la grande tache noire qui s’arrondissait dans les essarts, — estafilade ouverte dans le flanc de la forêt. Le vent avait déjà refroidi ; au ciel couvert de nuages mobiles, le soleil apparaissait de temps à autre, plaquant quelques minutes sur le sol une nappe de chaleur et de lumière ; puis il s’éteignait et là-bas l’éteule des prairies et des emblavures frissonnait sous les rafales.

Vers quatre heures, Pierre dit aux femmes :

— Nous terminerons seuls maintenant.

— À tout à l’heure alors, Pierre.

— Le pain sera prêt à enfourner ?

— Oui, Pierre — Se redressant, Ysabau et Marie étirèrent en riant leurs membres endoloris. Elles marchèrent l’une à côté de l’autre, égrenant dans les rafales les notes de leurs voix. Relevant la tête, David Hache les regardait aller une minute. Passés à la chaux, la cabane et les bâtiments luisaient soudain d’un éclat aveuglant sous un rayon solaire égaré. L’herbe des regains étonnait par son vert trop tendre, presque maladif. Quatre heures à peine et le soir frais assombrissait la vallée.

Les deux femmes entrèrent dans la maison silencieuse et encore chaude. Ysabau ralluma le feu. Plus grande, d’une beauté irrégulière mais animée par deux yeux noirs d’une lumière intense, Marie s’affairait à de menues tâches autour de son amie. Toute affection, gaieté, bonté, elle révélait maintenant son grand secret ; sous peu, elle épouserait Jacques Hertel. Et alors, comme elle en avait l’habitude, avec son geste de douceur et de joie, elle entourait la taille d’Ysabau de son bras droit.

— Oh ! la ! la ! disait-elle rougissante, je l’aime celui-là.

Et excitées, elles échangeaient des confidences ; car elles éprouvaient l’une pour l’autre l’amitié des êtres dont l’amour a amolli l’âme, l’a rendue ardente, frémissante.

Elles vaquaient en même temps aux besognes du ménage. Montrant des lèchefrites débordantes d’une pâte farineuse, Ysabau raconta à Marie l’histoire du four.

Un soir, à la veillée, Le Fûté en visite avait dit :

— Que diriez-vous d’un four, petite dame ?

— Un four, monsieur Hache ? Je vous ai bien compris : vous avez dit : un four ?

— Je n’ai pas dit autre chose.

— Quand il sera construit, je vous en donnerai des nouvelles.

La figure animée, Ysabau s’était assise en face de David Hache. La conversation dura longtemps. Pierre n’y connaissait rien et Le Fûté se chargea de tout. Il rencontra le taillandier du fort et il lui commanda un bouchoir, des léche-frites et des attisoirs. Il rabota des écouvillons. Avec l’assistance de Pierre, il enfonça dans le sol, non loin de la maison, des pilots de cèdre. Là-dessus, il bâtit une plateforme ; et sur la plateforme, il établit un clayonnage en forme de voûte qu’il recouvrit d’une certaine boue pétrie avec de la paille. Un grand feu flamba là-dedans et durcit les matériaux. Pour protéger ce dôme, il construisit un toit aigu, descendant jusqu’à terre des deux côtés et formant auvent à l’avant aussi bien qu’à l’arrière.

— Alors, ça va tenir votre machine, monsieur Hache ?

— Ça devrait tenir.

D’un air de doute, Ysabau surveillait l’édicule pendant que la figure du Fûté se plissait dans un sourire.

— On peut toujours essayer, dit Ysabau.

— On peut essayer, ça ne fera de mal à personne.

Et ce soir après souper, l’obscurité s’étant faite, David Hache débraisa le four, Ysabau enfourna le pain. Ils demeurèrent dehors tous quatre dans le froid déjà vif, à humer l’odeur délicieuse qui rassurait la jeune femme.

Mais s’infiltrant peu à peu dans la clairière, commença de monter du fleuve et de la forêt une brume d’abord ténue, fine comme une gaze ; elle s’épaissit vite et bientôt ils furent noyés dans cette masse ouateuse et distinguèrent à peine les objets autour d’eux. Parlant de moins en moins, Ysabau s’écria :

— Pierre, du brouillard comme à Saint-Malo !

Vibrante, l’exclamation les avait tous saisis.

— Saint-Malo, répliqua David Hache en sourdine. Ah ! oui, pour sûr.

— Saint-Malo, avait répété Pierre comme un écho.

Et ils se souvenaient du port de mer joli, des toits, des remparts.

Un long silence régna. La machine avait tenu. Ils mangèrent tout de suite quatre petits pains chauds. David Hache s’éloigna avec sa part de la fournée. Puis Ysabau sortit de nouveau avec Marie Marguerie. Elle voulait se promener encore dans le brouillard, se baigner dans cette vapeur comme on se baigne dans un lac. Elle entraînait son amie dans l’obscurité ouateuse, écoutant monter de ses souvenirs le bruit des vagues, les sifflements de tempête, se rappelant l’odeur de l’océan, les paysages de mâts. Et elle disait à Marie :

— Je m’ennuie de Saint-Malo, Marie, je m’ennuie de la mer.

À quelques semaines de là, Pierre amena Ysabau à la chasse, un dimanche après-midi. Ils marchaient avec facilité dans les feuilles jusqu’aux genoux, les feuilles sans poids, crispées, sèches, encore jaunes, rouges, orangées, cuivrées, qui mêlaient leurs nuances infinies. Au bout de leur tronc, les arbres dépouillés portaient leurs branches comme une gerbe bien ouverte de tigelles de fer. Et une lumière blanche flottait dans cette forêt réduite à l’état de squelette.

Ysabau vit enfin son domaine que les frondaisons lui avaient dérobé tout l’été. Mais elle demeurait taciturne. Parfois, une perdrix qui s’était mottée, battait lourdement des ailes, presque à ses pieds, et s’envolait avec maladresse ; ou bien un érable mal dégarni se secouait comme un chien qui sort de l’eau, et ses dernières feuilles s’éparpillaient.

Puis s’étendit sur le pays un après-midi violet, calme et froid. Dégagées par l’automne, les longues croupes des montagnes bleuâtres semblaient bondir comme sur une piste, traversant au loin la plaine du sud-ouest au nord-est. Il s’était coloré de violet aussi, en réfléchissant le ciel, l’immense fleuve vide débouchant là-bas de l’infini de la vallée pour s’enfoncer dans l’infini de la vallée. Rien ne bougeait nulle part : pas de village, pas de maison, pas de passant, pas de fumée ; et dans toutes les directions s’épandait la sylve composée de hampes immobiles.

La désolation de ce paysage étreignait Ysabau. À Saint-Malo, les hommes, leurs œuvres, sa propre pensée avaient interposé un écran entre la nature et elle-même. Mais ici, aussitôt qu’elle demeurait seule, aussitôt qu’elle passait le seuil de la cabane, elle heurtait la forêt, le fleuve, la terre, le chaud, le froid, les aubes, les crépuscules, le soleil, les ciels étranges, les nuages, le vent, la pluie, les tempêtes, les couleurs, toutes les manifestations de la nature. Entre ces phénomènes et elle, aucun mur. Nuls vestiges pour détourner l’attention, absorber les yeux ou l’esprit. Et ce pays canadien, avec son âpreté, sa force, imposait des sensations, des états d’âme. Dans l’être qui lui était livré, il créait de la gaieté, de l’ardeur, de la tristesse. Il n’avait pas acquis encore la mansuétude des territoires plus tempérés que le séjour de l’homme humanise.

Alors, par cet après-midi qui distillait de la désolation, Ysabau subissait l’étreinte des choses que seules les âmes fortes peuvent supporter ; elle était désorientée, elle avait cessé d’être maîtresse de ses émotions.

Pierre et Ysabau cheminaient dans les feuilles jusqu’aux genoux. La terre exsudait son suint, de froides gouttes qui la couvraient d’humidité ; l’air acquérait une vibrante sonorité. Pierre tira soudain sur une volée de canards : l’explosion éclata, se répercuta longuement. Ysabau sursauta et la chute des oiseaux dans les branches fit autant de bruit que l’éboulis d’une grosse pierre.

Ysabau pénétra dans la maison obscure et vide. Il faisait froid. Elle ramassa quelques brindilles, les flammes jaillirent brusquement. Elle se retourna pour aller quérir quelques billettes. Pierre s’était assis lui aussi dans le noir ; il lui saisit la main au passage.

Alors, Ysabau n’y put tenir. L’heure de sa crise était venue. Elle se laissa tomber sur les genoux de Pierre et elle sanglota. Que regrettait-elle ? Saint-Malo sans aucun doute, le doux pays de France habité et protégé, sa famille, ses amies, sa jeunesse enfuie. Le mal du pays la tenait jusqu’aux moelles. Et peut-être éprouvait-elle aussi des appréhensions subtiles, des craintes incompréhensibles, tout un malaise sourd dans lequel elle se débattait obscurément comme dans un réseau aux mailles invisibles.

Le vent s’était levé. Ysabau entendait pour la première fois ce ronflement continu de tuyau d’orgue de la forêt dépouillée, une lamentation monotone passant du grave à l’aigu, inlassablement, et parfois des claquements secs comme ceux d’un fouet. Et elle répétait : « Pierre, Pierre, je n’ai plus que toi dans le monde… »

Ils se réveillèrent en hiver. La lumière du soleil et la lumière de la neige inondaient la maison d’une clarté comme Ysabau n’en avait jamais connu, abondante, intense, éclatante.

Pierre sortit. Il attendit un instant dans la resserre où il déposait ses outils ; il entendit Ysabau chanter : toute tristesse avait disparu de l’âme de la jeune femme comme l’eau disparaît d’un linge bien tordu.


— IV —

Depuis une semaine, un plafond de froid intense flottait au-dessus de la vallée. Il était venu du nord-ouest, poussé par un blizzard. Alors qu’il était presque passé, le nord-est l’avait ramené lentement. Et il demeurait là, mobile, voguant au-dessus des têtes, se déplaçant à peine chaque jour comme une banquise en eau calme. Et sous lui les arbres craquaient, la surface de la glace sur le fleuve détonait au fond de sa bourre de neige, les cheminées émettaient des jets de fumée que le vent ployait tous légèrement, de façon égale, dans la même direction.

Ysabau s’habilla comme une Sauvagesse : des mocassins, des mitasses, des mitaines de cuir, une pelisse de peau de caribou, l’alourdissaient et la déformaient. Elle saisit une hachette, donna le bras à Pierre et dit :

— On est paré ?

Le vent léger brûla la peau comme du feu. Mais le corps aime parfois à s’exposer au gel ; dans la cabane, il devint à la longue sursaturé de chaleur, languide, moite et énervé. Alors, il aspire à se plonger dans un bain de froidure pour se raffermir et se tonifier. Durant les premières minutes, Ysabau frissonna ; ses nerfs se contractèrent. La bise remontait par les manches, descendait par le col. Mais bientôt la température du sang s’éleva, l’épiderme s’habituait à cette morsure. Les inhalations possédaient de la saveur, elles coulaient dans la gorge comme une eau glaciale.

Pierre et Ysabau traversèrent leur défrichement qui s’était rempli de neige comme un lac entre des rives de forêt. Souches, amas de bois, de branches, guérets, tout avait disparu sous l’épais capitonnage. À la surface courait en nappes impondérables, comme au flanc d’une dune, le sablon sec et blanc. Et, dans le sentier sans cesse comblé, les pas crissaient comme s’ils avaient glissé sur du métal.

Pierre pelleta la neige autour d’un tronc afin de le couper le plus possible au ras de terre. Un haut remblai s’entassa vite près de lui. Ysabau descendit dans cet entonnoir. Tous deux, ils attaquèrent de la hache et du godendard le gros orme gelé jusqu’au cœur. Le mouvement violent activait la circulation sanguine. « Nous enlevons une pelure », dit Ysabau en riant, les joues rouges. Ils se dépouillèrent des manteaux de cuir. Les vêtements de laine qu’ils conservèrent ne les gênaient pas aux entournures.

Bras déliés, ils frappaient plus durement, avec moins de maladresse. Le soleil pâle les réchauffait un peu au fond de cette excavation. Et ainsi s’écoula le jour.

Il fraîchit vite lorsque le soleil baissa ; on aurait dit un feu qui s’éteint graduellement. La fatigue rendait les membres plus frileux qu’au matin, les mains gourdes échappaient le manche glacé. Alors renaissait le besoin de la flamme. Patiemment, lourdement, sous la bise vigoureuse qui les souffletait, les deux bûcherons revenaient à la cabane. La souffrance du corps était telle que la course devenait impossible. « Ta joue est gelée », criait Pierre ; Ysabau ramassait une poignée de cette poudre froide qui ne scintillait plus et frottait.

Enfin se présenta la maison aux trois quarts enterrée sous des épaisseurs de feutre blanc. Comme une vieille du pays breton, elle portait une lourde coiffe de neige immaculée, bien godronnée, bien gaufrée. La porte s’ouvrit sur les lamentations des gonds engainés de frimas. Tout de suite, le feu jaillit entre les bûches d’érable entrecroisées ; au début, il n’émettait pas de chaleur ; mais un peu de patience, et ses vagues de plus en plus intenses fondirent le givre des vitres, des fentes, des objets de métal, refoulèrent inexorablement le froid ; elles répandaient autant de bien-être dans les membres que tout à l’heure l’air rude du dehors.

Après avoir enlevé ses vêtements, Ysabau redevint la jeune femme svelte. Elle dansait autour de l’âtre et jouait avec Pierre des jeux énervants.

Ce soir-là, après le souper, Pierre fendit du merrain ; le chêne se débitait bien. Parfois, un ouvrage de couture à la main, Ysabau s’accoudait au coin de la chaise et elle observait. Pierre présentait à son admiration des planches de bois de cœur ; il lui indiquait la finesse du grain, l’ondulation des fibres, les nuances de la veinure, des courants moirés et glacés. Elle maniait la douelle un moment.

— J’en ai une plus belle encore dans ma malle. Tu aimes ton bois mieux que moi, Pierre.

Elle jouait dans les cheveux de Pierre, elle repoussait de la main billot et outils ; ses yeux émettaient maintenant des lueurs violettes ; elle griffait et mordait.

— Est-ce que je ne le vaux pas, moi, tout ton domaine, le douvain avec ?

Pierre se remit au travail. Il poursuivait le cours de ses méditations calculatrices, augmentant en pensée d’un an à l’autre l’étendue de ses emblavures, de ses terres pâturables, le nombre de son cheptel, l’amas des poutres en bois de brin. L’année suivante, il retiendrait les services d’un engagé. Dans dix ans, sa ferme occuperait au moins cinquante acres ; la maison et ses dépendances se prélasseraient au milieu. Vu la prodigieuse abondance de chasse et de pêche, Ysabau et lui vivraient non seulement dans l’aisance, mais encore dans la richesse. Pierre compterait alors trente-quatre ans, Ysabau, trente. La jeunesse, quoi ? Ensuite, il pourrait conduire plus largement son exploitation, diriger des hommes, terminer à loisir l’aménagement du domaine.

Il ordonnait son dessein dans une grande dilatation de joie.

— On rit, pensait-il, on est heureux quand on construit. Prendre une étendue de terre en forêt et la façonner, c’est créer dans un état de satisfaction intérieure. Et le résultat de son travail se présente là, devant soi, tangible, visible, comme une belle haie de chêne, sans nœud. Voilà de l’ouvrage sain et qui rend l’homme franc, honnête, bon surtout. Rien de truqué dans ce succès-là, rien de louche, rien de faux ; de bon aloi comme l’or, voilà. On n’éprouve plus de doute, on n’a pas de mal à l’âme, l’intelligence vit en paix.

Pierre se leva. À bout de bras, il enleva une grosse bûche d’érable qu’il déposa sur l’épais lit de braises déjà accumulées ; elle brûlerait toute la nuit, veillant, cœur de flamme, pendant qu’Ysabau et lui dormiraient en paix. C’est alors qu’ils entendirent des coups répétés à la porte. Pierre tout de suite en alerte se précipita sur son arquebuse, mais Ysabau dit :

— C’est Jacques Hertel, c’est sa manière de frapper.

Par la porte ouverte, comme si l’on eût levé une vanne, le froid s’engouffra, visible comme une brume. Jacques entra. « Bonsoir, bonsoir », dit-il, et il se rendit devant l’âtre pour déposer ses raquettes, son mousquet, enlever une lourde pelisse de fourrure. Ysabau attendait les mots plaisants dont l’interprète était coutumier ; celui-ci ne brisa pas son silence. Une appréhension la saisit.

— Jacques, Jacques, qu’est-il arrivé ?

— Aussi bien vous le dire tout de suite : Marguerie et Thomas Godefroy ont disparu.

— Disparu ?

— Oui.

— Les Iroquois ?

— Les Iroquois.

Pierre et Ysabau demeuraient étourdis, comme s’ils eussent reçu un coup de massue ; ils éprouvaient un éblouissement, l’impression que le temps s’arrêtait soudainement ; bien qu’ils fussent rapprochés tous trois, le son des paroles semblait provenir de loin.

— Tout a eu lieu à quelques milles d’ici. Ils étaient partis pour abattre des orignaux, la neige est épaisse, c’est l’époque favorable. Ils savent vivre en forêt comme les Sauvages. Plusieurs jours s’étaient écoulés ; personne ne s’inquiétait. Enfin le délai a paru trop long. En suivant les pistes, nous avons vite découvert l’endroit : les Indiens les ont surpris pendant leur sommeil ; eux, ils ont lutté. Nous avons trouvé un lambeau d’écorce portant ces mots : « Les Iroquois nous ont pris ». Plus loin, ils avaient écrit avec un tison éteint sur un gros orme pelard ; ils n’avaient encore subi aucun mal.

Godefroy, Marguerie. Dans le silence, angoissés, Ysabau, Pierre et Jacques Hertel pensaient à la même chose : la torture. Les Iroquois oseraient-ils ? Pierre se souvint du spectacle de barbarie dont il avait été témoin l’an de son arrivée. Tous trois, ils regardaient les flammes.

— Et Marie ? s’écria Ysabau.

— Marie ? Durant les premières heures, elle a connu le désespoir. Bien qu’elle soit frêle, elle possède beaucoup de courage. Elle espère un peu. Quand on la voit, on a pitié : elle demeure trop vibrante, émue par la moindre chose : un bruit, une parole. Votre compagnie la réconforterait sans doute.

— Qu’y a-t-il à faire ? demanda Pierre.

— Au poste, nous avons discuté toutes les solutions. Aucune possibilité de rejoindre ce parti de guerre avant qu’il ne soit rentré dans son village ; nous avons déjà plusieurs heures de retard. Et quel détachement former pour une expédition d’au moins six semaines en plein cœur de l’hiver ? Je veux dire des soldats entraînés à marcher en raquettes, à coucher dehors, à donner l’assaut là-bas ? Nicolet le peut, moi aussi, deux ou trois autres. C’est tout. Avec les Iroquois, il faut escompter les représailles ; tuons-leur un guerrier et Marguerie et Godefroy paieront. Nicolet a dit : « Dans les circonstances, rien à faire. Ils sont interprètes tous deux, pleins de ressources. À leur place, je me dirais : « pourvu qu’au fort, on n’entreprenne rien ». D’autre part, nous n’avons pas le choix. Même avec cinquante hommes, l’expédition serait risquée.

Mais abandonner ainsi deux Français sans une recherche ?

Ysabau pleurait. Pierre se promenait de long en large. Ils se sentaient étreints par la poigne de fer de l’impuissance.

— Nous devrions comprendre cet avertissement, continua Jacques. Notre faiblesse est en partie connue ; les Iroquois nous respectent de moins en moins.

— Puis-je demeurer ici, moi ? demanda Pierre.

— J’ai passé chez Le Fûté avant de venir ; je l’ai mis sur ses gardes. Le danger est disparu je crois, ces Sauvages ne reviendront pas cet hiver. Mais vous l’avez échappé belle. Au printemps, ensemence ton défriché, la neige à peine disparue, pour être prêt à tout.

Avant de sortir, Jacques ajouta :

— Barricadez-vous avec soin le soir, n’est-ce pas ? Apportez vos mousquets au bois ; lâchez les chiens le matin avant de sortir…

Le silence régna devant la bûche qui flambait. Pierre réfléchissait à l’imminence du péril. Il voulait continuer son entreprise, mais non exposer Ysabau. Quel moyen terme inventer ?

— Ysabau.

— Oui, Pierre.

— Ysabau, tu dois te résigner. Tu te réfugieras au fort quand le danger sera trop grand.

— Et toi, Pierre ?

— Oh ! moi. Un homme se tire toujours d’affaire. Ysabau leva la tête. Elle venait de comprendre. Elle se trouva debout entre lui et la cheminée.

— Tu as dit, Pierre ? Je t’abandonnerai, moi, Pierre ? J’irai me placer bien en sûreté derrière les palissades pendant que tu seras exposé ici, toi, Pierre ? C’est bien ça que tu as dit ?

Et comme Pierre ne répondait pas :

— Non, Pierre, tu te trompes. Celle qui fera cela ne portera pas mon nom.

— Mais il le faut pourtant.

— Non, Pierre. J’ai lu toutes tes lettres à ta mère. Je savais où je venais, comprends-tu ?

Debout devant lui, droite comme une flèche, elle le regardait les yeux pleins de décision. Mais Pierre ne répondit pas. Il baissa la tête car depuis qu’il avait appris la capture de Marguerie et de Godefroy, il revoyait toujours la même scène : l’Iroquois attaché au poteau du supplice ; et il entendait le glapissement sauvage qui s’était si bien gravé dans son souvenir que rien ne saurait l’effacer.


Un brigantin, trois pinasses armées étaient mouillées à quelques encablures de la rive droite vis-à-vis des Trois-Rivières. La douceur de la lumière du soir s’éteignait dans un ciel presque vert. Mais les rayons obliques frappaient encore l’eau mouvante comme ils auraient frappé un miroir ondulant et, réfléchis, s’en allaient jouer et danser sur le dessous des feuillages et sur la façade d’un fortin de troncs d’arbres à peine dissimulé à la lisière de la forêt. Lisse et moiré, le courant se déchirait sur les étraves avec un clapotis léger.

Le Gouverneur, deux Jésuites, soixante-dix soldats et colons recrutés à la hâte de Québec aux Trois-Rivières, se tenaient là, debout, appuyés sur les lisses. Ils observaient l’armée iroquoise : trois cent cinquante guerriers répartis autour des feux et apprêtant le repas du soir avec autant de flegme qu’au cœur de leurs bourgades.

Sept canots algonquins parurent en aval très loin, points noirs sur l’immensité du fleuve d’aluminium. Une cinquantaine d’ennemis se précipitèrent dans quelques-unes des pirogues d’écorce d’orme alignées sur le rivage ; ils pagayèrent vivement vers cette proie en poussant leurs huées de guerre. Mais en même temps retentirent les commandements rapides du Gouverneur, les biscayennes levèrent l’ancre, hissèrent les voiles ; se déplaçant vite, elles se maintinrent entre les deux groupes d’esquifs ; mousquets amorcés, les soldats couchaient en joue les guerriers iroquois. Frustrés dans leur espoir de pillage, ceux-ci virèrent de bord et suivis des pinasses, revinrent au campement.

La nuit chaude emplit jusqu’à la cime des arbres la tranchée que le fleuve creusait. Entre le noir des rives, de larges surfaces luisantes brillaient, immobiles sur le courant ; des brasiers sur la grève enfonçaient dans l’ombre des cônes de lumière et leurs reflets dans l’eau s’étiraient ou se plissaient aux jeux de la vague comme des accordéons de flamme. Et sur l’assise des futaies reposait une clarté lunaire dont l’intensité pâlissait les étoiles.

Des cris, des coups de haches, des chutes d’arbres animèrent la forêt dans les alentours du fortin qui prenaient l’apparence de quelque gueule de souterrain ténébreux. Puis se rétablit le silence torride, attentif avec le guet des sentinelles sur les embarcations, blocs géométriques taillés, semblait-il, dans le jais le plus pur. À l’avant de la barque s’étaient assemblés Thomas Godefroy, Marguerie, Hertel, Pierre de Rencontre, Jean Nicolet.

De sa voix ardente et basse, Marguerie parlait :

— Les Iroquois ont très bien compris une chose simple : l’importance des armes à feu. S’en procurer à tout prix pour dominer les peuplades indiennes, voilà leur dessein actuel. Ils ont acheté quarante arquebuses des Hollandais de Manhatte. Après nous avoir capturés, Godefroy et moi, ils n’ont couvé qu’une pensée : exiger des mousquets en échange de notre libération. Ils nous ramènent, ils soumettent leur chantage : premier refus. Ils nous délivrent, croyant obtenir par reconnaissance ce que la force ne leur a pas donné : deuxième refus. Ils promettent mer et monde : venir en traite, édifier une résidence française dans leur pays, conclure la paix : troisième refus.

Marguerie parla plus bas encore :

— Reconquérir la maîtrise du fleuve, voilà, nous le croyons, leur volonté de fond. À cet effet, nous détacher d’abord de nos alliés sauvages afin d’exterminer avec les armes à feu ces ennemis héréditaires ; puis se retourner contre nous ensuite et nous chasser. Ce programme, leur grand conseil l’a mis au point cet hiver.

— On ne s’entendra pas alors ? demanda Pierre.

— On ne s’entendra pas.

— Mais nous les tenons bloqués.

— Ah ! non. Nous surveillons la façade. Mais l’arrière ?

Marguerie et Godefroy taisaient leur acte d’héroïsme. Le premier avait accepté de transmettre aux Français la proposition iroquoise et de se constituer prisonnier de nouveau s’il échouait. Sans quoi, toujours captif, Godefroy subirait la torture. Marguerie était venu. Après entente préalable avec son compagnon, il avait dit au Gouverneur : « Ne leur donnez d’arquebuses à aucun prix, même si le refus entraînait pour nous le supplice ». Puis il avait embrassé ses amis ; les assistants avaient dû détacher de lui sa sœur Marie qui criait et pleurait. Solitaire, il avait traversé le fleuve sous les yeux de la garnison. Cette dure partie, aux risques horribles, il l’avait gagnée, mais il s’en était fallu de peu. Les yeux habitués à l’ombre, Pierre l’observait maintenant : une figure ardente et volontaire d’aventurier dur à soi-même. Durant son long apprentissage d’interprète, il s’était façonné un corps et une âme d’athlète, en souffrant du froid, de la faim et des intempéries des saisons. Après cet entraînement, il pouvait envisager n’importe quel péril.

Enfin la petite flottille s’endormit sous la surveillance des sentinelles. Pierre pensait aux événements écoulés depuis le début de juin : apparition de la flotte iroquoise, épouvante des alliés sauvages, sa propre arrivée en compagnie d’Ysabau ; mission de Marguerie ; troupes expédiées de Québec ; libération solennelle de Marguerie et de Godefroy ; longues tractations poursuivies dans une défiance de plus en plus forte ; trois cent cinquante guerriers massés ici, en face du fort, cent cinquante dispersés plus haut sur le fleuve ; insolence de l’ennemi qui cueillait les groupes d’Algonquins et de Hurons à la vue même de la garnison.

Le soleil se leva. La journée s’écoulait, vide et désœuvrée. Orné du guidon des ambassadeurs, un canot s’éloigna du brigantin afin de poursuivre les pourparlers des jours précédents. Les Iroquois l’accueillirent avec des huées : « Où sont les arquebuses ? » demandaient-ils. Poursuivie par les flèches, la pirogue retraita. Une longue chevelure algonquine flotta bientôt au bout d’un palis.

Brigantin et pinasses s’embossèrent près du rivage. Les pierriers envoyèrent leurs bordées. De l’orée de la forêt, les arquebusiers sauvages ouvrirent sur les embarcations un feu bien dirigé. Pierre éleva son sabre au-dessus de sa tête : une balle le lui enleva des mains et le tordit. L’ennemi se replia plus tard. Il avait érigé un second retranchement au cœur de la sylve ; de cet endroit, il suivit un sentier orienté à l’ouest, transportant bagages et canots, et il retrouva le fleuve en amont.

Cette fois, l’état de guerre existait. Les semaines s’écoulèrent, le fleuve demeura bloqué. En embuscade sur les hauts promontoires, à l’affût au bout des pointes boisées, aux aguets le long des portages, les guerriers ennemis surveillaient les solitudes. Comme l’aigle-pêcheur, ils fondaient sur toute proie en vue. Quelques canots hurons filtrèrent au travers du blocus ; les autres succombèrent, leurs occupants furent torturés, les fourrures volées. Impuissance et oisiveté pesaient sur le poste. Le mariage même de Jacques Hertel, devenu seigneur de La Fresnière, avec la toute jolie Marie Marguerie, ne réussit pas à dissiper l’anxiété.

— Cette fois, nous sommes enlisés jusqu’au cou, disait Jean Nicolet. Les Hollandais de Manhatte ont lié partie avec les Iroquois ; les premiers veulent des fourrures, leur dessein est d’empêcher l’essor de nos établissements ; les Iroquois désirent des arquebuses. Alors ces derniers volent les pelleteries de nos Sauvages et les portent aux Hollandais qui leur donnent des armes

— Armons nos alliés, répondait Pierre avec impatience.

— Armer des Sauvages, est-ce armer des amis ou des ennemis ? Il faut s’assurer auparavant de leur fidélité. Et comment durera la domination de quelques poignées de Blancs si les aborigènes possèdent des armes à feu ? Jusqu’ici, nous n’en avons distribué qu’aux convertis.

— Que la France envoie des troupes alors.

Intelligent, grand lecteur de livres, Jean Nicolet exposait à Pierre la complexité de la situation. Joyeux, celui-ci avait quitté son défriché pour une aventure de deux semaines. Mais les jours se succédaient ; l’armée iroquoise demeurait maîtresse du fleuve ; par faiblesse, les Français n’osaient rien. Pierre pensait au travail en attente aux entreprises en voie d’exécution. Il rejoignait les habitants sur la plate-forme des canons, et tous, ils regardaient le fleuve couler. De temps à autre surgissaient des Algonquins, hommes ou femmes, qui s’étaient évadés avant le supplice ; amaigris, exténués de misères et de privations, le corps lardé de piqûres, ils relataient des embuscades et l’atrocité de quelque torture. Pierre s’animait d’indignation ; n’entreprendrait-on rien pour protéger ces alliés, enrayer les vols de pelleteries ? Avait-on manqué de temps pour se préparer ? Puis la torpeur des mortes journées accablait la petite population.

