Les Opérations de débarquement

Les Opérations de débarquement
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 864-882).
LES
OPÉRATIONS DE DÉBARQUEMENT

C’est un vaste sujet que celui des « opérations combinées, «  c’est-à-dire des opérations où des forces de terre et des forces de mer combinent leur action. Je ne me propose pas de le traiter ici. Le résumé même des conférences que j’ai faites autrefois à l’École supérieure de guerre serait encore trop long... Tenons-nous-en à quelques réflexions sur celles de ces opérations qui ont particulièrement pour objet le débarquement d’une armée sur le territoire de l’adversaire.


Une première observation s’impose : jamais on ne transporta par mer tant de troupes que dans le conflit actuel, ni jamais sans doute en si grandes masses. Le transport de l’armée serbe, par exemple, — soit 130 000 hommes environ, — semble avoir été exécuté, non pas en une seule fois, certes, mais au moyen d’un nombre assez restreint de grands convois.

Or, avant cette guerre, presque personne ne voulait admettre que l’on osât risquer sur mer de gros effectifs. D’ailleurs, eût-on toléré la discussion d’entreprises aussi téméraires, que les stratèges en auraient démontré l’inutilité. S’il s’agissait d’envoyer une armée au secours d’un pays ami, à quoi bon ? Elle arriverait trop tard, tant la marche de l’ennemi devait être foudroyante. Les opérations ne devaient-elles pas être terminées après une seule grande bataille où u la question serait définitivement réglée ?... » Et, s’il s’agissait d’un grand débarquement en pays ennemi, on haussait les épaules. Le moins qui pût arriver à l’assaillant, c’était d’être rejeté à la mer.

L’admirable est que la doctrine, — car c’était une doctrine ! — nous venait tout droit, il y a quelque vingt-cinq ans, de nos adversaires eux-mêmes et que nous l’acceptions de confiance, sans réfléchir qu’ils avaient alors, étant beaucoup plus faibles que nous sur la mer, tout intérêt à nous l’imposer. C’est ce qui explique la surprise des militaires, lorsque, dans cette guerre-ci, il y a quelques mois à peine, l’état-major allemand afficha la prétention d’opérer une descente en Angleterre : « C’est une feinte ! s’écria-t-on. L’entreprise est contraire à tous les principes, et ce serait folie pure... »

Ce n’était point une feinte du tout, ni l’entreprise une folie, si les Allemands avaient réussi à s’emparer de Calais et du saillant que fait Gris-Nez du côté de la côte anglaise. Mais c’était fort difficile, — je crois l’avoir montré ici même [1], — parce que, si habilement que l’affaire dût être conduite, avec des pro- cédés tout nouveaux et appropriés, remarquons bien cela, aux circonstances locales, la supériorité navale des Alliés aurait toujours fini par exercer son action décisive. Débarquée, peut-être, l’armée expéditionnaire allemande eût été, en tout cas, enfermée dans sa conquête.

Tant il y a que les Allemands, maîtres reconnus, — ils l’affirment au moins, — dans l’art difficile de la grande guerre, se révélaient à point nommé très partisans des opérations com- binées et que rien ne leur apparaissait chimérique dans l’idée de jeter cent mille hommes sur la côte ennemie, de les pousser en avant, de les entretenir, ravitailler, renforcer d’une manière méthodique et continue.

Quel était donc leur secret et, en fait, pouvait-il y avoir là un secret autre que celui de ne se point embarrasser à l’avance des difficultés, de ne les point proclamer insolubles en vertu de raisonnemens abstraits, de les examiner froidement une par une dans chaque cas déterminé et de s’appliquer à les vaincre avec une intelligente ténacité ?

Etudions-les donc, en gros du moins, ces difficultés : mais faisons auparavant une observation d’une portée générale. Je viens d’écrire que c’était pour chaque cas déterminé qu’il couvenait d’examiner les obstacles qui s’opposent à la réussite d’une opération de ce genre. C’est ce que ne font malheureusement pas nos théoriciens. Ils condamnent en bloc ces opérations « parce que les effectifs transportés par mer sont insignifians, au regard de ceux des armées qui s’apprêtent à les recevoir ; parce qu’en présence des nouveaux engins sous-marins, les transports de troupes sont trop dangereux ; parce que l’organisation d’une base d’opérations satisfaisant aux besoins des armées modernes, sur le littoral ennemi, devient chose trop compliquée ; parce que les premières troupes débarquées risquent trop d’être rejetées à la mer, les chemins de fer permettant au défenseur d’amener à pied d’œuvre des effectifs plus nourris que ceux que les vaisseaux peuvent « débiter » dans le même temps ; enfin parce que, en supposant que la descente réussisse, l’armée débarquée ne pourra pas gagner dans le pays ; elle sera, en effet, étreinte aussitôt par les organisations défensives de l’ennemi... »

Tout cela est fort bien. Ce sont de ces argumens abstraits » toujours séduisans pour les cerveaux français, mais dont la brièveté tranchante ne saurait satisfaire ceux qui réfléchissent sur la diversité des « cas d’espèce. » Que restera-t-il, par exemple, du premier, si j’observe qu’un effectif de 100 000 hommes, bien faible, en effet, au début d’une guerre européenne où l’on ne compte que par groupes d’armées dont chacune compte 120 ou 130 000 soldats, prendra une importance relative beaucoup plus grande à la fin de la lutte, lorsque le belligérant que l’on veut assaillir sur son propre sol aura déjà épuisé ses réserves et qu’il aura de la peine à alimenter ses fronts continentaux ? Qu’en restera-t-il surtout, si j’ajoute que tel cas peut se présenter où les 100 000 hommes en question trouveront sur place le renfort d’une armée étrangère et qu’au demeurant, si l’on reste maitre de la mer, si l’on a encore des contingens disponibles, rien n’empêche d’envoyer, au secours du premier, un deuxième échelon d’unités organisées et prêtes à combattre. Il n’y a point de raison pour que le second effort demandé à la marine ne réussisse pas comme le premier...

