Imprimerie Populaire, Limitée (p. 7-24).
II  ►

— I —

Court et pansu, barbe et cheveux hirsutes formant une aire de foin blanc où nichait la figure rose, le capitaine hauturier Noé Jalobert surveillait le chargement de son navire dans le port de Saint-Malo. Jurant et riant comme un silène, il poursuivait, malgré sa lourdeur, les vaches beuglantes ; dans le soleil et la sonorité de cette matinée de mi-avril, il coltinait les colis aussi bien que les matelots, ou bien, une boîte à claire-voie remplie de poules au bout de chaque bras, il repoussait à coups de bottes vers des antres obscurs les agneaux qui glissaient sur le pont.

Puis, debout sur l’embelle, les pieds largement écartés, il dirigea l’arrimage d’un reste de provisions : barriques d’eau douce, feuillettes de cidre, barils de biscuits de mer, de riz, de pois, de lard, de bœuf salé et de farine, fourrage et grains, ameublements de colons et marchandises de traite pour les factoreries de la Nouvelle-France.

La nave de deux cents tonneaux s’enfonçait ligne à ligne. Mafflée comme son maître, construite de plançons de chêne chevillés, lourde, elle ne sacrifiait rien à la fantaisie ou à l’élégance. Dans son accastillage, ses manœuvres courantes et dormantes, elle exhibait les cicatrices de ses nombreux voyages aux mers du Ponant.

Des ruelles, les passagers débouchaient sur le port. Un jeune homme s’avança parmi eux d’un pas dur. Grand, les membres solides, il marchait vite ; sans ralentir, il traversait les groupes et contournait les obstacles. Mâchoires fermées, lèvres serrées sur les dents, regards lointains et peu mobiles, il fonçait sur son but.

Le capitaine le reçut sur le tillac, au milieu d’un rassemblement :

— Alors, on a grandi le grimelin ? On part seul pour le Canada ?

Le sourire de Pierre de Rencontre ramena soudain dans ses traits toute sa figure d’enfant. S’emparant des portemanteaux, le capitaine conduisit le jeune homme au gaillard d’avant, dans la grande chambre des célibataires.

— Tu poses ton bagage ici ; plus tard, je te dirai où j’ai placé tes provisions.

Pierre ne demeura qu’une minute dans l’obscurité de l’entrepont où plusieurs immigrants déballaient sur le plancher des coffres de bois recouverts de cuir. Il remonta, s’accouda sur le bordage, s’intéressant aux scènes d’adieu.

Là-bas, parmi la foule des oisifs, il vit s’insinuer son grand-père Servien. Une impatience le crispa. Il observait ce vieillard qu’il avait pénétré et qui lui déplaisait dans ses gestes, ses tics de langage. « Ces pas menus et vifs, se disait Pierre en lui-même, ces crochets pour saluer celui-ci, complimenter celle-là, ces arrêts répétés, c’est tout lui ». Car entre l’aïeul et le petit-fils se manifestait une opposition de nature qui créait l’antipathie.

Pierre se souvint aussi instantanément de la scène qui avait décidé de son départ. Il revit la profondeur de la pièce éclairée près de la cheminée par des bougies tremblotantes. Les mains jointes dans le dos, la taille cambrée, le grand-père Servien allait et venait dans la pénombre en discourant de sa voix nasale. Ses propos ressemblaient à sa démarche : il multipliait les circonlocutions, les approches obliques accompagnées de clins d’yeux. Enveloppées dans un flot de paroles, ses observations justes égratignaient comme des aiguilles d’acier dans des tampons d’ouate. Puis, certaines phrases détachées, compactes, formaient passage vers le but de l’entretien, à la manière des pierres plates espacées dans le lit d’un ruisseau.

Le grand-père avait débuté par un oracle sybillin :

— En vieillissant, on demeure devant soi-même comme devant une machine sur laquelle on n’a que bien peu de prise.

« Où veut-il en venir ? » s’était demandé Pierre, les sourcils froncés, guettant les prochains mots qui l’éclaireraient.

— Les hommes se distinguent autant les uns des autres qu’un insecte armé de pinces de celui qui n’en possède point ; il aurait fallu les différencier par des organes divers : personne alors n’aurait entretenu d’illusions sur soi-même ; chacun se serait rangé dans sa vraie place.