À la fin de l’été, Jean Nicolet annonça une bonne nouvelle : le père Le Jeune, jésuite, partirait pour Paris. Par l’intermédiaire de la duchesse d’Aiguillon, il solliciterait du Cardinal des renforts et même la destruction de Manhatte.

Rassasiés de rapines, les Iroquois quittèrent enfin le Saint-Laurent. Le jour même, Pierre et Ysabau s’embarquèrent en canot. Ni l’un, ni l’autre ne parlaient. Une chaleur humide s’appesantissait sur la forêt en lisière du rivage sablonneux. Parfois un éturgeon sautait, rompant la surface de l’eau vernie, glacée comme un miroir, verte parce qu’elle réfléchissait des feuillages et qui, par sa limpidité, donnait l’impression d’un épais bloc de cristal.

Ils parvinrent au défriché très tard. Quittant le fleuve éclairé, ils entrèrent comme en une tente dans l’obscurité du bois, cherchant le sentier envahi par les herbes et les broussailles. Dans la clairière, ils retrouvèrent la lumière du fleuve, et au milieu, l’ombre familière de la cabane accroupie comme une bête. Après avoir tout rangé à l’intérieur, ils revinrent s’asseoir sur le perron pour goûter un peu de fraîcheur.

— Et toi, Pierre, que penses-tu de tout cela ?

— Moi ?

Lui communiquerait-il les impressions qui l’avaient assailli durant ces semaines ? Désœuvré, il avait interrogé et écouté les coloniaux de la première heure : Hertel, Godefroy, Nicolet. Devant le péril iroquois qui menaçait soudain son entreprise à fond, il avait voulu s’enquérir des circonstances indépendantes de sa volonté, dont son travail subirait la répercussion. D’insurmontables obstacles se dessinaient dans cette zone. Pierre avait reconstitué l’histoire brève de la Nouvelle-France. Le cardinal de Richelieu avait un instant compris la grande œuvre à accomplir ; mais toujours attentifs, les Anglais avaient écrasé de leurs canons le premier grand convoi de colons et de vivres. Presque éreintée du coup, ruinée, la grande compagnie qu’il avait formée appliquait petitement un vaste programme. Elle possédait et administrait le pays. En retour du monopole des fourrures, elle maintenait une couple de fortins, entretenait une centaine de soldats, versait les émoluments des fonctionnaires, transportait quelques colons.

— Richelieu n’a plus de temps et d’argent que pour la lutte contre l’Espagne et les difficultés intérieures ; la France n’a pas grand besoin de produits forestiers, agricoles ou autres ; elle ne souffre pas d’un surplus de population à établir ailleurs. Des idées diverses ont cours : les colonies coûteraient cher, ne rapporteraient rien ; elles draineraient le royaume de ses hommes. Seuls comprennent quelques individus qui voient très loin, mais des besoins urgents détournent leur attention.

Pour une période du moins, l’avenir se présentait sous forme d’étés gâchés, de semailles inachevées, de récoltes compromises. Les hivers se rempliraient-ils même d’alertes ? Sur la tête de tout colon isolé, pèserait le danger continuel des tortures. Par ce soir mort, rutilant d’étoiles au ciel du défriché, après les expériences et les conversations des dernières semaines, Pierre de Rencontre ne pouvait former aucun pronostic optimiste, ni concevoir une espérance immédiate.

— Défricher le domaine prendra plus de temps que tu ne pensais ?

— Je crains parfois que ce soit impossible.

— Pierre, ne sommes-nous pas heureux ainsi ? N’exigeons pas autre chose que notre bonheur. Attendons.

— Mais le danger, Ysabau ? Après ces négociations manquées, les prochains Français capturés n’en réchapperont pas comme Marguerie et Godefroy.

La clairière indistincte se coiffait de son plafond constellé. Souches et amas de branches renflaient leurs masses d’ombre noire ; les crécelles des grillons crépitaient dans le silence ; des plaques lumineuses de fleuve luisaient entre les branches d’arbres immobiles.

Ysabau tentait de conduire Pierre loin de ce pessimisme ; ni lui, ni elle n’empêcheraient ces faits pénibles. Alors elle lui parlait des temps encore proches qui avaient précédé leur départ de Saint-Malo.

— Comme vous êtes simples, vous, les hommes. Seulement qu’à t’apercevoir de loin, par exemple, je devinais que tu étais dépité, que tu avais décidé de briser. Insensiblement, en causant avec les autres, je m’approchais de toi. Je sentais tes regards qui, malgré eux, venaient se poser sur mes lèvres, mes yeux, toute ma figure. Tu ne pouvais t’en empêcher. Et soudain, je levais les yeux sur toi et je souriais. Tu étais tout de suite conquis. Devant ma beauté, ta résolution devenait malléable comme de la cire quand on l’approche du feu. Je disais : « Pierre de Rencontre, j’en fais ce que je veux. » Alors, je te rendais jaloux, de nouveau, à plaisir, en accordant mes attentions à d’autres jeunes garçons. Mais un jour, tu as décidé de partir et alors, non, ce n’était pas bien gai. À ce moment, tu as été plus fort que moi : tu es devenu un homme. Et je t’ai aimé.

Ysabau riait.

Le lendemain, Pierre se remit au travail. La longue inaction avait comprimé dans ses veines de l’impatience et de la fougue. Un réservoir de force débordait en lui. Pierre éprouvait le besoin de se saouler de tâches. Il devait tout remettre au point dans son défrichement, et alors il se plongea dans la fauchaison du repoussis. Il ne se rassasiait pas de labeur.

— Pierre, repose-toi, suppliait Ysabau.

Mais Pierre se mouvait maintenant dans son élément ; Ysabau constata vite que, ressaisi par son ardeur ancienne, il s’absorbait au point d’oublier l’avertissement de l’été, les périls du présent. Privées de réflexion, de méditation comme de leur sève indispensable, ses clairvoyances de l’été se desséchaient. Le domaine avait jeté sur lui son sortilège.

Cependant, la reprise des travaux avait eu lieu trop tard. Il pleuvait souvent ; l’herbe avait obstrué les goulettes ; les mares se multipliaient. Sur la terre spongieuse, entre les souches, la vache traînait les charretées légères d’orge, de froment et de sarrasin en mauvais état.

Un soir, ils arrachèrent les derniers légumes : navets, raves, oignons dont l’herbe avait empêché la croissance. Un soleil blanc luisait entre les nuages, dans un lambeau de bleu. Pierre leva la tête.

— Ce rayon de soleil, c’est le vent d’ouest pour la nuit ; le froid va prendre.

Ils revinrent. Leurs pas s’enfonçaient dans le sol humide ; marcher dans les regains à côté de la piste, c’était se déplacer dans l’eau jusqu’aux genoux, tellement la rosée était abondante ; la moindre branche les aspergeait. Tous deux éprouvaient la fatigue d’avoir tiré sans fin sur des touffes de feuilles jusqu’à ce que le tubercule s’échappât de son alvéole, subitement. Trop las pour parler, ils suivaient la charrette.

Ysabau rentra tout de suite à la maison. Elle alluma le feu pour se réchauffer. Elle aperçut la boue de ses pieds, de ses mains, de ses vêtements. Un coussin sous la tête, elle demeura là, un instant, à se reposer. Pierre entra. Il la vit telle qu’elle était. Il s’arrêta net, frappé soudain par le contraste entre l’Ysabau des premiers jours de la Nouvelle-France, propre, coquette, et ce paquet de loques écroulé sur le plancher.

— Pierre, c’est toi ?

Ysabau sauta debout. Elle se lava, changea de vêtements. Le linge sec et propre s’appliquait maintenant léger et chaud sur la peau ; les membres remuaient librement sous la toile. Dépouillés de leur gaîne de glaise, les doigts recouvraient leur agilité. Tout le corps éprouvait un bien-être.

La flamme caressait avec une espèce de tendresse. Et le temps était venu de manger, de rassasier cette faim qu’elle sentait des pieds à la tête.

— Je ne sais pas, Pierre… Mais de temps à autre, il faut être bien sale, bien trempé, avoir eu froid, pour goûter le bonheur d’être au sec, d’être propre et d’avoir chaud ; être bien fatigué pour goûter le repos ; être affamé pour savoir comme c’est bon, manger. Pierre, pourquoi ces Iroquois existent-ils ?


Depuis le matin, le vent fouettait les longs fils de la pluie, il en défonçait les trames de grands coups de poing. Les nuages circulaient sur plusieurs plans, les uns poussés vers l’ouest, les autres vers le nord ; mais entre eux, ils ne laissaient aucun espace par où le soleil pouvait luire. Criblée par les grains d’eau comme par des chevrotines, la surface du fleuve était percée ainsi qu’une écumoire ; vers le milieu, elle se bombait et ce renflement cachait sur l’autre rivage le pied des arbres de la forêt.

Non loin de la rive droite, Pierre pêchait en compagnie d’Eustache Sarrazin. Engainés dans la cuirasse de leurs écussons osseux, deux gras esturgeons s’allongeaient au fond de l’embarcation. Et voilà qu’Eustache luttait contre une troisième pièce. Debout, il tirait doucement, mais fermement sur le manche de la ligne dont la corde vibrante, tendue, décrivait de brusques zigzags ; et le canot glissait, enfonçait, se déplaçait sous le poids vivant du poisson.

Enfin, Eustache triompha du nouvel esturgeon qui bondissait en se pliant en cercle et qui battit longtemps de la queue au risque de défoncer la coque. La joie du pêcheur ne se manifesta point par une crispation des traits ; elle se diffusa au contraire au travers de sa figure, comme la lumière éclairant du milieu d’une lampe d’albâtre.

— Ton défriché, ça va ? demanda Pierre à Eustache.

— Pas vite, pas vite, répondit celui-ci.

Durant une année, il avait bûché régulièrement, essarté, ensemencé des creux ; il avait résisté à ses goûts de braconnier. Mais la période d’inaction de l’été précédent l’avait dévoyé. Pour subsister pendant l’automne, l’hiver et le printemps, il s’était de nouveau adonné à la chasse et à la pêche, comme un ivrogne obligé de se remettre à boire. Et alors il avait constaté combien pouvait être agréable l’existence dans un pays giboyeux ; il savait aussi le prix des fourrures.

Cette tentation, Pierre la connaissait bien : elle l’assaillait lui-même très souvent. Inconsciemment, l’homme recule devant le défrichement, œuvre de patience, de ténacité, de lenteur ; et si le mors de la volonté ne le dirige pas avec énergie, il se cabre, il se jette en bonds de côté dans des chemins plus faciles, la carrière de trappeur, par exemple.

— Mais la terre, dit Pierre à Eustache, elle est comme une solide chaloupe qu’on a sous les pieds. Tu sautes dedans : elle ne chavire pas, elle ne défonce pas.

— La chaloupe, elle est dure à bâtir.

— Voilà. Le pays se peuplera. Gibier, poisson diminueront peu à peu. Toute la terre sera occupée.

Car si Pierre avait souvent éprouvé la tentation, jamais il n’avait hésité. Son intelligence robuste voyait nettement le chemin. Au contraire, celle de Sarrazin semblait s’être arrêtée dans son développement. Elle avait conservé une étrange puérilité.

— Je dors bien, je mange bien, répondait-il à Pierre ; j’ai du bois pour me chauffer. Je fais plus d’argent avec mes fourrures que toi avec ton défriché. Alors ?

— Mais tes enfants, Eustache ?

— Mes enfants ? Demeureront-ils seulement en Nouvelle-France ? Tu ne vois pas le pays comme il est. Quelques soldats en garnison, les Iroquois partout, nous ne recevons pas de secours. Bâtir une maison, des bâtiments ? Pour que les Sauvages les brûlent ? S’échiner sur un coin de terre et l’abandonner ensuite ? Élever des animaux que les autres abattront ?

Souvent, Pierre avait agité toutes ces conjectures dans son esprit. Elles lui avaient paru dangereuses.

— Pourtant, un jour nous recevrons l’assistance nécessaire.

— Ce jour-là, je défricherai de bon cœur.

Les deux hommes surveillaient attentivement leurs lignes. Soudain, ils entendirent un cri, ou plutôt un gémissement. Ils se dissimulèrent au fond de l’embarcation, jetèrent un regard par-dessus le plat bord. Était-ce une troupe iroquoise ? Ils aperçurent sur la grève une forme humaine immobile ; ils approchèrent à petits coups de pagaie, dans la crainte d’un guet-apens. Ils discernèrent une Indienne à demi-morte. Aucune blessure grave. Mais le corps se montrait d’une maigreur terrible. La peau rougeâtre se tendait sur les côtes comme sur des cerceaux ; elle était lacérée par les branches aiguës, les épines, lardée de piqûres de moustiques et de plaies peu profondes.

Pierre et Eustache ramenèrent sur l’autre rive la Sauvagesse évanouie. Ysabau lui donna les premiers soins ; Sarrazin avertit Jacques Hertel au fort. Celui-ci se présenta sans tarder. Pendant que l’Indienne mangeait et buvait un peu, l’interprète obtint les renseignements qu’il désirait. Il les communiqua tout de suite à Pierre et à Ysabau.

— C’est une Algonquine. Elle porte le nom de Koïncha. Elle s’est évadée d’un village iroquois. Voilà près de deux mois qu’elle marche dans la forêt. L’hiver passé, deux cents Agniers ont quitté leur pays pour exécuter une incursion au Canada ; ils se sont divisés en deux bandes : la première s’est dirigée vers les Trois-Rivières, mais elle a rebroussé chemin à la suite de la mort de ses deux capitaines ; l’autre a remonté l’Outaouais sur la glace ; elle a découvert sur la neige les pistes de la tribu de Koïncha ; elle a attaqué durant le premier sommeil, au début de la nuit.

Une partie des hommes massacrés, les Iroquois ont dépecé les cadavres, lancé les morceaux dans une chaudière, ils les ont fait bouillir, ils les ont mangés. Ils ont garrotté des prisonniers et des prisonnières. À l’une des étapes du retour, ils l’ont attachée à un arbre, elle, Koïncha ; sous ses yeux, ils ont mis l’un de ses enfants à la broche, l’ont fait rôtir à petit feu, l’ont dévoré. Deux autres bébés ont subi le même sort. Ils ont assommé des vieillards, des femmes qui ne marchaient pas assez vite. À la tête d’un rapide, Koïncha a vu une étendue d’eau libre, noire entre la neige blanche, avec des remous ; elle s’est jetée dans la mare. Ils l’ont repêchée. Au premier village iroquois, son mari a subi le supplice du feu en compagnie d’autres Algonquins, Koïncha est devenue esclave avec une trentaine d’autres. Elle n’avait qu’une idée : fuir, même au risque de mourir de faim.

Habitué à des événements pareils, Jacques Hertel avait parlé sans emphase. Mais Pierre et Ysabau demeuraient interdits devant l’atrocité de la guérilla iroquoise. Le danger les avait frôlés encore une fois : « la première bande s’est dirigée vers les Trois-Rivières », avait dit Koïncha. Pierre et Ysabau ne se regardaient pas ; ils ne parlaient pas. Après le départ d’Hertel, ils demeurèrent longtemps silencieux. Koïncha dormait sur le dos, plus immobile qu’une morte. Et, battue par les rafales, la pluie criblait les feuillages et le défriché.


Lorsque Pierre retourna du champ, monsieur Le Neuf du Hérisson venait d’arriver en canot avec Anne. Ysabau avait mis des chaises sous les gros saules, sur la berge, et la fraîcheur du fleuve s’exhalait dans l’après-midi chaud.

Monsieur du Hérisson relatait les dernières nouvelles. Avec les deux milliers d’écus que le Cardinal avait alloués, les autorités coloniales construisaient un fortin à l’embouchure de la rivière des Iroquois ; une société particulière érigeait aussi des édifices et des palissades, à trente lieues en amont, dans la grande île du Mont-Royal.

— Bien, dit Pierre, ces deux forts intercepteront les partis de guerre ennemis. La frontière est reportée à une cinquantaine de milles des Trois-Rivières. À l’arrière, nous vivrons mieux protégés.

Monsieur du Hérisson ne partageait pas cet avis. Il manifestait son mécontentement par une humeur querelleuse ; ses longues moustaches et ses cheveux perdaient leur savant alignement ; ses bajoues tremblotaient ; un peu d’écume moussait aux commissures des lèvres.

— Deux fortins, répliquait-il, qu’est-ce que cela signifie ? En dedans de cent toises carrées, une trentaine de soldats vivront en sécurité relative à condition de ne point sortir. Hors de cette clôture, qui demeurera le maître ? Nous, des Trois-Rivières, ne le savons-nous pas ? Fermer le passage par un fort à l’embouchure de la rivière des Iroquois, c’est obstruer le fleuve en lançant un caillou au milieu : l’ennemi se glissera à dix pas dans la forêt et qui le découvrira ? Et ces gaillards acquièrent de l’assurance avec leurs arquebuses ; un peu plus d’habileté et ils massacraient tout : soldats, ouvriers, Gouverneur même, réunis pour la construction du retranchement. Une belle escarmouche, quoi ?

Monsieur du Hérisson regarda autour de lui. Il cria durement :

— Anne.

Anne sortit de la cabane et répondit :

— Oui, papa.

— Anne, ne t’éloigne pas. Je veux savoir où tu es.

Anne était devenue une robuste adolescente d’une douzaine d’années, le teint hâlé, les mouvements gracieux. Elle avait surtout des yeux bruns, un peu opaques, d’un magnétisme singulier. Leur regard insistant, lourd, plus épais qu’un fluide ou qu’un rayon de lumière, s’attachait aux personnes et aux choses. On en sentait presque le toucher adhésif comme une caresse matérielle ; on en distinguait la couleur brunâtre comme s’il avait été liquide. Pour tout voir, Anne se précipitait à la suite d’Ysabau, de Koïncha, dans la maison, le wigwam ou les essarts. Son père la rappelait d’un ton sec. Pierre devina que l’inquiétude se dérobait sous cette rudesse. Si Anne disparaissait, monsieur du Hérisson continuait à causer, mais il tournait la tête dans une direction, puis dans l’autre, et finalement il criait :

— Anne, Anne.

Sans mot dire, Anne survenait, lui passait un bras autour du cou et debout sur une jambe envisageait Pierre. Celui-ci disait :

— Anne, tu t’es mis du sirop des Îles dans les yeux ; quand tu regardes, on se sent la figure poisseuse.

Anne laissait rouler, comme autrefois, les cascades de son rire violent et bref. Puis de nouveau grave, concentrée, elle recommençait à lorgner avec insistance. Mais soudain distraite, elle repartait en courant.

— Ah ! ce sont des politiques, poursuivait monsieur du Hérisson. Leur grand conseil rappelle le sénat romain. Au cours de longs débats, il fixe les objectifs : acquérir des armes à feu ; diriger les attaques contre les Sauvages qui nous sont alliés ; substituer à une seule armée lourde que nous pourrions atteindre de petits groupes de guerriers mobiles qui opèrent en toutes saisons ; et dans toutes les parties du territoire chaparder les fourrures qui sont les nerfs et le sang de la Nouvelle-France. Je leur tire mon chapeau.

Ysabau revint de la maison ; elle tenait Anne par la main et toutes deux approchaient, causant et riant. Ysabau s’assit dans l’herbe, sous l’ombre bruissante des saules, pendant qu’Anne lançait dans l’eau des bouts de branches que les chiens rapportaient entre leurs dents.

— Vont-ils torturer le père Jogues ? demanda Ysabau.

— Mais pourquoi pas ? interrogea brutalement monsieur du Hérisson. Nous craignent-ils maintenant ? Ne les laissons-nous pas détruire nos alliés, voler nos pelleteries, se promener librement sur le fleuve ? Ne savent-ils pas qu’à deux pas de nos palissades, ils sont aussi complètement hors de notre atteinte que s’ils habitaient une autre planète ? Ils connaissent le nombre des soldats qui défendent nos forts…

— Anne, Anne, reviens tout de suite.

Debout maintenant, monsieur du Hérisson criait et gesticulait pour rappeler sa fille qui gambadait là-bas sur la grève entre les deux chiens.

Le vieux gentilhomme était irritable, excédé. Il avait jeté son dévolu sur une large bande de terre, à quelques lieues en aval des Trois-Rivières, où il voulait se tailler une seigneurie, mettre des censitaires au travail, édifier un manoir. Mais comment entreprendre ce projet dans l’état actuel des affaires. Les ajournements continuels l’aigrissaient.

Ysabau ramena l’entretien sur le père Jogues. Au printemps, celui-ci remontait en Huronie au milieu d’une flottille de douze canots. À quelques lieues des Trois-Rivières, les arquebuses iroquoises avaient décimé les équipages impuissants. Le missionnaire était tombé aux mains de l’ennemi avec deux Français.

— Non, personne n’a reçu de nouvelles, répondait monsieur du Hérisson. Au fort, on entretient peu d’espérance. Mais vous deux, ici, n’êtes-vous pas exposés ?

— Koïncha monte maintenant la garde, dit Pierre ; puis les Iroquois n’ont jamais descendu encore en aval des Trois-Rivières.

— Je ne tiendrais compte des nouveaux fortins. Vous nous donnez des inquiétudes parfois.

— Ysabau veille aussi tout près pendant que je travaille.

Pas plus que Jacques Hertel ou Jean Nicolet, monsieur du Hérisson n’osa insister. Pourquoi ? Il percevait sans doute une telle volonté de demeurer, un désir si puissant de poursuivre le travail qu’il en était lui-même infecté ; inconsciemment, Pierre minimisait les risques, exagérait la sécurité, déformait la situation de manière imperceptible ; son interlocuteur subissait la contagion de cet état d’esprit. Mais de retour à la factorerie, monsieur du Hérisson retrouverait son aplomb ; il s’écrierait :

— Mais non, c’est insensé.

Enfin, monsieur du Hérisson rembarqua dans son canot ; Anne s’installa au milieu et un engagé monta la garde à l’avant, mousquet au poing.

Pierre revint à la forêt. Ysabau se posta à une cinquantaine de pieds de lui, adossée à une souche ; à côté d’elle, prêt à être épaulé, le mousquet amorcé attendait. Elle tricotait un peu tout en surveillant soigneusement les abords du bois, en arrière de Pierre. Une branche agitée, et elle se dressait, attentive, tendue. À ses pieds, un champ d’avoine pâlissait sous le soleil ; la chaleur immobile pesait sur le défriché. Chaque coup de hache se répercutait en échos.

Durant ces longues factions, Ysabau réfléchissait. Comment cette aventure se terminerait-elle ? Pierre et elle s’exposaient de façon patente. Pierre le constatait-il ? Il s’absorbait dans son dessein, il y vivait comme dans un cocon. Chaque incident n’éveillait pas dans son esprit la répercussion nécessaire. Parfois, il comprenait la signification d’un avertissement, il songeait à des mesures de prudence. Puis, le lendemain, il se replongeait dans son travail. Il ne percevait bien que les éléments qui l’encourageaient dans son entreprise ; inconsciemment, il négligeait les autres. N’acceptait-il pas la plénitude du risque durant certaines heures de lucidité ? Voué par sa nature à un destin, ne décidait-il pas alors d’y persévérer malgré les épines qui lui déchireraient la chair au passage ?

Ysabau tentait de briser l’intensité de cet effort. Non pas qu’elle eût peur. Mais il lui semblait que Pierre aurait dû montrer plus de souplesse dans sa ténacité, subir la loi des événements au lieu de vouloir leur imposer celle d’une volonté trop ardente.

Ysabau veillait, en alerte au moindre bruit ; parfois, les larmes lui coulaient des yeux. Elle veillait, lui semblait-il, un enfant mal doué pour la vie et qui exigeait une sollicitude continuelle.

Et, soudain, Pierre venait vers elle, sa tâche terminée. S’enlaçant aussitôt, ils partaient dans l’ombre des arbres, car le soleil s’était abaissé ; plus loin, ils rejoignaient la nappe de lumière aussi dorée que la surface des blés. Et Pierre disait avec tristesse :

— Quand on a commencé une chose que l’on aime, on est tiré vers l’achèvement ; on est traîné comme une bille impuissante et roulante au bout d’une chaîne de fer ; on se cramponne des mains et des pieds, on se piète de toutes ses forces, mais en vain. On travaille plus qu’il n’est bon, on manque de sens commun. Et ça fait mal, continuellement…


— V —

Construite avec de gros madriers, la maison des Jésuites présentait un aspect étrange. Le rez-de-chaussée n’offrait aucun ornement ; mais assise sur des poutres dépassantes, sans autre support, une large galerie ceinturait le premier étage, bien abritée par le toit en pente douce qui descendait au-dessus d’elle.

De cette hauteur, dans l’ombre, Pierre et Ysabau regardaient couler le fleuve en cet après-midi de dimanche silencieux et vide. À côté d’eux, dans un fauteuil, était assis le père Bressani, maigre, décharné, les mains dans les manches de sa soutane, en une attitude de détente.

— Non, disait-il, vous ne pouvez savoir ce que c’est : le bonheur absolu dans le moment présent. Ne pas remuer ; ne pas parler ; regarder seulement un peu autour de soi ; ne rien regretter, ne rien espérer. Vivre seulement, exister ; et sentir en soi une plénitude de félicité parce qu’il y a des arbres, du soleil, de l’eau, de la chaleur surtout, du calme, quelques oiseaux, un vent léger. Avant, je ne le savais pas, moi non plus.

Aussitôt la messe entendue, Pierre et Ysabau, avec leurs deux enfants, étaient venus saluer le missionnaire. Et maintenant, tous trois, pendant que les bébés jouaient, ils causaient des derniers incidents : embuscades aux entours des fortins de Richelieu et de Ville-Marie, massacres de soldats et de colons. Aux Trois-Rivières, aucune flottille n’apportait plus de fourrures si ce n’est celle des Attikamègues qui apparaissait et disparaissait, prompte comme l’éclair ; sur un front de plusieurs centaines de milles, sous la futaie et sur l’eau, se poursuivait l’implacable lutte.

À plusieurs reprises, Pierre avait fui son défrichement ; il avait passé des semaines et des mois au fort. Ce soir, il pourrait retourner car on venait de signaler le départ de dix bandes iroquoises qui avaient bloqué tout l’été le fleuve et l’Outaouais.

Quand Pierre séjournait aux Trois-Rivières, pendant une longue période, il subissait moins impérieusement l’attraction de son entreprise. Il examinait son problème d’un esprit plus lucide. Les obstacles alors se dessinaient en pleine lumière ; aucune solution n’apparaissait. La situation avait empiré. Parmi les coloniaux les plus optimistes, personne n’escomptait une amélioration soudaine. Le sort de Pierre dépendait étroitement de la police du fleuve et de la forêt, qui ne s’entreprenait pas ; en fin de compte, l’exécution de son dessein relevait de la France ; et il ne pouvait influer sur ce facteur massif, hors de son atteinte.

Pierre confiait ses doléances au missionnaire. Pour lui, établi sur les lieux, l’inaction de la France présentait une énigme. Elle pouvait dépendre des autorités coloniales qui ne représentaient pas avec assez de force la bonté de cette terre, l’immensité de ce continent, l’abondance et la variété de ses produits ; elle pouvait aussi dépendre du gouvernement français qui ne lisait pas les mémoires avec assez d’attention ou d’imagination. Mais que comprenant à Paris et à Québec la grande chance qui s’offrait, on n’envoyât pas les forces infimes, — deux régiments au plus, — qui auraient assuré la possession paisible de la Nouvelle-France, cela lui paraissait impossible. En face de la magnitude des résultats à obtenir, aucune excuse ne valait.

Le père Bressani constata vite que le jeune ménage réclamait des exhortations au courage. Sans doute, leur résolution était profondément enracinée. Mais aucune aube ne pointait. La nuit aux cauchemars sanglants régnait dans sa plénitude. Alors, les mains enfouies dans ses larges manches, sans geste aucun, d’une voix neutre, le missionnaire parla.

— Vous le savez : je fus capturé dès la fin du mois d’avril. Pieds nus, dépouillé de presque tous ses vêtements, marcher pendant de longs jours dans la neige fondante ; traverser des rivières et des ruisseaux où la glace se dissout encore ; dormir debout, lié à un arbre, ou sur la terre glacée, et frissonner sans arrêt, claquer des dents du crépuscule à l’aube ; courir entre une double haie d’Iroquois, recevoir la bastonnade — des coups à assommer, à infliger des plaies ; sentir un couteau ébréché trancher la main gauche jusqu’au poignet entre l’annulaire et le petit doigt ; demeurer sur un échafaud à la vue du peuple lorsque le vent gèle le sang au sortir des blessures ; être criblé de coups d’alène ; devenir le jouet d’enfants qui arrachent la barbe et les cheveux ; subir l’arrosage de tisons et de charbons ardents ; éprouver les piqûres de bâtons de bois dur effilés ; regarder le bout de ses doigts se consumer dans des calumets jusqu’à la première, jusqu’à la deuxième jointure ; se faire arracher les ongles ; marcher autour des feux sur des pointes de bois qui s’enfoncent dans les plantes ; suivre les progrès d’un pieu aigu qui transperce le pied ; et quand ces jeux s’achèvent, vers une heure, deux heures du matin, trembloter sur la terre d’épuisement, de souffrance et de faim. Marcher vers un second village et là, recommencer la ronde des tourments. Parvenir à une troisième bourgade et être suspendu par les pieds avec des chaînes ; assister, impuissant, aux progrès de la gangrène, puis devenir infect et puant ; observer la multiplication des vers dans ce cadavre qui a oublié de mourir ; endurer la cautérisation par le feu ; espérer mais en même temps redouter chaque jour le supplice final des flammes… Un homme en santé, c’est dur à mourir…

Ysabau pleurait d’horreur.

