Les Opérations maritimes - La Guerre sous-marine

LES


OPÉRATIONS MARITIMES




LA GUERRE SOUS-MARINE




Le ministère de la marine fait paraître, depuis le 19 septembre, un bulletin hebdomadaire. Le premier de ces documens avait pris couleur de plaidoyer, comme s’il y avait eu quelque chose à dire pour défendre la marine devant le public. Il est assez vrai que, pour les profanes, l’intérêt des opérations navales commençait à languir. Peut-être eût-on pu le raviver en ajoutant à la rubrique quotidienne du bombardement de Cattaro quelques détails savoureux sur celles des opérations de notre flotte qui sont définitivement closes. Le charme des récits du passé endort souvent les préoccupations du présent. Croyons que l’exposé circonstancié de ce qu’a fait l’armée navale au cours du mois d’août, par exemple, ne tardera pas à venir et, en attendant, contentons-nous du bulletin.

Au reste on glane çà et là dans les feuilles publiques, — les feuilles étrangères, principalement, — quelques nouvelles intéressantes. C’est ainsi que nous savons que les opérations entreprises contre Cattaro se sont corsées, vers le 20 septembre, du débarquement d’un petit corps de marins et de quelques bouches à feu de calibre relativement fort, au moyen desquelles on compte donner une efficacité plus marquée aux batteries du célèbre mont Lowcen et venir à bout de la tenace garnison autrichienne. Nous voilà donc revenus, dans l’Adriatique comme sur l’Aisne et sur l’Oise, au siège de Sébastopol, où les batteries du capitaine de vaisseau Rigault de Genouilly, — 30 canons et 1000 marins, — firent merveille. Qu’en disent nos brillans officiers canonniers qui ne voulaient rien connaître que les pièces monstres à trajectoire tendue et les vitesses initiales de 1000 mètres ? On s’aperçoit qu’un bon obusier, pour ne pas dire un mortier long, aurait fort bien sa place dans notre matériel, et d’aucuns rêvent déjà de bombardes comme celles qui jouèrent dans la baie de Streleska, le jour du grand assaut, le 8 septembre 1855[1].

On a, nous le savons aussi, occupé de vive force l’île de Lissa. Je ne me flatte pas d’avoir indiqué la valeur de cette position dans ce que j’écrivais il y a un mois. Pour qui veut dominer l’Adriatique et préparer l’attaque de l’Istrie, un coup d’œil sur la carte suffit, avec un peu de réflexion et quelques souvenirs historiques. L’un de ces souvenirs, honorable pour nos armes, est toutefois moins satisfaisant pour notre amour-propre que celui de l’opération du 24 septembre. Le 12 mars 1811, le commandant Dubourdieu livra combat, près de Lissa, au commodore Hoste. L’Anglais avait quatre belles frégates parfaitement armées et aguerries ; le Français en avait six, dont trois vénitiennes, qui sortaient pour la première fois de leur port. Avec cela, Dubourdieu commit la faute de se jeter sur son adversaire avant que sa division ne fût ralliée. Il succomba glorieusement.

La question se pose toujours de l’opportunité d’une attaque en règle de Pola. N’en disons pas plus. Je n’insiste pas davantage sur l’attitude de la Turquie, redevenue, après une certaine détente, tout à fait hostile aux puissances alliées. Il existe cependant quelques indices que l’on sent confusément, là-bas, l’extrême gravité d’une détermination qui compromettrait l’existence de ce qui reste de l’empire Ottoman.

En tout cas, avec la flotte russe de la mer Noire[2], d’une part, avec une escadre combinée anglo-franco-grecque, de l’autre, la question navale serait aisément réglée, en dépit de l’adjonction aux forces turques du Gœben et du Breslau. Mais ne perdons pas de vue que le principal bénéfice de la maîtrise de la mer, dans ces circonstances particulières, disparaîtrait presque complètement si on laissait à Enver pacha le loisir d’opérer, par la voie de terre, au travers du massif de l’Asie mineure, les concentrations de troupes nécessaires à ses desseins et qu’il n’oserait exécuter par la voie maritime, si rapide, si commode.


Ces opportunes concentrations de troupes et de gros matériel, surtout, grâce à l’utilisation du grand chemin qu’est la mer, ont été récemment obtenues par nos actifs et habiles adversaires, quand ils ont reconnu l’urgente nécessité de dégager la Prusse orientale en agissant sur le flanc droit, voire sur les derrières de l’armée du général Rennenkampf.

