Les Opérations maritimes dans la Baltique et dans la Mer du Nord pendant la guerre de 1870

Les opérations maritimes dans la Baltique et la mer du Nord
J. Layrle


LES
OPERATIONS MARITIMES
DANS LA BALTIQUE ET LA MER DU NORD

L’inaction dans laquelle sont restées les flottes de la France et de l’Allemagne est devenue au lendemain de la guerre un sujet d’étude pour les deux pays. Ici l’opinion veut savoir s’il n’appartenait pas à notre marine de prêter un concours utile aux opérations engagées sur terre ; là elle demande dans quelle mesure l’escadre prussienne pouvait accorder à la flotte marchande une protection qui lui a fait absolument défaut. La critique, toujours facile lorsqu’elle peut glaner sur un champ aussi étendu, a pris quelquefois une tournure passionnée ; des paroles amères ont été prononcées non-seulement en France, où l’immensité de nos malheurs peut leur servir d’excuse, sinon de justification, mais encore en Allemagne, où l’orgueil de la nation semble ne pas trouver une satisfaction assez complète dans la gloire de ses armées. En France, les sacrifices consentis par le pays depuis de nombreuses années cherchent dans le rôle de nos escadres une compensation suffisante ; en Allemagne, l’argent dépensé brusquement par le gouvernement pour se procurer une flotte semble stérile devant les perles infligées impunément à la richesse commerciale. Il nous a paru que ces récriminations tombaient devant une étude approfondie de la question, et nous avons cherché, pour la marine française au moins, à démontrer que son rôle, depuis le commencement des hostilités, avait été dicté par la marche même des événemens. Des discussions auxquelles a donné lieu l’inaction de la flotte allemande, nous ne voulons relever qu’un point, la nécessité admise par nos adversaires d’accroître la puissance maritime de leur pays. Une nation qui, pour le commerce, occupe le troisième rang et ne reconnaît d’autre supériorité sur mer que celle de l’Angleterre et des États-Unis, ne saurait s’effacer au point de refuser une protection efficace à sa flotte marchande. Les temps où l’escadre prussienne ne songeait qu’à s’abriter derrière les défenses naturelles de son littoral doivent être oubliés comme des souvenirs fâcheux pour sa marine. C’est vers un rôle offensif que tendent désormais tous les efforts de la flotte allemande, et le gouvernement peut être certain que dans cette voie il sera soutenu par l’élan national. Les dépenses considérables qu’entraînera l’augmentation de la flotte de guerre sont unanimement sanctionnées ; déjà des esprits clairvoyans, devançant l’opinion des masses, parlent de la nécessité de posséder au loin des colonies qui puissent, le cas échéant, servir de points de ravitaillement, et réclament dans la Mer du Nord l’achat d’Heligoland, cet îlot anglais dont l’occupation, même en temps de paix, est un observatoire blessant pour le patriotisme des anciennes villes hanséatiques de l’Elbe et du Weser. Nous nous contenterons de signaler l’accord établi sur ces sujets entre les divers organes de l’opinion. Il appartient à ceux qui sont appelés à discuter les destinées de notre marine de tirer de ce fait les conclusions naturelles et de prendre les dispositions les plus propres à sauvegarder non-seulement les intérêts de notre commerce extérieur, mais encore l’existence des richesses répandues sur notre littoral.


I

Avant d’examiner les incidens qui ont marqué les opérations accomplies sur mer pendant la guerre de 1870-1871, il importe d’établir nettement la force des deux nations engagées et les conditions dans lesquelles chacune s’était préparée à la lutte. En ce qui concerne la France, pareil travail serait superflu, le pays n’ayant jamais dissimulé ses prétentions à une certaine prépondérance navale ; mais pour l’Allemagne du nord il est nécessaire qu’un historique succinct, rappelant les efforts tentés pendant les dernières années, permette à l’opinion de se former une idée exacte des aspirations maritimes entrevues par nos adversaires.

Quand éclata la guerre de 1848, la Prusse n’existait pas comme puissance navale. Quelques canonnières manœuvrées à la rame défendaient seules les entrées de ses ports, insuffisans comme profondeur d’eau, à de rares exceptions près, pour donner abri à des navires de haut bord. Sa première corvette de guerre, l’Amazone, avait paru en 1844 ; son commerce de long cours était nul ; le blocus forcé auquel le froid condamne dans la Baltique les puissances riveraines réduisait d’ailleurs à néant les velléités maritimes qu’elle aurait pu concevoir. Lorsqu’en mars 1848 les sujets allemands des duchés se révoltèrent contre le Danemark, et que le roi de Prusse, saisissant avec empressement une occasion de donner à l’exaltation populaire une diversion nouvelle, franchit sans déclaration préalable la frontière danoise, il n’avait pas un navire de guerre véritablement digne de ce nom à opposer aux vaisseaux de l’ennemi. Les événemens se chargeaient, il est vrai, de lui montrer en quelque sorte l’inutilité d’une marine. Cette guerre des duchés présentait en effet le spectacle étrange d’un vaisseau, le Christian VII, détruit dans la baie d’Eckernförde par le feu de deux petites batteries de campagne sans pouvoir infliger à son ennemi la moindre perte. Cependant il était facile de prévoir que le cas du vaisseau danois allait devenir une exception, qu’avec des navires pouvant tromper le calme au moyen d’appareils à vapeur des victoires de cette nature étaient désormais impossibles. L’apparition des premiers vaisseaux à hélice, le Charlemagne et le Napoléon, date de 1852, et c’est à cette époque que l’on voit poindre pour la première fois en Prusse l’ambition de jouer dans l’avenir un rôle prépondérant sur mer. Le 20 juillet 1863, le roi signe avec le grand-duc d’Oldenbourg un traité par lequel celui-ci lui abandonne, moyennant le prix de 1,875,000 francs, la souveraineté dans la Jahde d’un territoire mesurant à peine quelques centaines de mètres, de la commune d’Heppens, qui comptait 109 habitans, à charge pour la Prusse de faire construire un chemin de fer entre Heppens et Minden. Bientôt des difficultés surgissent à l’occasion de ce chemin de fer, dont le tracé vient couper un morceau du territoire hanovrien, et, dans le nouveau traité qui intervient en 1854, la Prusse arrondit déjà sa souveraineté d’Heppens du terrain nécessaire à un polygone et à un champ de manœuvres ; elle obtient même le droit de construire trois forts destinés à protéger son acquisition récente contre une attaque de l’intérieur.