— Cependant, on revient. On demeure. Pourquoi ? Ici se trouvent des choses commencées, que l’on ne peut pas abandonner. Nous sommes venus sans savoir. Une fois sur place, nous sommes captifs. Nous montons une faction ; personne n’abandonne la garde ; non, on meurt auparavant. Quand les autres viendront-ils nous relever ? Nous l’ignorons. Nous sommes tombés dans le piège de l’héroïsme. Essayez d’y échapper, vous verrez. Le canot vous attendrait par exemple. Vous vous retourneriez pour dire adieu ; Hertel serait là avec Marie Marguerie ; le père Jogues vous regarderait ; je m’avancerais pour vous tendre la main ; David Hache se présenterait, modeste ; sur la barbette, les soldats, les colons vous observeraient. Si vous persévériez, vous rencontreriez les embarcations remplies d’Iroquois goguenards. Mais non, vous le voyez bien ; vous ne pouvez partir. Je ne peux partir. C’est ainsi. Pourquoi y penser ? Je me rappelle un soir ; la journée avait été particulièrement dure. Ils m’ont demandé de chanter. Avec une espèce de désespoir de la chair que je ne pouvais maîtriser, j’ai entonné le Miserere mei. Ils ont reculé d’effroi parce que mes souffrances passaient dans ma voix ; ils m’ont abandonné. Voilà notre cantique à nous.

Le missionnaire parlait doucement, sans emphase. Mais ses paroles recélaient la flamme.

Plus tard, Pierre et Ysabau dirent adieu au missionnaire. Puis ils s’embarquèrent pour leurs essarts. À chaque coup de pagaie, le canot bondissait. Tout dans l’attitude de Pierre, les mâchoires serrées, la dureté des traits, le regard, l’élan des bras, disait assez la résolution. Assise au fond du canot, Ysabau avait remonté ses genoux et elle y appuyait la tête, soudain écrasée par le faix de l’épouvantable destin.


De l’intérieur de la cabane, Pierre observa le temps. « Une autre journée de froid, pensa-t-il ; la chaleur ne viendra-t-elle donc jamais ? » Un peu plus tard, il sortit. Dès les premiers pas, il s’arrêta, stupéfait : ses pieds s’étaient enfoncés dans la neige comme en une blanche pâte élastique ; d’une douceur imprévue, oubliée, l’air caressait son visage et ses mains. Alors il rouvrit la porte joyeusement : « Ysabau, Ysabau, c’est le printemps ». Un bon moment, ils demeurèrent immobiles, enveloppés de cette couche épaisse d’atmosphère qui, durant la nuit, avait glissé vers le nord et couvert le pays de ses pâles tiédeurs. Sur la pointe extrême d’un pin, surprise elle aussi, une corneille s’égosillait : « Ah ! ah ! ah ! » ; et la tête de l’arbre ployait à chaque exclamation.

Alors, en peu de jours, l’eau naquit, scintilla, chanta dans toute la Nouvelle-France. Au loin ruisselaient les montagnes ; plaines, plateaux, vallons et combes débondaient ; ravines, coulées, ruisseaux, dégorgeaient ; rivières et lacs s’enflaient. Et sale, colorée en brun, en jaune, par tous les affluents qui drainaient un territoire vaste comme l’Europe, l’eau déboucha en trombe dans le Saint-Laurent enfoncé au profond du pays, en contre-bas des terres inclinées. Et le fleuve se dilatait et se gonflait. Il envahissait ses rivages, couvrait ses îles, inondait des provinces de forêt. Pouce à pouce, il soulevait la plate carapace blanche, posée sur lui comme un couvercle bien hermétique. Et voici que, rongée de l’intérieur par le courant, de l’extérieur par le soleil, celle-ci se mettait à craquer et à trembler. Et avec effort, péniblement, par soubresauts, elle démarrait ; libre au milieu, elle prenait de l’élan, elle voguait d’une force irrésistible de pesanteur en mouvement ; mais sur les bords, elle raclait les pointes, glissait hors de l’eau en remontant sur les battures, brisait des arbres et se broyait soudain comme une épaisse vitre verte.

En aval, au point où les marées expirent, les courants avaient charrié tout l’hiver des champs de glaçons qui s’étaient empilés les uns sur les autres et durement amalgamés Les glaces descendantes heurtaient maintenant cet obstacle solide. Dans ce goulot, l’embâcle se produisit. La masse liquide refluait, les tourbillons puissants imposaient leur ronde à toute matière solide. Sur une distance de quarante, cinquante, soixante milles, le fleuve débordait ; on en voyait le niveau s’élever d’heure en heure, doublant son volume. Arrêté, il accumulait son énergie, il bandait ses muscles. Et tout à coup il s’élançait : broyée, pulvérisée, la digue s’écroulait, et lui, puissant, formidable et hérissé, il passait, crinière blanche au vent, dans un fracas de tonnerre, traînant derrière lui les ondulations de son vaste corps de dragon lancé dans une reptation rapide au fond du pays.

C’était le printemps, c’était dimanche. Pierre marchait sur la berge où s’étalaient, tels des draps sales, des lambeaux de neige à l’ombre des sapins. Il progressait dans les rumeurs du fleuve et du vent de sud, ouateux et doux. Après cinq mois de neige, le corps s’émouvait de cette suavité, les nerfs vibraient, l’âme exultait. La nature communiquait sa propre ivresse, elle comblait les hommes d’effervescence.

Pierre cheminait nu-tête le long du fleuve. Il avait l’impression de retenir son activité comme on contient une monture. Il réfléchissait au sol et à la forêt, à son œuvre, à son entreprise saine qui attendait l’effort.

Là-bas, sur cette pointe, David Hache ne se tenait-il pas immobile entre des bouleaux fluets ?

— Ohé, Le Fûté, nous jouissons du dimanche, du printemps, de la paix ?

Personne n’entendait Le Fûté, personne ne le voyait : discret et secret comme s’il n’existait pas. Mais un jour, on lui rendait visite et l’on constatait que son défrichement s’était gonflé comme une baudruche remplie de grand ciel pur.

— Hein ! mon Fûté, on n’a pas perdu son temps ? Mais pendant quelques années encore, nous n’aurons pas trop de voisins. Bien le bonjour, Le Fûté.

Oui, David Hache ; Pierre estimait les hommes de cette trempe : une droiture, une volonté, un dessein ; au fond, malgré la différence des conditions, un bâtisseur comme lui.

Plus loin, immobile sur un pied comme une grande brimbale, ne voyait-on pas Eustache Sarrazin ?

— Alors, mon Eustache, cela ne se voit pas en tout pays deux milles de large de glace en mouvement ? On dirait une bande de notre vieux sol couvert de neige, qui démarre soudain. Voilà le printemps, Eustache, et nous avons la paix.

Sarrazin répondait à la cordialité par des grognements indistincts. Pierre observait tout autour de lui et il voyait des peaux clouées sur le mur, un canot sur chantier parmi les copeaux.

— Pierre, ne viendras-tu pas aux îles dès le petit printemps, quand la glace aura fini de passer ? Tu apprendras ce que c’est : un ciel noir de canards.

— Mais la terre, Eustache, se défrichera-t-elle toute seule ? Le mousquet ne coupe pas d’arbres, bien sûr. Profitons de la paix.

— La paix ? Une paix fourrée tout au plus. Les Iroquois ont voulu délivrer leurs prisonniers. Et après ? Ils achètent des arquebuses, ils établissent des plans nouveaux.

— Mais ce qui sera fait, sera fait ; autant de pris, autant de gagné ; après, on verra.

Pierre revint entre les arbres sans feuilles qui frissonnaient jusqu’en leur aubier de la tiédeur de cette brise. Paix fourrée ? Peut-être. Mais si elle se prolongeait pendant trois, quatre ans ? Durant un délai pareil, un homme valide érige des ouvrages qui ne se détruisent pas en un jour ; des enfants naissent, des colons défrichent, des soldats passent la mer.

Pierre arriva près de la cabane. Au printemps, le défriché ne montrait aucune beauté ; cordes de billettes, mulons de branches, mares enchâssées dans la boue, souches pourries, composaient une grisaille désolée. Tout autour, pointait la brousse roussâtre. Et, en plein milieu, le toit ressemblait à une grossière chevelure ébouriffée.

Pierre ouvrit la porte et se dirigea vers la cheminée.

— On ne peut plus passer, Ysabau.

Il criait les mots comme s’il annonçait une victoire.

— On ne peut plus passer, Pierre.

— Avec trois enfants, ce n’est pas grand notre loge.

— C’est petit, Pierre.

Active et fraîche, Ysabau débarbouillait garçons et fille. Entre elle et Koïncha, ils en menaient une existence de sauvageons, les petits ; dehors par beau et par mauvais temps, sous la pluie et le soleil, dans la neige et le vent. Au printemps, ils rentraient boueux, crottés comme des chiens. En vraie sauvagesse, Koïncha ne s’opposait à aucun de leurs caprices. Ils barbotaient alors dans les mares, pataugeaient dans la vase, jouaient avec de minuscules canots d’écorce, des arcs, des tubes à lancer des flèches. Comment maîtriser ensuite ces petits chats sauvages qui griffaient et mordaient ?

Ysabau riait parmi eux. Non, elle n’aurait pas accordé de préférences aux poupées bien propres, bien sages, qui n’ont ni sommeil, ni faim, qui ne gambadent ni ne hurlent. Sa propre vitalité se délectait à cette turbulence.

La nuit tombée, Ysabau les mit au lit. Alors, sous la grande flambée de lumière qui jaillissait de l’âtre, les enfants montrèrent patte pelue ; ils devinrent de petits saints pour prolonger l’heure ; jamais rien ne s’était vu d’aussi caressant et d’aussi gentil. Mais la chaleur triompha de leur résistance ; ils s’endormirent dans un désordre de chevelures soyeuses et déjoués roses.

— Alors l’an prochain, nous bâtissons, Ysabau ?

— Nous bâtissons, Pierre.

Un linge et une assiette à la main, Ysabau se tenait debout devant lui. Elle le regardait de ses yeux pers ; elle s’éloignait, chaque mouvement mettait en valeur l’architecture parfaite de son corps. Elle revenait. Ses yeux promenaient leur fluide de caresse.


Pierre disait : « Nous bâtissons à l’automne. » Ysabau s’accoudait sur le manche de son bêcheton, regardait onduler la masse des blés drus dont la cime s’alourdissait sous l’épiage ; puis elle répondait : « Je ne sais pas, Pierre, je ne sais pas ». Les sourcils froncés, elle ajoutait : « Je m’informerais auparavant, Pierre ». Car maintenant, elle se montrait dubitative. Koïncha lui communiquait de mauvaises nouvelles depuis plusieurs semaines. Réticents, les interprètes prodiguaient des conseils de prudence. Mais Pierre percevait mal et ne retenait pas les paroles qui contrariaient ses projets. Depuis l’été précédent, il était retombé dans l’une de ses transes de travail. Le défriché, le verger, l’emplacement de la maison, il courait de l’un à l’autre endroit, projetant, exécutant, aveugle et sourd pour le reste. Alors il regarda Ysabau, mais sa figure restait figée sur ses pensées secrètes.

— Pierre, réveille-toi, dit Ysabau en riant. Me vois-tu ? je suis devant toi… Bien Écoute. J’irais au fort, je prendrais des informations.

— Tu ne me pardonnes pas de ne pas te lorgner constamment.

— Tu te trompes, Pierre. Il me semble parfois que l’on m’a donné un invalide à conduire par la main. Si je t’abandonne une minute, tu heurteras un arbre, la maison, que sais-je, moi ? À moins de soufflets, comment t’expulser de ton rêve ? Observe autour de toi au lieu d’examiner tes pensées, tout le temps.

Pierre se rendit au fort. Il entra dans la maison des Jésuites où des notables s’étaient assemblés. Ce rez-de-chaussée admettait peu de lumière. Le plafond bas portait sur des solives maladroitement équarries qui gardaient les marques de chaque coup de hache. Dans la fumée bourdonnait le bruit confus des mots. Parfois un silence et l’on entendait soit une réponse, soit une question du père Jogues.

— La nature se révolte, disait présentement celui-ci, mais il faut la mater.

Dans une couple de jours, le missionnaire partirait pour le pays des Agniers. Cette tribu iroquoise avait habité l’île de Montréal ; elle avait réduit en esclavage les tribus du fleuve. Puis les Algonquins l’avaient évincée. Ses bourgades palissadées menaçaient les frontières de la Nouvelle-France ; ses guerriers manifestaient dans l’attaque une cruauté et un acharnement particuliers. En 1642, elle avait capturé le père Jogues et l’avait torturé. Toujours en péril de mort, celui-ci avait ébauché une œuvre d’évangélisation ; toute espérance disparue, il s’était laissé sauver par les Hollandais. Anne d’Autriche avait pleuré sur ses mains mutilées.

— Mais vous-même, mon Père, reprenait respectueusement monsieur du Hérisson, conservez-vous des espérances sérieuses ?

— Nous devons compter avec la Providence, repartait le missionnaire sans se commettre.

Monsieur du Hérisson se leva peu après ; il vint jusqu’au fond de la pièce et aperçut Pierre.

— C’est plus facile d’envoyer un homme à la mort que de se préparer à la guerre, lui dit-il.

— Mais qu’en pense le Père lui-même ?

— Lui ? Ses supérieurs ont demandé. Alors il a répondu : « Oui ». Et voilà. Je le fréquente depuis deux ans, moi ; je sais ce qu’il pense des Agniers. Le père Jogues est un saint ? D’accord. Mais il est aussi doué d’une pénétration singulière. La plupart croient que des relations pacifiques sont possibles entre Iroquois et Français. Lui n’entretient pas cette illusion.

— Pourquoi lui commander ce sacrifice alors ?

— Tu ne comprends pas ? La Nouvelle-France est demeurée dans le même état qu’au moment de la conclusion de la paix. Que la guerre éclate demain et de nouveau les missions de Huronie sont coupées de leur base ; Algonquins et Montagnais sont anéantis par petits groupes ; colons et soldats sont scalpés autour des forts ; et l’arrivage des pelleteries cesse. La Nouvelle-France s’effondre dans les désastres. Alors tous se cramponnent aveuglément à la paix ; contre tout espoir humain, on tente de la prolonger en députant le père Jogues pour adoucir les Iroquois, les détourner de leur dessein. Tiens, observe-le dans ce moment ; il ne distingue plus personne autour de lui : la torture et la mort, il doit les envisager une seconde fois. Quoi qu’en pensent les autres, je ne crois pas qu’il ait de doute lui-même sur le sort qui l’attend. Je lui ai dit : « Expliquez-leur, à vos supérieurs » ; il a souri. Pour lui cette initiative ne se concevait même pas. Et que n’espère-t-il pas du point de vue spirituel ?

Autour du missionnaire, la discussion assourdissante se poursuivait. En Nouvelle-France, les mêmes sujets revenaient toujours dans la conversation : chances de guerre et de paix ; état de la colonie ; insuffisance des forces militaires ; lenteur du peuplement.

Le père Jogues parlait maintenant dans l’affliction :

— Le plus dur, le voici : notre apparition dans un peuple concorde toujours avec l’éclosion des épidémies. Nous leur communiquons nos maladies qu’ils ne connaissaient pas ; nous nous présentons avec ce cadeau dans les mains. Cette coïncidence doit contenir une explication naturelle, mais nous l’ignorons. Alors les Sauvages lèvent les poings contre nous, ils nous attribuent un pouvoir maléfique.

Pierre écoutait tous ces avis. L’image de la Nouvelle-France lui apparaissait sous forme de chaos. Quand donc un esprit puissant pétrirait-il cette vaste entreprise pour l’organiser, l’ordonner, la conduire avec audace, prudence et sagacité ? Jacques Hertel se gaussait :

— Le monde, mais il est composé d’affaires qui vont mal. Une affaire qui va bien, cela ne se conçoit pas.

Les auditeurs riaient. Mais Pierre se sentait peu d’humeur à plaisanter. Monsieur du Hérisson lui avait dit avec emphase :

— Non, non et non. N’entreprends pas de construire une maison. Attends au moins à l’automne prochain : le père Jogues nous aura envoyé quelque lettre.

Pierre quitta l’assemblée ; il descendit au fleuve. À quelques pieds des palissades régnait un silence absolu, si ce n’est le froissement imperceptible de l’eau. Le soleil baignait la vacuité immense du fleuve.

Soit fatigue de la conversation ou disparité des vues exprimées, Pierre se trouvait pour ainsi dire arraché à l’alvéole de son destin, de la routine ordinaire de ses jours et de ses pensées. Seule, la raison pure semblait vivre en lui. Pour la première fois peut-être, Pierre aborda vraiment aux terres du doute. Absorbé par son élan créateur, — bâtir, construire, édifier, — il n’avait jamais éprouvé le total désarroi présent. La Nouvelle-France ? Un hameau à Québec, deux postes palissadés, grains de poussière, bien plus, atomes, que ne réussissaient pas à distinguer, dans le lointain, les ministres et la cour occupés aux dernières complexités de la guerre d’Espagne et aux intrigues de la politique intérieure. Alors la colonie vivait sur des principes périmés : supériorité conférée aux Français par la possession exclusive des armes à feu ; défense d’armer les Sauvages alliés. Depuis sept ans, la réalité commandait de les modifier. L’inaction avait coûté cher. À partir de l’heure présente, elle devenait forfait. Et toute la Nouvelle-France et la France elle-même en porteraient d’année en année le faix plus lourd et plus sanglant.

« La décision qui nous sauverait ne sera pas prise », pensa soudain Pierre avec angoisse. Tous les facteurs de la situation le criaient ; rien n’était mûr pour une solution immédiate. Seuls peut-être les habitants de la colonie pouvaient comprendre. Et Pierre regardait le fleuve immense entre ses forêts et le mol étalement des plaines ; et il éprouvait, non pas du désespoir, mais une espèce de stupéfaction douloureuse devant les insuffisances de l’intelligence.


— VI —

La chapelle avait été taillée dans le corps même du bâtiment. Pour murs, charpente et plancher, elle présentait des madriers et des pièces de pin non rabotés ou grossièrement façonnés. De la couleur brune du bois vieilli étaient aussi les petits navires suspendus en ex-voto, voiles dehors, de chaque côté de l’autel. La neige bloquait les vitres du bas des fenêtres ; mais les rayons qui jaillissaient par le haut suffisaient à tout baigner de lumière.

Soudain, après l’élévation, Ysabau éprouva une angoisse irraisonnée en pensant à ses enfants demeurés à la maison avec Koïncha. « Mon Dieu, mon Dieu », dit-elle dans une oraison fervente. Puis son inquiétude s’allégea.

Enveloppés de pelisses de fourrures, les assistants sortirent. Ils entrèrent dans le monde de la neige nouvellement tombée sur lequel planait, flamboyant, presque chaud, un soleil du début de mars. Couvert d’un édredon blanc, aux plis moelleux, qui l’enveloppait jusqu’à la hauteur de ses berges, le fleuve aveuglait, chemin d’éblouissante réverbération coupant la forêt noire. Il fallait s’abriter les yeux de la main. Par contraste, le ciel paraissait d’un bleu plus profond, mais cependant tendre et léger ; et sur ce dôme de pastel bouillonnaient quelques petits nuages de même nuance que le sol et marqués eux aussi de fines gaufrures.

— Non, non, disait Ysabau à Marie, nous n’avons pas le temps aujourd’hui, nous dînerons plutôt avec vous un autre dimanche.

Elle marchait tout en parlant, elle entraînait Pierre. Puis elle dit à celui-ci :

— Hâtons-nous, Pierre, hâtons-nous.

En passant, Pierre cria à monsieur du Hérisson :

— Les deux Algonquins ne sont toujours pas revenus ?

— Non, pas de nouvelles.

Enfonçant dans les congères, devançant Pierre, Ysabau dépassa les autres groupes. En dehors des palissades, ils arrivèrent à une hutte où chacun se débarrassait de ses raquettes, de ses mitasses. La porte était ouverte. Pierre plongea dans l’intérieur noir comme une cave. Puis il s’exclama :

— Tout a été volé !

D’autres colons surgirent. Des arquebuses, des couvertures, de la poudre, du plomb, des meubles avaient disparu.

Jacques Hertel était accouru. Il examinait les pistes.

— Des Iroquois sont venus pendant la messe, dit-il.

Alors Ysabau poussa un cri affolé :

— Mes enfants, mes enfants.

Leurs amis, Marguerie, Hertel, Amyot, Godefroy, organisèrent un petit parti bien armé. Ils se mirent en route sous le soleil de midi. Pour éviter les surprises, ils marchaient à bonne distance du rivage palissadé de sa forêt impénétrable. Aucun vent ne soufflait. Les raquettes imprimaient des pistes profondes, des paquets de neige retombaient sur le treillis de peau crue, les jambes traînaient difficilement ce fardeau.

— Marche dans nos traces, disait Pierre à Ysabau ; tu te fatigueras moins, la sente y est plus dure.

Ysabau retombait à la suite des autres ; mais elle ne savait plus ce qu’elle faisait. Au bout d’un arpent, elle reprenait la tête de la colonne, la précédait, haletante, muette, examinant partout la surface blanche pour découvrir des pistes.

Ils arrivèrent vis-à-vis du sentier qui conduisait à la cabane.

— Attendez maintenant, dit Hertel ; nous approcherons en nous dissimulant derrière les arbres.

Pendant que les autres se dispersaient, Ysabau continua sa route, tout droit, sans ralentir.

— Laissez-moi, laissez-moi, s’écria-t-elle, lorsqu’on voulut la retenir.

De son pas rapide, levant haut les pieds chaussés de raquettes, elle gravissait la pente. Il aurait fallu la lier de force. À mesure qu’elle s’élevait, elle voyait monter dans le champ de sa vision la fumée, la cheminée ; puis le toit épais portant comme une frange de cristal les longs glaçons effilés qui gouttaient tout en rutilant au soleil ; elle apercevait le haut des fenêtres et de la porte lorsqu’une détonation claqua et qu’une balle traversa son casque de fourrure.

Pierre alors l’atteignit rapidement et la jeta dans la neige profonde. Elle gémissait : « mes enfants, mes enfants ».

L’escarmouche dura quelques minutes à peine, car de l’intérieur de la cabane Koïncha et le petit François tiraient sans discontinuer. Pris entre deux feux, les Iroquois s’enfuirent, transportant un des leurs mort ou mortellement blessé.

Enfin, Ysabau posa la main sur la clenche. D’un seul effort, elle ouvrit la lourde porte ; après l’éblouissement du dehors, elle ne distinguait rien. Mais comme une aveugle, elle cherchait avec ses mains, et bientôt, oui, elle toucha les têtes douces, les joues satinées. Et, comme en un rêve, elle entendait d’infiniment loin les voix des enfants qui criaient : « Maman, maman ».

Les hommes causèrent un instant au dehors. Hertel interrogea Koïncha. Celle-ci avait surveillé les alentours parce que les Algonquins, en bonne partie, ne croyaient plus à la paix : nombre d’entre eux avaient déjà quitté les Trois-Rivières pour Québec. Vers onze heures, elle avait vu un Sauvage courir d’un arbre à l’autre. Elle avait tiré puis elle n’avait plus rien vu. Mais elle avait fait le guet.

Pierre s’exclama :

— Le père Jogues.

Hertel comprit. Il dit à son tour :

— Les deux bandes de Simon Piescaret.

Tous demeurèrent silencieux, saisis d’appréhension : ceux-là avaient succombé sans doute puisque les Iroquois ouvraient les hostilités sur le fleuve.

Des voisins accoururent. Les délibérations se poursuivirent dans la maison. La paix rompue, se renfermerait-on dans le fort ? Mais tous étaient de pauvres gens : comment subsisteraient-ils, s’ils ne semaient point ? Séjourneraient-ils sur leurs défrichements jusqu’à la fin de juin ?

Pierre se taisait. Parfois, il levait les yeux sur Ysabau. Il ne rencontrait point le regard de celle-ci : singulièrement nerveuse, agitée, elle s’occupait du dîner, allant de l’armoire au foyer, du foyer à la table, transportant les plats. Puis elle assoyait l’un des enfants sur ses genoux, enveloppait de ses mains l’une des menottes douces comme du duvet d’oiseau. Elle se levait ; elle observait par la fenêtre. Tous la suivaient des yeux, elle si fine, si belle. Ysabau savait que Pierre ne s’engagerait pas malgré elle ; que si elle disait : « non », tous devraient retourner aux Trois-Rivières ; que la conversation languissait parce que l’on avait tout dit et que l’on attendait son mot. Elle reculait devant la décision. Pourrait-elle jamais franchir cet obstacle qui se dressait devant elle ? La pensée des enfants lui torturait l’âme. Malaisément, elle tentait de grouper ses forces. Enfin, le dos tourné à l’assistance, plongeant dans la marmite une spatule de fer sans savoir ce qu’elle faisait, elle dit :

— Nous pouvons rester, nous aussi, n’est-ce pas Pierre ?

Les hommes travailleraient en commun, leurs mousquets sous la main ; Ysabau ou bien Koïncha veilleraient sur eux. Au fort, les soldats tireraient un coup de canon et sonneraient le tocsin chaque fois qu’ils décèleraient un ennemi.

Ces mesures une fois concertées, ceux des Trois-Rivières s’éloignèrent ; puis ensuite les colons. Le jour s’éteignit ; et s’insinua dans la clairière le crépuscule de deuil ; arbres noirs, neige blanche. Pierre partit pour les bâtiments afin d’affourager les bêtes. Les pensées d’Ysabau dansaient leur ronde.

— Avec tous ces risques, il arrivera un malheur quelque jour ; lorsqu’il se produira, ce sera terrible. Je ne pouvais pas refuser : ces gens sont pauvres, ils ne possèdent que leur cognée, ils me regardaient. Si quelqu’un doit être frappé, que ce soit moi. Mais non, pas eux, pas les enfants ; ça, non, je ne peux pas le vouloir ; ils n’ont rien fait ; ils sont innocents.

Un cri de François la fit sursauter.

— Est-ce une vie ? tressaillir au moindre bruit, se retourner toute blanche, se précipiter vers la fenêtre, demeurer là à épier ?

Pierre ne revenait pas. « Mais que fait-il donc ? pensait-elle ; il peut être surpris dans l’ombre sans une chance de se défendre ».

Elle courut dehors, un châle sur les épaules. Quand elle se coula par la porte basse, Pierre revenait de la tasserie, une botte de foin au bout d’une fourche. Dans l’obscurité à peine dissipée par le fanal, les vaches ruminaient, douces et quiètes. Une vapeur tiède flottait sous les plafonds bas ; les murs suintants s’ornaient d’étoiles de givre.

— Reviendras-tu bientôt Pierre ?

— Oui, j’aurai fini dans un moment. Entre, Ysabau, il vient trop de froid, il faut refermer le portail.

Maintenant, dans cet antre, elle ne voyait plus la cabane. Elle pensait à ses enfants. L’Iroquois, on le connaît : il passe ses journées à l’affût, derrière une souche, il profite de la moindre occasion, il frappe, puis il disparaît dans l’immense forêt.

— Pierre, je retourne à la maison.

Les enfants jouaient paisiblement.

— Que vais-je devenir ? pensa-t-elle encore. Je ne peux les avoir tous sous les yeux en même temps. Je ne pourrai résister, je ne pourrai vivre. C’est comme des mains qui soudain m’empoignent le cœur et serrent.

Elle regardait dans le feu, elle y voyait le supplice du père Bressani, les tortures du père Jogues et du bébé de Koïncha.

Pierre revint. Sur la table s’alignaient quatre mousquets chargés. L’Algonquine dormait sur le plancher comme un chien. Portes et contrevents barrés enclosaient un silence anxieux. Ysabau réfléchissait.

Puis elle se leva. Elle couvrit d’un napperon un bahut à forme d’armoire ; elle posta dans le milieu une statue de la Vierge, menue et blanche. Elle sortit un instant, revint avec des branchettes de sapin qu’elle déploya dans deux vases.

— Et maintenant, dit-elle, soir et matin, nous dirons des prières particulières, à genoux, ensemble.

Ysabau récita le chapelet. Nets et distincts, les répons montaient autour d’elle. Pour tous deux, bien qu’ils fussent pratiquants, n’était-ce pas une espèce de révolution ? « Mais oui, il le faut, pensa-t-elle, nous n’avons plus rien d’humain en quoi espérer. Nous étoufferions dans le désespoir. Laissés à nous-mêmes, nous sommes impuissants. Et qui subsisterait sans espérance ? »

Elle comprenait maintenant tous les mots des prières qu’elle prononçait autrefois sans y penser. Elle butait contre certaines phrases comme la suivante : « que votre volonté soit faite » ; celle-là, elle raclait sa gorge : « que votre volonté soit faite », mais non sa volonté à elle, Ysabau, ni son grand désir de sauver ses enfants et son mari. Et si la volonté de l’autre ne correspondait pas à la sienne ? Devait-elle abdiquer et abandonner à un autre le sort de ces êtres ? N’était-ce pas les trahir ? Les mêmes vocables revenaient, inexorablement ; ne dressaient-ils pas un autel où s’accomplirait un sacrifice ? Mais que pouvait-elle ? Que valait la protection qu’elle-même offrait ? N’était-ce pas sagesse de se confier tous à une puissance secourable ? Enfin Ysabau se résigna. Un peu de soulagement descendit en son cœur.

Les jours suivants, Ysabau constata que les autres colons avaient éprouvé les mêmes sentiments. Sans s’être concerté avec son voisin, chacun avait érigé un autel fruste ; l’angelus, les prières du soir et du matin se récitaient dans toutes les maisons. La Nouvelle-France avait perdu espoir dans les secours humains. Et le renouvellement de la guerre produisait une épouvante.


Des lignes sinueuses divisaient en deux ce matin d’été en forêt ; l’ombre conservait la fraîcheur et la rosée des nuits ; mais les parties soleilleuses s’étaient déjà asséchées et réchauffées. Pierre affilait des fourchets. Bras nus, une robe légère passée à la hâte, adossée à la cabane, Ysabau regardait couler les moires opalescentes du fleuve des journées de chaleur ; elle sentait voltiger sur son corps, au travers des vêtements, la caresse énervante des rayons réfléchis qui frappaient les vaguelettes avant de danser leur bourrée autour d’elle sur les feuillages et les troncs d’arbres. À sa gauche reposaient les essarts, — lumière et clair-obscur, — sous le calme odorant de l’air ; des prairies luisaient au loin. Des vaches paissaient dans l’arrachis bouleversé.

Heureuse d’exister par cette matinée délicieuse, Ysabau taquinait Pierre.

— Pierre, je voudrais partir tout à l’heure, remonter le fleuve en canot comme autrefois, tu sais, quand je suis arrivée.