Pierre avait alors flairé la tendance des aphorismes du grand-père.

— Un travailleur est parfois égaré parmi les guerriers qui excellent à se battre contre leurs semblables : comment se défendra-t-il, penses-tu ?

Le jeune homme avait compris. Mal à l’aise, la figure en feu, il ne regardait plus le vieillard lucide qui poursuivait ses considérations.

— Sur cette terre, aucun guerrier ne peut demeurer auprès du travailleur pour le protéger tout le long du jour, car il a son propre travail à exécuter.

« Assez, assez », pensait Pierre excédé.

Le grand-père Servien devinait l’effet de ses propres paroles et il les adoucit aussitôt :

— Aucun mal à manquer d’esprit de finesse, de ruse : l’honnête travailleur jouit certainement du meilleur lot.

Mais en même temps, il se refusait à affaiblir l’impression de ses premières phrases, et il ajouta :

— Dans ce combat entre individus qu’est souvent la vie, certains sont aussi incapables de se défendre que s’ils étaient démunis d’armes au milieu d’une bataille.

Le grand-père se tut. Il laissa ces pensées choir dans l’esprit de son petit-fils sans les appliquer. Torture que cet examen de conscience qu’il avait conduit brutalement, mais avec sagacité ; il avait déchiré la complaisance en soi-même que Pierre pouvait entretenir, écarté d’un geste la continuité de ses plaintes, révélé d’une façon indirecte mais claire la cause de ses insuccès.

À la fin, le vieillard avait parlé « d’un pays où travailler en paix », de « larges espaces entre les autres et soi », et encore « d’endroits où les hommes se battaient contre la nature au lieu de se battre entre eux ».

Mi-bousculé, mi-consentant, Pierre avait décidé de partir. Il n’avait pas pardonné au grand-père Servien qui approchait sur l’appontement encombré. Il détestait dans cet homme les qualités qu’il ne possédait pas sans doute : la souplesse des petits pas attentifs aux obstacles, la menue monnaie des amabilités, l’adresse des paroles, l’application continue aux petites choses, le souci de poser chaque jour une pierre de l’édifice à construire, l’art d’obtenir l’agrément de chacun pour son entreprise, de dissuader les volontés contraires et de déplacer délicatement la difficulté. En face de ce type humain, Pierre éprouvait de la répulsion comme devant un reptile.

Les paroles d’adieu manquèrent de sincérité. Le grand-père s’éloigna et Pierre le suivait des yeux, hypnotisé par son aversion. Celui-ci pensa à sa mère qu’il avait quittée dans la paix de la maison. Soudain, il aperçut une jeune fille qui se tenait immobile à quelque distance : il la reconnut immédiatement. Elle laissait sa présence agir de loin, à la façon d’un aimant. Pierre sentait la force de cette attraction. Il était troublé. Hier encore, il l’avait rencontrée à l’improviste dans la rue ; comme toujours, sa beauté l’avait décontenancé. Ses regards s’attachaient à cette figure avec une telle volupté qu’il avait l’impression de ne pouvoir les détourner qu’avec effort ; il balbutiait, tout à la jouissance de l’examiner pendant qu’elle parlait. Pourquoi était-elle venue ? Sa présence s’expliquait-elle par le regret, par la bonté, par un changement de dispositions ? À tout hasard, il éprouva un peu de reconnaissance. Mais il ne remua pas. Rien, lui semblait-il, ne pouvait plus changer leur passé si court, plein de jalousie et d’orages. Son départ était de l’ordre des choses irrémédiables. Alors il se contenta de la regarder de loin, les mains crispées sur le bastingage, lui disant en lui-même l’adieu final.

Brune, décidée et curieuse, une fillette de sept ans peut-être, vint s’accouder à côté de Pierre.

— Et comment t’appelles-tu ?

— Anne Le Neuf.

— Où vas-tu ?

— En Nouvelle-France.

— Toute seule ?

Elle rit soudain comme si une gaieté inextinguible s’allumait en elle.

— Mais non. C’est ma maman, là-bas ; et puis là, c’est papa ; et puis mon oncle, des tantes, grand’mère Le Marchand, mes cousins, mes cousines.