Jusqu’aux grands événemens militaires qui marquèrent l’année 1866, l’Europe ne sembla point se préoccuper de l’existence de ce comptoir, dont la raison d’être devait d’ailleurs paraître inexplicable. La marine prussienne n’avait pris aucun développement : en 1853, elle ne possédait que deux corvettes et deux avisos à hélice ; en 1864, bien que le nombre de ses navires eût sensiblement augmenté, sa force maritime consistait principalement en canonnières destinées à naviguer dans les eaux fermées de la Baltique. Aussi, lorsque la confédération germanique prit en main la revendication des duchés allemands gouvernés par le Danemark, l’Autriche se trouva-t-elle seule, pour ainsi dire, à supporter les coups de la flotte danoise. Tous les marins se rappellent encore le combat meurtrier dans lequel le commandant Tegethoff, avec cette audace qui devait rencontrer plus tard une si glorieuse récompense, lança le Schwartzemberg et le Radetzki à la rencontre du Niels-Juel, du Jutland et de l’Heimdal. La Prusse était représentée dans cet engagement par l’aviso l’Adler, spectateur éloigné et presque inoffensif, par les canonnières Basilisk et Blitz, acteurs impuissans dont le tir à grande distance ne fut d’aucune efficacité contre les frégates danoises. Le Schwartzemberg en flammes, difficilement couvert par le Radetzki, dut chercher derrière la ligne de neutralité d’Heligoland un refuge contre l’incendie et les boulets. Dans la Baltique, la marine prussienne n’eut rien à opposer aux chaloupes danoises qui parcouraient le Petit-Belt ; la Thetis, quoique seule, put interrompre la communication maritime avec Kiel ; Femern fut surveillé par une frégate et deux canonnières ; deux navires suffirent à la protection des côtes du Jutland ; enfin le petit navire cuirassé le Rolf-Krake inquiéta jour et nuit l’aile droite des Prussiens lorsqu’ils entreprirent le siège de Duppel. Duppel emporté, l’absence de tout matériel maritime empêcha encore les Prussiens de passer dans l’île d’Alsen, et réduisit l’action militaire à une canonnade entre Duppel et Sonderbourg, par-dessus ce bras de mer devenu pour les confédérés allemands un fossé infranchissable.

Le triomphe de la Prusse sur la confédération germanique et les annexions qui en furent la conséquence permirent enfin aux Allemands d’entreprendre la réalisation des grands rêves maritimes entrevus autrefois par les conseillers du roi Frédéric-Guillaume IV. Cette prétention, que la Prusse par l’achat d’Heppens avait laissée poindre dès 1853, de jouer dans la Mer du Nord un rôle prépondérant, prit tout à coup un développement considérable. L’annexion du Hanovre décrétée, l’ancienne commune oldembourgeoise de 109 habitans fut désignée sous le nom de Wilhelmshaven comme le grand arsenal futur de la Mer du Nord, et quand le roi Guillaume, accompagné des ducs d’Oldembourg et de Mecklembourg, en fit l’inauguration au mois de juin 1869, Wilhelmshaven avait déjà coûté 36 millions de francs.

Dès le lendemain des événemens qui la faisaient passer sous la domination de la Prusse, l’Allemagne du nord sentait la nécessité de devenir une grande puissance maritime. Le budget de 1867, dans ses prévisions, attribuait déjà à la flotte un personnel futur de 435 officiers et de 10,000 hommes ; le matériel correspondant à ce nombreux effectif comportait 16 cuirassés, 20 corvettes, 8 avisos, 22 canonnières, et comme il était impossible, même à prix d’argent, de faire sortir une pareille flotte d’arsenaux dont la création venait seulement d’être décidée, ce fut l’étranger que le gouvernement allemand chargea de lui fournir rapidement le matériel inscrit à son budget. A l’Arminius, seul navire cuirassé que possédât la Prusse, et dont les services avaient été utilisés en 1866 dans l’Elbe, tant pour protéger la marche du corps de Manteuffel que pour enlever les batteries hanovriennes de Brunshausen, vinrent successivement s’ajouter plusieurs grandes frégates que l’industrie privée avait mises sur les chantiers pour le compte d’autres puissances européennes. Ainsi les navires que nous verrons jouer un rôle dans la guerre de 1870-1871 étaient tous de provenance anglaise ou française : le Kronprinz et l’Arminius sortaient des docks de Samuda à Poplar, le Kœnig-Wilhelm était un produit de la Thames Iron works company, le Prince-Adalbert avait été construit à Bordeaux, le Frédéric-Charles acheté aux forges et chantiers de la Méditerranée ; les chantiers Arman avaient fourni l’Augusta ; c’était du Havre, de chez M. Normand, que provenait le Grill. Les cinq cuirassés seuls représentaient une dépense de 33 millions, répartie sur les exercices budgétaires de 1866, 1867 et 1868. A partir de 1871, les arsenaux allemands devaient être en mesure de construire à la fois huit cuirassés, et déjà en 1870 quatre de ces navires se trouvaient sur les chantiers : la Hansa à Danzig, la Prusse à Stettin, le Frédéric-le-Grand à Kiel et le Grand-Electeur à Wilhelmshaven. Il manquait, il est vrai, une grande partie de l’outillage nécessaire aux réparations : pour nettoyer leurs carènes, les frégates nouvellement achetées en étaient réduites à faire usage des bassins anglais ; mais, en songeant au court espace de temps écoulé depuis le traité de Prague, on était obligé de reconnaître qu’aucun effort n’avait été négligé par l’Allemagne pour faire de la confédération une grande puissance maritime, et que, si différens obstacles restaient encore à surmonter, ces obstacles n’avaient, relativement au résultat obtenu, qu’une importance secondaire.

Au mois de juillet 1870, lorsque surgirent les difficultés relatives à la couronne d’Espagne, aucun préparatif militaire n’avait eu lieu dans les ports de France. L’escadre de la Méditerranée, forte de six navires cuirassés, faisait son voyage d’été ; les trois frégates qui composaient la division de la Manche étaient au mouillage de Royan. Du côté des Allemands, leur flotte, partie de Kiel pour effectuer une promenade maritime dans l’Océan, se trouvait sur les côtes d’Angleterre ; elle comptait au mouillage de Plymouth trois frégates cuirassées, et à Darmouth un monitor que le commandant en chef y avait expédié. La guerre devenant imminente, elle ne perd pas un instant pour aller chercher refuge dans les eaux de la Jahde ; son itinéraire, d’après les documens officiels allemands, est la meilleure preuve de son intention bien arrêtée d’éviter le combat à tout prix. Le 10 juillet, les trois frégates partent de Plymouth, communiquent en mer avec le monitor laissé à Darmouth, afin d’être plus à portée de recevoir rapidement les instructions expédiées de Berlin ; l’escadre réunie refait une fausse apparition sur la rade de Plymouth, et, se dirigeant aussitôt vers les côtes du Hanovre, elle mouille devant Wilhelmshaven le 16 juillet au soir.

Cette retraite précipitée rencontre aujourd’hui quelques improbateurs en Allemagne, et nous assistons à ce fait de voir les officiers prussiens se défendant du reproche de ne pas avoir attendu au large la flotte française, de n’être pas venus même la provoquer devant la digue de Cherbourg. Arrêtons-nous un instant devant l’explication que croit devoir donner de sa conduite l’escadre allemande relativement aux critiques dont elle est l’objet. Des trois frégates dont se composait la flotte, dit un de ses officiers, le Kronprinz seul avait conservé sa vitesse primitive par le fait de son passage au bassin en 1869. Le Frédéric-Charles avait perdu, en s’échouant dans le Grand-Belt, les quatre branches de son hélice ; sa marche était sensiblement diminuée avec l’hélice à deux ailes qu’on lui avait appliquée en Angleterre. Le Kœnig-Wilhelm, n’étant pas à entré au bassin depuis son lancement, avait sa carène fort malpropre et par suite une vitesse très réduite ; enfin le Prince-Adalbert n’avait jamais été qu’un navire de mauvaise qualité, construit avec des matériaux d’un ordre inférieur. Le Kœnig-Wilhelm seul avait des canons de 96 (24 centimètres), les autres cuirassés ne portaient que des pièces de 21 centimètres.