Elle le tenait sous l’intensité de son regard, laissant rayonner toute son attraction comme une rose jette son parfum.

Elle ne remuait pas ; de sa voix rauque, elle lançait les mots, comme des appels, à de longs intervalles.

— Pierre, tous les deux seulement… Pierre, nous sommes si fatigués, si malades d’angoisse, parfois… Nous vois-tu dans tout ce soleil, après l’hiver qui n’en finit plus… Pierre.

Amusée, un peu prise elle-même à son jeu, elle prononçait les supplications d’un accent chaud. Elle disait encore :

— Pierre, regarde-moi… Dans mes yeux, Pierre.

Elle savait pertinemment que Pierre ne l’accompagnerait pas, que les voisins l’attendaient pour commencer les travaux. Mais elle prenait plaisir à s’exciter soi-même, à exciter Pierre par l’image d’une journée de désœuvrement.

Lui, il aurait voulu répondre :

— Ysabau, ce que tu dis fait mal. Mais il disait :

— Ysabau, prépare-toi.

Dans cet instant de lucidité extraordinaire, elle suivait ses pensées. Mais elle restait au même endroit, elle continuait :

— Pierre, mon bien-aimé…

Ils demeuraient un instant étroitement liés. Pierre ne riait pas aux aguicheries ; il conservait son visage douloureux ; car il pensait :

— Ta beauté fait mal, ce matin, Ysabau.

Une journée de liberté, il en aurait voulu une, lui aussi. Mais dans ce pays inhumain, cette détente était défendue. Pierre examina le défriché qui s’étendait devant lui. Une vache manquait dans le troupeau qui pâturait les gagnages à la lisière de la forêt.

— Tu réveilleras les enfants, et moi, je ramènerai l’autre bête.

Ysabau observa le départ de Pierre. Quand celui-ci se fut un peu éloigné, elle éprouva une sensation étrange ; elle fronça les sourcils, chercha fébrilement. Son humeur enjouée s’était dissipée. Qu’était-ce au juste ? Avait-elle oublié un devoir important ? Quelle chose devait-elle se rappeler, qui était si pressante ? Elle s’efforçait de se souvenir vite. Mais courant pour échapper à François, la petite Yseult vint buter à ses pieds. Elle la releva, lui essuya la figure et les mains, la calma un peu. Puis elle se redressa. Pierre avait disparu. Elle comprit instantanément, et mi-cri, mi-sanglot, un gémissement s’échappa de ses lèvres : « Les Iroquois, les Iroquois, mon Dieu ». Elle connut ce qu’est l’épouvante ; paralysée, immobile sur place, des frissons lui parcouraient la chair par grands pans : ce qui rendait la marche de Pierre si étrange, c’était l’absence des chiens gambadant d’ordinaire sur ses talons. Et la disparition de cette vache ? Comment n’avait-elle pas compris ces indices ? Ysabau demeurait confondue par la soudaineté du drame.

Mais une idée lui vint. Elle risqua le tout pour le tout. Enfermant les enfants dans la maison, elle saisit son mousquet et son bêcheton déjà appuyés sur le perron. Puis, se dirigeant vers la grève, elle courut. Elle se sentait légère, les membres déliés, elle bondissait sur le sol raffermi par la sécheresse. Après une course d’une quinzaine de minutes, elle atteignit la crique qui s’arrondissait dans une double bordure de joncs et d’aulnes. De prime abord, ses yeux distinguèrent tout : les pistes dans la boue, les rondeurs grises d’une pirogue sous les halliers. Elle s’élança dans une coursière, les branches d’arbres lui fouettant la figure ; bientôt, elle se courba pour se glisser plus vite dans ce tunnel. Le sol se releva. Alors, elle se rejeta hors de la laie, s’agenouilla, ajusta bien le mousquet sur la fourquine. Elle posa le bêcheton à côté d’elle, brisa quelques broutilles, qui gênaient la vue. Puis, immobile, tremblante, elle attendit. Épaulettes rouges sur justaucorps noir, un commandeur inquiet voleta un instant au-dessus d’elle ; une odeur de verdure chauffée émanait des arbres.

Ysabau entendit le bruit de rameaux remués, de brindilles rompues ; elle aperçut par-dessus les broussailles les têtes des personnes qui s’approchaient : Pierre entre deux Iroquois.

Ysabau visa avec soin et fit feu. Vite, elle saisit son bêcheton et s’élançant à côté de Pierre, les mains liées derrière le dos, elle attaqua le second Iroquois. Celui-ci s’était mis en garde : le casse-tête en mains, il tentait de porter un coup mortel. Mais son arme s’embarrassait dans les branchages ou rencontrait le bêcheton luisant, rapide et vif qui paraît et ripostait durement. Pierre cria :

— Recule lentement.

Il s’était enfoncé dans le taillis et quand l’Iroquois fut vis-à-vis de lui, d’un coup de savate il l’envoya plonger dans les broussailles. En une seconde, le Sauvage s’était relevé, et il détala dans le fourré.

Ramassant mousquet et arquebuses, Pierre et Ysabau coururent à la maison.

— Pierre, appelle les voisins.

Au même moment retentit la détonation du canon du fort et le tocsin sonna, grêle et saccadé.

Ysabau entra dans la maison. Elle s’adossa au mur ; puis s’appuyant au passage sur le dossier d’une chaise, sur la table, elle atteignit le lit où elle s’étendit de tout son long. Et comme si quelqu’un l’eût soudain délié, son cœur se mit à battre, à battre… Elle tentait de le comprimer avec douceur, d’en ralentir les pulsations folles. Puis les muqueuses de sa gorge, de sa bouche devinrent sèches, rêches, comme si elle eût souffert de la soif ; et l’air ne voulait plus passer et atteindre les poumons.

Elle demeura seule dans le silence. Parfois, elle entendait le glissement de mocassins sur le sol, car les hommes veillaient au dehors. Une bouffée de brise chaude lui caressa la figure. L’un des chiens tendit son museau au-dessus du châlit, et regarda. Par la fenêtre, Ysabau entrevoyait un coin de fleuve, deux troncs d’arbres. Peu à peu diminua son besoin de respirer longuement, et subitement elle s’endormit.

Trompant la surveillance de Pierre, le petit François entra beaucoup plus tard, et il répétait tout bas : « Maman, maman ».

Ysabau se réveilla. Elle embrassa la frimousse qui se levait vers elle avec tendresse.

— Tu as dormi, maman ?

— Oui, j’ai dormi.

Les yeux de l’enfant l’examinaient gravement ; elle passa les mains dans les boucles blondes. Puis Pierre s’approcha en compagnie des voisins.

— Jérémie ! on s’est battue la petite dame, disait Le Fûté ; on voulait être seule à avoir sauvé son mari, on n’a pas appelé les voisins.

— Je n’avais pas le temps, répondit Ysabau.

— C’est juste, c’est juste.

Ils s’embarquèrent immédiatement en pirogue pour le fort. Et, couchée au fond sur la couverture de pelleterie, Ysabau disait à Pierre en souriant :

— Tu vois, nous sommes en canot après tout.


Bien pourvus d’armes à feu, les Iroquois se ruèrent sur les peuplades environnantes. Ils débutèrent par la destruction de quelques bandes algonquines. Après avoir mis à sac plusieurs bourgades huronnes, ils pourchassèrent sans merci cette tribu nombreuse qui, saisie de panique, abandonna ses hameaux et se précipita dans des embûches, la famine et des malheurs sans fin. En une campagne, ils dispersèrent la nation du Pétun ; ils décimèrent le peuple Neutre aussi puissant que le peuple huron ; à la suite de quelques escarmouches sanglantes, ils refoulèrent les Sorciers ou Nipissings sur les froids de l’extrême nord ; ils infligèrent des défaites aux Attikamègues et aux Montagnais ; ils anéantirent presque toutes les missions, le père Jogues fut assommé d’un coup de hache, plusieurs jésuites subirent d’atroces supplices ou tombèrent sous les balles. Possédés de frénésie meurtrière, les Iroquois élargissaient chaque jour l’immensité de l’aire déjà arrosée du sang de quarante mille cadavres. Peu nombreux, perdant quelques guerriers dans chaque bataille malgré tous leurs avantages, ils s’exterminaient du même coup et ne conservaient leur force première qu’en adoptant des groupes d’ennemis.

Seuls, deux îlots demeuraient dans ce vide : Ville-Marie et les Trois-Rivières. En toutes saisons, les Iroquois rôdaient autour des deux fortins comme des hardes de loups. Un Algonquin était scalpé aujourd’hui, un Français le lendemain ; un soldat partait pour la chasse et ne revenait pas ; un colon s’éloignait pour la pêche et s’affaissait sous les balles ; soudain enveloppés d’ennemis, des bûcherons semaient de morts leur retraite ; des moissonneurs tombaient d’un coup de casse-tête au milieu des gerbes.

Durant ces cinq années, Pierre n’avait pas travaillé à son défriché plus de quelques semaines : les Iroquois avaient brûlé son habitation et son bois de construction. Il avait adopté le métier de soldat. Le camp volant dont il faisait partie, circulait sur le fleuve en chaloupe, s’efforçait à protéger Ville-Marie, et tentait d’intercepter ou de détruire les insaisissables partis d’ennemis.

À son arrivée hier soir, Pierre avait constaté l’énervement de la population. À la longue, la répétition des massacres l’exaspérait. Mobile, persistante, entrevue chaque jour sous la futaie, une bande tendait autour du poste un filet lâche mais sûr ; durant la journée, elle avait porté l’impatience à son comble, en attaquant quatre Français à l’embouchure du Saint-Maurice : deux avaient été réservés pour la torture. L’impétuosité du sang bouillonnait.

Pierre avait parlé de cette irritation avec Pierre Boucher, un homme court, râblé, de sens rassis ; il se souvenait bien de la leçon de sang-froid que Jean Nicolet avait autrefois infligée à son humeur fougueuse.

— La Nouvelle-France, disait-il, doit se tapir, se garder, épargner chaque existence avec soin, éviter tout risque ; elle doit durer jusqu’à l’arrivée de renforts, quelque lointaine que soit cette date.

Au matin, Pierre apprit que le Gouverneur commandait une sortie afin de traquer la troupe insolente qui cernait le fortin. Il se joignit à une cinquantaine de soldats qui s’entassaient dans deux gribanes. Le fleuve ondulait à peine, parcouru de quelques coups de brise fraîche ; le rivage se déroulait, boueux, hérissé de joncs, bordé de forêt inaccessible.

Les hommes causaient gaiement. Car l’expédition ne différait en rien des précédentes ; elle se heurtait à la ruse classique : Iroquois dissimulés dans les herbages et provoquant une attaque avec des manœuvres excitantes. Chacun les devinait clapis dans l’attente.

Pierre causait peu. Il se souvenait de Jean Nicolet, de Marguerie et d’Amyot noyés dans le fleuve ; de Jacques Hertel qu’un accident avait enlevé. Du groupe plein d’amitié qui l’avait accueilli, il ne restait plus que Godefroy, maintenant seigneur de Normanville, assis à la droite du gouverneur, dans la première chaloupe. Pierre se sentait isolé parmi des personnages nouveaux.

Soudain un commandement retentit, si clair, si distinct que personne ne pensa l’avoir mal interprété. D’un bond, tous se trouvèrent debout : incrédules, bouche bée, ils regardaient la première gribane qui mouillait son ancre ; le gouverneur ordonnait le débarquement et donnait l’exemple en enjambant le bordage.

Irrésolus, confondus, les hommes l’imitèrent l’un après l’autre ; ils s’enfoncèrent dans l’eau jusqu’à la taille, leurs pieds pénétrèrent dans la boue et trébuchèrent dans la chevelure épaisse de joncs. Ils ne pouvaient ni courir ni charger ; ils évoluaient péniblement dans des éclaboussements, cibles offertes aux Iroquois bien dissimulés.


Quand Pierre revint à lui, il était couché dans son lit. Il se souvint tout de suite.

— Qu’est-il arrivé ? demanda-t-il.

— Un Montagnais t’a ramené dans son canot.

— Et les autres ?

Le Gouverneur compris, huit combattants avaient succombé dans le fol assaut ; sept étaient demeurés captifs. Les derniers soldats de la garnison avaient couru aux palissades. Mais au lieu d’assaillir le fort saisi de panique, l’ennemi, trop fier d’une victoire inattendue, avait regagné ses bourgades pour célébrer des réjouissances.

Godefroy était demeuré prisonnier. Sans qu’ils s’en rendissent compte, Pierre et Ysabau s’étaient profondément attachés à cet ami durant les derniers mois. En pratique, ils avaient vécu dans des maisons voisines.

Ysabau entrait dans la pièce pour soigner Pierre ; elle se composait une figure souriante afin de l’encourager. Elle ouvrait les pansements et soudain la douleur la suffoquait. Elle sanglotait ; Pierre était trop affaibli pour seulement pleurer. Quelques mois auparavant, les Sauvages alliés avaient brûlé un chef iroquois et son compagnon sur un terrain attenant au poste. Ysabau se rappelait cette nuit ; elle avait verrouillé portes et fenêtres ; mais durant des heures les gémissements atroces avaient percé les murs de bois plein. Après beaucoup d’autres, le tour de Godefroy était venu. À cette heure même peut-être, il criait sa souffrance dans les flammes.

Les jours passaient. Le Grand Sénéchal encourageait la population démoralisée ; il la conduisait aux palissades à réparer. Mais la pensée de la torture hantait les imaginations : arrachement des ongles, supplice du feu épouvantaient les plus braves.

Un soir du début d’octobre, monsieur du Hérisson revint d’un voyage en France. Il rendit à Pierre l’une de ses premières visites. Il se présenta le soir.

Ysabau sauta au cou du vieux gentilhomme. Elle l’embrassa, elle glissa son bras sous le sien pour le conduire dans la chambre de Pierre. Il arrivait de Saint-Malo, lui ; il avait vu sa famille et celle de Pierre.

Saint-Malo. Ysabau avait un peu perdu la tête. Elle ouvrait des colis, elle maniait des objets, elle se souvenait, elle pleurait encore. Saint-Malo : la mer, les remparts, les sonneries d’église, les mâts de navire. Toute son âme fondait. Quel contraste entre la sérénité de son enfance et l’angoisse présente, au cœur de ce continent cruel !

Pierre se raidissait dans son émotion.

— Je possède encore un peu d’argent, avait dit sa mère ; quand j’aurais été plus vieille, je le leur aurais envoyé pour qu’ils viennent me voir. Vous le leur donnerez.

Après ces minutes d’émotion, ils durent accueillir les voisins. Ils entendaient frapper à la porte ; Ysabau se levait ; elle revenait avec David Hache, avec ce grand démanché de Sarrazin, avec Toussaint Malherbe, viking à la prestance belliqueuse, avec Osias Tourment, bourgeois rougeaud : petites gens qui s’assoyaient timidement d’un côté de la pièce, en face de monsieur du Hérisson. Ils posaient des questions.

— Et en France alors ?

— Et le Roi, quel âge peut-il bien avoir maintenant ?

— Et le Mazarin ?

Monsieur du Hérisson observait ces physionomies d’hommes confiants, intelligents, sains de part en part. Il savait de quoi il retournait. Comment répondre à la vraie interrogation qui gisait au fond de ces cerveaux ? Comment éteindre d’un souffle une espérance déjà vacillante ? Comment leur dire : la France est saisie de démence ? Elle gaspille des sommes énormes, elle fait tuer inutilement des milliers de soldats lorsqu’un peu d’argent et deux régiments lui assureraient ici la possession incontestée d’un continent ? Comment expliquer et décrire la Fronde ? Comment ajouter : hors de vos parents, je n’ai rencontré personne qui pensât à vous, à votre fortitude quotidienne ?

Monsieur du Hérisson biaisait. À la fin, sa propre colère se fit jour. Ses joues tremblotaient encore, il toussait d’emportement, les pommettes rouges, les moustaches hérissées. « Je leur ai dit… » répétait-il sans cesse. Avec qui avait-il tenu ces conversations ? Des comparses sans aucun doute, des sous-ordre sans importance. D’autre part, à qui s’adresser durant cet intérim de l’autorité ? Qui pouvait écouter et ordonner ensuite.

Et tout le temps, monsieur du Hérisson avait le sentiment de commettre une mauvaise action. Il se reprochait ses paroles. Il cadenassait en effet ses auditeurs dans une géhenne sans lumière et sans air où ils étouffaient.

L’assemblée se dispersa très tard. Les colons sortaient, s’accompagnaient un instant sans parler. Pensaient-ils à la dernière phrase du vieux gentilhomme :

— En France et dans toute l’Europe, mes bons amis, il n’y a encore que les plus grands hommes, les vrais aigles, qui peuvent comprendre les affaires coloniales.


Pierre reposait en face de la fenêtre. Effilés comme des cierges, les longs glaçons pendant du toit se prolongeaient vis-à-vis des vitres ; de temps à autre coulait une goutte d’eau rutilante comme une larme de soleil. Pas de vent. Et l’épais manteau neigeux se dégonflait et s’affaissait chaque jour.

Pierre continuait sa longue convalescence. Les notables du fort lui rendaient visite à tour de rôle. Cet après-midi se présenta le sergent Pierrotin, un gros homme corpulent, des fibrilles bleues formant réseau sur ses joues couperosées. Il dit :

— Aucun détachement n’arrivera cette année ; dernières nouvelles, la Fronde durait encore.

— Non. Nous ne recevrons pas d’assistance.

— Tiendrons-nous tout l’été ?

— Il le faut. Oui, nous tiendrons, répliquait Pierre.

— La garnison ne compte pas cinquante soldats, répliquait le sergent. Des rumeurs graves se colportent : dans quelques semaines, cinq à six cents Iroquois, peut-être plus, nous assiégeront. Ils sont mieux armés que nous.

— Nous possédons les pierriers.

— Oui, les fameux pierriers ; l’un d’eux éclate chaque fois que nous envoyons une bordée.

— Les fortifications sont suffisantes ; puis les Iroquois ne savent pas pousser un siège.

— Mais d’autre part, ils peuvent maintenant concentrer toutes leurs forces contre nous.

Dans la pénombre de la pièce qui se vidait lentement de soleil, la conversation se poursuivait, dure et rapide comme un jeu d’escrime. Pierre ne distinguait bien que les yeux du sergent, prudents, froids, rusés qui observaient la scène comme s’ils appartenaient à un autre homme.

Aucune émotion ne se dessinait sur le masque du visiteur.

— Nous ne pouvons pas beaucoup compter sur les dernières bandes d’Algonquins ou de réfugiés hurons.

— Évidemment, nous nous défendrons avec nos seules forces.

— Les soldats supporteraient joyeusement les périls s’ils espéraient des secours prochains ; dans un an, par exemple. Nous sommes abandonnés.

— Les amis de la Nouvelle-France saisiront la première occasion.

— Mais en attendant ? Passe encore pour ceux qui sont tués dans le combat, blessés : c’est le métier. Mais les captifs ? La torture ? Le supplice du feu ? Les ongles arrachés, brûlés ?

— Avec une garnison bien dirigée, avec des canons, des palissades en bon état, nous défendrons la place contre toute l’armée iroquoise.

— Croyez-vous ? Bien dirigée ?… Vous vous souvenez du combat où vous avez reçu votre blessure ?

— Pierre Boucher est d’une autre trempe.

— Pierre Boucher ? Un ancien donné des Jésuites ?

D’ordinaire, dans les conversations de ce genre, Pierre manifestait plus d’indécision et d’incertitude ; il admettait que la France fût acculée à une situation désespérée ; Ville-Marie et les Trois-Rivières couraient risque de destruction durant les prochains mois ; plus populeux, bien protégé par la force naturelle de son site, Québec tiendrait le coup. Pourquoi Pierre réagissait-il différemment aujourd’hui ? Pour repousser des communications n’attendant qu’un signe ? Empêcher la confidence de certaines menées ? Refuser l’excuse de défaillances futures ? Détruire les mobiles d’une panique ?

Le sergent Pierrotin partit. Pierre demeurait oppressé. « Certains sont désespérés, pensait-il ; il est inhumain d’obliger des hommes à vivre année après année dans un tel péril ; seuls résistent les saints ou les fous comme moi ». Une idée lui traversa l’esprit : « un peu d’encouragement, Pierrotin me proposait de déserter ». Il réfléchissait.

Pierre n’avait pas allumé de bougie. Livide, la clarté de la neige se déversait dans la maison. Le crépuscule s’éteignait sans rayons de lumière, étouffé sous un ciel gris.

« Six années perdues, pensa-t-il. Je suis revenu au point de départ. Pour tout mon travail, je n’ai à montrer que ce désert devenu gaulis. J’ai vieilli. L’Iroquois manque de persévérance dans la conduite d’un siège ; mais Nicolet, lui, ne sous-estimait pas sa ruse. Nous devrons nous garder. Et si la factorerie était prise d’assaut ? »

Ysabau revint. Les enfants entrèrent, réveillant de leur sabbat le sommeil de la maison. Vers neuf heures, quand le silence se fut rétabli, qu’ils furent assis tous deux, Ysabau et lui, devant le feu de l’âtre, Pierre résuma les propos du sergent Pierrotin. Puis il ajouta :

— Ysabau, pourquoi ne partirais-tu pas pour Québec aussitôt la navigation ouverte ? Tu emmènerais les enfants.

— Partir pour Québec ?

— Tu le sais, Ysabau ; le péril est grand : nous subirons un siège.

Ysabau était instruite de ces rumeurs. Elle voyait croître le découragement, s’affirmer la lassitude de cette lutte désespérée. Se replier sur Québec, abandonner même la Nouvelle-France, voilà les projets qui hantaient des esprits. Rien d’autre ne paraissait raisonnable.

Ysabau se leva ; elle allait et venait dans la pièce pour dissiper son énervement.

— Je te l’ai dit, Pierre : nous sommes pris dans cette affaire tous ensemble. Partiras-tu, toi ?

— Moi ? Tu le sais bien, je ne peux quitter.

— Alors, nous demeurons.

— Mais les enfants, Ysabau ?

Oui, durant ces années écoulées, Ysabau l’avait apprise cette crainte profonde, irrésistible de la chair, quand le péril menaçait ses petits ; elle la connaissait cette terreur qui jaillissait soudainement des profondeurs des instincts, en bouffées puissantes au travers de la fermeté, de la piété, des résolutions. Mais non, rien ne pouvait l’ébranler.

— Nous demeurons ensemble, toi, moi, les enfants. C’est horrible, mais chacun doit courir son risque. Je sais tirer du mousquet, François aussi. Je n’ai aucun mérite à te dire cela : je ne suis pas libre. Aujourd’hui, toute espérance immédiate semble morte. Alors supposons que le sergent Pierrotin me voie m’esquiver avec les enfants ?… Et les domestiques ? Et les soldats ?

… Un rien et chacun s’affole. Pierre, l’exemple ne viendra ni de moi, ni de mes enfants, même de ceux qui ne marchent pas. Mais non, pas moyen d’agir autrement. Pierre, j’ai confiance. Je vous écoute parler ; je ne suis pas toujours de votre avis. Non, Pierre, les Iroquois ne prendront pas d’assaut un fort défendu par des Français. Non, Pierre. Ils ne nous chasseront pas d’ici.

Ysabau monta au premier par l’escalier presque vertical. Elle visita les lits l’un après l’autre : François, Yseult, Jacques, Ysolde, Paul et Pierre. Elle contemplait leur sommeil. « Et si après tout l’Iroquois pénétrait dans la place ? » Un frisson d’horreur la secoua ; des visions s’imposèrent à son esprit. Elle pensait à Godefroy dont on n’avait jamais eu de nouvelles, aux nombreux Français livrés au feu. « Et moi, vous ai-je condamnés à cette mort ? » L’héroïsme fait mal. Ce jeu de prévoir auquel elle s’était livrée, que valait-il ? Seraient-ils jamais délivrés de cette sanglante aventure ? Elle étouffait ses sanglots pendant qu’ils dormaient, eux, de leur sommeil compact d’enfant. Elle priait. Mais à la fin, comme toutes les âmes fortes, elle sut faire front : elle se tenait au milieu de ses enfants, la lueur violette allumée dans ses yeux, prête à les défendre du mousquet, du couteau, des ongles et des dents.


— VII —

D’une main, Pierre maintenait le canot le long de l’appontement.

— Et maintenant, dit-il, nous partirons quand les trois Y seront prêtes.

François s’esclaffa.

— Les trois Y, les trois Y, cria-t-il à tue-tête.

Quelques minutes s’écoulèrent, et alors parurent les trois éditions du même livre : Ysabau, Yseult, Ysolde ; même beauté à des stages différents, même grâce, même architecture parfaite, bien que délicate. Déjà Yseult se posait en petite demoiselle sérieuse ; mais Ysolde obéissait à ses instincts juvéniles, gambadait et courait.

Elles s’installèrent dans les places libres que laissaient sacs et colis. La nouvelle embarcation comptait bien vingt pieds de longueur ; elle était remplie. Pierre, François, Jacques commencèrent à avironner ; la quille rouge se déplaça dans l’eau limpide. Bientôt, ils furent assez éloignés du poste pour être bien seuls entre eux. D’une voix grêle, mais ferme, nette, Yseult chantonna :

À Saint-Malo, beau port de mer…

L’un après l’autre, ils joignirent leurs voix à la sienne. Ils chantaient ; la joie fusait dans leurs figures, dans leurs gestes, dans leurs yeux, dans leurs paroles aussi bien que dans leur chant. Pierre pensait : « Comme on est heureux ainsi, avec tous les siens, entre soi, dans la liberté, dans le pays » ; et Ysabau pensait : « Comme elles sont belles, mes filles, comme ils sont forts mes garçons ». Et l’effervescence des enfants célébrait ce jour de réjouissance et de liberté.

La mi-octobre était arrivée. Les feuillages de la futaie jaune, cuivrée, écarlate, coloraient l’eau près du rivage : des feuilles roides et crispées suivaient le courant. Le Saint-Laurent n’était plus la grande avenue blanche de l’hiver, la grande avenue bleuâtre de l’été, mais la grande avenue vieux rose de l’automne ; elle s’emplissait d’une vaporeuse lumière sans chaleur.

La Nouvelle-France exultait du don qui lui était subitement tombé du ciel ; la paix. La paix, c’est-à-dire voguer ainsi sur le fleuve, sans épier, sans craindre ; rire, chanter, crier à gorge déployée ; avoir laissé derrière soi l’implacable claustration des palissades.

Pierre et Ysabau songeaient à la dangereuse aventure : cinq ou six cents Agniers assemblés autour du poste ; l’attaque de l’ennemi et la surprise qu’avait déjouée seule la présence d’esprit du Gouverneur ; l’investissement et la défense habile et prudente de la garnison ; puis, à l’heure où l’on redoutait un assaut décisif, cette paix inespérée, inexplicable, imprévisible.

Pierre avait sauté les palissades sur les talons de l’armée ennemie ; il avait retenu les services d’un menuisier et de deux engagés. Il avait érigé une seconde loge de rondins guère plus vaste que l’ancienne, des bâtiments de madriers empilés. Et maintenant il conduisait sa famille dans le nouveau logis, transportant du même coup une cargaison d’outils aratoires, d’approvisionnements et d’ustensiles de cuisine.

Ils arrivèrent au coucher du soleil. Les enfants gravirent la berge en courant et disparurent. Ysabau attendit Pierre. Elle passa son bras sous le sien et ils montèrent. Comblé d’arbustes et de mauvaises herbes, d’un gaulis d’érables, de framboisiers dans le dernier brûlis, le défrichement s’étendait devant eux. Ysabau s’arrêta, stupéfaite : que de travail à recommencer, que de temps perdu. Elle devinait la fatigue de cet ouvrage supplémentaire, le découragement qui montait de ce retard comme une mauvaise fumée. Elle connaissait les projets de Pierre et ainsi son désappointement. Au lieu de la conduire dans un manoir de pierre enclavé dans des champs en culture, il la ramenait dans un taudis posé au milieu d’un repoussis. Elle avait pitié.

— Nous sommes heureux quand même, Pierre ; nous nous aimons. Les enfants peuvent t’aider, l’ouvrage s’exécutera plus vite. Moi, je peux attendre.

Doux par extraordinaire, coloré dans la forêt et dans le ciel, humide dans le sol et dans l’air, parcouru par des bouffées de vent léger, le soir d’automne les émouvait tous deux.

— Embrasse-moi, Pierre, avant de recommencer.

La tête et le buste renversés en arrière, déchirée par cet amour d’automne, par la vie, par le passé, par l’avenir, par tout, semblait-il, Ysabau se laissait embrasser longuement, les larmes coulant de ses yeux.

Ils n’avaient aucun moment à perdre pour remettre le défriché et le courtil en état d’être ensemencés au printemps. Dure tâche, car les racines profondes s’étaient réveillées ; les écrues jaillissaient des anciens guérets ; les souches s’étaient couronnées de cépées. Armés de fauchards et de hachettes, Pierre, François, Jacques, alignèrent les rêches andins. Plus tard, Koïncha et les enfants allumèrent le feu courant et les nappes de lourde fumée roulèrent dans la clairière. L’après-midi, Ysabau elle-même apparaissait parfois dans le champ, et la brousse reculait devant l’assaut de la troupe joyeuse qui s’appelait et criait dans l’air sonore. Mais dure comme de la pierre, gelée, la terre résista bientôt à la bêche. Puis la neige couvrit le pays.

Alors, un matin de mi-décembre, Pierre saisit sa hache afin de poursuivre son ancien métier de déboiseur. Le firmament se montrait tout gris, mais sans nuage distinct, comme à d’autres heures, il se montre tout bleu. Arrosée par une pluie récente, la surface de la neige s’était congelée et luisait comme si on l’avait recouverte d’une couche de vernis. Du bois fouetté par le vent s’élevait un sifflement aigu, régulier, pénétrant.

Pierre choisit un gros érable noueux et branchu. Il leva la hache. Mais au bout d’une heure, il s’arrêtait, en nage. Sa hache glissait sur les fibres gelées ; les coups ne détachaient que de minces copeaux et l’entaille s’approfondissait à peine dans la colonne passive et dure. Au lieu de l’enthousiasme premier, Pierre n’éprouvait plus qu’un désarroi imprévu. Autour de lui, seul s’enflait le ronflement profond de la sylve défeuillée. Rien de vivant à perte de vue. Alors Pierre comprit pourquoi Ysabau avait pleuré le soir du retour.