Les sous-marins ? Mais ont-ils empêché le transport des armées alliées aux Dardanelles, puis en Macédoine ; et l’armée serbe n’est-elle pas arrivée sans encombre à Salonique ? Je ne dis rien du continuel va-et-vient du Pas de Calais, parce que, dans ce cas, la solution est vraiment facile du problème de la protection des navires de charge contre les unités de plongée. Qui vous dit cependant qu’on n’en peut trouver d’analogue, s’il s’agit d’une traversée plus longue, et surtout que la grande opération de transport ne sera pas précédée d’opérations préliminaires ayant pour objet d’enfermer les sous-marins dans leurs bases principales ? Tant que les submersibles n’auront pas trouvé le moyen de passer au travers des filets d’acier a grandes mailles, et celui de cueillir les mines automatiques aussi facilement qu’ils les sèment ; aussi longtemps que les bâtimens légers de surface, aidés par les hydravions ou les dirigeables spéciaux, pourront leur donner efficacement la chasse dans des eaux côtières peu profondes ; aussi longtemps enfin que, derrière cette première ligne de bloqueurs, on en pourra disposer une seconde composée de croiseurs de tonnages variés et une troisième où figureront des cuirassés relativement anciens, tandis que les « dreadnoughts » se tiendront au large, pour parer à tout événement, je ne crois pas qu’on ait le droit de douter du succès des mesures de protection organisées par de grandes marines, maîtresses de la mer...

Et qu’est-ce encore que cette doctrine de la supériorité de débit des chemins de fer, lorsque, dans tel cas que je sais, la descente peut s’effectuer sur un point que la voie ferrée ne dessert pas ; lorsque, ici, la flotte tient cette voie sous son canon ou que, là, ses bâtimens à fond plat, canonnières, monitors ou autres, ses appareils aériens même, peuvent aller détruire aisément tels ponts ou tels bacs indispensables à l’afflux des renforts sur le point attaqué ?


Mais, n’en disons pas plus pour le moment. Il suffit d’avoir rappelé que la guerre nous met constamment en présence de faits positifs, d’une infinie variété d’aspects, qu’elle nous propose des problèmes à données précises, concrètes, et qu’on ne peut vraiment se contenter, pour résoudre ces problèmes, de l’application de formules creuses, qu’inspirent généralement des idées préconçues, des craintes chimériques, quand ce ne sont pas des antipathies irraisonnées.

C’est qu’il y a de tout cela, qu’on ne s’y trompe pas, dans l’impatience que traduisent les formules auxquelles je fais allusion, dans la répugnance que témoignent en général les militaires pour les opérations d’outre-mer, et qui n’a d’égale que celle que manifestent instinctivement les marins quand on leur parle de transporter une armée.

Ne nous en inquiétons pas. Les uns et les autres ont suffisamment prouvé, dans cette guerre, qu’ils savaient vaincre des sentimens dont on trouve l’explication très naturelle d’une part dans l’appréhension causée par des périls d’un genre tout nouveau [2], de l’autre dans la lourdeur des responsabilités encourues.

Appliquons maintenant notre principe de la nécessité d’un examen particulier pour chaque cas bien défini, à l’étude d’une opération combinée qui s’imposera tôt ou tard comme l’acte terminal du grand drame qui se joue depuis vingt-six mois. Mais, précisément, — et c’est la première « difficulté, » — je ne saurais désigner cette opération d’une manière plus expresse sans inconvéniens majeurs pour l’intégrité de cet article. Je compte donc sur la sagacité des lecteurs de cette Revue, trop avertis pour ne me point entendre à demi-mot.


L’opération combinée dont il s’agit comporte plusieurs phases et tout d’abord ce que j’appellerai la phase de préparation politique.

Il faut en effet persuader nos Alliés, — après nous être persuadés nous-mêmes, — de l’urgence de fermer exactement le cercle d’acier qui enserre, aux trois quarts seulement, le corps puissant de l’Allemagne. Je ne veux point me montrer sévère au sujet de la conception fondamentale qui a fait préférer le blocus à distance des côtes de l’Allemagne au blocus rapproché, au blocus « effectif. » J’ai d’ailleurs la conviction que ce sont surtout les circonstances du début de la guerre qui sont responsables de l’orientation qui a été donnée ainsi à l’effort des Alliés sur le « quatrième front, » mais, sans revenir sur les considérations que j’exposais ici même, il y a quelques mois [3], au sujet du « nouveau blocus, » je suis plus que jamais porté à croire que toutes les mesures prises par les Alliés, dans cet ordre d’idées, resteront inefficaces. L’Allemagne sera gênée, très gênée ; elle souffrira beaucoup, ce n’est point douteux, mais elle ne sera pas réduite à merci par la seule vertu de la pression économique. On ne peut pas étrangler un homme qui porte autour du cou un collier rigide. Or c’est justement le cas de l’Allemagne : tant qu’elle aura son collier de Scandinaves, elle pourra s’alimenter et respirer. Et toutes les conventions commerciales, toutes les ententes officielles ou officieuses, conclues avec les gouvernemens aussi bien qu’avec des syndicats d’importateurs, n’y feront rien ; pas plus que le rigoureux contrôle exercé sur les bâtimens neutres, sur la vraie destination de leurs cargaisons, sur le contenu de leurs colis-postaux et sur leurs courriers. Quand je dis « n’y feront rien, » j’entends rien de décisif, rien qui jette l’Allemagne à nos pieds, épuisée de privations, incapable de renouveler son matériel militaire.