Nous ne voulons parler de ce débat que pour montrer jusqu’où peuvent aller les exigences de l’opinion ; nous n’avons jamais espéré pour la marine française la chance d’une rencontre sur mer avec la flotte allemande, et nous ne pouvons condamner, même aujourd’hui, cette dernière pour avoir sacrifié à la prudence en ne courant pas l’aventure d’une grande lutte maritime. La conservation de la flotte comme force défensive et comme force de croisière était pour l’Allemagne une mesure de la dernière importance. En supposant même que l’issue de la lutte eût été favorable à nos ennemis, le retour de leur escadre dans la Jahde ou dans la Baltique était singulièrement compromis ; la difficulté de pouvoir se réparer avec les seules ressources de leurs arsenaux les condamnait pour toute la campagne à l’immobilité absolue. Selon nous, la raison commandait donc aux Allemands cette retraite ; mais les motifs qu’ils invoquent maintenant pour répondre à leurs détracteurs ne peuvent satisfaire les gens du métier. En dépit d’une certaine infériorité numérique et malgré la perte de vitesse de quelques-uns de leurs navires, la lutte était possible au début des hostilités ; le succès dépendait de la valeur professionnelle des officiers et des équipages. Nous n’avions de réellement prêts à Cherbourg que les trois bâtimens cuirassés de la division du nord ; à bord de ces frégates seulement, on eût pu trouver des équipages exercés, et là l’infériorité du calibre était notoire pour l’artillerie, la vitesse moyenne n’était pas supérieure à celle des Allemands. D’autres navires s’armaient, il est vrai, en toute hâte ; mais, quand le 24 juillet l’amiral Bouët-Willaumez faisait route de Cherbourg, il n’avait sous ses ordres qu’une flotte de sept cuirassés, et les frégates emportaient avec elles les ouvriers chargés de terminer les aménagemens intérieurs. Le Kœnig-Wilhelm, en attendant que pussent entrer en ligne le Rochambeau et l’Océan, n’avait dans notre escadre aucun équivalent ni comme épaisseur de blindage ni comme puissance d’artillerie. La flotte de l’amiral Fourichon était restée au mouillage d’Oran ; bien que le département de la marine crût peu à un acte d’audace de la part de nos ennemis, il avait dû céder aux demandes pressantes du ministère de la guerre. L’escadre allemande, quittant brusquement les eaux anglaises, pouvait franchir le détroit de Gibraltar et pendant quelques jours compromettre gravement l’existence des nombreux transports chargés de ramener nos troupes d’Algérie. L’envoi de notre flotte de la Méditerranée dans l’Océan rendait ce coup de main possible, facile même pour un ennemi entreprenant ; le ministère de la guerre devait prévoir cette éventualité et réclamer de la marine à cet égard une protection efficace.

Ainsi de tous les événemens de guerre qui peuvent surgir du choc de deux puissances maritimes, le plus naturel, le plus immédiat, celui d’une rencontre en haute mer de deux escadres armées et exercées depuis de longs mois, disparaissait par le fait du retour au port de la flotte allemande trois jours avant la déclaration des hostilités. Nous entrions dès lors dans les combinaisons, et de toutes les combinaisons la première, la seule qui frappât l’esprit non-seulement des gens compétens, mais de tout le pays, c’était le débarquement sur les côtes de la Baltique ou de la Mer du Nord d’un corps d’armée destiné à opérer une diversion sur les flancs de l’ennemi. Cette question de débarquement avait été à d’autres époques l’objet d’études sérieuses de la part du département de la marine. L’importance militaire de chaque port allemand avait été suivie jour par jour, la construction et l’armement des batteries qui s’élevaient dans les localités acquises à la confédération depuis la guerre de 1866 avaient été relevés avec soin ; des achats considérables de cartes de la Baltique et de la Mer du Nord avaient eu lieu lors de la question du Luxembourg ; enfin une commission mixte, dans laquelle des officiers-généraux ou supérieurs représentaient les différentes armes, avait examiné les types de nos bâtimens de transport pour arriver à une répartition intelligente des troupes et du matériel. Un travail complet avait été fait, réglant dans les plus petits détails l’embarquement d’un corps d’armée de 40,000 hommes, composé de trois divisions d’infanterie, d’une division de cavalerie avec les services annexes de la réserve et de l’intendance ; chaque navire de la flotte était classé à l’avance comme devant transporter tant d’hommes, tant de chevaux ou tant de tonneaux d’encombrement ; l’artillerie avait fourni les dimensions de ses caissons, le train celles de ses voitures, l’intendance avait dressé la liste exacte de son immense matériel de campement, d’habillement et d’ambulance ; enfin l’escadre pouvait porter quinze jours de vivres et de fourrages pour le corps d’armée entier.

Comme le pays, le gouvernement avait donc vu dans la marine, au cas d’une guerre avec l’Allemagne du nord, un auxiliaire puissant destiné à faciliter une diversion sur le littoral ennemi. Aussi dès le début des hostilités prit-on des mesures en prévision d’un grand embarquement de troupes à Cherbourg. Un marché passé avec les compagnies maritimes mit leur puissant matériel à la disposition de l’état, la flotte de transport reçut l’ordre de se réunir dans la Manche, le gouvernement désigna les officiers-généraux qui devaient en prendre le commandement, ainsi que ceux de l’armée de terre destinés à diriger les troupes dans cette campagne ; une division d’infanterie de marine, qui formait le noyau du corps de débarquement, fut concentrée sur le littoral. Ce furent là, hélas ! les seuls commencemens d’exécution donnés à ce grand projet. Wissembourg d’abord, puis Wœrth et Forbach vinrent anéantir toutes les espérances que pouvait concevoir le pays de la diversion attendue de la marine. La patrie était envahie, et, pour en défendre le sol, ce n’était même pas assez de toutes les forces militaires que la France pouvait mettre sur pied. La division d’infanterie de marine partit pour Châlons ; Toulon, Brest et Cherbourg envoyèrent à Paris leurs réserves de canonniers et de fusiliers, l’équipage entier du Louis XIV vint armer les forts de la capitale. Le débarquement était remis à des temps plus favorables, les transports désarmaient dans les arsenaux.