On sut en effet, vers la mi-septembre, qu’une escadre allemande comprenant 31 unités avait fait route de Kiel vers l’Est de la Baltique, qu’elle avait touché à Pillau et à Memel et s’était ensuite élevée vers le Nord.

En même temps, on signalait le renforcement des troupes du camp retranché de Königsberg, de vigoureuses sorties de ces troupes et le débarquement à Memel de nombreux contingens. Enfin, quelques jours après, on apprenait que le croiseur cuirassé russe Baïan[3] avait coulé un « destroyer » et deux torpilleurs mouilleurs de mines allemands, dans les parages où s’ouvrent les deux golfes de Riga et de Finlande.

Avec ces données un peu vagues, on peut essayer de reconstituer les faits. Il s’agissait pour la marine allemande de protéger les convois de paquebots qui portaient les élémens d’armée destinés à agir à l’extrême pointe du territoire prussien, en deçà et au delà du Niémen, à menacer et même à investir Kowno, solide point d’appui de l’armée russe, refoulée en Lithuanie après son échec d’Osterode-Tannenberg. Cette mission fut remplie avec succès, l’escadre russe de la Baltique s’étant bornée, comme on vient de le voir, à détacher de Reval un de ses croiseurs cuirassés, pour observer la force navale allemande.

Nos alliés eussent-ils pu faire davantage ? Il est impossible de se substituer à leur état-major dans l’appréciation de conjonctures aussi délicates. La flotte de la Baltique, en voie de réfection depuis cinq ans environ, n’est pas encore en état de se mesurer seule avec la flotte allemande, ni même peut-être avec la portion de celle-ci que l’état-major de Berlin affecte plus particulièrement à « l’Ost-sée, » se réservant de la renforcer, en cas de besoin, avec des élémens empruntés aux escadres de la mer du Nord et qu’il ferait rapidement passer dans la Baltique, grâce au très précieux canal de Kiel, récemment élargi et creusé.

C’est justement ce qui s’est produit jusqu’ici et qui se produirait toujours si les escadres dont je viens de parler gardant obstinément la défensive, la flotte anglaise ne trouvait pas le moyen, soit de les obliger à se départir de leur prudente réserve, soit de les aller chercher dans leur place forte maritime de l’estuaire de l’Elbe, où débouche le canal maritime.

L’action de la flotte russe de la Baltique se ferait certainement sentir d’une manière plus efficace si, aux quatre cuirassés d’escadre qu’elle compte actuellement (Cesarewitch, Slava, Empereur Paul Ier, Andréii Pervozvanii,) pouvaient venir se joindre, cet automne, les quatre Dreadnoughts du type Gangout que l’on achève en ce moment aux chantiers Baltiques et de l’Amirauté, à Pétrograd même[4]. En attendant une entrée en ligne qui serait si hautement désirable et bien qu’elle dispose d’une escadre légère fort sérieuse et de nombreuses escadrilles de contre-torpilleurs et de sous-marins, l’Amirauté russe semble avoir adopté une tactique à peu près passive, qu’elle abandonnera, n’en doutons pas, quand les circonstances seront favorables.

L’adversaire, du moins, ne semble pas disposé à entreprendre sur le littoral russe. Les 23 et 24 septembre, 38 navires allemands, dont 9 de première ligne et 7 transports, ont paru devant Windau, port de commerce assez important de la Courlande. Cette démonstration, dont le but exact reste énigmatique (car il ne pouvait guère être question d’une diversion stratégique en faveur de l’armée de la Prusse orientale), a pris fin sans qu’une véritable action militaire ait été engagée. On signale toutefois quelques sondages exécutés sur la côte[5].


Quoi qu’il en soit, on commence dans les milieux avertis et compétens, en Angleterre aussi bien qu’en France, à se demander s’il n’eût pas été utile, sinon dès le début des hostilités, au moins lorsqu’on a eu la certitude que la flotte italienne ne jetterait pas dans la balance le poids de ses Julio Cesare et de ses Dante Alighieri, de donner franchement et énergiquement la main, dans la Baltique, à la force navale russe. Il eût fallu pour cela, d’abord s’entendre avec le Danemark, ensuite modifier d’une manière sensible la répartition d’ensemble des escadres mises en jeu. Supposons la première de ces deux conditions réalisée, — je vais y revenir tout à l’heure, — et l’accès de la Baltique devenu praticable après le dragage du Grand Belt ou la création d’un chenal de sécurité dans ce détroit, on pouvait assez aisément former une flotte combinée de la Baltique avec des élémens tirés, d’abord de la Home fleet, une fois ses deuxième et troisième échelons mobilisés, ensuite de la Mediterranean fleet, à laquelle on eût emprunté, par exemple, la 1re escadre de croiseurs[6], enfin des flottilles de patrouilles et des flottilles de défense locale, qui auraient facilement cédé une trentaine de contre-torpilleurs et torpilleurs de 1re classe, avec quelques sous-marins[7].