En revanche, — et il y parait maintenant, — la contrainte que les Alliés exercent sur la navigation des neutres et qu’adoucissent à peine les procédés courtois dont nous usons quand il y a lieu de retenir un paquebot dans nos ports pour vérifier sa cargaison, indispose contre nous l’opinion publique dans les trois royaumes du Nord, comme en Hollande, du reste. On peut en être péniblement surpris, mais il est impossible de se dissimuler que la récente Note des ministres scandinaves réunis à Christiania semblait mettre sur le même pied la gêne ainsi apportée aux transactions des neutres et les pertes de bâtimens et d’existences humaines qui résultent pour ces mêmes neutres des pratiques courantes de la guerre sous-marine allemande.

Etonnante mentalité, mais sur laquelle, dès le début du conflit, il n’y avait point d’illusion à se faire ! L’Allemagne obtenait beaucoup plus par la terreur que les Alliés par la modération. A ceux-ci, dont on escomptait les honnêtes scrupules sur le respect de la neutralité des petites Puissances, on reprochait la rigueur relative de leurs recherches sur les « destinations fictives, » tandis qu’à ceux-là qui violaient à chaque instant toutes les prescriptions du droit international, pénétrant dans les eaux territoriales pour y faire des captures, survolant systématiquement avec leurs zeppelins les contrées neutres, mouillant des mines en pleine mer et sur les routes de navigation les plus fréquentées, coulant enfin, — et même sans avis préalable, — tout navire soupçonné d’avoir chargé pour la Grande-Bretagne, on osait à peine opposer de timides représentations !... Dans de telles conditions, l’on est conduit à envisager le blocus rapproché, effectif, avec toutes ses conséquences de l’ordre diplomatique et militaire, dans la Baltique aussi bien que dans la mer du Nord, comme le seul moyen d’obtenir des résultats qui nous rapprochent de la fin de la lutte.

D’autre part, et quel que soit l’optimisme, — très justifié en soi, — que l’on professe ici à l’endroit de l’issue de cette lutte, nous ne pourrions sans grande imprudence méconnaître, nous Français, que nous avons un intérêt tout particulier à ce que ce conflit aboutisse promptement à la solution que nous désirons : l’anéantissement de la puissance militaire de la Prusse, base essentielle de la puissance militaire allemande. Les raisons de ceci sont complexes, quelques-unes délicates. Je pourrais les résumer en disant que c’est la France qui, proportionnellement à ses ressources générales, a le plus « donné » et depuis plus longtemps dans cette guerre, et qu’il n’est capital quel qu’il soit, — humain, moral, matériel, — qui ne s’use par une continuelle dépense.

Et si l’on m’oppose que celui de nos ennemis s’use encore plus vite, je suis enchanté de le reconnaître, seulement j’observe qu’au moment où l’on discutera les conditions de la paix imposée par les Alliés, il serait fâcheux que la France s’assît à la table du Congrès avec un portefeuille sensiblement plus vide que celui de ses Alliés. Ceux de mes lecteurs qui ont lu l’histoire du Congrès de Vienne me comprendront si j’affirme qu’il faut se présenter à celui de 1918 avec des forces matérielles qui soient en mesure de donner un efficace appui à la force morale que la France s’est acquise depuis deux ans.

Que résulte-t-il de tout ceci ? C’est qu’il nous appartient de proposer à l’examen de nos Alliés, particulièrement à celui de l’Angleterre et de la Russie, toutes les questions que soulève l’idée d’une énergique et décisive action de l’Entente sur le quatrième front, l’idée de la prise de possession effective de la Baltique.


Telle est la première phase, celle que j’ai appelée la phase de préparation politique.

Voyons la seconde, la phase diplomatique.

Que celle-ci soit importante et que les difficultés les plus sérieuses y attendent les gouvernemens de l’Entente, comment se le dissimuler, quand, d’un côté, on réfléchit aux inévitables modalités que comporte la poursuite de l’objectif que nous nous fixons, et que, de l’autre, on constate la résolution, très ferme, semble-t-il, et tout récemment encore proclamée par les Scandinaves, de ne se point laisser entraîner dans la grande guerre européenne ?

Je ne crois pas cependant que l’on doive se laisser rebuter par des obstacles plus apparens que réels.

Laissons là les déclarations officielles qui ont été faites à Christiania. Elles ne pouvaient pas ne pas être faites. Et, sans douter le moins du monde de la sincérité des personnages à qui nous devons ces protestations d’amour pour la paix, nous gardons le droit de supposer que tels événemens peuvent se produire qui provoqueraient, ou seulement hâteraient une évolution de l’opinion publique, très forte dans ces pays, en faveur de la cause que nous défendons.

Sans aller plus loin, voici que le Parlement allemand semble, au moment où j’écris, vouloir imposer au chancelier de l’Empire, — et à l’empereur Guillaume lui-même, dont l’autorité personnelle décline sensiblement, — un retour immédiat aux pratiques les plus cruelles de la guerre sous-marine. Bien mieux, un parti puissant entend qu’on les aggrave, ces pratiques, et qu’on entreprenne une vraie guerre d’extermination.