— Vous partez tous ?

— Oui. Qui regardes-tu là-bas ?

— Là-bas ? C’est Ysabau.

— C’est ta sœur, Ysabau ?

— Non.

Ils entendirent le cri anxieux de la maman et Anne s’éloigna en sautant par-dessus les cordages. Pierre retomba dans sa solitude. Là-bas, Ysabau n’avait pas changé de place ; et lui, il éprouvait la tentation de crier : « Ysabau, Ysabau ».

Parmi les grincements de poulies et les cris des matelots s’élevèrent soudain le long des mâts, aussi transparentes et ruisselantes de lumière que si elles avaient trempé dans du soleil, de vieilles voiles carrées qui claquèrent au vent et se gonflèrent. Elles s’accrochèrent très haut, étalant sur un fond gris la blancheur de grandes pièces. Le Don-de-Dieu bougea imperceptiblement, puis il prit son élan.

Pierre suivait des yeux la forme de plus en plus indistincte de la jeune fille. Celle-ci courut jusqu’au bord de l’appontement. Pierre éprouvait une sensation violente, comme de liens qui se déchirent, fibre à fibre, avec lenteur.

Il partait dans l’humiliation, sa confiance en soi anéantie ; il emportait en plus le souvenir des épisodes torturants de ce premier amour ; aucun succès ni dans un domaine, ni dans l’autre. Mais il n’abandonnait point son poste, regardant s’éloigner et surgir en même temps dans son aspect de chose lointaine, la ville ceinturée de remparts.

Plus tard, le court navire commença de cogner du nez dans les fortes vagues de l’Atlantique. Et se déroulèrent jusqu’à l’horizon, la mer bleue, le firmament émaillé de petits nuages neigeux ; ainsi s’ouvrit l’immensité sans ombre, sans obstacle pour la vue, avec sa luminosité, sa fraîcheur crue. Le vent devint plus fort. Presque tous les passagers avaient disparu. Pierre ne connaissait plus maintenant que sa liberté. Il éprouvait la sensation physique de sentir contraintes et lisières se dénouer et tomber à ses pieds. Son corps pouvait remuer, se détendre, jouer de ses muscles sans gêne aucune, dans une souplesse reconquise.

Plus tard, Pierre descendit dans la grande chambre des hommes seuls. Il avait fallu fermer les hublots. Des malades geignaient du fond des matelas déroulés sur le plancher. Dans la salle des gens mariés et dans celle des femmes seules, les mêmes scènes se produisaient sans doute. Pierre remonta vite sur le pont. Il y rencontra Anne. Robuste, le pied marin, chaudement enveloppée dans une casaque et coiffée d’un chaperon, elle affrontait le gros temps en se cramponnant aux cordages. Elle enfonça brusquement sa paume chaude dans la grande main de son ami et commença de le suivre. Au passage, le capitaine Jalobert la souleva dans ses bras :

— Et ta maman n’a pas peur de te perdre ?

— Maman est malade.

— Et ton papa ?

— Il a dit que je devrais répondre à l’appel deux fois par jour.

Le capitaine rit, la peau rose un peu ridée entre les brins de la barbe blanche. Pierre de Rencontre demanda de coucher dans un hamac comme les matelots : la pensée de passer de longues nuits dans l’obscure et froide fétidité de la chambre commune lui donnait déjà des nausées.

— Je veux un hamac, moi aussi, demanda Anne.

— Tu es trop petite, le vent va t’emporter et tu te réveilleras le matin avec les morues.

Anne rit encore de son rire abondant, frais et sain.

Comme une lune lisse et sans éclat, le soleil s’enfonçait peu à peu dans l’eau de la mer. Alors il fallut descendre pour le repas. Pierre pénétra dans la pénombre de la cuisine mal éclairée. Des marmites mijotaient sur un fourneau de briques bien calé au centre. Par groupes de quatre ou de cinq, les passagers se cuisinaient des mets avec les provisions qu’ils avaient apportées ; ensuite, assis sur le plancher, ils puisaient à tour de rôle dans le même plat. Incommodés par les mouvements violents du navire, plusieurs étaient demeurés couchés. Pierre mangea peu ; il puisa dans un coffre des noix, des raisins secs, des pommes, et il s’enfuit. À la porte, il cueillit Anne qui le guettait.