La marine française aurait été représentée, dans cette force navale, par une division, au moins, de ses croiseurs cuirassés du Nord et par quelques-unes de ses flottilles de la Manche, dont l’entraînement est parfait et dont il semble que la bonne volonté reste jusqu’ici sans emploi bien précis. On a dit, à ce sujet, que la marine anglaise s’était expressément et exclusivement réservé les théâtres d’opérations de la mer du Nord et de la Baltique. Ce sont là des conventions de circonstance, que l’on peut toujours, que l’on doit modifier quand la tournure des événemens de guerre l’indique. Or, il n’est douteux pour personne, en ce moment-ci, que la défense immédiate du littoral français n’exige plus le même déploiement de forces qu’au commencement d’août. J’irai plus loin et, n’était l’incertitude des décisions que va prendre la Turquie, je ne verrais point d’inconvénient grave à faire remonter du Sud au Nord tout ou partie de la forte division de nos cuirassés anciens. J’entends bien qu’on objectera qu’il faut éviter la dispersion et craindre d’être faible partout. Sans doute. Mais il faut craindre aussi d’être inutilement fort sur un théâtre d’opérations dont on peut se demander s’il est resté ou, tout au moins, s’il sera longtemps encore le « théâtre principal. »

Ces questions de répartition de forces sont, au demeurant, fort difficiles. Il y paraît assez, en ce moment, aux mouvemens si compliqués, si fréquens, auxquels se livrent les corps d’armée allemands et autrichiens sur le théâtre des opérations continentales. Je ne prétends donc pas décider, avec de trop faibles lumières, de ceux des flottes alliées. Il me semble pourtant qu’il y a quelque chose à faire dans cet ordre d’idées.

En tout cas, je le disais tout à l’heure, pour agir dans la Baltique et y tendre la main aux Russes, il faudrait au préalable s’entendre avec le Danemark. Nous avons convenu, il y a un mois, à propos de la Hollande et du ravitaillement de l’Allemagne par les ports de cette nation, de la difficulté pour les petits pays placés dans une telle situation de garder une exacte neutralité. Il est clair que ceci s’applique au Danemark. On sait fort bien, à l’heure actuelle, que les importations considérables de viandes abattues et sur pied, de lait, de fromages, d’œufs, de légumes, etc., qui se faisaient du Jutland et de l’archipel danois en Angleterre ont été détournées sur l’Allemagne et qu’au surplus les producteurs de la grande péninsule scandinave se servent de la voie Copenhague-Gjdser-Warnemünde pour écouler vers Berlin une foule de denrées (sans parler des chevaux et d’objets de matériel utilisables à la guerre) qu’on leur paie fort cher.

Dans quelle mesure ou jusqu’à quand les satisfactions matérielles qui résultent de ces circonstances nouvelles l’emporteront-elles sur les sentimens que la nation danoise — sauf peut-être quelques socialistes avancés — nourrit à l’égard des puissances alliées et sur les souvenirs qui, depuis quelques années justement, lui paraissaient particulièrement douloureux, c’est ce que je n’examinerai pas, on le pense bien. Mais il est une question qui se pose nettement. Les Danois ont fermé le Grand Belt avec des mines sous-marines, et cela dès le début du conflit. C’était pour eux une nécessité, la Séeland, qu’ils entendent préserver à tout prix d’une invasion allemande, pouvant être aisément abordée par Kallundborg et surtout par Korsör. Il leur fallait d’ailleurs le temps d’y réunir toutes leurs forces, disséminées dans le Jutland et dans le reste de l’archipel, le temps aussi de compléter l’organisation défensive du camp retranché de Copenhague, qui est pour eux ce qu’Anvers est pour les Belges. Mais tout cela doit être fait et bien fait, maintenant ; et il reste ceci que le Grand Belt est miné, — avec, nécessairement, des chenaux de sécurité que les seuls marins danois connaissent, — et, donc, que l’accès de la Baltique est fermé aux nations belligérantes, ce qui profite exclusivement à l’Allemagne, puisque la Russie ne peut soutenir la lutte sur mer.