Or, déjà, les neutres du Nord sont torpillés sans merci canonnés, sabordés, quand ils vont en Angleterre ou quand ils en reviennent, ou seulement quand une partie de leur chargement paraît avoir pour destination définitive un port de la Grande-Bretagne. Là où les Alliés examinent à loisir, enquêtent et, tout au plus, retiennent, les Allemands détruisent immédiatement, sans autre forme de procès. La seule différence avec ce qui se passait avant les indécises tractations germano-américaines du mois de mai dernier, c’est que, — pas toujours, mais le plus souvent, — les équipages neutres sont épargnés et que leurs bâtimens ne sont coulés qu’après avertissement préalable. Désormais, il n’en sera plus ainsi, et nos ennemis comptent régner sur la mer déserte par la terreur qu’inspireront ces assassinats, dignes des exécutions sommaires de Visé, d’Hasselt, de Dinant, de Nomény, de Sentis. Du coup, l’Angleterre sera affamée en même temps que ses usines seront privées de leur nécessaire aliment...

Ne nous plaignons pas d’une telle erreur. Ne nous plaignons même pas trop, — encore qu’il soit pénible d’en venir là, — de l’adoption par nos adversaires de mesures qui, certainement, soulèveront enfin contre eux sinon tous les Scandinaves, du moins les Danois et les Norvégiens, ces derniers surtout, qui ont perdu déjà un tonnage considérable. Le remède viendra de l’excès du mal : « Ils en font trop, vraiment !... » s’écrie-t-on dans les ports du Nord, depuis plusieurs mois. — « Sus à la bête féroce ! » y criera-t-on bientôt avec nous, si nous savons exploiter ces circonstances favorables. En ce qui touche le Danemark, dont la situation géographique rend la neutralité plus particulièrement intéressante pour l’Allemagne, puisqu’il la couvre et ferme ses voies d’accès, on sait qu’à la suite de la singulière affaire des Antilles danoises [4], un mouvement d’opinion très vif et très net s’y est produit en faveur de l’intégrité territoriale, étant entendu que cette expression s’appliquait aussi à la partie du royaume détenue par la Prusse depuis cinquante ans, le Slesvig du Nord, dont la population est purement danoise. Nul doute qu’une diplomatie habile, soutenue par l’expression très précise des intentions réparatrices des gouvernemens alliés, ne se fasse écouter avec complaisance par un noble peuple, dont nous connaissons mieux que personne, nous Français, la chevaleresque fidélité, un peuple que les Allemands orgueilleux ont pu croire un moment courbé devant leur formidable puissance, mais qui se redresse peu à peu et dont le cœur se gonfle, plein des souvenirs de sa gloire passée.

Quant aux Suédois, c’est tout autre chose. On sait quelles furent, dès le début de la guerre, les sympathies avouées de tous les organismes dirigeans et des « intellectuels » du royaume, — je ne parle pas de l’armée, cela va sans dire, — pour la cause des Puissances centrales. Les moins gallophobes de ces germanophiles militans, désireux de nous expliquer les raisons profondes de leur attitude, ne marchandaient pas à prétendre que, pour les Suédois, la Finlande était une Alsace-Lorraine et qu’ils avaient donc pour les Russes les sentimens que nous professions nous-mêmes, depuis 1871, à l’endroit des détenteurs de Strasbourg et de Metz. C’était tout à fait l’argumentum ad hominem. J’eus l’occasion, un jour, de demander à l’un de ces amis de la France, — car qui n’est point, chez les neutres cultivés, ami de la France ?... — ce qu’il pensait de la Prusse, qui a mis la main sur Rügen, Stralsund et la Poméranie suédoise depuis 1815, tandis que la Russie possède la Finlande depuis 1809. Il me parut que cette question l’embarrassait.

Quoi qu’il en soit, la pression allemande, dont le succès avait peut-être un peu diminué, au cours de cette année, s’est fait sentir plus vivement que jamais en Suède depuis la « défection » de la Roumanie, et il est visible que la diplomatie impériale serait heureuse de trouver dans le Nord une compensation à ses déboires dans le Sud. Je doute qu’elle ait jamais cette satisfaction, et il n’est pas certain que ce soit à l’instigation de l’Allemagne qu’ait été lancée dernièrement la note sur la passe de Kogrund, au sujet de laquelle les Alliés ont fait entendre à Stockholm de justes protestations.

Outre que tout espoir n’est pas perdu d’arriver dans cette affaire à une transaction satisfaisante, on peut, là encore, compter sur la maladresse de nos ennemis, qui excellent à gâter par la brutalité de leurs gestes l’effet de leurs paroles mielleuses et de leurs suggestions insinuantes. Les marins suédois nous affirment avec quelque complaisance que le premier bâtiment étranger qu’ils ont expulsé de la passe de Kogrund fut un sous-marin allemand. Il y a eu déjà, il y aura encore entre amis si intimes d’autres incidens et des froissemens plus graves. Cependant, il est clair que les Alliés doivent suivre ce qui se passe entre les deux rives de la Baltique méridionale avec l’attention la plus soutenue. Nul ne peut oublier chez nous que la voie de communication des Alliés de l’Ouest et de la Russie emprunte nécessairement, l’hiver, le territoire et les rails de la Suède [5].