— As-tu dit à ton papa que tu coucherais dans un hamac ?

— Oui. Il a dit : « Tiens, en voilà un mathurin ; et demain, je suppose, tu voudras monter à la hune ? » J’ai répondu : « Mais oui, bien sûr ». Ils ont ri, puis ils ont dit : « Tu nous abandonnes pour ton ami Pierre, tu ne nous aimes pas ». Moi, je répétais : « Je viendrai vous voir, je veux coucher dans le hamac ». Grand’mère a pris ma part : « Laissez-la coucher dans le hamac, cette enfant ; on n’est pas tellement bien ici ; le grand air ne lui fera pas de mal ». Et papa a crié : « Petite garçonnière, va coucher dans ton hamac ; mais si ton ami Pierre ne prend pas soin de toi, j’aurai deux mots à lui dire avec ce sabre ».

La même nuit, Anne et Pierre reposèrent dans les rudes hamacs, à la suite des matelots, respirant la crudité de l’air marin.

Le lendemain, Pierre s’immobilisa devant le commandant, tête haute, regards droits :

— Capitaine, la traversée sera longue les bras croisés.

Front et sourcils plissés, comme s’il défendait ses yeux contre le soleil, le capitaine le scrutait :

— Bon. Les tâches ne manquent pas, mon gars.

Il lui assigna des corvées de plus en plus difficiles. Depuis l’enfance, Pierre n’avait-il pas toujours rêvé à ces merveilles : grimper aux échelles de cordage, empoigner la barre et conduire devant soi, comme un percheron ardent, le navire poussé par sa haute voilure ; utiliser les vents ; carguer ou hisser chaque voile, en connaître le nom ; hâler les manœuvres courantes, nouer toutes les espèces de nœuds ; recevoir, entre les gaillards, le heurt de lames vertes ; prodiguer ses forces, utiliser sa souplesse, braver les risques, subir les violences et les bénignités de la mer, chanter à tue-tête par les journées de bise qui penchent le navire sur la bande ?

— Hein, si elle te voyait ta maman, mon luron, juché sur la pointe des vergues !

Pierre riait. Le capitaine Jalobert revoyait les traits du bambin qui, il n’y a pas si longtemps, trottinait dans les rues de Saint-Malo.

— Bonne mère ! pensait-il, c’est un gosse.

Et le gosse plongeait dans cette aventure. Il s’entraînait à manier le merlin, débitant des bûches en billettes pour le cuisinier ; il affénait les brebis et les vaches ; il saignait poules et cochons. Aucun labeur ne lui répugnait pour lier connaissance avec les choses et les animaux. Toute besogne recélait la saveur d’une initiation. Et le capitaine Jalobert pressait Pierre dans cette voie.

— Un corps humain, disait-il, est-ce fabriqué pour se camper immobile sur une chaise ? Est-ce articulé pour demeurer droit ? Les poumons, il leur faut de l’air à grandes lampées. Ne te laisse pas rouiller, mon gars, si tu veux bien dormir, bien manger, chanter par là-dessus.

Quand il se souvenait une seconde de Saint-Malo, Pierre constatait la transformation qui s’était opérée soudainement en lui par suite du changement de milieu. Quelques jours s’étaient à peine écoulés, et il ne reconnaissait pas l’individu maussade et inquiet qu’il avait été la veille. Il jouissait du bonheur des muscles et des membres en action, des sommeils sans faille, de la pureté de l’air, des vents, du froid, de la chaleur et du soleil. Défiance, pessimisme, tristesse, manque de confiance en soi s’étaient évaporés comme la rosée. Des flots d’énergie vitale l’animaient de leur véhémence. Il buvait à pleine coupe la saine rudesse de l’amitié. Plein d’assurance et d’optimisme maintenant, il se redressait de toute sa taille. Il lançait son défi au monde. Son être s’épanouissait dans des conditions de vie favorables ; une fois délié des enlacements d’un milieu hostile, il poursuivait avec vigueur sa croissance interrompue ; une fermeté nouvelle et l’orgueil de sa force se lisaient dans ses yeux.