Une telle situation demande un très sérieux examen et un dénouement d’autant plus prompt que l’hiver approche[8]. D’aucuns pourront dire, à la vérité, que la guerre actuelle durera assez longtemps pour que, remise au printemps prochain, l’ouverture de la Baltique reste encore fort intéressante pour les alliés. Il se peut. Ce ne serait point, en tout cas, une suffisante raison de renoncer à y paraître cet automne. Plus on réfléchira sur ce point, plus on reconnaîtra qu’il est essentiel que les deux issues du canal allemand soient condamnées. Il faut tout faire pour cela et d’abord régler la question des mines danoises du Grand Belt. Quant aux mines allemandes, — car on peut être assuré qu’il y en aura au débouché des détroits, dans le Kielerbucht et le Fehmarn Belt, — on les draguera de vive force[9], comme on l’a fait, comme on le fait encore dans la mer du Nord. Et ce sera plus facile, en raison des circonstances géographiques et hydrographiques, pourvu cependant que l’on prenne toutes mesures pour que de soi-disant caboteurs ou pêcheurs neutres n’en viennent pas semer de nouvelles derrière les dragueurs.


C’est précisément ce qui se passait dans ces parages de la mer du Nord où, le matin du 22 septembre, trois croiseurs cuirassés anglais naviguaient de conserve, en soutien d’une flottille de patrouille. Celle-ci, malheureusement, s’était éloignée vers 6 heures, probablement pour surveiller de plus près ces pêcheurs suspects, et elle ne devait être remplacée auprès des croiseurs que dans le courant de la journée. La division était donc à découvert lorsque, vers 7 h. 1/2, le bâtiment de tête, l’Aboukir, qui marchait à la vitesse de 7 n., — trop lentement pour rendre difficile la visée dans un périscope de sous-marin, trop vite pour pouvoir laisser en place ses filets pare-torpilles, — fut frappé par une explosion violente, donna de la bande et commença aussitôt à s’enfoncer. Son matelot d’arrière, le Hogue[10], stoppa immédiatement pour mettre ses canots à la mer et sauver l’équipage de l’Aboukir. C’était faire la part belle aux sous-marins allemands. Quelques instans après, il était atteint, lui aussi, par une torpille, non sans avoir tiré du canon sur quelques remous, quelques sillages, indications fort vagues…

Pas plus que le Hogue, le Cressy, serre-file du groupe, ne songea à sa propre conservation. Tourner le dos et prendre une allure vive, ce qui était le seul moyen d’échapper à la destruction, le chevaleresque amour-propre et l’esprit de solidarité des marins anglais ne s’en pouvaient accommoder. Croiser les tangons des filets Bullivant, outre que c’était trop long, cela l’eût empêché d’envoyer à son tour ses embarcations au secours des naufragés. Il ne les croisa donc pas. Au reste, il dirigea, comme le Hogue, une violente et peut-être inutile canonnade[11] contre des périscopes, — cinq, dit-on, — qui se montraient par instans autour de lui. Le Cressy n’en fut pas moins torpillé et coula en trois quarts d’heure, moins vite, semble-t-il, que ses deux conserves.

Trois bons et beaux bâtimens, encore qu’un peu anciens (ils avaient quatorze ou quinze ans), étaient perdus avec plus d’un millier de braves gens, de vaillans officiers, d’excellens marins !…


Les réflexions qu’inspire une telle catastrophe ont un caractère particulièrement pénible. L’événement avait été prévu depuis bien des années, prédit par des officiers de caractère indépendant et, tout récemment, par le célèbre amiral Percy Scott qui, dans une sensationnelle « interview » du Times, rappelait à ses compatriotes la puissance trop discutée et pourtant indiscutable des sous-marins, des torpilles automobiles, des mines automatiques.