Un publiciste très écouté s’écriait dernièrement : « Il faut atout prix rouvrir les détroits ottomans ou, si on ne le peut pas, donner à l’armée de Salonique les renforts qui lui sont nécessaires pour percer jusqu’à l’armée russo-roumaine. » Fort bien ! mais il faut aussi rouvrir les détroits danois et que les flottes de l’Ouest donnent enfin la main à la flotte russe de la Baltique.


Dans quelle mesure la phase maritime de l’opération mordra-t-elle sur la phase diplomatique, c’est ce que l’on me permettra de ne point examiner. Non point qu’il n’y ait là sujet d’importantes observations ; mais, justement, ces observations seraient d’un caractère trop précis, partant trop délicat.

Je rappellerai cependant, — puisqu’on me l’a déjà laissé dire, — qu’il doit y avoir, dans la phase maritime, certaines opérations préliminaires tout à fait essentielles. J’ai cité l’une de ces opérations, l’oblitération du canal maritime allemand. Ce canal est, en effet, établi de telle sorte qu’il est justiciable des entreprises des grands appareils aériens de bombardement que nous construisons enfin, aujourd’hui, et qui viennent de donner, à Essen, la mesure de ce qu’ils peuvent faire, à condition qu’on les emploie en masses et avec une rigoureuse méthode. Mais, aux escadrilles que l’on constituera pour cet objet, il faut une base bien organisée et assez rapprochée du but à atteindre. J’ai à peu près désigné cette base, qui n’est qu’à une centaine de kilomètres du centre du canal, Rendsburg[6]. Le coup de main qui mettra le point en question au pouvoir des Alliés aura d’abord pour effet d’obliger la flotte allemande à « sortir, » à livrer bataille, une deuxième bataille du Jutland, si tant est que, pour d’autres motifs, cet événement ne se soit point produit déjà. Il est bien clair, tout le monde est d’accord là-dessus, que l’on ne peut guère entreprendre d’opération combinée sans être absolument maître de la mer.

J’entends bien qu’il y a des exceptions à cette règle, exceptions dont la plus célèbre est l’expédition de 1798. Mais tout a changé à cet égard avec l’extraordinaire développement des moyens de communication, de découverte, de transmission des nouvelles. Remarquons en tout cas que si, par grand hasard, l’on pouvait encore, sans être maître de la mer, transporter une armée, on ne pourrait la ravitailler, la renforcer, la faire vivre. Donc, on se battra d’abord. Nous n’avons point de doute sur l’issue de l’affaire. Le combat du 31 mai n’a peut-être pas été décisif, mais on sait pourquoi et que des chances aussi favorables ne se présentent pas deux fois, pour le plus faible, d’échapper à la destruction.


On peut aisément prévoir une autre opération préliminaire que je désignerai sous l’expression générale de « forcement d’un détroit barré par des mines dont les lignes sont défendues par des batteries. »

Et nous voilà en présence de l’une des grandes difficultés que l’on oppose à l’entreprise qui nous occupe. Évidemment, le souvenir de l’échec des Dardanelles hante les esprits. Mais c’est ici que l’on voit à plein l’intérêt de « distinguer. » Le cas du détroit que je vise ne ressemble en rien à celui des Dardanelles. Là, point de terres élevées, ravinées, boisées, dominant de leurs batteries bien dissimulées un fleuve marin à courant rapide, coulant toujours dans le même sens et, donc, favorable à l’emploi des mines dérivantes, celles qui ont coulé le Bouvet, obligé le Gaulois à s’aller échouer, coulé aussi des cuirassés anglais[7]. Point d’ouvrages permanens d’ailleurs et depuis longtemps pourvus de tous les perfectionnemens modernes, tourelles comprises. Par conséquent, point autre chose, comme opération tactique spéciale, que des dragages minutieux. Et l’on y est, en ce moment, beaucoup plus entendu qu’en février et mars 1915.

Il faut tout dire, cependant. Ce détroit ne débouche pas directement dans la mer qu’il nous importe d’occuper. Pour accéder à celle-ci, il faut, après avoir traversé une sorte de bassin au fond duquel se cache le port de guerre principal de l’ennemi, franchir un second passage dont la rive méridionale est allemande. On peut donc compter de ce côté-là sur une accumulation de moyens défensifs dont la valeur s’augmente du fait que la flotte assaillante devra, tout en détruisant ces organisations, « masquer » l’entrée du fjord auquel je viens de faire allusion et s’opposer à l’irruption de ce qui pourra rester de la flotte allemande, puisque aussi bien, c’est dans ce fjord que débouche le canal maritime. Mais n’oublions pas qu’à côté des dragueurs, nos flottes ont des mouilleurs de mines. Il est même assez curieux du constater que la torpille fixe automatique fut tout d’abord destinée à fermer les ports d’où pouvait sortir une force navale gênante, si bien qu’on les appelait « torpilles de blocus. » Ce serait tout à fait le cas de faire appel à ces engins.

D’autre part, s’il s’agit de lutter contre les batteries à terre disposées sur la rive Sud du deuxième détroit [8], batteries tout au ras de l’eau et que rien ne dissimule, nous avons aujourd’hui des monitors fortement armés et fortement défendus qui n’existaient pas lors du combat du 18 mars 1915. Ces bâtimens constituent-ils un bon parc de siège, un parc de siège complet, comprenant des mortiers ou obusiers courts ? J’espère que oui. S’il en est autrement, il faut se hâter de combler cette lacune. L’attaque méthodique des ouvrages de côte exige l’emploi des feux courbes, ainsi que la mise en jeu de projectiles à parois minces, fortement chargés en explosifs. Depuis vingt-six mois que les vaisseaux tirent, ici ou là, sur les batteries, ces vérités ont dû être reconnues et les mesures nécessaires ont dû être prises.