Par sa seule présence, la petite aidait à cette transformation sans y penser ; son insouciance et son exubérance prêchaient d’exemple. Le soleil et le grand air l’avaient si bien hâlée que Pierre lui disait :

— Au débarquement, les gens de la Nouvelle-France vont s’écrier : « Tiens, une négrillonne des Îles».

Tout le dôme du ciel s’était comblé comme une coupe d’un brouillard d’ouate lumineuse. Empanné dans ce paysage de blancheur arctique, le bâtiment se dessinait en noir goudron, voilure inerte. Fatigués par l’oppression de cette bourre immatérielle et froide, les matelots s’agitaient comme des fantômes. Et par vastes champs couleur de mercure, la mer, animée d’un mouvement de haut en bas, se soulevait et s’abaissait, comme sous l’effort de profondes respirations.

Le capitaine commanda d’ouvrir écoutilles et hublots. Des trois grandes chambres et des cales fusèrent des émanations méphitiques aussi épaisses qu’une fumée. Et surgirent l’un après l’autre, dans la pâleur de l’air, des êtres exsangues, dévorés de furoncles, pourris par le scorbut, à demi asphyxiés. Ils demeuraient étendus sur l’embelle, mal à l’aise, respirant cette vapeur qui adhérait à leurs poumons ainsi qu’une poussière aqueuse.

Affalé de fatigues, des fibrilles rougeâtres zébrant le blanc de ses yeux, le capitaine Jalobert observait la montée de cette procession. L’accoutumance l’avait endurci à ces spectacles. Mais Pierre de Rencontre demeurait stupéfait.

— Ce n’est pas un navire, c’est un hôpital, disait-il au capitaine.

— Nous touchons aux Grands-Bancs ; qu’une brise nous y pousse et la morue remettra tout le monde.

Le Don-de-Dieu avait quitté Saint-Malo depuis sept semaines. Au début, chacun avait consommé ses vivres frais, abattu ses animaux vivants. Bœuf et lard salé s’étaient ensuite épuisés ou ils avaient ranci ; le biscuit de mer s’était corrompu ; il fourmillait de vers. L’eau saumâtre rebutait les estomacs.

Voyage qui différait peu des autres cependant : vents favorables, vents contraires, avances et reculs, fuites devant des corsaires, grains, pluies, neige, beau temps, lames qui secouaient comme un tambour de basque le petit vaisseau solide, et enfin grosse tempête qui avait disloqué la mer pendant quinze jours et venait de s’amortir dans un calme plat.

Le soleil argenta le brouillard et le rendit translucide. L’équipage se mit alors au travail, rapiéçant les voiles, rectifiant les gaillards, curant et nettoyant à grande eau.

Pierre errait, désœuvré. Cette halte produisait sur lui des effets imprévus. Mer, liberté, nouveauté avaient agi comme de l’esprit de vin. Hier, Pierre était ivre ; il avait cessé de penser au passé, à l’avenir ; il avait ri, chanté, travaillé sous l’effet d’une griserie physique. Aujourd’hui, son effervescence s’affaissait. Il revenait à lui-même.

Alors Pierre de Rencontre scrutait cet horizon illimité, ces lointains de silence emplis de vide et de mystère.

— Que regardes-tu là-bas ? demanda Anne.

— La Nouvelle-France.

— Tu te moques : on ne voit rien.

Au départ, l’amertume du passé remplissait tellement son cerveau qu’il n’avait pas réfléchi à autre chose. Des notions sur le Canada, il en possédait comme tout bon Malouin. Depuis un siècle et plus des bâtiments glissaient hors du vieux port pour s’évanouir dans les brumes ; ils retournaient au bout de sept ou huit mois avec la description de mystérieuses « maladies de terre » ; ils rapportaient des cargaisons de poisson et de fourrures. Les équipages parlaient de froid, de neige, d’une âpre nature peuplée de Sauvages.

Pierre avait peu écouté son grand-père prodigue de renseignements. Et maintenant, faits, exagérations, légendes, s’amalgamaient pour former l’image d’un pays revêche. Quel était au vrai ce continent qui se défendait contre toute intrusion par des distances si démesurées ? Un peu inquiet comme la majorité des passagers, terriens d’origine, il recherchait maintenant la compagnie des colons qui couraient au même destin. Anne l’entraînait dans l’orbite de la famille Le Neuf. Des terreurs avaient envahi l’esprit des femmes.