Au nombre des élémens qui composent la force maritime de la France, on a toujours compté, et avec raison, sa flotte de transport. Les services qu’elle a rendus lors de l’expédition du Mexique, lors de la guerre de Chine, ceux qu’elle rend journellement à l’Algérie, à nos colonies des Antilles, de Cochinchine et de la Nouvelle-Calédonie, enfin le rôle important qu’elle a joué dans la guerre de Crimée, la font considérer comme un des élémens indispensables de notre puissance maritime. Le pays s’est habitué à cette idée, que le champ d’action de la marine ne doit pas être limité à un combat brillant sur mer, mais que partout et en toute circonstance les moyens de la flotte doivent être assez puissans pour mener à bonne fin cette grande opération d’un débarquement. Bien qu’il puisse sembler oiseux de discuter les chances d’un pareil mouvement au lendemain de la guerre, le jugement public, à notre avis, a tellement besoin d’être rectifié qu’on ne saurait exposer trop souvent les éventualités de cette œuvre maritime. Nous avons vécu depuis 1854 sur les souvenirs du débarquement d’Eupatoria ; des dispositions très habiles, jointes à des circonstances favorables de temps, à un choix excellent des localités et à l’absence de toute résistance immédiate, avaient couronné ce mouvement du succès le plus complet. Le tableau n’avait pas une ombre ; l’ordre avait été parfait d’un bout à l’autre de l’opération, et dès le lendemain les divisions pouvaient se mettre en marche pourvues de leur artillerie, de leurs réserves, de leurs vivres, de leurs ambulances. C’est là, il faut le dire bien haut, un débarquement admirablement réussi, mais dans des circonstances tout à fait spéciales. La défense n’a rien à sa disposition, ni batteries pour combattre la flotte de guerre, ni engins sous-marins pour la détruire ou la tenir à distance, ni télégraphes électriques pour signaler les mouvemens de l’ennemi, ni chemins de fer pour concentrer rapidement des troupes sur le point menacé. Est-ce en Allemagne que l’on peut espérer trouver réunies sur un seul point toutes ces conditions favorables ? Sur quelle côte de la Mer du Nord ou de la Baltique chercher une plage semblable à celle d’Eupatoria ? Le littoral de la Mer du Nord est une terre basse devant laquelle il faut, pour trouver une eau profonde, attendre les heures des marées et utiliser de nombreux amers qui, une fois enlevés, comme ils le sont au début des hostilités, ne permettent plus aux marins de naviguer avec sécurité au milieu de passes sinueuses. Dans de semblables localités d’ailleurs, les défenses sous-marines peuvent devenir, à un moment donné, des obstacles terribles. Le littoral de la Baltique ne renferme que peu de baies suffisamment larges pour abriter une flotte de transport, et, si la navigation y est plus facile, la défense a depuis longtemps accumulé à terre une artillerie puissante contre laquelle l’assaillant doit engager une lutte sérieuse. Enfin le réseau télégraphique est complet le long du littoral des deux mers, et les chemins de fer mettent chaque point important de la côte en communication rapide avec les centres de concentration de troupes. Dès lors toute surprise devient impossible, et c’est devant un ennemi prévenu et en nombre qu’il faut opérer le débarquement.

Les difficultés d’une opération aussi considérable que celle de la mise à terre d’une armée offensive et de son immense matériel sont trop nombreuses pour pouvoir être discutées ici ; nous dirons seulement que, la nécessité du débarquement de vive force admise et l’époque de l’invasion déterminée, la responsabilité pleine et entière de l’opération quant au choix de la localité, quant au mode d’exécution, doit appartenir d’une façon absolue aux chefs qui la dirigent. Si l’étude du terrain doit être minutieusement faite au préalable, si aucune mesure de prudence ne doit être oubliée, l’opération étant de celles qui, en cas d’insuccès, se changent rapidement en désastre, il faut aussi, dès que l’ordre d’exécution a été donné, que les chefs soient prêts à tous les sacrifices, même à celui d’une partie de la flotte.

Pour les gens du métier, l’idée du débarquement se liait étroitement à celle d’une alliance avec le Danemark. Des mouvemens partiels de troupes pouvaient dans la suite s’opérer sous la protection de la flotte, mais le gros de l’armée et tous ses impedimenta prenaient terre en pays ami. L’alliance danoise écartée, rien n’était prévu et rien ne pouvait l’être ; quelques points avaient été indiqués comme offrant pour la profondeur d’eau et la sécurité du mouillage de bonnes conditions hydrographiques, mais personne n’avait osé aller au-delà ; la solution devait dépendre des moyens de défense de l’ennemi, du port de refuge choisi par les navires de sa flotte, enfin des obstructions mobiles et sous-marines que l’on pouvait reconnaître au dernier moment. Le gouvernement restait évidemment le seul juge de la possibilité du débarquement de vive force et de l’époque exacte où cette opération trouverait son utilité. L’invasion par mer de l’Allemagne du nord, avec les immenses préparatifs qu’elle nécessitait, ne pouvait en effet précéder nos premières luttes à la frontière : en cas de succès, elle devenait une diversion de première importance pour nos armées victorieuses, une menacé considérable contre l’ennemi, obligé de détourner de notre effort principal une partie de ses moyens ; mais en cas de revers, si la réalisation n’en était pas impossible, l’efficacité en devenait très contestable.

Il est difficile de supposer que la Prusse se soit beaucoup inquiétée de la menace d’un débarquement de vive force sur son littoral. Toutes les dispositions que les chefs militaires avaient concertées de longue main tendaient à une guerre offensive, à l’invasion de la France, et dans cette hypothèse ils se refusaient à croire que nos années aux abois pussent faire une diversion du côté de la mer. Ce qui ressort des documens officiels allemands que nous avons maintenant sous les yeux, c’est la préoccupation qu’ont eue nos ennemis de dissimuler dans des positions presque inexpugnables les navires de leur flotte. Tous les mouvemens maritimes entrepris par eux se bornent à l’exécution de ce projet : abriter les bâtimens d’une force secondaire, corvettes, avisos, canonnières, etc., dans ces canaux étroits et profonds qui forment l’entrée des ports de la Prusse entre Kiel et Dantzig ; expédier dans les eaux profondes des fleuves de la Mer du Nord les cuirassés et les frégates, qui, bien qu’appuyés à de nombreuses batteries et à des défenses sous-marines, pouvaient courir des risques dans Kiel, dont les abords, comme navigation, n’offrent aucune des difficultés que l’on rencontre à l’embouchure de l’Elbe et de la Jahde. La seconde partie de cette opération présentait seule des dangers. Elle ne réussit qu’à moitié ; des deux navires, le monitor l’Arminius et la frégate l’Elisabeth, qui tentèrent l’aventure de passer de la Baltique dans la Mer du Nord, un seul y parvint, le monitor ; la frégate fut obligée de rentrer à Kiel. Nous savons aujourd’hui par le rapport du commandant de l’Arminius que, contrairement aux suppositions faites à cette époque, le navire prussien s’échappa en allant chercher la côte suédoise, qu’il longea à petite distance ; la nuit venue, il arrondit très au large la pointe Skagen et entra dans l’Elbe. Les mailles du réseau que forme une escadre de blocus ne peuvent être assez serrées pour empêcher de pareilles surprises. Avec les navires à voiles, elles étaient regardées comme impossibles, et les Anglais s’indignaient en 1815 contre leur gouvernement pour un mauvais caboteur capturé dans un de leurs ports par un corsaire américain. De nos jours, les coureurs qui pénétrèrent dans Wilmington et dans Charlestown pendant la guerre de la sécession nous ont montré comment des capitaines bons manœuvriers, connaissant les localités, peuvent à tout instant tromper un ennemi nombreux et aux aguets.

Il ne resta donc à Kiel, après l’exécution du mouvement maritime dont nous venons de parler, que le Renoun, navire acheté récemment en Angleterre, et qui, mouillé à l’entrée de la baie, à la hauteur des batteries de Friederichsort, était, d’après les renseignemens fournis par les officiers de notre flotte, destiné, en cas d’attaque de notre part, à être coulé pour nous interdire l’accès d’une partie de la passe. L’Elisabeth, ayant échoué dans sa tentative de fuite, vint de nouveau s’abriter dans la rade, dont le système de défense fut complété par des obstructions de toute nature. La flotte des petits navires fut dirigée sur Swinemunde, dont le port n’est accessible qu’aux bâtimens d’un faible tirant d’eau ; la Nymphe fut expédiée près d’Héla, à l’embouchure de la Vistule ; le Grill et trois canonnières firent route pour l’entrée du canal qui sépare Stralsund de l’île de Rugen ; enfin tout le matériel naval fut mis en dehors de la portée de nos coups.