Durant ces années de guerre, Pierre avait mené une existence mi-oisive sur le fleuve et dans le fort. Il avait contracté l’habitude de la vie en commun, des conversations, des visites. Il avait perdu la résistance physique et l’habileté manuelle du pionnier. Il avait désappris le rythme patient et lent du bûcherage qu’il ne faut pas accélérer sous peine d’épuisement. Dans la dissipation des occupations militaires, sa ferveur s’était en partie évanouie. Son corps avait oublié la somme de fatigue qu’il fournissait chaque jour autrefois.

Puis la situation générale de la Nouvelle-France ne s’était pas suffisamment éclaircie. Pierre choisirait-il, mettrait-il de côté, façonnerait-il les poutres de brin qui soutiendraient la maison et les bâtiments définitifs ? Et si les Iroquois les brûlaient de nouveau ? Même après un mois, Pierre n’osait lever les yeux sur ce renflement indécis où gisait tout le bois d’œuvre, à moitié carbonisé, qu’il avait accumulé pour les charpentes. Il se souvenait pour ainsi dire de chaque bille.

Mais bientôt, à force d’acharnement, il sentit affluer en lui les flots des sentiments anciens. Les deux bouts séparés de son existence de défricheur forestier, il avait cru pouvoir les joindre par un gros nœud sommaire. À l’expérience, il constatait que l’opération ressemblait à une épissure ; aujourd’hui, il liait le brin de l’habileté physique ; plus tard, celui de la résistance ; dans quelques semaines, celui de l’ardeur, du calcul, du rêve.

Malgré sa bonne volonté, quelques torons demeureraient irrémédiablement pendants. Par exemple, Pierre ne distinguait plus la possibilité d’aménager complètement son domaine ; il abandonnait dès ce moment de grands pans de travail projetés avec soin ; la construction de la maison définitive reculait dans un avenir incertain ; il n’atteindrait pas l’aisance rêvée. Crainte d’une guerre nouvelle, il amputait ses initiatives, comprimait ses plans. Il connaissait le tourment des desseins entrepris et non exécutés. Et, ses ambitions émondées, ayant perdu en cours de route, la force rayonnante, l’assurance et les certitudes de l’adolescence, il persévérait parmi les fatigues de l’après-midi, dans l’ombre du soir, avec la pensée qu’il ne laisserait qu’une ébauche d’œuvre.

Mais Pierre possédait trop d’énergie pour s’abandonner. Il recouvra ses dispositions d’autrefois et le don de s’abstraire de son milieu et de s’oublier dans son travail. Parfois il se faisait penser à ces têtards que les bûcherons éciment régulièrement mais qui, malgré les ablations répétées, ne se lassent jamais d’allonger des repousses supérieures.


— Voilà les ravages des orignaux, avait crié François.

Dans la neige, au milieu des sapins, Pierre avait aperçu l’espace profond comme une tranchée où s’assemblaient les animaux et qu’ils foulaient continuellement de leurs sabots. Autour, les pistes rayonnaient dans toutes les directions. Chaussés de raquettes tous deux, les hommes s’étaient élancés à la poursuite de l’une des bêtes. Au passage, ils coupaient l’ombre linéaire, bleue, des troncs, et celle des menues branches, fine et nette comme une résille de soie.

Aussitôt qu’il eut deviné leur approche, l’orignal cessa de brouter les jeunes pousses d’une viorne faux-lantana. Pesant, aussi gros qu’un cheval, les pattes longues, il voulut galoper, mais s’enfonça jusqu’au poitrail ; le corps brunâtre et gras s’agita dans une natation désespérée. Au bout d’une vingtaine d’arpents, épuisé, il s’arrêta. Rien n’aurait été plus facile que de le capturer. François tira et la bête, parcourue de tremblements, demeura sur place, embourbée, la tête enfouie dans cette ouate froide.

— Nous passerons la nuit ici, dit encore François.

Pierre enleva la neige sur un large emplacement. Il alluma un feu, il amoncela des ramilles de sapin, étendit une couverture de peaux de chevreuil. Il attendit tout en nourrissant les flammes. Le soleil avait disparu. Une ombre glaciale baignait la futaie. Les arbres semblaient pétrifiés ; ils avaient perdu leur flexibilité de l’été ; ainsi que des vieillards goutteux, ils balançaient sans souplesse leurs branches aux articulations noueuses qui grinçaient comme de la ferraille. Pierre se sentait mal à l’aise dans cette forêt gelée. Il ne dormirait point cette nuit, il aurait froid, la lune illuminerait ce paysage de dureté.

François ne revenait pas. L’obscurité de la nuit devint très dense. Pierre se leva, regarda dans une direction, puis dans l’autre. Il s’apaisa. Plus tard, il monta sur les rebords de la cavité qu’il avait creusée et il cria. Sa voix perdait tout volume en cette immensité. Il s’avança ; cependant, il craignit de s’égarer loin du feu et il revint.

Il hucha de nouveau. Cette fois, François répondit à son appel.

— Où es-tu allé ?

— Moi ? Je savais qu’il y avait un ours non loin d’ici ; j’ai trouvé sa ouache.

— Tu ne craignais pas de t’écarter ?

— Moi ? Tu veux rire, papa.

Pierre tendit à son fils les aliments qu’il avait apportés. Il le regardait se gaver. Il l’examinait ; quinze ans bientôt, en voie d’étirage, efflanqué comme un lévrier, des maxillaires solides, des yeux noirs, souvent mauvais et durs, qui se braquaient dans les yeux.

— L’orignal pèse dans les mille livres.

— Il faudra le débiter pour le charger sur la traîne.

François alluma sa pipe. Parfois un coup de vent passait et les squelettes d’arbres dressés tout autour d’eux ronflaient un moment et craquaient.

— Et alors toi, mon François, qu’en penses-tu de la guerre avec les Iroquois ?

Surpris, le jeune homme leva les yeux sur son père ; personne ne lui avait jamais demandé son avis encore. Mis en confiance, il parla :

— Rien de plus idiot, papa, que de s’encaquer dans un fortin pendant des années. Nous sommes prisonniers. Les Iroquois se dissimulent autour des palissades ; si nous sortons, ils nous voient approcher, ils tirent, ils nous assomment.

— Mais que faire ?

— Se glisser dans le bois comme eux avec un mousquet, de la poudre, des balles, un sachet de maïs ; coucher dehors, fabriquer un canot, des raquettes sur place, au besoin ; dresser des embuscades aux ennemis, se mettre à l’affût autour de leurs villages, en tuer bon nombre.

— Tu le ferais, toi ?

— Bien sûr, répliqua l’adolescent irrité. Laisse-moi partir seul ; dans deux mois, je reviendrai avec au moins une chevelure iroquoise ; pourtant je n’y suis jamais allé.

François lança dans le feu une brassée de branches sèches qui flambèrent instantanément, éclairant sa figure anguleuse encore, énergique et calme. Puis il continua du même ton ferme, mais sans vantardise :

— C’est facile, papa, n’importe qui peut le faire. Mes amis et moi, nous rions parfois : l’Iroquois s’embusque sur la rive du fleuve, il se blottit sous les feuillus ; vous arrivez vis-à-vis en gribane, et là, vous ne savez plus quoi faire. Vous revenez.

— Et que feriez-vous ?

— Mais, papa, voyons, tu atterris en amont ou en aval. Tu t’enfonces dans le bois, toi aussi. Quand tu trouves l’Iroquois, il est terré derrière son arbre et toi, derrière le tien. Partie égale alors et tu le bats deux ou trois contre un. Place un Iroquois à un mille d’ici, et c’est moi qui le trouverai et c’est moi qui reviendrai vivant.

— Mais François, même pour cette guerre nous ne sommes pas assez nombreux. Nous serions parfois un contre dix.

— Oui, c’est vrai, il nous faudrait des troupes plus nombreuses, répondit François et il s’assombrit.

Mais cette conversation intéressa Pierre. « Cet enfant, pensa-t-il, ses amis, des Français arrivés jeunes encore, ils diffèrent de nous : ceux-là composent la génération grandie au Canada. Ils vivent sur le fleuve et dans la futaie comme dans une maison familière dont ils connaissent tous les réduits. Ils ignorent jusqu’à quel point nous sommes mal à l’aise dans cette sylve séculaire, sombre, mystérieuse, tapissée de troncs morts, de chicots, enchevêtrée dans ses sous-bois, impénétrable. Aussitôt que nous abandonnons la lisière, la panique envahit notre chair. Comment nous y aventurer, nous y battre, y subsister sans approvisionnements ? »

— Alors, toi François, que penses-tu de la paix ?

— Papa, si tu es faible, tous t’attaquent. L’Iroquois calcule toujours que demain, il pourra massacrer nos quelques douzaines de soldats et nous chasser.

— La paix ne durera pas ?

— Peut-être.

François dessina dans la neige une carte sommaire.

— Vois-tu, papa, les Iroquois supérieurs habitent ici. En naviguant sur le fleuve, ils atteignent Ville-Marie sans rencontrer d’ennemis en quatre ou cinq jours. Aujourd’hui, ils parcourent ce long trajet forestier pour se rendre chez les Hollandais ; ils sont attaqués en route. Alors, ils ont tout intérêt à lier amitié avec nous. Mais les Agniers, eux, vivent aux portes des factoreries hollandaises. Pouvons-nous les diviser, opérer un rapprochement avec les Iroquois supérieurs, moins vindicatifs ? Là, nous trouverions la paix.

Oui. Voilà. Les pères montaient la garde dans les forts investis ; mais les jeunes se mêlaient aux aborigènes : ils apprenaient le pays ; ils connaissaient les événements qui y survenaient, ils possédaient autant de renseignements que les interprètes à qui ils ressemblaient beaucoup. Entendant parler François, Pierre pensait à Jacques Hertel.

— Pourquoi cette paix soudaine cet été ?

— Cet été ? Les Iroquois avaient guerre contre un peuple puissant : les Ériés. Ils avaient besoin de tous leurs guerriers et sans délai. Puis, ils n’éprouvent aucune appréhension : ils nous retrouveront juste à l’endroit où ils nous ont laissés ; nous ne fuirons pas ; nous ne serons ni plus nombreux, ni plus forts, nous nous enfermerons toujours entre nos palissades.

François avait prononcé les derniers mots avec un accent d’amertume. Il paraissait plus humilié que son père du discrédit dans lequel la Nouvelle-France était tombée. Il ne s’habituait pas à l’idée des Français torturés.

Un silence régna. Ayant perforé la couche de neige, la braise reposait maintenant sur le sol ; des branches vertes répandaient leur suage ; une lueur rouge, des étincelles, de la fumée jaillissaient de cette cavité. Lorsque Pierre se mettait debout, il recevait sur les épaules une brise glaciale qui transperçait le cuir ; il observait le peuple des troncs noirs vibrant à peine, comme d’énormes câbles tendus ; au sommet, à travers les branches, s’apercevaient la multitude des étoiles aux scintillements bleutés, semblables à des diamants qui feraient jouer leurs feux.

Pierre remâchait les réponses de son fils. Sans s’en rendre compte, il adressait toujours les mêmes questions aux adultes, aux enfants, aux personnes en autorité, aux humbles. Comme aux premiers mois de son séjour, il cherchait constamment une issue à cette chambre de douleur qu’était la colonie ; les mains tendues devant lui, ignorant la force qui le poussait, ainsi qu’un aveugle égaré de nuit dans la forêt, il s’informait d’une ouverture par laquelle son entreprise pourrait se faufiler. Ses interrogatoires constituaient les antennes de sa volonté inconsciente ; elles palpaient, furetaient, exploraient inlassablement, malgré qu’il en eût ; elles s’enquéraient de la lumière du chemin libre ; sans se rebuter, elles s’usaient jusqu’au sang dans de continuelles recherches sans espoir.

Étendu sur une peau de chevreuil, François fumait. Après un long silence, il dit :

— La société Villebon veut m’engager.

— Toi ? demanda Pierre.

— Oui. À la fin d’avril, elle expédiera dans le haut Saint-Maurice cinq canotées de marchandises à traiter avec les Attikamègues.

— Et quel service leur rendras-tu ?

— Je sais l’algonquin. Je sais voyager en canot, portager.

Le coup fut si imprévu que Pierre demeura longtemps à regarder son fils. Mais comment n’avait-il pas prévu ? Les tendances de François se manifestaient depuis l’enfance. Le jour, il supportait le harnais des tâches forestières. Mais le soir, il quittait la maison en compagnie de Koïncha ; tous deux, ils allaient pêcher le poisson sous la glace, piéger un ours, chasser la perdrix, courir le chevreuil ; habituellement, il formait compagnie avec quelques adolescents de son âge, corsetés de cuir, l’apparence sauvage.

Voilà bien un autre cadeau de ces guerres, pensa Pierre. Ces enfants vivent dans le provisoire depuis leur naissance. Ils se seraient fixés si le monde s’était figé autour d’eux.

— Le commerce des fourrures est lucratif, dit Pierre, mais fort instable ; durant les périodes de guerre, le magasin ne reçoit pas de pelleteries. Ce trafic diminuera devant le défrichement. Comment dédaignes-tu le principal, — la terre, — pour ce négoce temporaire et incertain ? Au début, un domaine exige plus de labeur ; mais il produit ensuite monnaie et denrées ; sa fécondité n’est pas sujette à se tarir.

— Je rapporterai un peu d’argent ; tu achèteras des moutons, des vaches. Puis que faire d’autre ? Pendant combien de mois as-tu travaillé toi-même depuis près de vingt ans que tu habites le Canada. La France désire-t-elle garder ce pays ? Nous ne savons pas. Nous pouvons être contraints de repasser la mer.

Voilà. Comment répondre à cette logique ? Alors ses fils cesseraient-ils de l’assister ? Abandonneraient-ils le domaine ? C’est pour eux, pour Ysabau que Pierre avait peiné. Il voulait leur léguer la propriété la plus solide qui fût.

Pierre tenta de se reposer pendant que François alimentait les flammes. Mais il avait froid aux pieds, froid aux mains. Il grelottait, le dur grabat lui ankylosait les membres. Ses pensées de découragement ne se pouvaient calmer. Il céda sa place à François ; au bout de quelques minutes, celui-ci dormait profondément. Pierre le borda, il jeta sur lui la seconde peau de chevreuil, il entretint un feu violent. Il pensait : « François, un coureur d’aventures, un braconnier comme Eustache Sarrazin ? » Serait-il témoin de cette déchéance ? Au-dessus du père et du fils planait sur la futaie américaine la grande nuit du continent.


Pierre fanait du foin au milieu du défriché. Le fourchet pénétrait malaisément dans les veillottes tapées par les pluies de la veille. Autour de lui, la futaie lessivée, les emblavures propres, luisaient au soleil. Entre les troncs de quelques feuillus dressés sur la rive, clignaient les scintillements argentés du fleuve.

Des coups de mousquet éclatèrent tout à coup. Pierre vit éclore des boules de fumée derrière les bâtiments, une couple de vaches galoper. Alors, il se dirigea vers la maison. À son arrivée, il aperçut une douzaine d’Iroquois affairés autour de deux vaches mortes. Armé de son arquebuse, François surveillait la scène du coin de la grange.

— Pousse les deux autres vaches dans l’étable et barre la porte, dit celui-ci à son père.

Les Iroquois écorchaient les bêtes ; ils dépeçaient les carcasses, coupaient les quartiers, calmement.

— Fais-leur parler par Koïncha, dit Pierre.

— Non. Koïncha est algonquine ; ils tireraient sur elle à bout portant.

— Que faire ?

— Ils partiront quand ils auront terminé. Laisse-les-moi surveiller.

Dans la maison, Pierre se joignit à Koïncha, Jacques et Ysabau, qui avaient chargé chacun un mousquet. Tous suivaient la scène de la fenêtre. À un moment, trois ou quatre Iroquois se dirigèrent vers la porte de l’étable. François s’avança, l’arme épaulée, prêt à faire feu. Deux des Sauvages saisirent le casse-tête passé dans leur ceinture ; François ne broncha pas.

— Il va se faire tuer mon Dieu, cria Ysabau.

Les Iroquois tournèrent la tête dans la direction de la maison. Ils aperçurent les mousquets qui les couchaient en joue. Un instant, ils demeurèrent immobiles ; puis ils retraitèrent toujours couverts par les armes à feu. Ils ramassèrent dans l’herbe les quartiers de viande saignante, les hissèrent sur leurs épaules, coururent au canot.

Ysabau se précipita vers François. Elle tremblait.

— Tu n’aurais pas tiré ?

— Moi ? Les Iroquois ont compris, eux.

— Mais c’est la paix.

— Oui, je sais. La paix maudite.

Les Iroquois se promenaient dans la province comme en pays conquis. Au passage, ils commettaient des vols, massacraient le cheptel, bravaient les colons accourus. Ils tuaient à vue l’Algonquin que les Français avaient jusqu’ici jalousement protégé. Parmi les victimes, la colonie comptait aussi une couple de Français surpris isolément et immolés comme en l’ancien temps.

David Hache se présenta en compagnie de quelques colons. Les coups de mousquet les avaient alarmés ; anxieux, ils se tenaient sur le rivage à interroger et à commenter.

Le canot iroquois descendait le courant. Des clameurs fusèrent soudain. Sept autres embarcations avaient paru et de conserve, elles remontèrent le fleuve. Plusieurs guerriers pagayaient dans chacune, et, au milieu, s’entassaient des captifs, des sauvagesses et leurs enfants.

La flottille s’arrêta en face du défriché. Instantanément, les Français se dispersèrent, se postant sous les saules, leurs mousquets amorcés. Ils observaient les mouvements des ennemis, prêts à repousser un débarquement. Femmes et enfants avaient fui dans les maisons. Les Iroquois hésitèrent longtemps, puis, tout à coup, poursuivirent leur route. François examinait les canots.

— Mais ce sont les derniers Hurons qui partent ! s’exclama-t-il.

Parler de cette affaire ou manier un fer porté au rouge, quelle différence pour François ? D’autre part, qui ne se souvenait dans la colonie des détails de l’humiliation ? Échappés à une série de malheurs, quelques groupes de la nation anéantie s’étaient réfugiés dans l’île d’Orléans, sous la protection même de Québec. Ils y ensemençaient quelques pièces de terre. La paix conclue, les Iroquois avaient formé le projet de les retirer sur leurs territoires. Tractations secrètes et publiques s’étaient amorcées ; les ambassades s’étaient succédées. Se méfiant de la rancune de ces ennemis, les Hurons avaient refusé de partir pour l’esclavage ou les supplices.

Brusquant cette affaire, les Iroquois avaient usé de violence. Au cours d’une attaque matinale, ils avaient assommé plusieurs victimes. Remplis d’une soixantaine de prisonniers, des canots grisâtres avaient remonté le fleuve ; insolents, ils avaient défilé en plein jour sous la gueule des canons de la citadelle. Le Gouverneur n’avait pas commandé le feu. De nouveau, la colonie s’était cramponnée à la paix. Ployant le dos sous cette défection, les Hurons s’étaient résignés ; presque tous avaient accompagné leurs ennemis.

Les colons suivaient du regard les embarcations qui obliquèrent vers le port des Trois-Rivières pour y relâcher.

— Toujours la même conduite, affirma François : nous priver de nos alliés sauvages ; nous affaiblir. Quand la guerre recommencera, nous saurons jusqu’à quel point nous avons été dupes.

Nul n’osait poursuivre. L’assemblée hochait la tête. Chacun connaissait les idées de François. Mais comment agir différemment ? Recommencer la guerre ? Cette pensée répandait l’épouvante. Ces années écoulées, la Nouvelle-France se retrouvait dans le même état qu’au moment de la conclusion de la paix. À plusieurs même, elle paraissait plus faible ; une agonisante à qui les armes échappent parce qu’elle protégeait peu ses alliés. Par impuissance, tous se lavaient les mains de ce crime.

— Alors, tu crois que ça ne donnera rien, les missions chez les Agniers ou les Onnontagués ? demanda timidement Le Fûté.

— Ça donnera quelque chose, mais trop tard. Personne n’a jamais converti des Sauvages en quelques mois.

Pierre tenta de les calmer tous :

— Oui, dit-il, le sang nous bout dans les veines. Mais quoi entreprendre ? Nous devons boire l’humiliation, nous résigner, attendre. Moi, j’ai connu le jour où nous nous demandions : « Oseront-ils torturer un Français ? » Oui. Voilà. Leur insolence s’est accrue dans la mesure où ils ont découvert notre faiblesse. Notre prestige n’existe plus. Mais, encore une fois, que faire ? Rien, si ce n’est attendre. La mission d’Onnontagué peut détacher les Iroquois supérieurs des Agniers ; la France peut aussi expédier les renforts suffisants. Qui sait ?

Paroles de sagesse, mais aussi paroles de petit espoir. Pierre persévérait dans la même conduite prudente, avisée, patiente : utiliser précieusement chaque minute de la paix, prolonger celle-ci, agrandir les défrichés en attendant le jour de la délivrance. Pourtant ces instants de tranquillité, il ne les avait pas utilisés comme il aurait cru. À l’avance, il avait projeté de se jeter à corps perdu dans sa tâche de déforestation. Mais cette période avait recélé éclairs et tonnerre. Travailler dans ce tintamarre, c’était la même chose que de dormir à côté d’une maison en construction, parmi les coups de haches et de marteaux. Et l’avenir ne s’était éclairci d’aucune façon.

Pierre détestait que son existence dépendît à ce point de la chose publique. Il aurait aimé mieux se motter en son domaine, s’enclore dans des parois de silence et de paix. Malgré qu’il en eût, il subissait les répercussions répétées des malheurs qui affaiblissaient la colonie ; il était mêlé corps et âme à l’existence commune, comme si les nerfs et le sang de ce grand corps se fussent prolongés en lui, eussent circulé en lui, l’eussent agité de leur frémissement désordonné. Son entreprise, sa vie familiale, le destin de ses fils en subissaient un bouleversement.

Il poursuivait donc son travail de pionnier forestier, mais dans la distraction forcée, sans la concentration d’autrefois. Il ne pouvait ni prévoir, ni organiser ; il peinait au jour le jour, sans horizon, sans calcul.

Et Pierre regardait son fils qui comptait maintenant dix-sept ans et qui était doué d’assurance et d’autorité. Au sang-froid, à la force physique, à l’habileté, il joignait une maturité de caractère qui imposait. Deux fois déjà, François avait remonté bien au delà des sources du Saint-Maurice. La société Villebon l’avait nommé contremaître de ses canots.

Quand Pierre assistait au départ de François, il éprouvait toujours le même mal profond. À la fin, il avait cédé. Écrasé, dominé, par des événements plus lourds que sa force, il avait subi l’éclatement de sa volonté ; il s’était brisé ce moule dans lequel il avait désiré couler le métal de son avenir et de celui de ses enfants. Jamais phénomène ne lui avait paru plus douloureux. Renoncer, relâcher son étreinte, desserrer les poings sur la barre du gouvernail, confier l’embarcation au torrent fou, s’accompagnaient chez lui d’une angoisse et surtout d’une inquiétude continuelles. S’il ne dirigeait plus, où irait-il atterrir ?


— VIII —

Ysabau descendit la berge jusqu’à l’embarcadère. La veille, les derniers champs de glace, des pans de plusieurs arpents, avaient glissé lourdement vers la mer. Et maintenant ne suivaient plus de loin que de petits glaçons bousculés, étrangement blancs, qui filaient avec vélocité dans l’eau limoneuse.

Ysabau distingua le canot que François montait ; un canot tout petit, construit pour la chasse et les rivières rapides du printemps. Il venait à vive allure, la proue levée et battante, chevauchant les puissants bouillonnements surgis des profondeurs ; il semblait devancer l’élan des eaux dévalantes et projeté par le courant, aller plus vite que lui. Assis à l’arrière, François ne se servait de sa pagaie que pour gouverner. Et Ysabau sentait le cœur lui battre à coups précipités.

— Bonjour, petite maman, lui cria François en sautant sur la grève.

— François, tu me feras mourir. Pourquoi ne te sers-tu pas du grand canot ?

— Mais non, je ne pourrais remonter le fleuve. Puis, tu sais, j’ai sauté des rapides plus dangereux.

Grand, mince, un peu courbé, François gravissait la berge à côté d’Ysabau.

— Rien de nouveau au fort ?

— Non. Rien de nouveau… Mais c’est le printemps vois-tu ? maman, l’époque où les Iroquois nous envoient des partis de guerre. Il faut s’attendre un peu à tout… Mais ne t’inquiète pas, maman ; pas encore, du moins.

Avec sa vivacité de mouvement, Ysabau s’arrêta net, fit face ; droite et grave, elle regarda son fils.

— Tu me caches quelque chose, François ?

— Mais non, maman.

— François. Ne détourne pas les yeux, François : ils ne savent pas mentir, tes yeux. Je sais maintenant. François, mon pauvre petit. Elle n’insista pas. Silencieuse, occupée à ajuster ses pensées, elle marchait au hasard dans la boue, levant haut les sabots qui doublaient les souliers de cuir.

— Où est papa, alors ?

— Au bois depuis le matin. Ne parle pas trop brusquement, veux-tu ?

— Bonjour, petite maman.

Fumant sa pipe, François traversa le défriché à pas lents. La terre était encore gelée ; sous une mince pellicule de boue, le pied glissait parfois sur une glace noire et luisante ou sur un tapis visqueux de feuilles pourries. Sous les sapins, parmi les talles épaisses, se dérobaient des congères intactes ; à la surface s’accumulait le semis de toutes les impuretés insolubles tombées durant l’hiver. Roides comme des crins de brosse, les éteules frissonnaient sous le vent frais. Encombrés de détritus, les ruissons s’emplissaient et parfois dégorgeaient leurs eaux printanières. La température était incertaine : chaude aussitôt que le soleil apparaissait, puis froide sous l’ombre des nuages ; l’air était saturé de la buée froide d’évaporation qui s’élevait du sol, il était dur à respirer, cru.

Après avoir franchi les novales, François entra là-bas dans la coupe, trouée profonde au cœur de la matière épaisse et dense de la forêt. Ici et là s’enflaient de larges amas de branches rousses ; ils reposaient sur des couches de neige qu’ils protégeaient contre le soleil et empêchaient de fondre. Partout pointaient les souches dont la large coupure blanche, suintant par places ou exsudant des gouttes de gomme aussi pure que du cristal, s’étalait comme une plaie nouvelle. Semée autour, la sciure de bois ou les copeaux revêtaient des plaques de glace. Et, étendus de tout leur long, tronçonnés en lourdes billes par un trait de scie, s’allongeaient les troncs ébranchés, encore engoncés dans leur carapace d’écorce à profonds replis.

Attelé au bout d’une chaîne de fer, un bœuf débardait des billes sous la conduite de Jacques. Pierre achevait de couper un bouleau dont le tronc blanc ressortait parmi les colonnes mouillées des ormes et des érables. Et la futaie sans feuille, immobile, enclosait ces scènes d’un mur solide tout en écoutant les troupes de freux exprimer leur surprise dans des exclamations sonores.

François s’arrêta près de son père. Celui-ci lui jeta un rapide coup d’œil, donna deux ou trois coups de hache encore ; puis il s’assit sur une souche où il avait déposé son gilet. Et comme son fils ne parlait pas, il dit d’un ton interrogateur :

— Oui ?

— Les Français sont revenus d’Onnontagué.

— Tous.

— Tous. Je les ai vus aux Trois-Rivières. Ils sont arrivés hier soir en arrière des glaces. Tu te souviens de Pierre Radisson ?

— Oui.

Malgré son inquiétude, Pierre sourit. Qui ne se rappelait aux Trois-Rivières ce gamin adroit et gai ? Capturé à seize ans au lac Saint-Pierre, il s’était tout de suite concilié les Iroquois. Repris aux portes mêmes du poste après un meurtre et une première évasion, il avait trouvé de nouveau le moyen d’échapper à la torture. Alors qu’elle le croyait mort, sa famille l’avait vu revenir soudain, par la voie de l’Europe, comme s’il tombait du ciel : les Hollandais de Manhatte avaient favorisé sa seconde évasion. Durant ce séjour de dix-huit mois parmi les Agniers, il avait appris leur langue et observé leurs mœurs. Le Gouverneur avait retenu ses services lorsqu’il avait décidé de construire une résidence à Onnontagué.

— Alors, poursuivit François, tu vois nos cinquante Français au cœur du pays ennemi ? L’hiver passé, le Grand Conseil décide d’en massacrer la moitié, de garder les autres pour les échanger contre ses prisonniers à Québec, de fondre ensuite sur nos établissements. Que faire ? Heureusement, Radisson est là. Il monte une comédie. L’un de ses amis tombe malade, il est à l’article de la mort ; rien ne le guérira si ce n’est un festin à tout manger. Alors, il invite les guerriers iroquois. Dans douze chaudrons de fer, on jette les derniers vivres : gibier à poil et à plumes, maïs, légumes, pruneaux, bœuf, poisson, tout enfin. Mes vaillants s’empiffrent : il ne faut pas laisser mourir l’ami de Radisson. Les panses se gonflent et se gonflent ; clairons, violons, tambours font dans le même temps un tintamarre de tous les diables. Quand, enfin, bien tard, on les abandonne au sommeil, le départ peut avoir lieu en toute sécurité. Pour retarder la découverte, Pierre a encore inventé d’autres stratagèmes : des sentinelles de paille montent la garde, un cochon est attaché à la corde de la cloche du portier, des poules piaillent dans leur poulailler.

Les deux hommes sourient : cette histoire, c’est tout Pierre Radisson. Mais d’elle-même, la pensée de la guerre revient dans les esprits

— Alors, nous devrons retourner au fort ?

— Personne ne sait encore. Nous avons sous mains quelques otages : ils nous vaudront la paix pour un temps encore.

— Bien. Et les semailles ?

— …

— Voilà, répondit Pierre.

— Peut-être pourrons-nous venir travailler de temps à autre, vous, Jacques et moi ?

Pierre saisit de nouveau la hache. Bientôt l’arbre craqua, s’abattit en brisant des branches. Pierre l’étêta, l’émonda. Pièce de monnaie couleur flamme, le soleil était bordé d’un grènetis d’une nuance plus pâle que dépassaient des bavures lumineuses ; il s’insérait entre les ramilles de la tête des arbres. Jacques et François étaient partis à la suite du bœuf qui déambulait la tête basse, au ras du sol, comme s’il eût été impuissant à la soutenir.