— Ce n’est pas la route de la Nouvelle-France, mais celle du cimetière, affirmait la grand’mère.

Son fils aîné, monsieur de la Potherie, supportait mal la traversée. Mais monsieur du Hérisson conservait son égalité d’humeur. Esprit positif et froid, sans imagination, peu doué de cette sensibilité qui produit les sentiments excessifs, il s’opiniâtrait dans une appréciation plus exacte des événements et préservait son sens de l’humour.

— Ces deux mois nous approvisionnent de souvenirs pour la vie, disait-il.

Ses propos dans le brouillard rétablissaient le sang-froid de ces gens exténués de misères.

C’est monsieur du Hérisson qui avait porté toute sa famille à transmigrer. Il avait tiré des renseignements de Champlain, de Pont-Gravé, des armateurs De Caën ; il avait lu plusieurs ouvrages attentivement ; l’hiver passé, Olivier le Tardif, de passage en France, lui avait soumis des projets bien conçus. C’est donc dans une entreprise mûrement étudiée qu’il s’était embarqué avec tous les siens. Lui seul savait bien où il allait.

— Notre domaine manquait d’ampleur, disait-il à Pierre ; nous menions une existence de plus en plus étriquée. Là-bas, demander suffit : nous obtiendrons des seigneuries aussi riches et aussi étendues que nos désirs. À l’heure présente, la Nouvelle-France a besoin aussi de gens comme nous tous : colons, soldats, officiers, notables.

S’il n’exagérait pas les maux de l’état présent, monsieur du Hérisson n’exagérait pas non plus les espoirs. À l’entendre, il ne s’acheminait pas vers un pays de Cocagne. « Il faudra souquer dur », disait-il. La virile précision de son intelligence ajustait exactement la parole à l’idée, le sentiment à l’objet, sans ces bavures que l’imagination produit. Elle se défendait même contre l’intempérance de l’espoir et prévoyait les obstacles.

Pierre de Rencontre éprouva le calme de cette amitié ; la pondération des propos le délivrait des appréhensions. Quant à monsieur du Hérisson, il devinait la soif d’apaisement du jeune homme. Il le regardait souvent lorsque la silhouette de ce dernier, à l’avant du bâtiment, se haussait de façon démesurée dans la pénombre fantomatique du brouillard. De son regard investigateur, il avait deviné bien des parties du caractère de cet aventurier : l’imagination, par exemple, la sensibilité, et, soudain, comme par une déchirure de la vision, des fonds de souffrance ; l’air distant, abstrait, qui ne correspondait ni à du mépris pour les autres, ni à de la morgue, mais plutôt à un jeu intérieur de rêves et de pensées ; la passion qui animait les yeux noirs, une promptitude à comprendre, la volonté qui imprimait déjà à la figure un dessin net. Monsieur du Hérisson le suivait de l’œil avec bienveillance et curiosité ; il le voyait marcher de son grand pas direct, évitant les obstacles comme par miracle. Pierre soulevait Anne dans ses bras, il lui parlait avec cette ingéniosité du cœur que la feinte n’imite pas.

— Sincérité de part en part, sincérité compacte, pensait monsieur du Hérisson ; a-t-on jamais eu idée de partir dans la vie armé de cette façon ?

De la nuit où elle gîtait, la vigie hurla : « Terre, terre ».

Les passagers ne discernaient à l’avant, au ras de l’eau, qu’un point lumineux ; à chaque instant, une vague plus forte le dérobait aux regards.

— C’est un feu sur la Table-à-Rolland.

De bonne heure le lendemain matin, Pierre sauta à bas de son hamac. Enfin immobile en mer étale, le bâtiment reposait sur son ancre au milieu d’une crique sablonneuse bordée de forêt. Le soleil déjà chaud s’enlevait dans l’air. Sur le gaillard d’arrière, un matelot tout excité cria :

— L’île Percée ! l’île Percée !