Le désastre éprouvé par l’armée de terre autour de Sedan trouva nos flottes en croisière, interceptant le commerce de l’ennemi et bloquant étroitement tous les ports de la Baltique et de la Mer du Nord. De vagues espérances dans un retour offensif de nos soldats régnaient encore parmi nos officiers et nos marins ; personne ne voulait abandonner complètement l’idée de ce grand projet d’invasion maritime. La navigation se poursuivait sans autres événemens que la prise de quelques caboteurs ; le temps était beau : aussi, malgré l’extinction totale des phares et l’absence de toutes les bouées et balises, aucun mécompte, aucun accident n’était venu troubler la croisière. L’amiral Fourichon était devant la Jahde depuis le 12 août avec sept cuirassés ; l’amiral Bouët avait doublé le 28 juillet la pointe Skagen, et, bien que le Frédéric-Charles, du même tirant d’eau que nos frégates, eût échoué dans le Grand-Belt, notre escadre était entrée le 3 août dans la Baltique sans éprouver d’avaries d’aucune espèce. De Kiel à Memel, tout avait été exploré avec soin. Le 17 août, l’aviso le Grill avait fait quelques milles au large au-devant de la flotte pour rentrer aussitôt dans Hiddensée, où les canonnières mouillées hors de la portée de notre artillerie avaient signalé leur présence par quelques coups de canon sans résultat contre nos bâtimens de chasse la Thétis et l’Hermite. Le 22 août, pendant la nuit, la Nymphe était sortie de la Vistule pour tenter une attaque par surprise contre nos croiseurs mouillés dans la baie de Danzig ; la corvette la Thétis, placée en grand’garde et prévenue par les signaux de la chaloupe à vapeur de ronde près de laquelle avait passé la Nymphe, avait obligé celle-ci en appareillant à rentrer au plus vite dans son abri. En dehors de ces incidens sans importance, la navigation de nos croiseurs n’avait pas été inquiétée.

Les dernières illusions relatives au débarquement s’évanouirent à la nouvelle des malheurs de notre armée. Paris était menacé, et allait être investi ; le gouvernement songeait à utiliser dans la mesure la plus large, pour la défense de la province, les élémens que fournissait le personnel de la marine. L’amiral Fourichon était rentré le 12 septembre à Cherbourg, l’amiral Bouët y parut le 29, après avoir séjourné le 25 quelques heures devant la Jahde. L’amiral de Gueydon prit le commandement de la croisière dans la Mer du Nord, qui, par suite de la saison avancée, devenait l’unique objectif de nos forces maritimes. Du rôle brillant rêvé par nos escadres, il ne restait que le côté pénible dont le manque de gloire faisait oublier l’utilité, la croisière incessante devant une côte sans abri au moment de l’équinoxe et bientôt à l’approche de l’hiver. L’amiral de Gueydon et l’amiral Penhoët furent jusqu’au 2 décembre chargés de diriger ce service de croiseurs ; l’impossibilité d’expédier dans la Mer du Nord les navires destinés à ravitailler la flotte en combustible fit décider que ce ravitaillement aurait lieu à Dunkerque, où chaque division de l’escadre viendrait se reposer et faire son charbon pendant que l’autre continuerait le blocus. Telle fut jusqu’au 2 décembre la vie que menèrent nos marins, et, si aucun désastre n’est venu jeter un voile de deuil sur ces longs jours d’isolement et de fatigues, il faut en savoir gré à la sollicitude prudente des chefs. Les coups de vent du mois de novembre éprouvèrent fortement l’escadre, mais sans affaiblir le moral des équipages et sans faire subir à nos navires des avaries graves. Les cuirassés montrèrent même des qualités nautiques probablement supérieures à celles qu’on aurait osé attendre d’eux. Une seule frégate, la Surveillante, fut désemparée par la perte de son gouvernail ; elle fut remorquée jusqu’à Cherbourg, malgré des temps affreux, par la Revanche.


II

De toutes les opérations militaires qui peuvent être confiées à la marine, il en est une contre la tentation de laquelle on ne saurait trop mettre en garde l’élan guerrier du pays ; nous voulons parler de l’attaque à diriger par une escadre sur des forts ou des batteries. Si ces forts ou ces batteries ne masquent pas un arsenal important, s’ils n’abritent pas la flotte ennemie ou si la destruction de ces forts ne doit pas être suivie d’un débarquement, d’une occupation militaire, l’opération ne peut avoir qu’un résultat funeste. Une apparence de victoire, mais de victoire stérile, ne saurait compenser des pertes matérielles considérables ; il faut se rappeler ce qu’un seul de nos navires cuirassés a coûté de temps et d’argent, et ne se décider à en jouer l’existence qu’avec la certitude qu’un pareil sacrifice sera racheté par d’importantes conséquences. Un gouvernement est coupable de chercher à tromper l’opinion publique par quelque succès sanglant de ce genre, lorsque, faute d’un corps d’armée pour en affirmer le résultat, ce succès momentané ne peut aboutir qu’à un échec. De très petits pays seuls s’effraient suffisamment pour venir à composition devant la ruine d’une batterie ou la destruction d’une poudrière. Le 2 mai 1866, l’escadre espagnole avait fait taire les canons du Callao après un lutte vigoureusement engagée de part et d’autre, et le lendemain ses vaisseaux mutilés, ayant épuisé leurs munitions, prenaient le large pendant que les Péruviens reconstruisaient leurs batteries, et se glorifiaient du triomphe. Telle était aussi la situation de l’amiral Ferragut avant qu’il fût rejoint par le corps d’occupation qui lui était destiné ; le 5 août 1864, il avait coulé le Tennessee et détruit la flotte confédérée en rade de Mobile, le 23 août le fort Morgan avait capitulé sous le canon de ses navires ; mais ces succès, malgré les sacrifices qu’ils avaient coûtés, devenaient stériles sans l’arrivée des troupes qui devaient assurer la prise de la ville. Une attaque maritime sur Kiel, dont les batteries étaient les seules à la portée de nos coups, n’eût amené aucun résultat. Les pertes matérielles eussent certainement été plus considérables pour nous, et la victoire, en n’admettant que cette hypothèse, était une victoire sans lendemain. Après le moment d’enthousiasme produit par l’écho lointain de ces coups de canon dans la Baltique, qu’aurait ordonné le gouvernement en réponse à une opinion surexcitée par nos désastres et incapable de juger l’inutilité de pareils efforts ?