En résumé, il n’est que de vouloir pour arriver en temps utile à cette balance des moyens d’action de la défense et de l’attaque, à cet équilibre des forces matérielles que se chargera de rompre, au moment décisif, la force morale supérieure de l’un des deux adversaires.


Après ces indispensables préliminaires, la phase maritime comprend l’opération du transport de l’armée, opération compliquée, plus encore que difficile, et qui ne va pas sans de longs préparatifs.

Il faut d’abord se procurer les moyens de transport. Prenons pour base, s’agissant d’un court trajet, en somme, le chiffre de 1 000 tonnes de déplacement par 300 hommes d’effectif, matériel afférent compris. Il nous faut donc 500 000 tonnes pour une armée de 150 000 hommes. 500 000 tonnes, c’est un chiffre ! Ce chiffre n’aurait rien d’effrayant, toutefois, puisque les Alliés, malgré les pertes qu’ils ont subies, disposent de plusieurs millions de tonnes, mais on se trouve immédiatement en présence d’une difficulté de l’ordre économique qu’il faudra s’appliquer à vaincre par des mesures prises longtemps avant la réquisition des navires reconnus nécessaires. Ces navires, en effet, ce sont ceux-là mêmes qui, quotidiennement, par leurs apports réguliers, alimentent les pays de l’Entente et entretiennent, soit leurs magasins, soit leurs usines de guerre. On sent que, pour éviter une crise très grave, il faudra prendre des mesures de précaution minutieuses, ne pas craindre d’intensifier les transports avant la période de préparation de l’expédition, ne pas craindre d’accumuler les stocks, — ce qui suppose l’organisation dans les ports de docks nouveaux, de moyens de levage, de quais utilisables, etc. Il ne faut pas craindre non plus de pousser très activement la construction des « cargos » et celle des remorqueurs, des allèges, des chalands, outillage flottant dont on aura le plus grand besoin pour la mise à terre de l’armée et dont on ne saurait priver les ports sans s’exposer à paralyser leur effort de chargement et de déchargement.

On voit, d’après ces considérations, qu’il ne saurait être question d’entamer l’expédition elle-même avant le printemps de 1917. Mais quoi ! nous y serons bientôt.

Ce n’est d’ailleurs pas sur la flotte de charge seule qu’il convient de porter des soins attentifs. La flotte de guerre doit, elle aussi, s’adapter aux exigences fort complexes de son rôle dans l’opération du transport. J’ai eu l’occasion de dire souvent, ici, qu’on n’aurait jamais assez de bâtimens légers. On l’a reconnu, et, pour combler des lacunes criantes, sur lesquelles on n’avait pas daigné jeter les yeux au beau temps où l’on ne pensait qu’à entasser dreadnoughts sur dreadnoughts, on a dû faire flèche de tout bois. J’ajoute qu’après un déplorable arrêt de quelques mois, on s’est remis à construire des unités légères, de plongée et de surface. Enfin on a pu faire, en bon lieu, de judicieux achats. Mais ce n’est pas de nous seulement qu’il s’agit, ni simplement de « destroyers » et de submersibles. Il convient que nos Alliés songent aux bâtimens fluviaux à fond plat, et cependant bien armés [9], qui seront peut-être appelés à flanquer une des ailes de l’armée le long d’un grand fleuve ou à maîtriser rapidement un Haff dont les transports devront remonter le chenal. C’est aussi important que de multiplier le nombre des contre-torpilleurs qui, vigilans « chiens de garde, » courront sur le flanc des colonnes de paquebots pour en écarter les sous-marins.

Et les appareils aériens, les hydravions, les dirigeables, peut-être, — qu’il n’est pas nécessaire de concevoir aussi gigantesques que les « super-zeppelins, » — et les navires spéciaux affectés à ces appareils ; et les ravitailleurs de flottilles, les navires-ateliers, les citernes à eau et à pétrole, les charbonniers, etc. !...

Oui, tout cela est compliqué. Tout cela veut de la prévoyance, d’exacts calculs, de la volonté, de la persévérance. Mais osera-t-on dire qu’il y a là des « difficultés insurmontables » pour de grandes Puissances maritimes ?


Arrivons à la phase terminale, que nous désignons plus spécialement sous le nom de phase militaire, et comprenons-y le débarquement, l’organisation de la base, la marche en avant, l’entretien continu de l’armée par l’afflux régulier des renforts, des munitions, du matériel, des vivres.

Je ne m’étendrai pas sur l’opération du débarquement. On l’a vu, l’an dernier, réussir d’une manière remarquable dans les pires conditions, d’abord aux deux promontoires des Dardanelles, ensuite à Souvla. Il suffit de relire d’épiques récits qui, au demeurant, sont gravés dans toutes les mémoires, et que, peut-être, je commenterai plus tard en me plaçant au seul point de vue tactique. Pour rester sur le terrain de la stratégie, j’observerai seulement qu’il s’en faut bien qu’une descente en pays ennemi soit nécessairement un débarquement de vive force.