Ces avertissemens paraissent être restés inutiles pour les grandes marines européennes. Ce n’est que dans les tout dernières années que les ingénieurs, trop mollement poussés par les marins eux-mêmes, recherchèrent les moyens de protéger les coques plongées contre le terrible choc des charges de 100 à 120 kilos de fulmi-coton, ou d’autres explosifs violens. Et ces ingénieurs n’oseraient assurément pas dire qu’ils y ont réussi. Quant aux filets pare-torpilles, perfectionnés, dédoublés, on savait bien qu’ils ne pouvaient défendre contre la torpille automobile qu’un bâtiment au repos. Ces engins sont d’ailleurs impuissans contre les mines. Avait-on, du moins, créé des armes particulières contre les sous-marins, ainsi qu’on s’est efforcé de le faire contre les aéroplanes ? — Nullement. On tire sur l’emplacement présumé du sous-marin avec des canons à trajectoire tendue dont les projectiles ne s’enfoncent pas assez dans l’eau. En tout cas, depuis le temps que l’on faisait des exercices d’attaque des escadres par ces petits bàtimens, on avait dû édicter des règles précises et claires en vue de parer aux dangers qui se révélaient aux yeux les plus prévenus et en particulier à celui que courent des bâtimens stoppés dans les parages où l’action de l’invisible et dangereux adversaire vient de se faire sentir ? — Peut-être y avait-on pensé. Pas, toutefois, dans la marine anglaise, si l’on en juge par le communiqué de l’Amirauté dont nous avons tous admiré, autant que le mâle accent, la noble franchise.

Je n’en dirai pas plus aujourd’hui sur ce triste sujet. La destruction des trois croiseurs cuirassés anglais donnera — s’il en est besoin — tous les enseignemens nécessaires… et aussi, j’en suis convaincu, tous les stimulans. Nos ennemis peuvent s’égayer lourdement, à leur habitude, sur la coïncidence du combat du 22 septembre et du discours où M. Winston Churchill annonçait que le dogue anglais allait bientôt relancer le rat allemand dans son trou. Le rat a mordu et bien mordu, soit ! Mais, en fait, la tactique indiquée par le premier lord de l’Amirauté reste la bonne, la seule bonne, même. Oui, c’est au trou qu’il faut courir, ou, pour mieux dire, au museau de la puissante bête allemande, à la bouche de l’Elbe ; et pour obtenir là le résultat essentiel dont je parlais tout à l’heure, il faut accepter d’avance des sacrifices que la victoire paiera largement.

Nos alliés ont d’ailleurs, eux aussi, de bons sous-marins. L’un d’eux, qu’on ne l’oublie pas, a coulé un petit croiseur allemand, le Hela. Plus facilement encore, la cible étant beaucoup plus grande, eût-il frappé un cuirassé de cette belle flotte à qui les Allemands eux-mêmes commencent à reprocher son inaction.

Et les nôtres ? Nos sous-marins si bien « au point, » si bien entraînés, si désireux de marcher, quand leur sera-t-il donné de montrer ce qu’ils savent faire ?


Un mot encore : sous-marins, torpilleurs, « destroyers, » sont partout en action ; il n’est question que de bâtimens légers, de mouilleurs et de dragueurs de mines ; les croiseurs du large font beaucoup parler d’eux, ceux de l’Allemagne comme ceux de l’Angleterre, car il faut reconnaître que la croisière de l’Emden est fort bien conduite[12]. Entre temps, on nous apprend qu’un gros de cuirassés agit avec vigueur. Mais c’est comme parc de siège, un parc qui, au surplus, détache à terre quelques-unes de ses pièces et leurs armemens. Pendant ce temps, des milliers de marins, définitivement débarqués, ceux-là, s’emploient avec une ardeur joyeuse à la défense de Paris, — comme en 1870, — et poussent jusqu’aux tranchées des champs de bataille de l’Aisne. Il n’est pas jusqu’à une pauvre petite canonnière, d’un type désuet et dédaigné, d’un type que l’on ne voulait plus reproduire, la Surprise, qui, au Cameroun, ne se soit distinguée par des coups de vigueur et par des opérations auxquelles ses facultés semblent parfaitement adaptées. Et sans doute je ne prétends pas du tout que l’on ait le droit de conclure à la faillite des énormes unités de combat modernes, dans le genre de cette belle Gascogne que nous lancions à Lorient le jour même où les trois croiseurs cuirassés anglais s’ensevelissaient lugubrement dans les flots troubles du « Deutschebucht. » Non, il faudra encore des cuirassés, — réserves faites sur le type, — mais, vraiment on doit convenir que, jusqu’à l’heure présente (premiers jours d’octobre), la guerre navale ne ressemble pas à l’image qu’en donnaient certains théoriciens : la grande bataille rangée, la rencontre unique, décisive…


Contre-amiral Degouy.