Pierre entendit des pas de course. Il s’avança lui aussi et s’arrêta, saisi. La pointe du triangle de terre dans lequel se creusait l’anse, se haussait pour former un haut promontoire de roc gris aux flancs accores ; et la prolongeant à quelque mille pieds en plein océan, murant le ciel de sa masse rougeâtre, un long rocher taillé en forme de navire, la proue relevée, s’avançait vers le port. Dans sa carène érodée, creusée de cavernes par le heurt perpétuel des vagues, s’ouvraient, comme trois portails gothiques, trois géantes ouvertures qui donnaient vue sur l’autre mer ; une mince bande d’herbes couronnait le sommet lointain et, plus haut encore, goélands et cormorans voltigeaient en nuages indistincts.

L’autre extrémité de l’anse s’exhaussait de même manière ; façonnée en gros cap carré tout d’abord, puis montant et montant toujours, en zigzags et en angles déchiquetés, elle courait le long d’une falaise convexe et rouge, atteignait un pic rose, dénudé, dont il ne subsistait qu’une moitié, face au levant, face aux tempêtes de l’est.

Une seconde baie s’ouvrait sur l’autre côté de ce triangle de terre barré à sa base par un large mont massif, vu de flanc, taillé en musoir du côté du sud. On accédait à la large table du sommet, — la Table-à-Rolland, — par un tremplin boisé. Enrobé de conifères, le morne se carrait dans une atmosphère si pure qu’il semblait coiffé d’une cloche de verre.

— L’île Percée ! l’île Percée ! criaient les matelots réjouis devant cette anse échancrant le littoral du continent inconnu.

À cette première escale, l’équipage renouvellerait la provision d’eau, embarquerait du bois, du poisson frais et des vivres. L’un des premiers, Pierre de Rencontre descendit dans l’énorme chaloupe qui avait encombré le pont pendant la traversée et traînerait désormais à l’arrière au bout d’un filin. Tenant Anne par la main, il sauta sur le banc de graviers que les lames roulaient avec des paquets d’algues. Mais ils étaient si longtemps demeurés sur la mer qu’ils en portaient l’instabilité dans leur cerveau : la grève sur laquelle ils s’aventurèrent oscillait, plongeait, se relevait sous leurs pas comme le pont du navire ; la côte s’abaissait et montait ; et, à chaque enjambée, tout en riant, ils accomplissaient le geste inconscient d’équilibrer leurs corps ou de se retenir à quelque main courante ou à quelque câble. Ils firent halte tout de suite près d’une biscayenne accostée en face d’un échafaud, table visqueuse, noire, où la sanie, le sang semblaient suinter des aies. Un pêcheur transperçait, de la pointe rouillée d’une gaffe, les morues de taille énorme débordant des tilles ; la gaule ployant sous le poids, il les déposait sur l’établi. De sa main gantée de cuir, armée d’un couteau au fil ardent, le piqueur ouvrait une large entaille dans les ventres blancs ; il poussait les poissons l’un après l’autre au décoleur qui arrachait la tripaille et fauchait la tête ; le trancheur pratiquait deux incisions et l’arête sautait d’un coup de pouce ; toujours glissant sur les planches poisseuses, la morue basculait enfin dans les esquipots d’où, après de nombreux lavages, elle échouait entre les mains du saleur.

Également morcelée entre tous les propriétaires de navires, la grave disparaissait à perte de vue sous le tapis des morues triangulaires soumises toutes ouvertes à la dessiccation par le soleil, et qui s’amincissaient, se recroquevillaient, se bistraient, s’allégeaient de toute leur eau ; ou bien qui, entassées en moutons, — hautes piles circulaires semblables à de gigantesques roues pleines couchées sur le gravier, — obstruaient la plage pendant que s’accomplissait en elles une mystérieuse fermentation.

Et mouillés dans chaque baie, de nombreux morutiers oscillaient avec leurs mâts et leurs cordages ; les matelots s’occupaient sur les grèves à tourner et à retourner le poisson, à construire et à démolir les moutons, à transporter la morue sèche dans les cales ; biscayennes et gribanes allaient et venaient sur la mer ; au large, à chaque bout d’une île courtaude, des rangées de doris se balançaient à l’ancre au-dessus des meilleurs fonds ; des filets de fumée s’élevaient des baraques enfouies sous la futaie ; des rues dégringolaient des hauteurs. Long comme un pan de forteresse, le rocher roux subissait l’assaut des lames qui rejaillissaient sur ses flancs. Et, planant sur le tout, piailleurs, le bec jaune, des goélands aux ailes roides flottaient aux courants d’air, ajoutant la blancheur de leur plumage au rouge des falaises, au bleu foncé de la mer, au bleu pâle du ciel, au vert des forêts grimpant dans toutes les directions sur les hauteurs.