En écartant l’idée de l’attaque de Kiel par nos grands navires cuirassés, il restait une entreprise d’un genre différent à inaugurer dans la Baltique : la guerre d’escarmouches, de surprises, la capture des canonnières, la destruction des ouvrages établis à l’embouchure des canaux, l’enlèvement des postes ou des batteries sur le littoral des îles. Ce genre de guerre, il faut le confesser, n’a rien qui réponde aux aspirations d’une puissance maritime dont les efforts ont toujours été dirigés vers les combats d’escadre et les grandes opérations militaires. Il nécessite l’emploi de petits navires, canonnières, monitors, à peu près inutiles en temps de paix, et qu’aucune nation ne possède en nombre assez considérable pour en former une armée d’attaque sérieuse. La Suède elle-même, obligée par la configuration de son littoral à entretenir des navires de cette espèce, ne saurait en mettre en ligne un nombre suffisant pour entreprendre quelque chose d’important dans la Baltique. Il n’eût certainement pas été facile de faire accepter à la France, en vue d’une lutte dont les résultats maritimes ne pouvaient être que secondaires, une augmentation de budget qui permît au département de la marine d’avoir toujours armée une flotte de canonnières et de monitors. Les états fédérés du nord s’étaient préparés pendant plus d’un an avant de réunir les moyens nécessaires à l’attaque des ouvrages qui défendaient la Nouvelle-Orléans ; le 7 avril 1863, deux ans et demi après le commencement des hostilités, leur flotte de monitors, malgré dès sacrifices considérables, avait échoué dans sa tentative contre le fort Sumter et l’île Moultrie. Pour nous d’ailleurs, la guerre sur terre nous était si défavorable dès le début, l’invasion du pays suivait de si près la déclaration des hostilités, qu’on doit se demander si l’administration de la marine n’eût pas montré un égoïsme coupable en cherchant, par quelque escarmouche heureuse préparée à grands frais, à détourner pendant quelques jours et uniquement à son profit l’effort qu’entreprenaient nos arsenaux et nos ateliers de remplacer dans nos armées de la Loire et du nord le matériel englouti par nos précédens désastres.

Après avoir renoncé à une attaque sur Kiel, laquelle, vu le manque de troupes de débarquement, n’offrait plus de compensations suffisantes en regard de sacrifices énormes, après avoir abandonné tout projet d’escarmouches dont les préparatifs eussent exigé un temps considérable pour n’aboutir qu’à des satisfactions dérisoires d’amour-propre en face des événemens qui ensanglantaient notre propre sol, la marine devait-elle avec ses moyens, en utilisant simplement la flotte qu’elle possédait dans la Baltique, entreprendre une guerre de ruine, une guerre de destruction aveugle sans autre but que le mal à faire, sans autre mobile que la haine sauvage ? Si notre flotte est coupable à cet égard, le pays ose-t-il renier, même aujourd’hui, sa part de culpabilité ? Pendant la guerre de Crimée, pas une voix n’a protesté lorsque les escadres de France et d’Angleterre ont épargné la ville d’Odessa ; pendant la guerre d’Italie, pas une plume française n’a osé demander le bombardement de Trieste. La rançon de Zara ou de Lessine a-t-elle jamais été discutée soit parmi les conseillers du gouvernement, soit parmi les officiers de l’amiral Romain-Desfossés ? La guerre terminée, quelqu’un a-t-il fait un reproche à notre escadre de son excès de générosité ? Les procédés dont nous venons d’être victimes et le silence qu’ont gardé à cet égard les nations étrangères semblent établir que nous avons eu tort, que la guerre ne reconnaît plus de populations inoffensives. Le succès parait avoir donné sa consécration à ce code que nous n’avions jamais connu, et d’après lequel le rachat seul préserve les villes du bombardement, la vie des notables devient la garantie des réquisitions, le courage et le patriotisme imputés à crime chez les vaincus sont condamnés comme actes de trahison. En dépit de cette consécration de la force, quel est celui d’entre nous qui ne se sent pris d’estime pour la mémoire de l’amiral Bouët-Villaumez, ne voulant plus, en face de la population d’une ville fortifiée, mais impuissante, Colberg, donner le signal d’exécution d’un ordre dont il a préparé lui-même les détails, et se retirant sans emporter l’honneur trop brigué chez nos ennemis d’une rançon ou d’un bombardement ? On a voulu motiver la mesure de respecter les villes ouvertes par des considérations politiques, établir qu’il eût été imprudent d’user de représailles envers nos ennemis quand les armées allemandes couvraient notre sol. Il y a des fautes qu’on ne doit pas chercher à expliquer : l’excuse est dans le caractère de ceux qui les commettent, et qu’aucune leçon ne corrige. Aimons à croire que, si demain la fortune de la guerre nous rendait la victoire, l’humanité n’aurait à rougir ni sur terre ni sur mer. Il nous importe peu de rechercher les noms de ceux qui pourraient diriger ce retour glorieux ; nous pensons que personne en France n’oserait leur conseiller de repousser la plume qui par deux fois dans cette guerre a consacré de notre part l’inviolabilité des villes ouvertes.

Ce qui ressort des mouvemens qu’opère l’escadre allemande aux premiers bruits de guerre, c’est la pensée d’évacuation de la Baltique ; cette pensée est tellement arrêtée que l’Arminius et l’Elisabeth tentent, même après la déclaration des hostilités, ce passage d’une mer à l’autre que le monitor peut seul effectuer. La concentration de la flotte dans la Mer du Nord doit, nous paraît-il, obtenir l’assentiment de tous les marins. Une fois le principe de la lutte maritime repoussé par les Allemands, le but pour eux devenait la préservation de leur matériel, et les passes étroites qui forment les embouchures des fleuves de la Mer du Nord étaient des élémens sérieux de défense qui manquaient au littoral des anciens duchés dans la Baltique. A Kiel, la flotte était moins abritée que dans la Jahde, parce qu’il nous était possible d’entreprendre contre Kiel, en créant un nouveau Kamiesh dans quelque baie de l’île d’Alsen, une opération de longue haleine, tandis que dans la Mer du Nord nous devions recevoir les coups de vent au large ou sous l’abri précaire d’Heligoland, et que, tous les préparatifs d’attaque se faisant en pleine mer, l’emploi des batteries flottantes et des canonnières était souvent paralysé. L’hypothèse du débarquement acceptée, la Baltique, au dire des Allemands, étant le seul théâtre que nous pussions choisir, la flotte, en s’y maintenant, perdait toute possibilité de se soustraire au combat. En dehors des avantages de la position au point de vue défensif, le choix de la Mer du Nord mettait d’ailleurs l’escadre prussienne en mesure d’agir constamment contre nous. Si de grandes opérations militaires s’accomplissaient, sur les rivages de la Baltique, nous avions sur nos flancs un ennemi toujours prêt à attaquer nos transports dans leurs mouvemens d’aller et de retour, ou à s’emparer des bâtimens de commerce nécessaires au ravitaillement de l’armée. Nos forces, en grande partie, se trouvaient donc détournées par la nécessité d’un blocus d’autant plus strict qu’un seul navire échappé des eaux de la Jahde pouvait nous causer des désastres incalculables. Enfin, si toutes nos combinaisons de débarquement échouaient, si la guerre, comme les Allemands le prévoyaient, était portée sur notre territoire, une escadre dans la Baltique se trouvait réduite à l’immobilité par l’étroitesse même des passages de sortie, et plus tard bloquée naturellement par l’hiver ; dans la Jahde, elle avait la mer toujours ouverte devant elle, toutes les facilités lui restaient pour profiter du moment opportun et reprendre l’offensive.