L’amirauté anglaise vient de barrer le vestibule nord du pas de Calais, tout en laissant libre l’importante ligne Ostende-Douvres et la passe nord de la Tamise. Les paquebots hollandais ne pourront donc plus rentrer dans leurs ports, qu’en passant par la partie septentrionale de la mer du Nord, où ils ne sauraient échapper au contrôle vigilant des croisières anglaises. Bien entendu, il ne faut pas croire, avec beaucoup de journaux anglais, que l’accès de la Tamise et de la Medway (Sheerness et Chatam) soit par là complètement interdit aux sous-marins allemands. Un champ de mines n’arrêtera jamais un habile et résolu commandant de sous-marin. En tout cas, notons que les Anglais restent les maîtres d’attaquer le littoral allemand quand ils jugeront le moment venu. Du moins n’y seront-ils exposés qu’aux mines allemandes.

D.
  1. Il y aurait intérêt, en attendant, à fournir à nos unités de combat, pour leurs bouches à feu grosses et moyennes, des charges réduites permettant d’obtenir des trajectoires courbes, quand besoin en serait. Il faudrait, bien entendu, des tables de tir spéciales. J’avais demandé cela dans mon « Étude sur les opérations combinées (siège maritime) », il y a trente ans.
  2. Cette flotte compte en ce moment : 6 cuirassés, 2 grands éclaireurs, 5 « destroyers » de 1re classe (600 à 1000 tonnes), 15 de 2e classe (250 à 350 t.), 6 sous-marins, 2 mouilleurs de mines, 4 dragueurs de mines, 4 canonnières. Il y a en construction 3 cuirassés, 9 contre-torpilleurs, 6 sous-marins et 2 croiseurs légers.
  3. Baïan, construit en France en 1907 : 7 800 tonnes, 21 n., 175 mm. de cuirasse d’acier à la ceinture ; 2 canons de 203 mm., 8 de 152 mm., 22 de 75 mm. ; 2 tubes lance-torpilles ; 1 100 tonnes de charbon ; 573 hommes, état-major compris. C’est, avec un tonnage moindre, un bâtiment de la valeur de nos croiseurs cuirassés du type « Montcalm ».
  4. On y achève aussi, aux mêmes chantiers, les 4 puissans croiseurs de combat de 32 000 tonnes du type Borodino qui balanceraient aisément les Lutzow et les Seydlitz de l’Allemagne. Mais ces unités ne seront sans doute disponibles qu’en 1915 et 1916.
  5. D’après certains renseignemens, l’opération aurait été plus sérieuse, plus significative. Le débarquement des troupes que portait le convoi aurait été tenté, mais sans succès. Si cela est vrai, nul doute qu’il ne s’agit d’inquiéter les Russes en arrière de leur flanc droit.
  6. 4 croiseurs cuirassés des types qui ont précédé les croiseurs Dreadnought. Ce sont le Defence (14 600 t.), les Duke of Edimburgh, Warrior et Black Prince (13 700 t.), tous bàtimens datant de 1905-1907 et portant 6 canons de 234 mm., outre beaucoup de pièces de calibre moyen.
  7. Les flottilles de patrouilles comptaient avant la guerre 86 « destroyers » et 52 sous-marins. Les flottilles de défense locale comptaient 22 « destroyers », 58 torpilleurs et 7 sous-marins. Á la vérité la plupart de ces petits bàtimens n’avaient que des effectifs réduits.
  8. Il ne faut pourtant pas croire que toute opération maritime soit impossible, en hiver, dans la Baltique méridionale. Il est fort rare que les détroits danois soient rendus complètement impraticables par les glaces et plus encore que celles-ci s’opposent à l’accès des côtes des duchés, du Mecklembourg et de la Poméranie.
  9. Je rappelle que la flotte russe de la Baltique a un bon nombre de dragueurs de mines.
  10. Ce nom de Hogue — nous dirions La Hougue — est celui que les Anglais donnent à la bataille du 29 mai 1692, où Tourville tint tête avec 44 vaisseaux aux 90 de la flotte anglo-batave ; celui de Cressy — nous dirions Crécy — rappelle la défaite de Philippe VI, en 1346, et celui d’Aboukir la destruction, le 1er août 1798, de la flotte de Brueys qui avait convoyé en Égypte l’armée de Bonaparte.
  11. L’Amirauté anglaise croit cependant savoir que deux des cinq sous-marins allemands furent coulés. Il est fort difficile d’arriver sur ce point à une certitude. Les Allemands ne diront rien.
  12. Constatons toutefois, avec l’Amirauté anglaise, que les croiseurs alliés ont capturé cinq fois plus de paquebots — sans parler des croiseurs auxiliaires — que les croiseurs allemands.