L’air devenait plus frais. Pierre endossa son gilet ; la hache à la main, il observa la coupe. « Voilà », dit-il encore.

La troisième guerre s’ouvrait ; la Nouvelle-France n’était pas plus préparée qu’à l’heure de la première. Quelques soldats, quelques colons, quelques enfants de plus, oui ; mais la coalition laurentienne avait disparu : seules quelques bandes survivantes s’étaient dispersées à l’ouest, dans des territoires mal connus. Sur le fleuve demeuraient découverts, sans protection, comme des maisons non entourées d’arbres, les trois postes : Ville-Marie, Trois-Rivières, Québec exposés aux tempêtes.

Un accablement courba Pierre. Faudrait-il plonger de nouveau dans l’épouvante de cette guerre d’embûches, vivre dans une tension de sacrifices et de persévérance ? « Qui aura la chance de survivre quand le nouvel orage aura passé ? » se demandait Pierre. Ysabau, Yseult, Ysolde courront le risque de la capture et du supplice. Mes fils ont atteint l’âge de combattre. Et, moi, je devrai abandonner mon entreprise encore une fois ».

Soulevant le faix de ses pressentiments, Pierre se dirigea vers la maison. Il examinait au passage l’ouvrage commencé ; la coupe où toutes les souches rasées au même niveau, donnaient l’idée d’une massive colonnade de temple égyptien fauchée d’un coup par quelque bûcheresse géante ; les pâtis pourrissaient et se consommaient, vermoulues, les souches plus anciennes ; les emblavures où ne pointaient plus ici et là, qu’un noir chicot rongé par le feu ou de grosses racines lentes à se détruire ; puis, là-bas, les larges pièces unies qui encadraient les constructions. Pierre aurait pu écrire l’histoire de chaque motte et de chaque champ. Il se souvenait des dimensions de tel ou tel arbre exceptionnel ; de la dépression qu’il avait comblée, de la butte qu’il avait aplanie. Partout se creusait, — œuvre de ses mains, — le réseau fin des rigoles, des fossés qui avaient drainé l’humidité de ce sol.

Comme Pierre suivait une piste le long de la forêt, il pénétrait parfois sous bois dans une froidure de caveau ; il examinait la futaie qu’il connaissait bien comme on s’arrête devant un tableau familier, mais que l’on aime à goûter avec recueillement ; et les arbres assumaient plus de majesté, se dressant dans la pénombre glauque.

Il revint dans la prairie. La cheminée fumait là-bas. La surface du fleuve encadrait le toit bas, comme si elle eût été verticale Les bêtes entraient à l’étable ; le reste du pays semblait bien mort.

Pierre ramassait ses forces. Ses désirs, ses rêves, son entreprise féconde, il devait les extirper de soi-même, un à un, comme des hameçons où s’accrochaient des lambeaux de chair, où perlaient des gouttes de sang. Pour peu que la guerre durât, son fils aîné contracterait à jamais le goût de l’aventure ; lui, il n’accomplirait presque plus rien. Mais cet ouvrage mal dessiné, étriqué, intimerait-il quand même la solidité de son dessein et la véhémence de sa volonté ?


Couleur soufre, l’entrelacs des fines branches de saule se gonflait des châtons et de la mousse du printemps. Libérées de leur geôle, les poules s’égosillaient au soleil. Lançant une semence de notes saccadées, la cloche de la chapelle sonnait. Et, comme s’il n’avait pas débâclé, le fleuve exhalait une fraîcheur et un parfum de glacière.

Inquiète, Ysabau errait sur la plateforme ponctuée de pierriers noirs. Parfois elle s’arrêtait net, observait avec soin le fleuve qui surgissait de la trouée dans la sylve rousse.

Silencieuse, elle revint à la maison, commença la préparation du repas. Ysolde et Yseult parlaient bas dans l’autre pièce. Pierre arriva à son tour en silence. Ysabau travailla plus vite, mais elle regardait souvent par la fenêtre, puis sortait sur le perron dans l’air déjà froid du soir. Durant les deux dernières années, la fatigue et le souci l’avaient marquée ; sa figure pleine et saine d’autrefois s’était affaissée ; sous les yeux, le long du nez, aux coins de la bouche, les stigmates des inquiétudes avaient commencé de s’inscrire dans la peau bistrée.

Depuis trois jours, Ysabau guettait le retour de François. Celui-là, il s’en donnait du mouvement. On se réveillait, il avait disparu, voilà tout. Comme un Indien, sans rien dire, il était parti en canot ou à pied, par le fleuve ou par la forêt. Pierre et Ysabau se morfondaient d’angoisse pendant qu’il battait le pays.

Les palissades franchies, tout Français entrait en péril de mort. Les Iroquois tenaient la campagne ; ils avaient capturé ou massacré nombre de soldats et de colons des bourgs de Ville-Marie et des Trois-Rivières. Québec comptait aussi des victimes. Par groupes de deux, de trois, de cinq, de huit, l’ennemi grignotait la population. Toujours à l’affût, partout, il surprenait les habitants au travail. Il en résultait des séries d’engagements brefs, durs, sanglants, où les Français avaient rarement le temps de se mettre en défense et d’infliger des pertes graves.

Seuls, François, le jeune Godefroy, un ou deux autres, revenaient indemnes de leurs excursions. Mais une fois François avait reparu la main gauche éraflée ; une autre fois, les balles avaient coulé son embarcation sous lui. Cependant, il avait repris une couple de prisonniers, il avait rapporté des renseignements précieux.

— À quoi bon ? lui demandait Ysabau.

— Mon canot est plus rapide que les leurs, répondait François ; la forêt, je la connais bien ; leurs ruses ne me trompent plus.

Il ajoutait encore :

— Maman, pourquoi parler ? Au fond, je suis semblable à toi. J’avais six ans quand papa a été pris. Je me rappelle cette journée ; j’y pense toujours quand je suis seul, je tente de m’expliquer. Tu as crié, puis tu as eu un éclair ; tu as tout compris en une seconde. Moi, je n’aurais pas deviné avant une couple d’heures. Et tu as couru, tu aurais traversé du feu. Je suis ton vrai fils, mais bien indigne. Je m’en vais, je pense : « Ah ! si j’avais la tête de maman. Je conduirais les Sauvages et alors… » Mais non, à la minute suprême du danger, mon cerveau à moi, au lieu d’aller plus vite, il arrête de fonctionner.

— Tu es fou, François.

François souriait. Dans cet aîné, Ysabau découvrait des qualités qui lui bouleversaient le cœur : un courage rusé, du sang-froid, une impassibilité qui couvait de l’ardeur. Elle admirait la régularité mâle de la figure, la dureté du regard, la force solitaire. Et maintenant François s’isolait ; il s’arrachait doucement à sa famille, à son milieu, à tout, à sa mère elle-même. Que mijotait-il dans le fond de son esprit ? Qui aurait pu pénétrer ses pensées ?

Et voilà qu’elle l’attendait une autre fois ; elle se tourmentait. Elle passait et repassait devant l’autel de sapinages, adressant des invocations à la Vierge.

Quelqu’un frappa à la porte ; Ysabau avait déjà entendu les pas sur le perron ; mais elle sursauta, elle courut ouvrir. C’était Pierre Boucher ; toute expression s’éteignit dans ses traits et dans ses yeux. Elle s’effaça, bras ballants, et le visiteur entra.

— François n’est pas revenu ? demanda celui-ci.

— Non, dit Ysabau.

— Ce ne sera pas long maintenant.

Monsieur Boucher s’assit lourdement dans un fauteuil. Bientôt le feu flamba autour des billettes. Lorsque Pierre se présenta, Ysabau les abandonna à leurs propos.

De son côté, Pierre lui occasionnait bien des soucis. Depuis le déménagement, il ne s’était rendu à son domaine que pour de brefs séjours. Il avait constaté les progrès de l’envahissement des herbages. Les champs les plus anciens avaient produit de maigres récoltes ; tout revenu manquait ; dans le moment même, Pierre multipliait les instances pour obtenir un brevet d’officier. Mais l’existence de Pierre avait été trop longtemps remplie du même dessein ; celui-ci une fois anéanti, elle s’était drainée de toute substance ; et maintenant ce vide se remplissait de désespoir, d’humeurs moroses, comme une clairière se gorge de mauvaises herbes.

Ce malaise n’aurait été que superficiel si Pierre avait pu fixer un terme à son inaction. Mais personne ne prévoyait plus la fin de ces guerres : la Nouvelle-France semblait y être enfermée comme dans un cycle d’enfer. Au lieu de lever des chevelures chez les Algonquins, comme autrefois, les Iroquois en levaient chez les Français ; d’année en année montait le chiffre des victimes.

Pierre repousserait-il toujours la seule solution que la raison soumettait : repasser en France, y établir sa famille pendant qu’il possédait assez de force ? Demeurerait-il dans l’attente toute sa vie ? Il ajournait sa décision. Une persistance obscure des instincts, des aptitudes, des goûts continuait à vouloir pour lui-même et ses enfants les amples domaines de la Nouvelle-France, une spacieuse existence à la taille du continent, une activité profitable et saine, la largeur des horizons. Il souffrirait toujours de sa déception s’il abandonnait un idéal né de sa nature même en contact avec le milieu.

Alors, parmi ses angoisses au sujet de François, Ysabau devait se retourner vers Pierre et le tirer des griffes de ses malsaines rêveries. « Je ne suffis pas », pensait-elle parfois. Elle invitait les officiers de la garnison ; Yseult et Ysolde l’assistaient ; mais elle tombait dans la quiétude lorsque Pierre Boucher s’assoyait simplement à leur foyer comme ce soir. Ces deux-là, qui ne prévoyait d’avance leurs devis ?

— Cela ne peut pas durer, dirait Pierre de Rencontre.

— Cela ne peut pas durer, répondrait Pierre Boucher.

Ils aviseraient aux moyens. À tour de rôle, comme des joailliers, ils examineraient à la loupe, sous toutes ses facettes, l’idée qui avait toujours hanté la colonie : écarter tout intermédiaire et porter directement le problème devant le Roi ; lui expliquer en personne la nature de ces guerres ; lui décrire le pays et implorer l’assistance militaire suffisante.

Lourd, avec son physique d’homme solide qui n’a jamais connu la maladie, Pierre Boucher pensait lentement, mais avec une étrange souplesse ; il ressemblait au bûcheron en forêt, habile à distinguer d’une première vue tout empêchement : souches, corps morts, marais, chablis.

— Le petit train train des scalps et des supplices n’émeut plus personne, disait-il ; rien à entreprendre sans une forte commotion.

— Oui, je vois bien, le remède ne proviendra que de l’extrême mal.

— Mais oui, justement, répondait Pierre Boucher ; l’affamé ne reçoit du pain qu’à la veille de mourir. Personne ne comprend avant. Je les devine les événements qui lèveraient toutes les susceptibilités qui barrent la route : tortures infligées à quelque haut personnage, sac de l’un des forts.

— Espérons que nous n’en viendrons pas là.

Pierre reconduisit son hôte. Cet entretien qui se rapprochait beaucoup de l’action l’avait rasséréné. « Les ministres à Paris se trouvent en face d’obstacles que nous ne discernons pas », pensait-il. Parfois, il se voyait sur le seuil d’un immense édifice durable. L’espérance tremblotait comme une lumière de bougie. « Ce serait trop beau », murmurait-il. Mais il se reprenait aussitôt : « Pourquoi pas ? ». Il s’endormit dans cet optimisme.

Mais Ysabau veillait ; plongé dans le sommeil, le petit poste s’enveloppait de silence. Elle attendait toujours, elle. Une heure, puis deux heures du matin. L’inquiétude la harassait. Reverrait-elle jamais son fils ? Où se trouvait-il en ce moment ? Ses larmes coulaient silencieusement ; sans effort, elles s’épanchaient sur ses joues, mouillaient ses oreillers. Ysabau demeurait couchée sur le dos, les deux mains croisées sur la poitrine, dans l’attitude dernière qu’elle assumerait.

Soudain, un chien aboya très loin. Elle fut instantanément debout. Elle débarra la porte. « François ». Elle l’étreignit. « François, mon petit François ». Puis elle le regarda. L’adolescent semblait plus fatigué que d’habitude, presque épuisé. Elle entassa sur la table les aliments de la dépense ; mais François marchait de long en large dans ses souliers de cuir, sans semelle, comme s’il ne pouvait s’arrêter.

— Tu reviens de loin.

— Moi ? Oui, assez. Québec. Je devais m’assurer d’une nouvelle, maman. Je savais ton inquiétude, mais il le fallait, maman.

— Une mauvaise nouvelle ?

— Oh ! toujours la même chose : les Iroquois. Divisée en plusieurs bandes, une armée a quitté leurs bourgs. Elle doit s’assembler à Roche-Fendue ou ailleurs. Attaquera-t-elle Ville-Marie ? Ou les Trois-Rivières ? Personne ne sait encore.

— Ils sont nombreux ?

— Nous ne les avons pas comptés bien sûr : mille, douze cents peut-être.

— Mais alors, François, c’est grave. Où prends-tu ces renseignements ?

— Un Iroquois a avoué à Québec.

— À quand l’attaque ?

— Dans quelques jours : la fin de mai, le commencement de juin au plus tard. Il faudrait avertir Pierre Boucher au petit jour ; moi, je dormirai sans doute.

Et comme Ysabau demeurait atterrée de ce danger nouveau, François l’encouragea.

— Mais non, petite maman, non, ne t’alarme pas d’avance.

— Plusieurs colons et soldats seront tués, c’est sûr.

Ysabau pleurait encore de fatigue, d’insomnie. Quand jouirait-on de quelque repos, d’un peu de paix ? De sécurité surtout ? Ne se reposerait-on jamais de ces alarmes et des mêmes atroces nouvelles : captures, supplices, tueries ? Elle sanglotait appuyée au bout de la table.

— Nous sommes en sûreté dans le fort ; ne te tourmente pas, maman.

Membru, maigre et hâlé, François dégageait l’optimisme.

— François, promets d’être prudent : ces inquiétudes me tuent.

« Oui, pensait-elle, quelqu’un doit se sacrifier, assumer les risques. »

Elle gravit l’escalier ; elle prépara le lit, suspendit une couverture devant la fenêtre afin que l’obscurité complète régnât durant la matinée.

François réfléchissait. Il n’était pas aussi rassuré qu’il avait voulu le paraître. Apparemment, les Iroquois jugeaient le fruit mûr. Abandonnant leur tactique habituelle, ils rassemblaient cette année tous leurs petits détachements en un gros corps de troupes afin d’asséner un coup puissant. Raser l’un des bourgs, peut-être deux, semblait leur objectif. Mieux armés que les Français, beaucoup plus nombreux, rusés, ils comptaient en plus sur la surprise et la panique.

Toute la colonie partagea cette anxiété. Le lendemain, elle se barricada, courut aux ouvrages de défense, raffermit les enceintes, remplaça les palis pourris ou tombés. L’heure de l’hallali avait sonné, mais le sanglier harassé fortifiait sa bauge.


— Une forêt de pins très drue, frérots ; je n’avais rien vu de semblable encore : de gros troncs gommeux, rougis, de même hauteur. Vous vous rappelez s’il a neigé l’hiver passé ? Abondante, collante, la neige s’était accumulée sur les rameaux supérieurs ; elle avait gelé ; il en était tombé d’autre. À la fin, elle formait toit tout en haut. Pendant des jours et des jours, nous avons marché comme au fond d’une cathédrale, entre des piliers. De loin en loin, un arbre était mort, ou bien il s’était brisé : par cette ouverture dans la voûte, comme par une trappe, un jet de lumière nous inondait soudain.

De sa voix dramatique, Pierre Radisson racontait ses aventures ; il ne pouvait demeurer assis ; il se levait et il gesticulait. Alors apparaissait toute sa silhouette étrange. Il n’était pas grand, mais bien découplé, mince, et d’une extraordinaire souplesse. Comme les Indiens, il était vêtu de cuir jaune, portait des mocassins d’orignal ; une lourde chevelure noire lui tombait sur les épaules ; sa ceinture supportait un couteau de chasse engainé.

Le maître de la maison ajoutait une bûche au feu allumé par cette fraîche soirée du milieu de mai ; personne ne le voyait. Tous observaient Pierre Radisson, ce jeune homme de vingt-quatre ans à peine qui, avec son beau-frère, Chouart Des Groseilliers, arrivait d’un voyage d’exploration qui avait duré deux ans.

— Et la plaine. À plusieurs journées de marche à l’ouest du lac Michigan, dans l’ouest, nous avons découvert la plaine. Nous sommes les premiers blancs à l’avoir vue. Imaginez que la mer se fige complètement par une journée de calme ; qu’elle se couvre de végétation ; eh ! bien, voilà les prairies. Un sol uni comme de l’eau, sans un pli, qui se bombe à l’infini dans toutes les directions. Pas d’arbres : il n’y aurait qu’à mettre la charrue là-dedans. Dans l’herbe par-dessus la croupe, des troupeaux de bisons ; de loin en loin, un village d’indiens ; soudain, un fleuve aussi large que celui qui coule devant le fort. Au nord, au sud, pas de bornes : on pourrait poser la France sur la plaine et il y aurait des retailles tout autour. Et, en Europe, on se bat pour un rocher, un vallon stérile.

Les amis des aventuriers écoutaient, silencieux. Un Français partait ainsi de temps à autre, et il annexait un royaume à la France. Les limites du continent fuyaient devant les explorateurs ; personne, semblait-il, ne les atteindrait jamais.

Puis Pierre Radisson riait soudain. L’esprit présent, toujours fertile en stratagèmes, il était demeuré le gamin audacieux et rusé d’autrefois. Il se rappelait l’une quelconque des nombreuses matoiseries qu’il avait dû employer pour se tirer d’un péril ; son récit secouait son auditoire de rires nerveux.

Pierre de Rencontre réussit à poser une question :

— Vous êtes passés au Long-Sault alors que la bataille venait de se terminer ?

Un silence tomba. La colonie avait été sauvée par l’immolation volontaire de dix-sept jeunes gens de Ville-Marie : ils s’étaient portés au-devant des forces iroquoises et, au prix de la vie, leur avaient infligé de si lourdes pertes qu’elles avaient rebroussé chemin.

— Nous avons appris avant vous que les Iroquois se mettaient en campagne. Nous nous préparions au départ, à la baie Verte ; déjà, les ballots de fourrures étaient arrimés dans les canots. Soudain surgissent de la forêt des coureurs qui apportent une nouvelle : plus de mille Iroquois ont quitté leurs bourgs pour raser les établissements de la Nouvelle-France ; déjà, ils ont massacré sur l’Outaouais une bande de Hurons. Nos Indiens tiennent conseil ; craignant de rencontrer l’armée ennemie, ils refusent de partir. Nous convoquons un second conseil ; plus de huit cents guerriers se rassemblent. Des Groseilliers parle d’abord ; moi ensuite ; deux discours à remuer les morts, frérots. Car il faut partir, il faut partir coûte que coûte. Mais la discussion dure six jours… Sans ce délai, nous tombions peut-être en pleine bataille.

Enfin, nous sautons dans les canots. Mais le trajet est long : lac Michigan, lac Huron, rivière des Français, rivière des Outaouais : il faut bien dans les trois semaines. Nous descendons en trombe ; nous enfilons les portages au pas de course ; nous dégringolons de rapide en cataracte, avironnant, chantant…

Je tiens mes cinq cents Indiens bien en main ; le danger augmente d’heure en heure. Au sault de la Chaudière, première alerte : quatre canots sont en vue. Je lance sur eux mes pirogues rapides et l’ennemi se replie. Nous progressons l’œil ouvert. Un peu avant le Long-Sault, voici seize canots. Seize canots, c’est cent soixante hommes bien armés, dangereux. Je distribue des mousquets à mes braves, nous lançons nos cris de guerre et nous fonçons dessus ; les Iroquois fuient encore. Ils nous attendent à la tête même du rapide. Ayant mis pied à terre, embusqués dans les broussailles du rivage, ils tirent sur la longue file de mes embarcations. Moi aussi, je débarque en amont avec deux cents Sauvages armés d’arquebuses, d’arcs, protégés par des boucliers de cuir de bison durci au feu, et solides comme du fer. Au travers du bois, nous fonçons encore dessus : leurs tirailleurs se replient.

Je me disais en moi-même : ils ont un fortin au pied du rapide. Ils y courent, ils s’y enferment. Les déloger ? Nous n’avons presque plus de munitions, mes Sauvages tremblent, ils ne savent pas conduire un siège. Je m’avance, j’examine. Soudain, j’avise les canots rangés sur la grève : « voilà mon affaire » que je me dis. Je donne des ordres. À l’abri des balles derrière des ballots de fourrures, les poussant devant eux, mes Sauvages rampent vers les pirogues ; lentement, pouce à pouce, sans un cri, sans un coup de feu. Moi, j’observe les Iroquois. Je sais ce qu’ils pensent : vont-ils laisser détruire leurs esquifs, se laisser couper la retraite, se laisser assiéger ? Ils hésitent. Ils pèsent le pour et le contre. Et soudain, la panique éclate : ils se précipitent dans leurs embarcations, ils fuient. Nous ne les avons pas revus.

J’entre dans le fortin, je m’arrête, saisi. Je comprends. Une bataille terrible vient d’avoir lieu là. Le reste, je l’ai appris à Ville-Marie. Représentez-vous une clairière grande comme la main, à quelques pas de la berge ; dans le milieu, un retranchement comme en construisent les Sauvages. Nos dix-sept soldats viennent s’enfermer là-dedans ; avec les alliés indiens, ils sont d’abord près de soixante. Deux cents Onnontagués les investissent. La fusillade commence. On tire presque à bout portant. Les Iroquois se dissimulent dans la futaie, ils montent aux branches, ils coupent des arbres dont la cime atteint le fort. De jour, de nuit, les assauts se succèdent. Un trou dans le sol ne donne qu’un peu d’eau boueuse ; on souffre terriblement de la soif. Découragés, les alliés passent presque tous à l’ennemi ; il ne reste que vingt-deux personnes dans le retranchement. Soudain arrive le contingent des Agniers : cinq cents guerriers. Le combat est désormais perdu. Mais la garnison refuse de se rendre ; assiégée depuis six jours, sept jours, elle meurt de soif, de fatigue, d’insomnie ; mais elle tient ; et sans espoir. Elle se bat. Le fortin fait feu sur ses quatre faces, continuellement, inlassablement. Tout individu qui s’expose, tombe. Personne ne peut passer. Les assiégés sont si peu nombreux que les Iroquois ne peuvent abandonner la partie sans une honte éternelle. Et ils s’acharnent brutalement, car ils ne savent ni creuser une tranchée, ni construire un mantelet, rien. Au paroxysme de la furie, ils demandent à leurs jeunes gens de se sacrifier ; quelques-uns acceptent. Ils forment la première vague d’assaut ; les balles l’abattent. Mais la seconde passe sur les cadavres. L’armée ennemie remplit la clairière ; elle arrache, elle coupe les palis car le fort n’a pas de bastions. Les morts s’accumulent. Dollard, le chef des Français, a une idée : lancer au plus épais des assiégeants un baril de poudre muni d’une mèche allumée ; repoussé par une branche, l’engin éclate à l’intérieur, parmi les soldats : presque tous ceux qui sont valides sont mis hors de combat. L’ennemi tire par les meurtrières abandonnées. Dollard tombe à son tour. La porte s’ouvre. Une dernière ruée des survivants ; l’arme blanche cette fois ; puis c’est la fin.

Le long du rivage, j’ai vu les poteaux ; au pied de chacun, le bois carbonisé dissimulait des ossements : ils avaient brûlé les cadavres.

Leur colère calmée, les Iroquois comptent leurs morts ; au pied du retranchement, ils forment remblai. La victoire a coûté dans les deux cent cinquante à trois cents guerriers, un tiers environ des effectifs. Les dix-sept jeunes soldats avaient calculé juste ; leur sacrifice épargne d’autres attaques à la colonie ; l’armée iroquoise rebrousse chemin. Ce ne sont pas des hommes qui habitent Ville-Marie, ce sont des saints.

L’assemblée se disperse très tard. Pierre s’éloigne en compagnie de son fils. Ils parlent peu. Pierre songe à ces immensités de pays fertile qui gisent très loin, dans le sein du continent. Ses instincts de Normand bâtisseur, fondateur d’empire, s’éveillent dans le silence de la nuit. Il pense aux hordes d’hommes qui devront s’abattre un jour sur ces territoires. François, lui, poursuit d’autres idées.

— Papa, s’écrie-t-il soudain, c’est Pierre Radisson qu’il faudrait mettre à la tête d’une troupe de Sauvages et de Français : en deux ans, il refoulerait les Iroquois dans leur pays : il sait conduire les Indiens, il est plein de ressources.

Mais quelle autorité possèdent-ils l’un et l’autre ?

Le lendemain, François accourt de bonne heure sur la grève. Radisson et Groseilliers arrivent au milieu de la population du poste ; ils s’embarquent sur deux canonnières que des amis ont frétées pour les conduire à Québec. Les embarcations gagnent le large ; puis la flottille des canots se place en formation régulière à l’arrière : montée par cinq cents Sauvages de l’ouest, elle porte pour deux cent mille livres de pelleteries. Un signal : les avirons plongent dans l’eau pendant qu’éclatent les cris de la foule.

François demeure là, fasciné. Il suit des yeux la flotte qui s’éloigne rapidement. Plus que jamais, il est mordu au cœur par un sentiment sauvage : le goût de l’aventure. C’est la maladie de ses moelles. C’est aussi la maladie de cette génération élevée dans la forêt et sur l’eau ; l’appel des étendues retentit dans sa chair et dans son sang ; elle rôde autour du fortin ; elle est remuée du désir de l’existence au grand air, des randonnées sans fin ; le vide du continent exerce sur elle une attraction physique aussi forte que celle qui règne de planète à planète.


François découvrit son père dans l’arrachis, c’est-à-dire sur l’emplacement de la maison et des bâtiments futurs. Celui-ci avait creusé une large fosse autour d’une souche ; il y était descendu ; parmi la chevelure des radicelles, il tranchait les racines souples, résistantes, sur lesquelles la hache glissait.

— Vous devriez apporter vos mousquets, Jacques et toi : le pays n’est pas sûr.

— Oui ? demanda Pierre. Il y a du danger ?

— Du danger ? De petits détachements iroquois vont à la découverte des colons isolés, comme autrefois ; l’un d’eux rôde autour des Trois-Rivières. Des Onnontagués ? Nous ne savons encore ni Koïncha, ni moi.

— Nous pouvons rester ?

— Je ne sais pas.

François se présentait avec la volonté d’imposer un retour au fort. Mais il trouvait son père au milieu de ses travaux : fauchaison de fardoches, coupe d’un arbre, ensemencement d’une pièce de terre. Malgré lui, ses avis se traduisaient alors sous une forme moins positive que celle qu’il avait préparée. Il tergiversait. À la fin, il consentait implicitement au séjour. Pierre avait retrouvé un tel contentement dans la poursuite de ses travaux que l’avertissement péremptoire à donner semblait cruauté.

D’autre part, toute prudence avait disparu depuis le combat du Long-Sault. Quittant la claustration des palissades, se délectant à la liberté après des mois de geôle, la population s’abattait dans la campagne comme des volées d’oiseaux. Mais un mois ne s’était pas écoulé que les Agniers avaient reparu, tué deux Algonquins aux portes du fort. Une expédition dirigée par le Gouverneur, n’avait pas donné de résultats : les gabares disparues, l’Iroquois avait repris possession du fleuve.

— Apportez vos mousquets, insista François ; ne vous éloignez pas de la maison ; n’entrez pas dans la forêt ; que l’un surveille pendant que l’autre travaille.

François revint à la maison. Il aperçut Ysabau jardinant dans le courtil, sous le soleil des premiers jours d’août ; elle était séparée du monde par des charmilles de lilas et de pruniers qui, comme des murs verts, enclosaient cette pièce de terre.

— Bonjour, petite maman, et où sont les enfants ?

— Ils jouaient sous le cerisier il y a un moment.

— Ne les laisse pas s’éloigner, petite maman ; garde-les sous tes yeux tout le temps. Apporte ton mousquet quand tu sors de la maison.

— Alors, les Iroquois ?

— J’ai vu des pistes. Soyez prudents. Tu ne peux travailler ici la face contre terre, les enfants jouer Dieu sait où, papa et Jacques courir le défriché quand des ennemis guettent tout près.

— François, je te défends de parler ainsi.

Ysabau avait riposté sans penser. Mais elle comprit tout de suite sa faute.

— Oui, tu as raison, mon François. Pardonne-moi. Mais tu vois, nous sommes tous tellement las de vivre dans la prison des palissades, au milieu de précautions sans fin.

François s’irritait continuellement. Non, bien sûr, la paix n’était pas conclue. Le combat du Long-Sault avait prévenu l’investissement des postes français, rien de plus. L’ancienne guérilla se poursuivait. Les groupes de guerriers ennemis se postaient à l’affût de nouveau autour des postes, des essarts. « Je ne peux surveiller toutes les laies, toutes les coursières, se disait François, je ne peux surveiller des centaines de milles de rivages ».

Il atteignit le wigwam de Koïncha pointant dans une talle d’aulnes sur la berge. Il s’assit par terre en face de la vieille Algonquine. Chacun fumait sa pipe ; à de longs intervalles, chacun prononçait quelques phrases, la figure grave, sans jamais plaisanter.