Les événemens qui se sont déroulés pendant les derniers mois de la guerre ne permettent plus de supposer que les Allemands aient entretenu les projets offensifs qui pouvaient avoir pour base leur concentration dans la Jahde. Cette concentration n’a jamais eu qu’un but, celui de soustraire leur escadre aux coups de la flotte française. S’il en était autrement, leur inaction depuis le mois d’octobre serait incompréhensible. Dès lors en effet, il est bien évident pour eux que la France ne peut plus songer à débarquer une armée sur le littoral de la Mer du Nord, en admettant qu’elle ait jamais eu comme objectif une mise à terre de troupes dans l’Elbe ou dans la Jahde. Les soldats allemands sont en France : sur la Loire, à l’armée du nord, à Lyon, à Besançon, nos marins combattent ou travaillent à côté de nos mobiles et de nos conscrits ; nos ateliers n’ont d’autre préoccupation que de fabriquer des objets de campement, de confectionner un nouveau matériel d’artillerie ; quelle voix s’élèverait dans le pays, demandant que l’on envoyât dans la Mer du Nord les élémens d’une attaque de vive force, que l’on détournât de la défense du territoire le personnel nécessaire à l’armement de cette nouvelle flotte de combat ? D’ailleurs les bourrasques de l’équinoxe sont arrivées ; que deviendrait dans la Mer du Nord une flottille de petits navires peu marins, construits pour la défense du littoral ou pour la navigation en eaux calmes ? Nos bâtimens de croisière eux-mêmes peuvent à peine maintenir le blocus. Encore quelques semaines, et la tempête dispersera les croiseurs ; il faudra d’abord songer à renvoyer en France les avisos, puis la Surveillante désemparée, enfin à faire rentrer les cuirassés, dont les services ne compensent plus les fatigues, et que de nouveaux accidens de mer peuvent compromettre.

Il nous est impossible, même après la lecture des documens ennemis, de comprendre comment de cette flotte réunie dans la Jahde un seul navire, l’Augusta, ait été détaché pour courir sus à notre commerce. Jusqu’au mois de septembre, avant que la fortune se soit déclarée absolument contre nous, la flotte allemande protège les embouchures de deux grandes voies commerciales contre les éventualités d’un débarquement ; mais après Sedan, après les premiers coups de vent de l’hiver, aucune attaque de notre part n’est possible. Quant au blocus, en dehors même des cas de mauvais temps qui dispersent la flotte de croisière, le navire mouillé dans un port de son propre pays et pourvu de pilotes sûrs a mille occasions de forcer la barrière qui l’enferme. Les paquebots anglais, pendant la guerre de la sécession, avaient offert à l’Europe des spectacles journaliers de ce genre ; l’Arcadion, pendant l’insurrection de Crète, s’était moqué maintes et maintes fois de la croisière turque, l’Arminius enfin venait de réussir d’une manière complète, à déjouer notre surveillance.

On ne peut reprocher à l’Augusta un manque d’audace ; sortie de la Mer du Nord dans les derniers jours de décembre, elle capturait à la hauteur de Cordouan le bateau de servitude le Max, du port de Rochefort ; à l’embouchure de la Gironde, elle enlevait deux petits bâtimens de commerce, le Saint-Marc et le Pierre-Adolphe. Après cette équipée heureuse sur notre littoral, le navire allemand n’avait qu’à traverser l’Atlantique, à paraître sur les côtes de l’Amérique du Nord ou du Brésil : il eût trouvé facilement à se ravitailler, à prendre du combustible dans quelque port neutre (les Anglais, si sévères à notre égard, l’avaient déjà laissé renouveler son charbon sur la côte d’Irlande) ; on se demande alors de combien de coups portés à notre marine de commerce il n’aurait pas signalé sa présence avant d’être arrêté par la signature de la paix. Au lieu de poursuivre quelque conception grandiose digne du génie de Porter ou de Semmes, l’Augusta vient terminer sa carrière de croiseur à quelques lieues de nos côtes, dans le port de Vigo, où le blocus se referme sur elle, plus étroit et plus. facile que dans la Mer du Nord, sans qu’elle ose cette fois tenter l’aventure d’une sortie.

A ceux qui verraient trop de fantaisie dans cette course supposée de l’Augusta à travers l’Atlantique, il est facile de montrer combien cette fantaisie est peu de chose auprès de la réalité en rappelant l’Alabama, dont les hauts faits sont encore présens à la mémoire de tous les marins. Le corsaire confédéré était un bâtiment de commerce ; il ne possédait qu’une vitesse ordinaire, qu’une artillerie médiocre, il avait contre lui toute la flotte fédérale, et pendant deux ans il a battu la mer, capturant jusqu’à des paquebots, arrêtant des navires tantôt sur la côte du Brésil, tantôt dans le détroit de Malacca, brûlant des prises en vue de Gibraltar ou du cap de Bonne-Espérance. Le point d’honneur a seul arrêté, son odyssée de corsaire. L’Alabama, à n’en pas douter, aurait pu s’échapper de Cherbourg et tromper la vigilance du Kearseage, comme il avait déjoué à Fort-Royal celle du Tuscarora ; il aurait survécu au désastre même de Richmond, si le capitaine Semmes, moins brave et plus politique, avait su résister à la provocation habile de son ancien camarade Winslow. Avec les moyens actuels de locomotion et de vitesse, il faut s’attendre à tout de la part d’un ennemi entreprenant. Les Américains du Nord, dont l’exemple est plus utile à citer qu’honorable à suivre, étaient tellement convaincus de leur impuissance à empêcher la sortie d’un corsaire, qu’ils n’hésitaient pas, au mépris de toute loyauté, à violer le droit des gens en faisant, le 5 octobre 1864, attaquer de nuit et enlever par le Wassuchet le navire confédéré la Florida, à l’ancre sur la rade de Bahia.

L’influence exercée par la croisière de notre flotte sur l’esprit des marins ennemis, peu disposés à une lutte maritime, a seule pu empêcher leurs cuirassés de la Jahde d’entreprendre une campagne contre notre commerce de l’Atlantique. Des publicistes allemands ont depuis la paix attribué cette inaction aux ordres du gouvernement, désireux de consacrer le respect sur mer de la propriété privée. De telles assertions supportent difficilement l’examen. La capture de la marchandise ennemie sous pavillon ennemi a été admise de tout temps et dans tous les pays ; elle a été reconnue pour la dernière fois lors de la paix de 1856, et la Prusse au même titre que la France était représentée dans le congrès de Paris. Devons-nous nous arrêter un instant à la pensée que le gouvernement allemand ait voulu pendant cette guerre affirmer sa théorie du respect de la propriété privée ? En face des ruines qui couvrent notre sol, au lendemain d’une histoire qui compte des millions d’acteurs et de témoins parmi nos compatriotes, une pareille explication ne peut être qu’une ironie.

La présence de la flotte ennemie dans la Mer du Nord était pour notre commerce, avons-nous dit, un danger que le blocus pouvait difficilement conjurer, si les Allemands montraient quelque esprit d’audace. Depuis la marche des armées ennemies sur la capitale, le seul objectif de notre escadre était devenu la Jahde, et de la combinaison d’un débarquement sur le littoral de la Baltique nous en étions arrivés aux éventualités d’un blocus ou d’une attaque de vive force dans des passes sinueuses privées de tous les amers indispensables à la navigation. Si, au début de la belle saison, avec une escadre de petits navires de combat, une pareille attaque avait quelques chances de succès, à la veille de l’hiver, quand les préparatifs étaient arrêtés par un devoir sacré, celui de concourir à la défense du territoire, le seul rôle de la flotte française devenait le blocus.