Je vais plus loin et je ne crains pas de dire que cette opération, si elle est bien conduite et si, grâce à la mobilité de la flotte, on réussit à tromper le défenseur sur le véritable point d’attaque, ne doit pas rencontrer de résistance sérieuse, au moins dans les premières vingt-quatre heures. Il n’y a pas de chemin de fer qui tienne. On sait d’ailleurs quelle est la difficulté de faire rebrousser chemin à des chapelets de convois engagés dans une direction que, brusquement, on découvre n’être point la bonne. Or, il se trouve que, réunie dans la baie de F... au Sud d’une des capitales scandinaves, la flotte expéditionnaire menace à la fois plusieurs points du littoral allemand abordables et stratégiquement favorables à une grande descente. Ces points sont semés sur une assez grande longueur de côte. Les deux extrêmes, qui restent tous deux à 110 milles marins (200 kilomètres environ) du centre de la baie de F... sont reliés par un chemin de fer côtier très tronçonné, d’un débit assez faible et où l’on n’a ménagé ni pentes ni courbes. La longueur totale de cette ligne dépasse 300 kilomètres et la durée du trajet atteindrait une quinzaine d’heures dans des circonstances normales. Sans que j’en dise davantage, sans que je fasse état de la possibilité de détruire, un peu à l’avance, avec des hydravions ou des aéroplanes, certains grands ouvrages d’art, on comprendra quelles facilités ces circonstances géographiques donnent à l’assaillant avisé pour prendre en défaut le défenseur. Celui-ci sera réduit, sur le vrai point d’attaque, à des élémens locaux de surveillance, car il n’aura certainement pas commis la faute de disséminer ses forces actives sur un littoral très étendu.

Je viens de parler de la baie de F... comme point de réunion éventuel de la flotte de transport et des diverses formations de navires de guerre chargées de la protection de celle-ci. En fait. il s’agit d’une sorte de base intermédiaire, de jalon de cette ligne d’opérations qui, aussitôt l’armée débarquée, deviendra sa ligne de communications. Mais la vraie base de l’armée est au point même de la descente ou au port de commerce le plus proche, — il y en a de tout proches des plages de débarquement, dans les cas auxquels je viens de faire allusion, — dont on s’emparera aussitôt, comme Bonaparte, descendu à Aboukir, enleva immédiatement Alexandrie.

L’organisation de cette base, qui doit être en même temps le noyau d’un camp retranché inexpugnable, est un des facteurs essentiels du succès. Remarquons qu’avec un plan d’opérations bien étudié à loisir et prévoyant plusieurs points de descente, suivant les circonstances, on peut disposer presque tout à l’avance, wharfs, engins de levage, voies ferrées de diverses largeurs, wagons et wagonnets, magasins démontables, ambulances, parcs à charbons, réservoirs à pétrole, hangars d’aérostation, chaudières distillatoires, moteurs et transmissions, etc.

A cet égard, l’organisation des divisions et des services à l’arrière de la » force expéditionnaire » anglaise de 1914, pour le cas de descente en pays ennemi, était déjà remarquable. On ferait encore mieux aujourd’hui, après deux ans de guerre, après l’expérience des Dardanelles et même celle de Kout-el-Amara. Car rien n’instruit comme les échecs.


Je n’ai pas besoin de dire que s’il est essentiel de créer en toute hâte, à terre, le camp retranché qui subira les assauts du défenseur pendant la période critique de l’organisation de l’armée, il ne l’est pas moins d’assurer la sécurité de la portion de la flotte de transport qui doit toujours rester là, en cas de réembarquement forcé, tandis qu’une autre portion sera chargée de l’incessante navette entre l’armée expéditionnaire et nos ports. A cet égard, on peut compter sur les progrès que les marins ont faits depuis vingt-sept mois dans l’art difficile de « retrancher » une force navale obligée de rester au mouillage. Les sous-marins, leurs torpilles, leurs mines, fixes ou dérivantes, nous ont fait du mal. Mais ils nous ont beaucoup appris. J’ajoute que si l’on dispose d’un port et surtout d’un port de rivière à chenal étendu et profond, le problème de la protection des bâtimens sera singulièrement simplifié.

« Je crois bien que l’on pourra toujours débarquer, me disait le regretté général Millet, alors que, sous-directeur des études à l’École de guerre, il voulait bien me faire l’honneur de suivre mes conférences, mais le difficile sera de déboucher. » Évidemment. Si dérouté qu’il ait été par les feintes dont je parlais tout à l’heure, le défenseur ne tardera pas à se montrer sur le point où notre armée a pris terre. Est-il absolument certain que le débit de ses chemins de fer, dans les circonstances spéciales que l’on sait, dépassera celui des navires de charge ? Nullement. Cela dépend des moyens de débarquement dont disposeront ceux-ci[10], de l’habileté des mesures prises, du développement de la plage de descente, de l’ordre, de la discipline des assaillans et de bien d’autres facteurs encore, les facteurs moraux entre autres, l’énergique volonté du commandement, l’ardeur de la troupe, enthousiasmée, on peut en être sûr d’avance, par cette offensive hardie qui foule enfin le sol de l’ennemi détesté…