Après le souper, Koïncha gagna la forêt à pas lourds dans l’éblouissement doré du soleil. Plus tard François sauta dans son canot et il se perdit parmi la nuit du fleuve. Il suivait la ligne de l’obscurité, le long du rivage boisé ; il glissait dans une ouate de silence. Le jeune homme dépassa le fort, il s’enfonça dans les espaces non protégés ; il pagayait toujours de la même allure régulière, monotone, l’oreille aux écoutes, les yeux en alerte. Vers trois heures du matin, il traversa le fleuve, se laissa porter par le courant. Il passait dans l’ombre de la rive droite tandis que la surface de l’eau, à sa gauche, rosissait sous les premières lueurs de l’aube. Et soudain, juste à l’endroit qu’il avait prévu, il distingua une pirogue d’écorce d’orme tirée sur la grève ; il aperçut les filets de fumée minces comme des tiges de mil qui poussaient sur des tisons presque éteints. L’ennemi dormait. Plus loin, François prit avantage de quelques arbres échoués sur la grève pour pénétrer dans la forêt sans laisser de traces : le canot à bout de bras au-dessus de sa tête, il marchait en équilibriste sur le tronc pourri, entre les branches. Il observa les mouvements des Iroquois. Vers sept heures, il voulut partir pour avertir la garnison du poste mais il se rejeta aussitôt dans le hallier : deux nouvelles pirogues paraissaient en aval. François ne pouvait plus partir.

Montées d’une trentaine d’ennemis, les trois embarcations se rejoignirent. Elles descendirent le fleuve après l’avoir traversé, puis disparurent dans le lointain ; mais des guerriers observaient sans doute, postés sur les pointes. Le jour devint plus gris, et sur la fin de l’après-midi, il pleuvait.

Alors François longea de nouveau la rive droite. Il traversa le fleuve en face du poste ; deux Français venaient d’être capturés. François gagna rapidement la maison. Il dissimula le canot dans les broussailles ; l’eau dégoulinait sur ses vêtements, les branches l’aspergeaient. Il se rendit directement aux bâtiments pour se sécher un peu, épier, examiner les alentours. Par la porte de la batterie, il voyait les fils de la pluie tisser leur trame d’air au-dessus du défriché ; un soleil blanc argentait cette toile.

Soudain il aperçut Ysolde nu-tête, courant vers lui sans rien voir ; elle s’éclaboussait dans les mares d’eau, s’embarrassait dans les touffes d’herbe. François la regarda approcher sans bouger. Ysolde se jeta dans ses bras en pleurant.

— Ils ont emporté Sébastienne, ils ont emporté Sébastienne.

— Quand ?

— Ce midi, son père l’a cherchée, il ne l’a pas trouvée.

Sébastienne, la fille de Prudent Malherbe, leur voisin. François avait rencontré souvent autour de la maison cette amie d’Ysolde : elles avaient le même âge ; une brune aux yeux noirs comme les cassis, celle-là. Elle s’était rendue dans le défriché pour cueillir des framboises : personne ne l’avait revue.

— Monsieur Malherbe, il a dit : François seul peut la ramener.

François avait assis Ysolde sur ses genoux.

— Tu la retrouveras, François ?

Ce grand frère, n’était-il pas l’être tout-puissant ? Comme les enfants de la colonie, Ysolde connaissait les tortures que les Iroquois infligeaient à leurs prisonniers. Elle en criait et elle en pleurait.

François souleva Ysolde ; il la porta jusqu’à la maison. Il l’embrassait. Lorsqu’il s’assit devant le feu, elle se campa debout à côté de lui, le bras allongé sur ses épaules ; muette elle écoutait la conversation. Prudent Malherbe était déjà arrivé en compagnie de voisins et de sa femme, Mathurine, grosse et grande femme solide ; celle-ci étouffait de sanglots ; Prudent pleurait silencieusement, à de longs intervalles, et ses larmes glissaient sur sa barbe grise, sans la mouiller. À l’écart, pâle, silencieuse, Ysabau surveillait la scène ; pendant que François demandait des renseignements de sa voix froide et les écoutait ensuite, elle murmurait continuellement en elle-même : « N’y va pas, François, n’y va pas ». Mais ces mots qu’elle pensait, elle ne pouvait les prononcer. Ne lui demandait-on pas son fils en rançon de cette fillette ? Tous n’exagéraient-ils pas les pouvoirs de François ? Si celui-ci s’engageait dans cette folle aventure, il courrait risque de mort. Comment délivrer personne au milieu d’une trentaine d’ennemis ?

Enfin, la maison se vida. François réfléchissait devant la fenêtre ouverte sur le fleuve ; il sortit dans le soir prématuré, couvert de nuages violets ; il causa longuement avec Koïncha. Il revint s’asseoir. Pierre et Ysabau le guettaient. Une tension régnait dans le silence. Flegmatique, énigmatique, François ne parlait, ni ne bougeait ; la figure impassible, il fumait sa pipe. Ysolde s’était posée sur un tabouret, et les deux bras sur les genoux de Pierre, la tête appuyée, elle sommeillait. Parfois François caressait de la main les cheveux bouclés. Mais il avait l’impression que seul son mutisme tenait toute la famille en respect ; que le premier mot ouvrirait les écluses des raisonnements, des pleurs, des sanglots. Il ne parla pas.

À l’heure habituelle, il monta en compagnie des autres dans les chambres du premier. Ysabau l’examinait douloureusement pendant qu’il gravissait les marches, sans un regard pour elle ou pour personne ; elle laissa ouverte la porte de sa chambre afin d’entendre le moindre bruit dans la maison

Quand elle s’éveilla le lendemain, François était parti.

François n’eut pas d’hésitation : il savait dans quel lieu découvrir les Onnontagués. D’une seule traite en pleine nuit, il atteignit les îles du lac Saint-Pierre. Avec leurs pointes propices à l’embuscade, leurs postes de campement et de relâche, leur gibier, leur poisson, le labyrinthe de leurs chenaux, elles retenaient tout parti de guerre pendant quelques jours.

D’abord blotti dans une îlette du centre, François avait entendu les coups de feu révélateurs ; au travers des jonchaies et des moyères, il s’était rapproché durant une partie de la journée. Puis il avait dormi. Vers minuit, il s’était rembarqué. Son canot flottait maintenant en silence sur l’un des plus larges chenaux. Dressés sur chaque rive, les arbres se courbaient à une grande hauteur, joignant presque leurs cimes, ne laissant qu’une lézarde irrégulière semée d’étoiles. La berge s’élevait d’une douzaine de pieds ; puis s’aplatissait le sol alluvial, uni comme table, d’où jaillissaient les hampes massives ; une humidité montait de la futaie. Un ours bougea dans le fourré ; à l’avant, un chevreuil taillada d’un sillage le miroir de l’eau, noir, mort et pointillé de quelques étoiles. Bientôt le chenal émit une vapeur fine comme une bouilloire sur le feu.

François ne se hâtait plus. Il avironnait, le mousquet chargé à son côté, un couteau de chasse à la ceinture. Une anse courba le rivage à gauche : François enraya l’élan du canot en laissant sa pagaie traîner dans la boue. Il distingua les poupes de trois canots tirés sur la grève. Il étudia les lieux.

Il aborda, laissant son canot loin des autres, la pince à peine appuyée sur le rivage. Auprès, il déposa son mousquet. Il s’avançait avec patience, avec lenteur, avec souplesse, laissant ses yeux s’habituer à l’obscurité plus profonde. Des tisons luisaient ainsi que des yeux rouges ; des respirations s’entendaient. François distingua les deux soldats attachés sur le dos à des pieux, plantés dans le sol, en croix de Saint-André ; plus loin dormait Sébastienne enroulée dans une vieille fourrure. François coupa les liens des deux premiers ; il plaça la main sur la bouche de la fillette afin de réprimer brutalement tout cri ; enfin, il la souleva dans ses bras. En alerte, prêts à courir, les trois hommes enjambaient maintenant les corps des dormeurs. Arrivé sur la grève, François remit Sébastienne sur pied. Excitée, celle-ci fit deux ou trois pas, trébucha sur une branche sèche qui se brisa avec bruit.

François n’hésita pas : —

— Embarquez et sauvez-vous, cria-t-il.

Il saisit son mousquet, se retourna, ouvrit le feu sur une couple d’Iroquois qui se levaient sous les arbres. Puis il se jeta dans les halliers. Aucune chance d’échapper, pour personne, s’il sautait lui-même dans le canot : tous quatre formeraient cible au milieu du chenal tandis que l’ennemi se dissimulerait dans l’ombre des arbres.

— Ramez de toutes vos forces, cria-t-il encore, rendez-vous directement aux Trois-Rivières.

François n’avait plus qu’une idée : empêcher les ennemis d’atteindre le rivage tant que le canot ne serait pas hors de la portée des balles ; les empêcher de poursuivre tant que les fugitifs n’auraient pas gagné une heure d’avance.

Le combat commença. François devinait que ses trente adversaires s’insinuaient en pleines ténèbres entre les arbres, rampaient vers lui ; qu’ils guettaient le feu des détonations pour le viser à coup sûr et le repérer, qu’ils tenteraient de l’encercler sous le couvert de la forêt.

François tirait, puis il se glissait dans les aulnes, le long de la berge, tenant en vue la surface de l’eau. Un canot tenta le passage ; mais une détonation, et l’homme bascula dans l’eau. L’embarcation partit à la dérive en tournoyant.

Une heure s’écoula. Si François avait pu fuir en toute liberté, il se serait ri de ses adversaires dans les milles réduits de la forêt, des marais de joncs de la résille des chenaux. Mais il ne pouvait quitter la berge. Et quand les Iroquois l’atteignirent enfin, vers trois heures du matin, il gisait sans connaissance, perdant son sang par trois ou quatre blessures.


Enveloppée dans une mauvaise peau d’orignal, Koïncha s’était tapie dans un champ de blé d’Inde. L’humide vent d’automne battait les longues tiges sèches ; les feuilles se déroulaient comme des pennons beiges. À tout instant, une averse croulait, le sol devenait ruissellement d’eau, vapeur blanche, pulvérisation de gouttes. Trempée, transie par le froid, l’Algonquine se réveillait, frissonnait un peu, puis elle se rendormait dans la désolation solitaire de cette terre abandonnée.

Le crépuscule vint vite, un crépuscule nuageux, en forme d’éteignoir se rabattant sur des rayons de lumière. Koïncha détendit ses membres ; elle s’assit à même la terre humide, froide et noire ; elle mâcha quelques grains de maïs et rampa à plat ventre jusqu’à la lisière. Non loin s’élevait la bourgade palissadée ; des troncs d’arbres, légèrement inclinés, plantés dans le sol, formaient muraille de dix-huit pieds de hauteur ; par-dessus, apparaissaient quelques toits ronds, un peu aplatis. Au delà, la forêt mouillée composait un fond vert et lointain.

Koïncha se redressa parmi les tiges bruissantes. Plus que jamais, elle ressemblait à une grolle géante avec ses épaules noires, hautes et larges, sa tête enfoncée, presque sans cou, son buste courbé, ses courtes jambes, ses pieds tournés à l’intérieur. Avec l’âge, sa peau rugueuse avait perdu toute sensibilité, ses membres, toute souplesse. Elle cheminait droit devant elle, massive, lourde comme un sanglier qui fonce. Le chef branlant, les yeux décolorés, sans plus d’expression que ceux des ruminants, elle examinait le village iroquois. Puis elle se laissa choir de nouveau dans cette eau et dans cette boue, et elle attendit, mâchonnant toujours du maïs.

Après avoir voyagé pendant plus de trois semaines, Koïncha était arrivée depuis deux nuits. Pourquoi était-elle partie ? Elle avait appris, elle, que François n’était pas mort ; que les Onnontagués l’avaient soigné pour le livrer au supplice du feu. Ceux-là ne recevaient pas de pardon qui avaient tué plusieurs guerriers de la tribu. La torture revêtirait la forme la plus cruelle : François serait lié de façon à ne pouvoir remuer ; on lui attacherait autour du cou des colliers de haches rougies ; on le caresserait avec des instruments de fer ; on allumerait à ses pieds un petit feu, on l’alimenterait avec habileté : durant tout un jour brûleraient les pieds, les jambes, les cuisses de François ; puis, plus abondamment fournies, les flammes envelopperaient le tronc pendant tout un autre jour. Tout habitant de l’Amérique connaissait les détails de ce rituel.

Koïncha avait été témoin ensuite du désespoir de la femme blanche. Elle avait vu Ysabau s’enfuir vers la maison lorsque Sébastienne était revenue ; du dehors, rôdant sous les arbres, elle avait entendu les sanglots ; elle avait observé la mère se promenant la nuit de long en large, sans repos, incapable de dormir, de manger, de travailler, malade d’angoisse.

Koïncha s’était décidée. Elle avait dérobé un sac de maïs, elle s’était embarquée dans le canot de François, elle était partie sans dire mot. Elle éprouvait peu de crainte : que lui importait maintenant la mort ? Le feu même réveillerait-il jamais l’insensibilité de son épiderme ? Au pis aller, on l’assommerait comme une vermine d’un coup de casse-tête ou de crosse d’arquebuse. D’autre part, qui sait ? aucune tribu ne connaissait l’art de se garder. Sans se dissimuler beaucoup, sans hâte, Koïncha avait voyagé par clair de lune, se fiant aux mots iroquois appris dans son enfance pour se tirer d’affaire ; et elle se sentait abandonnée, à jamais seule, comme bête en agonie.

L’Algonquine surveillait maintenant le bourg ; dans la nuit commençante, des cris s’élevèrent ; comme si elle eût été sourde ou paralysée, Koïncha ne tourna point la tête. Elle ramassa quelques épis de blé d’Inde dans sa robe d’indienne relevée ; elle s’avançait à découvert, hardiment, au travers des mares et des champs de boue. Elle retrouva son canot dans un taillis ; elle le lança dans la rivière gonflée par les pluies et qui dévalait avec vitesse ; elle le maintenait le long de la rive, et, de sa pagaie, poussait en piquant le fond ; elle aborda, l’attacha à des racines.

En montant la berge, Koïncha glissa, tomba lourdement dans la boue. Elle se releva, visqueuse, regarda un moment ses mains, sa jupe. Après plusieurs tentatives inutiles, elle réussit à grimper. La pluie froide la lavait et la pénétrait. Elle atteignit la palissade dans l’obscurité, écouta, avança encore, se faufila entre deux palis pourris. Elle tomba en arrêt devant une hutte plus longue que les autres. Haute, étroite, sans fenêtre, celle-ci était lambrissée de larges plaques d’écorce d’orme gras maintenues en place par des voliges attachées à la charpente. La même écorce recouvrait le toit. Koïncha s’accroupit dans un coin sec pour la longue attente.

Sa figure demeurait si immobile, si dure, ses traits avaient si bien perdu le pouvoir d’exprimer une émotion, qu’elle semblait ne pas entendre les clameurs qui fusaient à quelques pas d’elle, ni les plaintes, tantôt aiguës, tantôt sourdes qui s’échappaient de la bouche des victimes suppliciées ; qu’elle semblait ne pas voir, par les interstices de l’écorce, le jaillissement rouge de plusieurs brasiers. Plus tard naquit un halètement profond : toute la souffrance de celui-là, elle ne s’indiquait que dans cette respiration saccadée. Koïncha tourna la tête ; son corps, sa figure se couvrirent de sueurs.

Enfin les clameurs diminuèrent d’intensité. Chacun regagnait sa loge ; des enfants criaient en courant. Et le silence se fit.

Koïncha attendit longtemps. Puis elle franchit la seconde rangée de palissades. Elle se dirigea vers la cabane ; du toit ruisselaient des torrents d’eau. Koïncha se tenait immobile près de la porte, et la porte s’ouvrait ligne à ligne. Sous le courant d’air, une bûche jeta soudain sa flamme, se mit à brûler, éclairant la pièce étroite. Se penchant, Koïncha trancha des liens. François ne l’avait même pas entendue. Elle l’aida à se relever ; il se suspendit à son cou. Ils sortirent avec la même lenteur.

François se coucha dans le fond de la pirogue. Koïncha jeta une vieille peau de chevreuil sur ce squelette. Elle s’assit à l’arrière, lourde, immobile, la pagaie en mains, comme si elle eût fait partie du bois du canot. Et celui-ci courut sur la rivière en crue. Koïncha ne distinguait à l’avant qu’une vague couleur laiteuse et luisante qui lui indiquait la route. De chaque côté s’éleva bientôt, ainsi que des falaises de brume très sombre, la forêt enveloppée de pluie. Et sur l’eau bourbeuse, gonflée, l’embarcation glissait sans heurt, comme une luge lancée à toute vitesse sur un flanc de montagne couvert de neige, prenant un tournant à droite, puis un autre à gauche, et ployant sur cette couche élastique et molle.

Brillant et froid, le soleil se leva. Les yeux glissant de côté dans sa vieille face de sorcière, sans remuer la tête, Koïncha vit défiler en vitesse le village de pêcheurs qu’elle avait tant redouté : les Iroquois dormaient. Puis elle mastiqua des grains de maïs ; et elle saisissait dans sa bouche des tampons de pulpe toute moulue, et avec ses doigts, elle les enfonçait entre les lèvres de François.

Puis elle dit : —

— François, nous avons un portage à franchir ; François, il faut que tu marches, m’entends-tu ?

Mi-français, mi-algonquin, son langage se pénétrait de douceur. Elle s’éloigna la première avec le canot, les quelques épis de blé d’Inde, la pagaie. Elle revint tout de suite. François se traînait sur les coudes et sur les genoux. Koïncha aperçut alors les doigts brûlés jusqu’à la troisième jointure, les mains fendues jusqu’au poignet, les larges brûlures des épaules, les doigts de pieds dépourvus d’ongles, les pieds transpercés, les ecchymoses des bastonnades répétées, le gonflement des abcès sous l’accumulation du pus. Chaque mouvement coûtait au jeune homme des douleurs lancinantes, mais François ne pleurait, ni ne criait. Les yeux fixes, sans expression, les maxillaires rivées l’une à l’autre, il rampait avec précaution.

Koïncha s’étendit à plat ventre sur la terre. Elle dit : « Glisse-toi sur mon dos ». Et lorsqu’il eut noué ses bras autour du cou court dont la peau pendait en fanons sillonnés de grosses rides comme ceux des bêtes, Koïncha se redressa à grands efforts, s’aidant de pierres et de branches d’arbres. Et le corps ployé sous ce faix, elle marchait à petits pas pénibles sur le sol inégal, soufflant ainsi qu’un animal rendu.

Enfin le lac Ontario s’étendit, étincelant, au large de la côte. Un fort vent d’ouest courait dans la claire journée d’automne, soulevant des vagues courtes. Ici, le canot ne serait plus porté par le courant ; il perdrait son avance.

— François, François…

Il ouvrit les yeux et Koïncha lui expliqua. Il observa autour de lui. Obéissant à l’ordre donné, Koïncha pagaya droit vers la pleine mer, la proue fendant les lames dont le choc contrariait l’élan de l’aviron. L’esquif n’avançait presque plus. Mais Koïncha persévérait pendant que François s’affairait à l’avant, sous la pince, la sueur des souffrances et de la fatigue ruisselant sur sa figure.

— Les voilà, cria-t-elle soudain.

Deux pirogues d’écorce d’orme débouquaient à leur tour de la rivière. Dans chacune, dix guerriers ramaient. Ils avaient découvert le canot et ils filaient maintenant vers lui. Koïncha s’affolait.

— Ils vont te reprendre, François, ils vont te reprendre.

— Rame sans te fatiguer, Koïncha, toujours dans la même direction.

La tête au-dessus du bordage, il suivait les progrès des poursuivants. Koïncha perdait régulièrement son avance, les cris de guerre aigus parvenaient jusqu’à eux. Quelques ennemis armaient déjà leurs arquebuses. Alors, François dit : —

— Tourne bout pour bout.

Puis il aida Koïncha à caler le mâtereau, à dérouler et à tendre la voile qui se gonfla subitement, plein vent arrière. Léger, battu par un vent violent, le canot d’écorce de bouleau bondit ; il passa non loin de l’ennemi comme un rapide goéland ; il se dirigeait droit vers la sortie du lac, vers l’embouchure du fleuve dont le courant le conduirait jusqu’aux postes.

Le soir, Koïncha aborda dans une îlette dérobée au milieu d’un archipel. Elle traîna François sur le rivage, lui donna à manger. Déjà le jeune homme portait sur sa figure le masque de la gangrène. Une intervention immédiate s’imposait. Koïncha alluma un feu de bois bien sec qui dégagerait peu de fumée et ne durerait pas. Elle étendit François tout auprès, elle découvrit les plaies infectées. Et à quatre pattes elle ressemblait à une chienne qui déchiquète un cadavre, car elle mordait dans les abcès, arrachait avec ses dents les chairs corrompues, nettoyait toutes les blessures avec sa bouche, jusqu’au sang, jusqu’à la chair saine, comme ceux de sa race l’avaient toujours fait. Puis elle appliqua des emplâtres de simples.

Koïncha dormit un peu. Elle partit vers minuit. Désormais, elle voyagea sans répit, pagayant un peu, laissant le courant porter le canot, sommeillant quelques heures au hasard d’une crique, mâchant son blé d’Inde. Des rapides coupaient le cours de l’eau ; elle réveillait François, et soudain bousculée, l’embarcation courait et bondissait. Mais l’obstacle le plus redoutable, elle y avait songé dès le début, elle le sentait approcher. Sur une distance de dix milles, le fleuve s’affaissait d’une cinquantaine de pieds, d’un lit de pierre à l’autre, et formait les rapides de La Chine. Impossible de transporter François sur un aussi long passage ; Koïncha devrait foncer dans les cascades. Autrefois, avec sa tribu, elle avait souvent passé par là ; elle se rappelait vaguement le parcours à suivre.

Vers deux heures du matin, quand elle entendit le mugissement clair qui naissait par-dessus la forêt, elle se signa. À la tête des rapides, elle attacha la pirogue, reposa quelques heures. Et lorsque l’aube eut suffisamment éclairé le paysage, elle cria : « François, François, les rapides de La Chine ». Le jeune homme ouvrit les yeux, il mettait du temps à comprendre comme si les sons lui fussent parvenus d’infiniment loin.

Enfin, François s’agenouilla à l’avant, le buste appuyé sur la pince. Koïncha se cala à l’arrière ; elle enroula son chapelet autour de son poignet droit. Puis d’un geste précis, elle rejeta l’embarcation au large. Elle cria encore :

— Si nous chavirons, te cramponner au canot, ne pas le lâcher.

Elle répétait l’exhortation comme pour l’enfoncer à coups de marteau jusqu’à la mémoire lointaine.

De seconde en seconde, le courant accélérait son élan. Le mugissement lointain devint clameur assourdissante. Des moutons blancs accoururent. Entre ses basses rives boisées, l’immense fleuve s’affaissa par gradins insensibles, croula d’un palier à l’autre, reflua sur des obstacles de fond, disparut à la vue.

De ses mains mutilées, François donnait les signaux habituels. Et le canot maintenant engagé, recevait les soufflets de quelque tourbillon puissant comme une queue de cétacé ; des torsades lui imprimaient un mouvement giratoire et il glissait de travers ; des vagues de fond le projetaient en avant ; des lames sautaient à bord ; l’avant plongeait sous l’eau, l’arrière dérapait sur le dos de quelques remous. Mais elle, à la poupe, la vieille corneille, la vieille sybille, elle gouvernait presque pliée en deux, la tête relevée, le menton pointu ; de ses bras rugueux comme des branches, elle maintenait droite cette flèche qui déviait toujours.

Le fleuve une fois calmé, François lâcha prise. Mais Koïncha ne broncha pas. Le courant conservait sa force sur une longue distance. À gauche, dans une clairière, s’aperçut subitement le poste de Ville-Marie : des palissades, un clocher, des toits à lucarnes. Mais l’Algonquine ne s’arrêta pas. Dans sa fierté d’âme simple, elle désirait remettre le plus tôt possible à la femme blanche le corps torturé de son fils.

Durant le haut du soleil, elle gîta dans une île ; des Agniers rôdaient toujours en ces parages. Elle arriva vers cinq heures du matin, la nuit suivante. Pierre allumait déjà le feu. Il se précipita pour ouvrir. Il souleva François dans ses bras et l’étendit de tout son long devant les flammes. Le bruit réveilla Ysabau. Instantanément, elle fut assise dans son lit, le cœur battant ; elle distingua cette forme allongée comme un cadavre ; elle se dressa, s’agenouilla près de lui. Elle regardait les yeux enfoncés si loin dans les orbites, elle caressait la peau tendue sur les mâchoires, l’ossature de la tête ; soudain, elle gémit d’horreur : elle venait d’apercevoir toutes les plaies.


De sa chaise à l’écart, tout en fumant, François observait et écoutait. Depuis sa terrible aventure, il était devenu plus taciturne encore, fuyant la commisération publique, se retirant des personnes et des choses. Il marchait avec une claudication légère ; chaque jour, il réapprenait à manier son mousquet ; mais il ne pourrait plus pagayer.

Mal éclairée par le feu de l’âtre et une couple de bougies, la pièce bruissait du chuchotement des conversations : à part les membres de la famille, se voyaient aussi madame Hache, madame Sarrazin, monsieur et madame Malherbe, Sébastienne.

Celle-ci avait maintenant quatorze ans. Elle se révélait en pleine floraison, embellissant chaque jour, allongeant ses robes, se douant de coquetterie et de turbulence. De son allure prime-sautière, sans réserve, elle vint s’asseoir à côté de François.

— Tu vas devenir interprète ?

— La Compagnie a eu quelquefois besoin de mes services ; je me suis rendu au magasin.

— Quand les Attikamègues sont venus ?

— Oui.

— Les commis ne savaient que faire après la mort de Godefroy ?

— Personne ne les comprenait, répondit brusquement François.

Prononcer ainsi légèrement le nom de Godefroy, devant lui, n’était-ce pas débrider une plaie d’une main brutale ? Avec ce compagnon, il avait couru fleuve et forêt, remonté le Saint-Maurice, la Mataouin, couru plus d’un danger. Les Iroquois, le printemps dernier, l’avaient tué à la tête de trente Attikamègues, en arrière des Trois-Rivières. Enveloppé par des forces supérieures, le jeune homme avait combattu pendant deux jours.

— Godefroy était ton ami ?

— Oui. Godefroy était mon ami.

Entre ses paupières mi-fermées, François examinait de haut l’adolescente qu’il avait sauvée. Sébastienne venait s’asseoir à ses côtés, Sébastienne le rejoignait dans la rue, Sébastienne cheminait vers lui avec sa sincérité totale qui ne se souciait pas du monde.

— François, pourquoi me réponds-tu brusquement ?

— Moi ? Tu te trompes, Sébastienne.

François se tenait en garde. Aux avances trop visibles, aux phrases trop affectueuses, il opposait des paroles indifférentes. Il n’épargnait même pas les répliques si brutales que Sébastienne se levait comme si elle eût reçu un soufflet.

— Il ne me pardonne pas d’avoir subi ces tortures pour moi, pensait-elle. Pourtant, je ne lui déplais pas. On le sent quand on déplaît à quelqu’un. Imagine-t-il que je veux maintenant me sacrifier pour lui ?

Mais comment lui expliquer ces choses, à lui si fermé, si dur ? Sébastienne abordait ce sujet : une rebuffade l’arrêtait net : François pressentait ses paroles et ses pensées parce qu’il possédait plus d’expérience : promptement, il fermait toute avenue vers lui. Malgré tout, elle offrait son amour à la vue de tous comme on présente des joyaux sur un plateau.

François écoutait maintenant Magdelaine Hache.

— Ils se sont promenés longtemps en face du fortin ; ils avaient formé une procession et le premier en tête avait endossé la soutane de monsieur Le Maître. Pourquoi ne seraient-ils pas insolents ? Ils sont les vrais seigneurs du pays.

Elle pleurait. David Hache était mort. Pauvre, fatigué de l’inaction, il était parti pour la pêche avec deux soldats. Des canots iroquois leur avaient coupé la route du retour. La garnison avait entendu les coups d’arquebuse.

L’épouse de Sarrazin pleurait aussi : Eustache avait chassé une fois de trop dans les îles du lac Saint-Pierre.

François entendait les lamentations. Pierre écoutait aussi au coin du feu, sombre, la tête penchée. La mort de David Hache l’avait touché profondément.

— Ce modeste, pensait-il souvent, il était au-dessus de nous tous. Voilà un homme qui avait été façonné pour ce pays ; il se soumettait aux événements d’un cœur humble, sans s’irriter, sans s’exciter. Jamais las, il peinait d’un élan égal et sûr. Il montrait du dévouement, assistant celui-ci ou celui-là, tandis que j’étais trop absorbé pour penser aux autres. D’humeur égale, habile de ses mains, il accomplissait beaucoup de travail sans le dire.

Funèbre veillée. Sébastienne était peut-être la seule à penser à autre chose que la guerre. Un vent d’automne emportait par grands essaims les feuilles colorées ; il les râtelait dans la rue. Il soulevait l’eau froide du fleuve et la revêtait d’une surface rêche à l’œil et noire.

De tristesse, Pierre aurait voulu crier à ces femmes : — Arrêtez, cessez.

La Nouvelle-France était malade de mal de mort. L’automne était venu, mais les éphémérides sanglantes continuaient de s’inscrire dans le calendrier de l’année terrible. Ville-Marie, Trois-Rivières, Québec pleuraient les morts, les suppliciés, les captifs. Soit découragement, soit impossibilité de vivre sans cultiver, chasser et pêcher, soit fatigue de cette guerre sans répit, la population, semblait-il, ne se gardait plus aussi bien. En cent lieues de pays, les Iroquois avaient raflé plus de cent vingt victimes.

Ville-Marie comptait à elle seule une trentaine de disparus parmi lesquels il fallait noter deux missionnaires. Les Trois-Rivières avaient perdu du même coup un groupe de quatorze hommes ; deux enfants avaient été capturés ; par deux, par trois, d’autres personnes avaient succombé ; Godefroy était mort. Longtemps épargné, Québec avait souffert de nombreuses disparitions : le Grand Sénéchal de la Nouvelle-France avait été surpris avec sept soldats dans une barque échouée sur les battures de l’île d’Orléans : bien embusqués sur le rivage, les Iroquois les avaient abattus l’un après l’autre. Ils avaient massacré plusieurs colons sur leurs fermes. Plus loin encore, à Tadoussac, ils avaient atteint des pêcheurs ; ils avaient exterminé une petite tribu algonquine : les Écureuils ; ils s’étaient avancés très loin dans le Saguenay, semant l’épouvante parmi des peuplades craintives et les refoulant sur le versant de la baie d’Hudson.