En supposant les moyens d’attaque réunis en nombre suffisant et dans une saison propice, quelle suite aurait-on pu donner à un mouvement sur la Jahde ? L’escadre allemande eût-elle quitté le mouillage de Wilhelmshaven pour remonter et chercher un abri plus éloigné ? Quel eût été le résultat de la lutte entre notre flotte et les défenses de toute nature établies à l’entrée du fleuve ? De pareilles questions sont intéressantes à étudier, mais elles ne peuvent recevoir de réponse positive. La guerre de la sécession nous montre l’amiral Ferragut forçant les passes de la Nouvelle-Orléans avec une flotte de vingt-cinq navires de guerre et de vingt canonnières, tandis qu’un an plus tard l’amiral Dupont est repoussé et reprend le large après un engagement malheureux de neuf cuirassés contre les forts Sumter et Moultrie. La solution de pareils problèmes dépend du moindre accident ; une avarie parfois insignifiante, un faux coup de barre peut convertir une victoire certaine en un désastre. L’invention des torpilles constitue d’ailleurs dans le combat d’une flotte contre des batteries un élément nouveau de protection en faveur de celles-ci, et la mesure dans laquelle il convient de tenir compte de cet élément est presque toujours inconnue de l’assaillant. Les Américains du Nord, dans leurs engagemens contre les confédérés, ne sacrifiaient en général que de petits navires ; s’ils perdaient le Tecumseh dans leur attaque contre Mobile, et le Keokuk dans la malheureuse tentative du 7 avril 1863 contre les forts de l’entrée de Charlestown, ces pertes n’avaient pour ainsi dire qu’une importance secondaire. Dès cette époque, il était néanmoins évident pour tous les marins qu’avec des graduations de charge et des modifications dans la composition de la poudre on pouvait, au moyen de torpilles, faire disparaître presque instantanément le plus grand navire connu. L’expérience à cet égard est faite maintenant, et nous avons pu nous assurer en rade de Brest, sur le Fulton et le Duquesne, qu’un vaisseau ne saurait résister à l’action d’une torpille éclatant sous ses flancs, la torpille étant même mouillée par des fonds relativement considérables. Rien ne pouvant faire d’ordinaire soupçonner la présence de cet engin de destruction, on est amené à conclure qu’avant de jouer l’existence de frégates cuirassées il convient de faire étudier le terrain par des éclaireurs dont la perte, le cas échéant, serait de faible importance. La Jahde, par sa situation géographique, se prête, sous certains rapports, moins bien que la Baltique à une défense au moyen de torpilles. La grande distance à laquelle les bancs s’étendent au large de l’embouchure obligent les Allemands, faute de pouvoir maintenir une communication électrique aussi considérable, à employer des torpilles de contact, faisant non plus explosion à la volonté de l’observateur placé à terre, mais uniquement par le choc du navire ennemi, torpilles mouillées conséquemment entre deux eaux et ne reposant jamais sur le fond comme les premières. Lorsque la marée se fait sentir violemment, — et c’est ici que se montre l’inconvénient de la Mer du Nord par rapport à la Baltique, où le mouvement des eaux est à peine sensible, — ces torpilles, dont la distance au fond est fixe, deviennent visibles en émergeant lors des basses mers et se trouvent souvent, au moment de la pleine mer, trop au-dessous de la surface de l’eau pour être frappées par la quille d’un navire. Ces inconvéniens, aucune puissance maritime ne les possède à un plus haut degré que la France sur son littoral de la Manche.

Il est impossible de décrire le système entier de défense sous-marine employé par nos adversaires pour mettre l’entrée de la Jahde à l’abri d’une attaque. Les Allemands avouent que toutes les bouées et les balises placées à l’embouchure du fleuve jusqu’à 4 milles marins de Wilhelmshaven avaient été remplacées par des torpilles de contact, mais ils ne font aucune allusion aux torpilles électriques coulées auprès de leur flotte et aux environs de leurs batteries. Une brochure prussienne par le des grands dangers que courait l’escadre mouillée devant Wilhelmshaven lorsque les marées et les coups de vent rejetaient dans la Jahde autour des vaisseaux les torpilles de contact placées au large ; elle établit que souvent les navires allemands ont été exposés aux risques d’être détruits par l’explosion de leurs propres engins. Un pareil langage, est-il à peine besoin de le dire ? est rempli d’exagération ; en admettant que le choc d’une torpille poussée par la marée contre un navire fût suffisant pour déterminer une explosion, comment des marins appelés à se garer dans une rivière des tentatives d’un brûlot, qui représente une masse bien autrement importante qu’une torpille, seraient-ils embarrassés pour se préserver du choc de celle-ci ?

Nous ne voulons pas prolonger cette dissertation sur l’importance des défenses sous-marines. Les gens compétens n’ont besoin d’aucune explication pour se rendre compte des difficultés qu’aurait présentées l’opération maritime de forcer l’entrée de la Jahde, si les événemens désastreux dont la France était le théâtre n’avaient ramené naturellement la marine à son rôle primordial, celui d’une croisière contre le commerce et d’un blocus des ports allemands. Le résultat de la croisière peut être défini d’un mot : interruption entière du commerce de l’Allemagne avec le reste du monde. Les navires allemands réfugiés sur les rades étrangères y attendirent la fin des hostilités sans vouloir s’exposer aux chances de la mer ; ni chargeurs, ni assureurs du reste ne s’offrirent pour tenter les risques de quelque campagne commerciale. Les paquebots d’Amérique interrompirent leur navigation, et vinrent s’abriter dans le port de Southampton. Aux Açores, jusque dans les mers du Japon, les navires de guerre allemands restèrent fidèles au rôle qu’ils semblaient s’être imposé, celui d’éviter une rencontre maritime. L’Arcona, chassée par le Montcalm dans la rade de Horta, ne voulut pas accepter le combat que lui offrait la Bellone, navire de plus faible échantillon ; la Hertha et la Médusa refusèrent la provocation de l’escadre française du Japon ; seul le Meteor, aux environs de la Havane, osa se mesurer contre le Bouvet dans un combat sans résultat décisif, mais qui fait le plus grand honneur aux deux capitaines.

Le blocus n’offre aucun épisode guerrier ; il ne représente qu’une suite non interrompue de fatigues et de privations. Stérile sous le rapport du combat, il portera cependant des fruits ; le jour où le pays aura besoin du concours de ses marins, combien ne pourra-t-il pas demander à des hommes dont l’énergie aura été trempée par cette lutte de plusieurs mois contre les plus sérieuses difficultés de la navigation ! Nous avons perdu les chefs de notre première escadre de blocus ; les amiraux Bouët-Willaumez et Dieudonné sont morts. L’énergie de leur, caractère, le sentiment de la responsabilité, une dernière lueur d’espoir, peut-être soutenait leur âme quand le corps s’affaissait peu à peu sous la fatigue et le chagrin. Inconsciens du mal, ils ont lutté jusqu’au bout, trouvant dans leurs devoirs de marin la force nécessaire pour résister ; mais cette croisière. avait tout détruit en eux, et la paix faite, épuisés, ils se sont éteints.

Il nous est indifférent de connaître le nombre d’ailleurs considérable de navires de commerce capturés ; mais nous ne pouvons parler des prises faites sur les Allemands sans rappeler que les instructions données au premier croiseur lancé dans la Manche lui enjoignaient de « remplir sa mission avec courtoisie. » User de courtoisie envers le commerce, ménager les villes ouvertes, tel fut pendant cette guerre le programme du gouvernement à l’égard des populations désarmées. Quelle leçon ce programme ne devait-il pas recevoir, au nom de la civilisation !


J. LAYRLE,
capitaine de vaisseau.