— M’avez-vous dit que la morue manquait ? demanda Pierre à un grand pêcheur maigre aux moustaches gauloises.

Celui-ci sourit imperceptiblement. « Venez avec moué », dit-il. Il les conduisit à l’embouchure d’un ruisselet, dénoua un câble, puis il hâla de vastes hannetons. Dans l’un, longs et forts, se profilaient, bien rangés, des saumons d’une taille comme Pierre n’en avait jamais vu, dans l’autre rampaient à reculons d’énormes homards au dos verdâtre. Indiquant la mer, le pêcheur dit :

— Vous pourriez en charger de pleins navires… En leur saison, les maquereaux rompent les filets, comme l’églefin, le flétan, le hareng. Les troupeaux d’épaulards se promènent là-dedans…

Pierre comprit alors l’expression dont son grand-père s’était servi : « pays vierge ». Durant ce premier contact avec le nouveau monde, son regard embrassait tout à la fois la mer et la terre : partout, abondance de poissons, d’oiseaux, de bois ; multiplication libre, pullulation de la vie animale et végétale ; croissance prolongée des individus qui atteignaient des âges et des volumes incroyables. À elle seule, cette grève couverte de morues comme de grandes tuiles imbriquées, donnait une sensation de richesse.

— Un bon pays alors, la Nouvelle-France ?

— Un bon pays ? Ça dépend. Pour se nourrir, oui. Mais pour le climat ?

Un Normand de race pure ; tout s’équilibrait exactement sous sa parole : un avantage en face d’un désavantage ; une richesse en face d’une pauvreté ; un pour et un contre.

— Et cette petite demoiselle, ça vient vivre avec les Iroquois ?

Un peu étrange et dur, le mot barbare s’inséra dans la mémoire de Pierre. Mais celui-ci s’amusait trop du contraste entre cette bambine aux jolies vêtements et ce pêcheur barbu, pour demander d’autres renseignements.

— Vous avez passé avec le capitaine Jalobert ?

— Oui.

— Ah ! un vrai marsouin, celui-là.

Au départ, un coup de canon salua les morutiers. Après avoir rebroussé chemin, le Don-de-Dieu contourna la pointe de Gaspé et s’engagea, proue vers l’ouest, dans le fleuve Saint-Laurent. De nouveau, les côtes s’évanouirent ; les passagers avaient l’impression de se retrouver en pleine mer si ce n’est que la marée, à certaines heures, formait courant et les poussait vers l’intérieur. Parfois une bande bleuâtre se dessinait au nord ou au sud. Pierre s’impatientait :

— Mais où nous menez-vous, capitaine Noé ? Retournons-nous en France ?

— Mais non, mais non, nous naviguons sur le fleuve.

— Le fleuve Saint-Laurent, capitaine Noé ? Vous voulez badiner.

Chaque année, les passagers le questionnaient ainsi. Il riait ; il les conduisait devant une carte ancienne. Et sur le parchemin, ils examinaient tout l’estuaire, immense corne d’abondance orientée vers le sud-est.

— Et nous sommes là, indiquait le capitaine de son doigt boudiné.

Les marsouins au ventre blanc apparaissaient à la surface et plongeaient en décrivant un cercle ; les épaulards lançaient leurs jets d’eau ; sur les battures rocheuses, par centaines, les phoques se chauffaient au soleil ; les goélands suivaient le navire ; leurs cris rauques semblaient la clameur même de la mer.

— Traversons-nous le pays de part en part ? demandait Pierre.

Enfin les rives se rapprochèrent ; bientôt, elles formèrent une large avenue sinueuse, où apparaissaient de loin en loin des îles bleues baignantes dans des immensités d’eau lisse. Au nord, les montagnes constituaient la berge même ; au sud se déroulait un plateau, et la sylve s’étendait, sans limites, épaisse et serrée comme une toison.