Ces massacres, le supplice de François, avaient produit une détresse morale chez Pierre ; ils l’avaient dégrisé ; ils l’avaient aussi accusé. Comment se dégager de la responsabilité subtile qui pesait sur lui à l’endroit de son fils ? Alors, il était revenu au fort avec sa famille ; il avait obtenu un brevet de capitaine. Mais que faire en cette enceinte de pieux ? Compter les meurtres, assister aux captures, additionner les disparus, imaginer les tortures des suppliciés ? Sans la moindre espérance, se lancer sur les pistes de quelque parti iroquois prompt et rusé ? Écouter craquer et se défaire la colonie comme glace au printemps ?

Pierre revenait à la maison. Il trouvait François s’essayant à marcher, à tirer du mousquet. Il ne pleurait pas ; tous, semblait-il, avaient dépassé le stage des larmes. Mais une souffrance se tassait là, au fond de lui, qui demeurait et s’augmentait. Parfois un soupir pareil à un sanglot s’arrachait de tous ces deuils et de tous ces projets en décomposition.

Puis l’exaspération fermentait en lui.

— Nous sommes quelques centaines d’hommes en Nouvelle-France, disait-il à François ; le Gouverneur devrait ordonner une levée en masse.

— Inutile, répondait François, comme autrefois Jacques Hertel. Les Iroquois voient venir ton gros parti de guerre ; ils abandonnent leurs hameaux. Tu brûles ceux-ci, tu retournes, mais tu n’as infligé aucune perte à l’ennemi.

— Que faire ?

— Double le nombre des soldats. Alors tu laisses une garnison dans les forts et tu entraînes les autres. Tu les habitues au fleuve, à la forêt, au canot, à la raquette, au froid, au combat parmi les arbres ; tu les rends aussi souples que les Sauvages, aussi rapides, aussi rusés. Tu les dresses. Ils chassent en même temps qu’ils se déplacent, ils vivent sur le pays ; ils s’orientent n’importe où. Avec cent cinquante hommes de cette façon, la colonie se défend ; bien mieux, elle attaque, elle porte la guerre chez les ennemis.

— Mais en attendant…

— …

Cependant ces séries de malheurs produisaient sur Pierre l’effet même que l’adversité engendre dans les natures saines et fortes : au lieu de le décourager, elles l’ancraient dans son obstination. Comme ces pinces qui serrent et maintiennent d’autant mieux leur fardeau que celui-ci s’alourdit, sa volonté se figeait, s’affermissait et devenait dure comme acier. Au début, plusieurs auraient quitté la colonie pour un caprice ; maintenant, la mort même ne chassait pas les autres.

La veillée s’alourdissait dans le deuil. Morts, disparus, constituaient le principal topique. Seuls, Pierre et François demeuraient muets, roulant en leur esprit de pénibles pensées ; à un moment donné, ils quittèrent la maison. Entrant dans l’air vif, ils se dirigèrent vers l’appontement. Des bouffées de vent glacial cinglaient le fleuve aux vagues luisances noires

Plusieurs colons étaient déjà rassemblés. Des domestiques plaçaient des colis dans un long canot ; des rameurs s’installaient à leur poste.

Bientôt survint, lourd, pas très grand, Pierre Boucher. Sa démarche même indiquait l’homme de pondération, de force. Sans insister, le regard vif de ses yeux noirs se promenait et notait tout.

Il distribua des poignées de main, échangea quelques paroles ; puis il descendit dans le canot qui, sous l’effort des pagaies plongées au commandement, bondit vers le large comme un cheval éperonné. Tous s’immobilisèrent là, un instant. Découragés par ces séries de malheurs, ils avaient publiquement exigé de leur Gouverneur qu’il se rendît auprès du Roi. L’excès des souffrances avait aplani les difficultés. Pierre Boucher s’embarquerait à bord d’un navire qui quitterait Québec dans quelques jours. S’il échouait, c’était la fin de la Nouvelle-France : elle ne pouvait plus supporter ces saignées annuelles.

Dans la tension du silence, François entendit une espèce de sanglot : il jeta un regard et vit des larmes couler des yeux de son père. Il se détourna. La lune, quelques étoiles brillaient d’un éclat intense, non pas dans l’éther mais dessus, ainsi que des pendentifs, des joyaux lancés à la volée sur un velours noir ; le firmament pur se ternissait de vapeurs légères semblables aux buées que la respiration laisse sur une vitre.

Au retour, François bavarda un peu : le départ de Pierre Boucher l’avait ému. Quelquefois, quand les circonstances s’y prêtaient, il débitait ainsi toute une histoire mûrie avec soin ; ou bien, il communiquait des renseignements thésaurisés.

— Tout n’est pas perdu, affirma-t-il. Enfin, les autres tribus ont compris à leur tour l’importance des armes à feu ; Outaouais, Andastes, Abénaquis, Mahingans possèdent des mousquets. Les Iroquois ont subi quelques revers ; leurs succès leur coûteront plus cher à l’avenir. Même les timides Sauvages du nord s’arment maintenant et s’enhardissent. Cet été, seuls les Agniers ont poursuivi la guerre ; les autres tribus iroquoises ont envoyé des ambassades de paix : elles devaient faire face au sud à des ennemis dangereux.

François désirait encourager son père qu’il plaignait ; il le voyait maintenant hors de son milieu, hors de sa besogne, hors de sa joie. Les événements avaient étranglé à mesure chaque espoir que celui-ci avait conçu. Mais soudain, pour une éclaircie, il espérait de nouveau : son vieux rêve vivait toujours au fond de lui-même, comme ces racines vives et profondes qui jettent des accrus de nombreuses années après l’abattage de l’arbre. S’il remontait le fleuve en chaloupe, à la tête de quelques soldats, il observait attentivement le pays ; il examinait les terres nivelées, les sols alluvionnaires ; il entrait dans le bord de la forêt, l’automne, et s’éternisait là, les pieds dans les feuilles, les regards lents. Que de domaines à tailler l’un à côté de l’autre, joignant le rivage ; que de tranches de pâturages, de prés, d’emblavures bien découpées à poser à plat comme des tuiles de nuances différentes, pour recouvrir cette vallée ; que de fermes larges, pleines d’air et de vent, à aménager dans ces étendues !

Mais François craignait en même temps d’allumer des espérances trop vives.

— Avec l’Iroquois, nous serons plutôt le castor qui ronge l’arbre que la hache qui l’abat d’un coup. Nous devrons user de patience et d’habileté.

Ils entrèrent dans la maison : dans la pénombre éclairée par les lueurs sautillantes des bougies, ronflait et pétillait le foyer. Si ce n’est Sébastienne, les visiteuses étaient parties. Ysabau, Yseult, Ysolde, Sébastienne coupaient des pièces d’étoffe. Sébastienne essayait un manteau encore sans manches.

— L’aimez-vous, François ?

Elle levait les bras, tournait et retournait. François regardait ce jeune visage éclatant, plein et pur, dans son premier éclat de beauté ; il devinait cette âme tremblante, apeurée devant sa violence, qui s’approchait mais s’effrayait de son approche ; il distinguait les yeux purs qui cherchaient une brèche par où pénétrer vers lui, qui craignaient ses yeux à lui, rudes, impénétrables ; qui épiaient sur ses lèvres l’amorce d’un sourire, sur ses traits la détente d’un peu de bonté, qui espéraient que l’étau de cette mâchoire se desserrerait. Il observait, mais il continuait à fumer le calumet de grès rouge.

Sébastienne partie, Ysabau demanda : —

— Pourquoi es-tu si dur pour elle, François ?

— Moi ? interrogea-t-il. Mais il ne répondit rien d’autre.

— Tous ces malheurs ne vous ont pas amolli, ton père et toi ; ils vous ont endurci au contraire. J’ai l’idée parfois que je pourrais frapper à grands coups de marteau sur vos mains, sur vos bras, comme sur une enclume : vous ne sentiriez rien, vous ne vous plaindriez pas ; vous ne pliez pas, vous ne vous brisez pas. Vous êtes des hommes en fer.

Une fois seul, François déposa son mousquet sur la table. Il s’assit en face. Comment presser la gâchette avec cet annulaire privé de sa première jointure, le doigt le plus complet de sa main droite ? Il épaulait : l’arme demeurait instable, le canon déviait. Il tentait d’assouplir ses muscles, de raffermir sa prise. Soudain, il échappa l’arme dont la chute retentit sur le parquet de bois. Il l’accrocha à un clou enfoncé dans le lambris. Il marchait dans la pièce, préoccupé, les yeux sans expression ; il cherchait. Il décrocha l’arme de nouveau ; il l’épaula à gauche. Puis il réfléchissait. Soudain, Ysabau ouvrit la porte : —

— François, dit-elle… Oh ! mon Dieu.

Elle avait aperçu l’arme ; elle se tut. Et François s’accouda sur la table, la tête dans les mains.


Deux tempêtes étaient survenues à la mi-mars, provenant de l’est, le pays de la pluie ; toute vision avait été obscurcie à vingt pas comme par de mouvants et d’immenses rideaux composés de gros flocons de neige laineux, de tampons d’ouate d’un blanc mat, à peine reliés entre eux, drus, dont l’abondance diffusait une lumière de lait. Ces bordées avaient étendu sur le pays deux couches sans consistance et sans poids.

Vers une heure, François partit en raquettes avec Koïncha. Ils enfonçaient. Leurs pistes profondes s’éloignaient côte à côte vers l’orée de la forêt. Alors Pierre, Jacques et Paul sortirent de la maison. Plongeant jusqu’aux genoux dans les congères ils se dirigèrent vers les amas de billes qu’indiquaient seuls des renflements moelleux. Là reposaient, tronçonnés en billots, des arbres d’un seul brin dont les flexures empêchaient l’utilisation, des tiges branchues et autre bois en grume.

Soleil et neige étincelaient. Pas de vent. Les hommes se dépouillèrent de leurs pelisses de fourrures ; les manches de haches se réchauffèrent tout de suite entre leurs mains. Ils élevaient celles-ci au-dessus de la tête, ils les rabattaient en imprimant juste au bon moment un petit coup de côté ; l’outil pénétrait dans l’aubier gelé, une billette se détachait et, tombant à côté, semblait s’enfoncer dans des épaisseurs de laine molle.

Car le temps était venu de préparer la provision de bois de chauffage de l’hiver suivant. Bien cordés dans le bûcher, les quartiers sécheraient durant le printemps, l’automne et l’été ; à l’hiver, ils dégageraient beaucoup de chaleur au lieu de saliver. Les coutres se levaient et s’abaissaient. Parfois, ils rencontraient un nœud plongeant jusqu’au duramen et alors ils devaient frapper à plusieurs reprises. Certaines essences se fendaient aisément, d’un seul coup ; les fibres d’autres essences semblaient tissées l’une dans l’autre, les couches superposées s’enlaçaient ; pilonné avec la masse, l’ébuard les divisait.

La température devint tout à fait chaude vers le milieu de l’après-midi. Un peu d’eau glissait de l’épais capiton blanc qui recouvrait le toit de chaume. Ysabau sortit un instant de la maison pour étendre du linge sur une corde tendue entre deux poteaux ; le sol était doux aux pieds, feutré, et non plus craquant, rêche et dur ainsi qu’une râpe. La porte de l’étable était ouverte au midi ; une vache avança en hésitant à plusieurs reprises, se rendit jusqu’au meulard de peza, mordilla, la tête haute, regardant au loin l’étendue. La futaie dégouttait comme après un orage parce que la neige s’était accumulée sur les grosses branches, avait adhéré aux troncs du côté du vent.

Depuis trois ans, Pierre avait fort élargi ses coupes. Il était revenu quand François l’avait permis, pas avant. Pierre Boucher avait obtenu audience du Roi ; il avait rédigé un mémoire afin de renforcer son plaidoyer verbal. De prime-saut la Nouvelle-France gagnait cent soldats et deux cents colons, d’autres renforts suivraient. Elle subissait une refonte administrative et judiciaire. Louis XIV s’affirmait le grand ouvrier capable de pétrir la matière coloniale et de lui imposer majestueuse tournure.

Au pays, Français et Iroquois conduisaient des négociations pénibles, régulièrement interrompues par quelques captures ou quelques massacres. Les tribus de la Maison Longue ne poursuivaient pas toutes la même politique ; souvent, gens de même tribu ne s’entendaient point. Situation périlleuse, mais Pierre fendait du bois, rêvait semailles, essartement, construction de bâtiments et de maison.

Dans la pureté du ciel plongea bientôt un soleil qui avait cessé de réchauffer. Le froid redevint vif, la fumée s’étira au sortir de la cheminée, la vache rentra dans l’étable, la neige durcit, les mains s’engourdirent sur le manche glacial des haches.

Quittant le bûcher, les trois hommes endossèrent leurs pelisses. Chemin faisant, ils aperçurent François. Chaussé de raquettes, celui-ci courait lourdement, enfonçant à chaque enjambée, se balançant de droite à gauche. Pierre s’arrêta un moment pour observer, croyant à un jeu. Il fronça les sourcils. Puis il poursuivit sa route. François entra presque sur ses talons.

— Koïncha est-elle revenue ? demanda-t-il.

— Oui, depuis une demi-heure, je suppose, répondit Ysolde.

François sortit et cria quelques mots en algonquin. La vieille grolle apparut à l’ouverture de son wigwam, le mousquet au bout du bras. Elle s’élança dans le sentier et François la laissa entrer devant lui. Alors, il dit : —

— Une bande d’Iroquois approche.

— Je vais cadenasser l’étable alors, dit Pierre.

— Non. Non. Ne bougez point.

Les hommes barrèrent rapidement les contreportes, les contrevents ; ils désobstruèrent les meurtrières. Chacun chargea son mousquet. Sans hésiter Koïncha s’était mise de garde à l’ouverture qui donnait sur l’amoncellement de bûches.

— Ils viendront par là, dit-elle.

Des bougies éclairaient ces préparatifs. La neige s’éteignit au dehors et tous ne se déplacèrent plus que dans une pénombre muette. À l’écart de cette fièvre et de cette angoisse, François s’était assis ; il réfléchissait, et de sa main droite mutilée, il jouait avec un couteau sur le bout de la table.

— Des Onnontagués, pensa-t-il.

Il connaissait l’implacable volonté de vengeance des Iroquois : pas de pardon pour ceux qui abattaient quelques-uns de leurs guerriers. Souvent il avait pensé que sa présence dans sa famille attirerait sur elle des représailles.

Soudain, il devina que Koïncha modifiait un peu sa position, que ses muscles se contractaient : la détonation retentit dans la maison basse. Pierre tira à son tour. Assourdis par les épais murs de bois de la cabane, des coups de feu s’entendirent au dehors.

— Le feu ! cria Pierre

Les bâtiments commençaient de brûler dans la nuit. Puis s’élevèrent les mugissements désespérés des vaches.

François ne bougeait pas. Il aperçut comme en rêve Ysabau, Yseult et Ysolde qui s’agenouillaient devant le petit autel de sapinages, au milieu de la fumée ; puis Koïncha qui visait, courbée en deux, se relevait, le chef branlant, pour recharger son arme. Il supputait leurs chances à tous d’échapper au massacre.

— Le feu, le bruit des détonations attireront le secours, pensait-il ; dans une demi-heure, voisins et soldats seront là.

Puis, soudain, une pensée lui traversa l’esprit. En deux bonds il gravit l’escalier ; il entra dans le grenier. Le feu commençait de flamber dans les couches inférieures d’herbe à lien et dans le bois sec. Allumées au cœur du chaume épais, les flammes se propageaient. François tenta de les éteindre, se brûla les mains, les bras.

Il descendit, rabattit la trappe sur lui. Il appela son père.

— La maison est en feu : il faut sortir.

Puis, avisant la table, il commanda : —

— Brise les pieds avec la hache.

Les pieds sautèrent l’un après l’autre ; il ne resta qu’un lourd et long panneau composé de trois madriers épais bien polis.

— Maintenant, il faut se faufiler dehors en s’abritant derrière la table ; et continuer le tir pour les tenir en respect.

Quand la fumée devint trop épaisse pour respirer, François se plaça au bout afin de surgir dehors le premier. Dans sa main gauche, il agrippait le couteau. Il rappela Koïncha qui revint en toussant.

— Glissez la table en vous abritant bien.

— Un Iroquois nous attaquera à revers, dit Pierre, celui qui a mis le feu dans le toit.

— Je m’en charge.

La table s’ébranla par la porte ouverte. François bondit. Ils entendirent le claquement d’un coup de mousquet ; mais François avait plongé son couteau. Deux corps roulèrent dans la neige, s’agitèrent dans une lutte, dans des contorsions, puis s’immobilisèrent.

— François est mort ! hurla soudain Ysolde, François est mort !

Les balles crépitaient sur le panneau qui s’éloignait de la maison en flammes. Eux, ils ne pouvaient tirer qu’à chaque bout, ou par-dessus, en se découvrant.

Koïncha tomba d’un coup, sans un cri, comme François ; sa lourde forme s’incrusta dans la neige. À mesure qu’ils se déplaçaient, l’obscurité s’épaississait autour d’eux. Ysabau se posta pour tirer à son tour. Elle eut à peine le temps d’épauler : elle tomba, les deux mains pressées au défaut de l’épaule. Elle rampa, vint s’allonger près d’Ysolde, en robe dans la neige profonde, perdant beaucoup de sang.

— Nous y passerons tous, pensait Pierre.

Paul tirait sans relâche. Mais à la fin, il fut tué instantanément d’une balle dans l’œil.

Un coup de mousquet retentit dans le bois à l’arrière.

— C’est la fin, pensa Pierre.

Mais une voix cria sans tarder : —

— Tenez bon : nous arrivons.

Des colons et des soldats s’avançaient en tirailleurs ; d’autres tournaient l’ennemi. Celui-ci retraita bientôt, laissant quelques morts dans la forêt. Maison et dépendances achevaient de brûler. François, Koïncha, Paul étaient morts ; Ysabau était gravement blessée ; elle gisait dans la couche molle : la tête sur les genoux d’Yseult qui pleurait en gémissant : « Maman, maman ».

Ils transportèrent en ramasse les morts et les blessés jusqu’à la maison voisine. Les autres suivaient, marchant péniblement, la neige jusqu’aux genoux.

Quand les soldats s’éloignèrent en partie vers quatre heures du matin, Pierre demeura accablé. Il portait le faix des deuils, bien seul, car dans le lit reposait, immobile, très blanche, Ysabau du port de mer joli, Ysabau du grand fleuve et de la grande forêt.


Une fois seule, Ysabau étendit lentement ses membres entre les draps de lin rude ; elle laissa sa tête choir au profond de l’oreiller de plumes, se laissa couler dans le silence, dans la paix. La pensée de François, de Paul, de Koïncha lui revint ; elle pleura sans bruit. Une Hospitalière entra à pas feutrés ; elle la gourmanda un peu : pourquoi ne pas s’abandonner à plus fort qu’elle, ne pas se blottir entre des bras qui berceraient sa faiblesse et sa souffrance ?

Une fenêtre demeurait ouverte. De son lit, Ysabau voyait un peu de verdure jeune, des branchettes, de petites feuilles encore roulées s’inscrire en filigrane sur un rectangle de ciel. Elle imaginait le paysage que l’on apercevait des hauteurs de l’hôpital : la côte de Beauport, l’île d’Orléans, le Cap Tourmente, bleuâtre, rond, posé sur le rivage au loin comme une borne cornière, le fleuve se divisant en deux, s’ouvrant une large issue le long des montagnes et partageant la Nouvelle-France.

Le printemps était venu ; il se fondrait bientôt dans un bref été. L’été canadien : celui-là seul en connait la douceur, qui l’a attendu pendant des mois de neige et de froid, dans les glaces et le verglas. Il dépêche au-devant de lui, en éclaireurs, quelques journées semblables à celles qui avaient accompagné Ysabau dans sa descente en bac sur le Saint-Laurent. Pas de vent. Tout le corps boit la chaleur à pores béants. Chaque bruit retentit comme un tintement de timbales. Le soleil flambe. Délivrée, l’eau luit. La douceur de l’air s’insinue dans les muscles, dans les nerfs, et, par les poumons, jusqu’à l’intérieur de la chair. Un flux de vie submerge le pays.

Ysabau s’endormit dans la suavité du matin. Pendant ce temps, Pierre errait par le bourg.

Comme au premier jour, il voulait monter sur le haut du Cap, au-dessus du palais du Gouverneur et des casernes, voir s’étendre lointainement le continent sauvage et inculte. Il se souvenait de son premier regard sur ce paysage qui dégage tant de majesté par son fleuve, ses montagnes, ses terres en amphithéâtre, sa sylve centenaire, et là-bas, à droite, ses falaises et l’étendue plate des terres forestières.

Il se rappela les unes après les autres les heures qu’il avait vécues depuis bientôt trente ans qu’il habitait la colonie : heures de fièvre, de labeur et d’espérances ; heures d’inquiétudes et de dangers ; heures de renoncement, de douleur, de deuils. Au travail, il oubliait ; mais lorsqu’il était ainsi désœuvré, tout ce passé lui faisait mal.

Bilan qui ne se pouvait supporter en effet : deux fils morts en même temps ; Ysabau si dangereusement blessée, tellement affectée par ses deuils, qu’elle semblait resurgir de l’autre monde ; sa maison, ses bâtiments, son bois de construction de nouveau en cendres ; ses troupeaux détruits ; son modeste fonds encore en friche, ses instruments aratoires brûlés. En sept ans, la colonie n’avait pas connu une journée de paix. Des massacres avaient eu lieu à Ville-Marie, il y a quelques jours à peine. Le bac qui circulait des Trois-Rivières à Québec était armé en guerre, des pierriers aux quatre coins. Toujours des négociations interrompues par des combats. Deux milliers de Sauvages grignotaient et moquaient la population terrorisée.

Pierre observait l’allongement plat des terres. Il pensait de même que tous les Français qui, depuis près de soixante ans, avaient habité la colonie. « Nous devons garder ce pays, se disait-il ; il contient le fleuve, avenue perçant la contrée jusqu’au cœur ; au bout de ce couloir, de chaque côté jusqu’à des lointains qui défient l’imagination, des biens stables attendent : forêts sans bornage, vallées et plaines, pêche, chasse et pelleteries ; là gît non pas une province, ni un empire, mais un continent ; tout Français s’y taillerait un domaine et il resterait encore de l’étoffe ».

Pour des raisons nombreuses, l’imagination de la France lointaine n’avait pas encore embrassé cet ample spectacle.

Mais ici, pourtant, protégée par les avant-postes, la colonisation avait fleuri. De ce sommet s’entrevoyaient, sur les côtes de Beauport, de Beaupré et dans l’île d’Orléans, de nombreux et larges défrichés. Comme des grains de chapelet, des maisons se succédaient en bordure du bois, blanches sous le soleil. En cette limpidité de l’air, Pierre regardait des bœufs aller et venir dans les guérets. Les fermes s’agrandissaient comme auraient dû faire celles des Trois-Rivières et de Ville-Marie.

Pierre descendit à la Basse-Ville. Il causa avec de vieux mariniers qui flânaient.

— Nous attendons des troupes, dit l’un.

Pierre revint à l’hôpital. Il se pencha pour embrasser Ysabau.

— Écoute-moi bien, Pierre : cette fois, c’est vrai. On m’a donné des lettres à lire : plusieurs compagnies débarqueront ces jours-ci.

Pourquoi parlait-elle ainsi ? Elle devinait le découragement de Pierre, oui ; mais parfois, elle se sentait comme un cep dont on a coupé périodiquement les racines de surface : bien-être, douceur de l’existence, accomplissement des désirs ; mais qui, par contre, a dû enfoncer ses racines de fond, puiser les sucs les plus riches de la glèbe, et qui ne peut plus se déraciner. Ysabau n’avait jamais éprouvé d’indécision : elle mourrait dans l’âpre continent. Mais la démoralisation de Pierre pénétrait plus avant.

Soumis aux mêmes vents depuis trop longtemps, l’arbre demeurait penché.

— Vois-tu, disait-il, on croit d’abord que cet abandon tient à une personne en particulier : gouverneur, ministre ou roi. Mais les hommes se succèdent : rien ne change. La raison profonde, que l’on ne distingue pas, se loge plus loin.

Pierre examinait la faillite extérieure de leur existence ; Ysabau en discernait la réussite intérieure. Les dangers avaient avivé leur amour, ils en avaient fait jaillir de grandes flammes comme des coups de tisonnier sur des billettes en feu. Jamais Pierre et elle n’auraient pu se sentir plus unis que durant les moments où elle montait la garde, par exemple, mousquet au poing pendant que Pierre bûchait ; où ils verrouillaient la porte, appréhendant toute la nuit une attaque qui ne se produisait pas ; où ils cheminaient sous la futaie et que le moindre craquement de branche pouvait déceler un Iroquois. Ils avaient manqué de temps pour les querelles mesquines et les jeux de l’égoïsme. Ysabau retrouvait aussi nombre d’impressions : souvenir de l’après-midi dans la forêt quand le mal du pays l’avait saisie ; souvenir de ce soir d’automne pluvieux et froid quand elle était entrée dans la maison les pieds boueux. Des sensations répétées avaient gravé les mêmes empreintes comme des leviers frappant sans répit sur la même pièce de monnaie.

— J’aurais à revenir, je reviendrais, disait-elle

Puis Pierre s’accusait : —

— Je porte la responsabilité de nos malheurs, disait-il : je travaillais trop ; je distinguais mal l’état de la colonie, je manquais de prudence. Nous aurions dû vivre dans le fort continuellement. Mais je souffrais trop entre les palissades. Personne n’osait m’avertir nettement du danger. François et Koïncha s’exposaient pour nous protéger.

Oui, maintenant, il se rappelait bien. Dans sa famille, à tout bout de champ, on rencontrait un individu comme lui : il découvrait une grande tâche, il s’absorbait, travaillait, s’épuisait de fatigues ; son champ de vision limité par des œillères, il ne discernait rien d’autre dans l’existence ; il passait en illuminé, les yeux fixés sur son but, dans un monde extérieur qui lui demeurait mystérieux, mal connu, plongé dans une demi-obscurité ; du dehors, il donnait l’impression de vivre dans une transe continuelle.

— Mais comment réussir autrement ? répondait Ysabau.

Si celle-ci pensait au cep de vigne, Pierre se souvenait de la talle de sapins jaillissant des couches de pierre. En ce pays, sous les vents d’adversité, ces premières familles françaises avaient enfoncé malaisément des racines si profondes que rien ne pourrait désormais les arracher : quelle tempête renfermait jamais violence comparable à celle de cette première période ?

Les heures s’écoulaient dans cette récollection. Pierre et Ysabau se reposaient de la dernière crise. Puis au premier jour de l’été véritable, Pierre descendit à la Basse-Ville avec Yseult. Celle-ci ressemblait tant à sa mère au même âge que Pierre évoquait des promenades du même genre dans les rues descendantes de Saint-Malo. Pleine de nuages et de tiédeur, la matinée s’éventait d’un léger vent d’est, annonciateur de pluie.

Pierre et Yseult s’avançaient dans le vide de la rue. Pas de pavé ; la terre s’émiettait en poussière grise ; l’herbe était déjà longue de chaque côté des trottoirs de madriers. Entre les résidences de pierre et de bois, s’apercevaient des coins de campagne ; emblavures, prairies, prés où paissaient des vaches, bordure lointaine de la forêt. De robe noire et blanche, aussi propres que s’ils eussent été lavés, des veaux meuglaient dans un clos. Et à peu de distance, au bord du fleuve, se renflait la rondeur verte du Cap.

À l’appel de son mari, une femme sortit d’une maison inachevée, puis elle se mit à courir, un poupon dans les bras. Des cris s’entendirent.

Filant en silence comme une flèche, un jeune garçon les dépassa tous ; puis des hommes s’élancèrent dans le chemin qui montait en pente douce ; des jésuites même apparurent à la porte d’un vaste bâtiment de pierre et, comme s’ils eussent été aspirés par un courant, suivirent la foule.

— Mais qu’est-ce qu’il y a ? demanda Pierre. Et, déjà anxieux, il songeait aux Iroquois.

— Je vais voir, dit Yseult.

Elle s’éloigna à vive allure, fine silhouette en deuil. Parvenue à la ligne de faîte, là où l’on voyait le fleuve, elle se retourna, esquissa des signaux pressés. Pierre accourut, et soudain il vit :

— Un navire, un navire.

Voilure dehors, débouquant du chenal entre l’île d’Orléans et la rive sud, se détachant en bas, dans l’éloignement, sur un fond de nuages bleuâtres et de verdure, un gros bateau s’approchait.

Alors, le délire s’empara de la population : elle se rua dans la route tournante qui dégringolait de la falaise : hommes, femmes, enfants descendaient sans plus savoir ce qu’ils faisaient.

Et ils s’alignèrent sur le rivage, au ras de l’eau. Le silence se fit. Portée par la marée, poussée par le vent, voiles blafardes, la lourde nave progressait en ligne droite, sans un bruit, sur l’immensité du bassin. De nouveaux arrivés se joignaient toujours à la multitude tendue dans une douleur d’attente.

Les minutes s’écoulaient. Yseult avait de jeunes yeux perçants ; debout sur un poteau de l’appontement, soutenue par son père, elle regardait, pétrifiée dans un effort d’attention. Tout à coup, sa voix éclata, vibrante : —

— Papa, je vois des soldats !

Mais comme si elle eût tenu une proie sous ses regards, comme si elle eût été peu sûre de ce qu’elle avait d’abord distingué, elle ne remuait pas, elle ne se détournait pas. Puis elle cria encore : —

— Papa, je vois bien maintenant ; c’est vrai, papa, il y a des soldats… Je vais avertir maman.

Elle sauta, se retourna d’une pièce, fonça sans voir, heurtant des personnes, s’embarrassant les pieds dans des madriers ; elle faillit choir, se rattrapa, puis, sans modérer l’allure, disparut en arrière des maisons. Et maintenant la foule voyait. Elle acclamait et criait. Le canon commença de tonner, là-haut sur la falaise. Mais tout ceux qui, comme Pierre, avaient longtemps vécu dans l’enfer de cette angoisse, ne pouvaient ni regarder, ni crier : ils pleuraient.


FIN

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

VIII 
 7
VIII 
 25
VIII 
 58
IIIV 
 86
IIIV 
 113
IIVI 
 127
IVII 
 150
 167

VIENT DE PARAÎTRE
LA MAISON
AUX PHLOX
par
Michelle Le Normand


PRIX : $1.00
Imprimerie Populaire Limitée
Montréal