Mais je consens que l’on ne puisse vaincre, immédiatement, du moins, la résistance des élémens de la défense ; j’admets que l’adversaire, dont la détresse commence à se manifester au moment où nous sommes, ait réussi, non pas à amener devant l’envahisseur de la chair à canon (il en a ; il en aura probablement jusqu’au bout), mais une véritable armée, constituée avec tous ses essentiels et délicats organismes, ce qui lui sera certainement difficile dans six mois ; je veux bien aussi que, sur certains points, il soit possible à cet adversaire d’envelopper le camp retranché de l’armée expéditionnaire de lignes de circonvallation d’une force égale. Du moins, se présentera-t-il des cas, — je les pourrais citer, — où il ne pourra pas appuyer l’une de ses ailes à la mer et où il sera constamment débordé, menacé sur ses derrières par la flotte transportant un corps mobile, détruisant les chemins de fer, lançant des escadrilles d’avions sur toutes les routes, des canonnières, des « radeaux armés » dans tous les fjords et dans les eaux intérieures. Comment s’opposer longtemps à la marche en avant d’une armée aussi bien flanquée, à moins que l’on ne soit en nombre très supérieur et supérieurement organisé ? Or, si l’on parle du nombre, réfléchit-on que, puisqu’il s’agit de fermer le cercle d’airain autour de l’Allemagne en occupant la Baltique, les Russes n’auront plus besoin de passer par Wladivostock pour venir nous joindre ? Encore ne parlé-je pas de certaine petite armée, — point « méprisable, » celle-là non plus, — qui pourrait bien se souvenir de la gloire acquise, il y a cent ans, auprès de nous, aussi bien que, lorsqu’elle combattit seule, en 1864, contre l’odieux spoliateur des faibles.

Et enfin, si cette expédition, dont on peut attendre les plus grands résultats, n’en avait pourtant pas d’autre que d’établir une armée alliée sur le sol allemand et d’y poursuivre les lentes mais sûres opérations de la guerre d’usure avec les moyens d’action dont nous disposons sur le front de la Somme, qui oserait dire que ce n’est point la peine de l’entreprendre ? S’il faut que, dans cette guerre barbare, des contrées entières soient dévastées, des villes brûlées, des villages rasés, des populations dispersées, n’est-il pas temps que tout cela se passe chez ceux qui ont inauguré ces méthodes de guerre et que les gens de Berlin, couchés à terre, entendent avec un frémissement d’angoisse les grondemens profonds de notre artillerie lourde ?


Contre-Amiral DEGOUY.

  1. Voyez dans la Revue du 15 mai 1916 la Sortie de la flotte allemande, p. 393 et suivantes.
  2. Je me souviens que, parlant à mes auditeurs de l’École de guerre du danger qui pouvait résulter, pour les transports, d’une attaque de torpilleurs (il n’était guère question alors de sous-marins), je sentis très bien que ce n’était point du tout la même chose, pour la plupart d’entre eux, de tomber sur un champ de bataille ou d’être noyé à la suite d’un coup de torpille. Voyez cependant comme sont morts courageusement et noblement les officiers du malheureux régiment que transportait la Provence !
  3. Revue des Deux Mondes du 15 février 1916.
  4. L’opinion publique, en Danemark, s’est montrée sévère à l’égard des négociations entamées avec le gouvernement américain par le ministère Brandès, à qui l’on a reproché une attitude peu digne d’une nation indépendante. Or ce ministère, — de couleur très foncée, au point de vue de la politique intérieure, — est, à tort ou à raison, considéré comme systématiquement « complaisant » pour l’Allemagne. Après une assez longue agitation sur la question de la vente des petites Antilles, on s’est mis d’accord pour soumettre l’affaire à un « référendum » populaire.
  5. Ce n’est un secret pour personne et, d’ailleurs, les quotidiens en ont parlé déjà, que, pendant trois mois au moins, de novembre à fin janvier de cette année, les Alliés seront encore tributaires de la Suède à cet égard. C’est que, la Mer Blanche étant fermée, les navires venant d’un port de la Grande-Bretagne ou de la France n’auront accès que dans le fjord de Kola, sur la côte mourmane (au Sud-Est de la Laponie norvégienne et du fjord de Varanger). Malheureusement, le chemin de fer Alexandrowsk-Kola-Petrograd ne sera terminé que vers le commencement de février au plus tôt. Dès lors, nous ne pouvons pas bénéficier pratiquement de l’avantage d’avoir la mer libre en face des quais d’Alexandrowsk, et il faut bien recourir au trajet Narvik (Norvège) Lulea (Suède) Tornéa-Uléaborg, etc.
  6. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 1er  septembre 1915, les Iles du littéral allemand.
  7. Il est bon de dire ici que les cuirassés ont, depuis cette fâcheuse journée du 18 mars 1915, reçu des aménagemens protecteurs d’une sérieuse efficacité.
  8. Ce détroit a 18 kilomètres de large et les unités de combat à grand tirant d’eau peuvent longer d’assez près la rive Nord.
  9. J’ai quelques raisons de douter que l’imagination des ingénieurs navals ait pu se donner libre carrière à ce sujet. En revanche, j’ai eu communication d’un plan de « radeau armé, » fort ingénieux et séduisant, mais qui a été dressé par... un architecte parisien. Je ne sais ce que ce plan a pu devenir. Je crois pouvoir affirmer que si les Anglais avaient eu sur le Chatt El Arab, le Tigre et l’Euphrate des engins de ce genre, ils auraient réussi à faire passer des vivres et des munitions aux assiégés de Kout El Amara.
  10. Là encore, il faudrait imaginer, créer, faire du nouveau. Au demeurant, on y a déjà réussi et le marin, — ou le militaire, — qui a eu l’idée de faire de l’engin de transport un engin de débarquement en échouant au rivage des Dardanelles un paquebot à l’avant duquel on avait disposé portières et pont-levis, a certainement bien mérité des partisans des opérations combinées. Le succès du procédé fut, en effet, complet. Et il s’agissait de débarquer sous le feu des Turcs tirant pour ainsi dire à bout portant.