Les Ondins, conte moral/Chapitre 11

Delalain (tome IIp. 57-95).

CHAPITRE XI.

Histoire de Brillante & de l’Amour.

La Princesse Argiliane, n’osant encore se déclarer en faveur de la Reine de Lydie, crut la servir plus utilement en affectant de se soumettre aux ordres de son pere. Elle connoissoit sa cruauté, & craignoit, avec raison, que, dans un de ces momens où les mépris de la Reine le mettoient au désespoir, il ne donnât des ordres contraires au desir qu’elle avoit de sauver la petite Princesse, étant accoutumé à se venger par de pareilles cruautés. C’est pourquoi, lorsqu’elle l’eut portée dans l’isle Craintive, elle revint à la Cour, & dit au cruel Pencanaldon que l’enfant avoit été exposé & dévoré presque aussi-tôt.

Brillante fut donc élevée comme la fille du Berger. Je passerai rapidement sur son enfance qui n’eut rien d’intéressant, parce qu’elle n’étoit pas connue pour une Princesse, dont ordinairement les moindres actions sont toujours admirées. Cependant, lorsque Brillante eut atteint sa dixieme année, Argiliane pensa qu’il étoit tems de commencer à l’instruire des avantages de sa naissance ; comme elle venoit assez souvent dans son isle, pour y donner elle-même des leçons à la jeune Princesse, qui, par sa docilité & sa douceur, s’étoit entierement acquis le cœur d’Argiliane, cette Princesse remarquoit avec plaisir la beauté & les graces touchantes de sa jeune Eléve ; elle y voyoit germer ces talens que la Nature produit, & que l’éducation perfectionne ; elle admiroit sur-tout cette pudeur charmante, vrai signe de l’innocence & de la pureté du cœur.

Argiliane, pour des raisons particulieres, n’osoit encore faire paroître Brillante à la Cour de son pere ; cependant elle craignoit que cette jeune Princesse, dont le cœur lui paroissoit disposé à la tendresse, ne vînt à former quelque engagement qui pourroit par la suite troubler son repos. C’est pourquoi elle commença à l’entretenir des désordres que l’Amour causoit dans tous les cœurs : Vous devez, ma chere Brillante, dit Argiliane dans sa derniere conversation, vous tenir toujours en garde contre les attaques des hommes qui, la plûpart, ne chercheront qu’a séduire votre cœur ; conservez cette pudeur qui est le plus précieux attribut de notre sexe, elle doit toujours être la gardienne fidele de la pureté de l’ame. Gardez-vous de sacrifier à l’Amour ce que vous avez de plus cher ; l’Amour est un Dieu inquiet, perfide, tumultueux, & qui n’a de constance que dans sa légéreté ; ce Dieu se fait un jeu cruel des malheurs & du désespoir de ceux qui suivent ses Loix ; souvent on le voit brouiller l’Amant avec l’Amante, & soulever l’ami le plus tendre contre celui qu’il aime le mieux ; les fureurs que l’Amour inspire ne reconnoissent ni le rang, ni le devoir, ni la nature ; il n’est rien de sacré pour lui, sur-tout lorsque la jalousie ou la vengeance l’animent, & ce n’est qu’en le fuyant qu’on peut éviter ces maux.

N’oubliez pas, ma chere Brillante, ajouta la Princesse, les avis que je vous donne, le tems approche où ce Dieu cherchera à vous séduire, il n’est point de forme qu’il ne sçache prendre pour y parvenir ; car, lorsqu’il a entrepris de plaire, il paroît charmant & rempli d’attraits qui ne servent qu’à subjuguer la raison : le desir & la volupté marchent sur ses pas, l’espérance l’accompagne presque toujours, & il semble ne faire son bonheur que de la félicité des Mortels. Vous ne devez pas à-présent vous y laisser surprendre, après le portrait que je vous en fais.

C’étoit par de semblables instructions qu’Argiliane s’efforçoit de faire goûter à Brillante les douceurs dont on jouit dans un état tranquille ; mais la jeunesse ne cherche que le plaisir, la solitude l’ennuie, & ce n’est que l’âge & les réflexions qui puissent lui faire goûter les conseils de la raison.

Brillante commençoit à sentir l’ennui, & son cœur lui disoit qu’il étoit des plaisirs qu’elle pouvoit goûter ; déjà elle formoit des desirs sans sçavoir sur quoi les fixer, & des soupirs échappés firent craindre à la Princesse qu’elle ne formât quelque inclination indigne du sang qui l’avoit formée : c’est pourquoi elle lui fit entendre, avant de la quitter, que le Ciel l’avoit fait naître fort au-dessus de l’état dans lequel elle étoit élevée, & lui promit de lui découvrir le mystere de sa naissance à leur premiere entrevue.

Brillante, élevée comme simple fille de Berger, fut néanmoins peu surprise des ouvertures qu’Argiliane venoit de lui faire sur sa naissance ; la noblesse de son ame l’avoit sans doute avertie qu’un sang illustre devoit couler dans ses veines & animer toutes ses actions. L’impatience qu’elle eut d’apprendre à qui elle devoit le jour, lui fit desirer de revoir bientôt la Princesse ; &, comme si ce desir eût dû avancer son retour, elle ne manquoit plus d’aller se promener tous les jours à l’entrée d’une forêt, par où la Princesie Argiliane avoit coutume de passer pour se rendre à son Palais.

Un jour Brillante, se trouvant beaucoup plus agitée qu’à l’ordinaire, n’avoit pû prendre aucun repos pendant la nuit, ce qui lui fit devancer l’Aurore pour se rendre à l’entrée de la forêt. A-peine y fut-elle arrivée, qu’elle apperçut de loin un équipage dont l’éclat la surprit, & fixa en même tems toute son attention. C’étoit une calèche doublée de satin, & piquée avec des odeurs les plus agréables : l’impériale de cette caléche formoit un tableau qui représentoit la Déesse Vénus, couchée nonchalamment sur un lit de fleurs, la tête appuyée sur les genoux du Dieu Mars, regardant les Graces qui paroissoient occupées à former des couronnes de myrte, pour en orner la tête de ces heureux Amans ; on voyoit, au derriere de la caléche, le Berger Paris choisir Vénus entre les trois Déesses, pour lui présenter la pomme ; les côtés représentoient les différens attributs de la Déesse.

L’Amour, assis au fond de cette admirable voiture, paroissoit distraie & rêveur, la tête un peu penchée à droite sur la Modestie, regardant, avec indifférence, la Faveur qui étoit assise à sa gauche ; la Jouissance, d’un air soumis, se tenoit auprès de l’Amour, & sembloit lui demander qu’il daignât la favoriser ; les Graces étoient sur le devant, l’une tenoit le carquois & les fléches dorées de ce Dieu, & les deux autres folâtroient avec lui, ne paroissant s’occuper qu’à lui faire des niches, afin de lui rendre sa belle humeur ; l’heure du Berger servoit de Postillon, & tenoit les rênes de huit Cygnes plus blancs que la neige ; les jeux, les ris & les plaisirs, entouroient cette charmante caléche.

C’étoit l’équipage de Vénus que l’Amour avoit pris avec toute sa Suite, pour faire une partie dans sa nouvelle petite maison ; mais cette Suite ignoroit encore quelle devoir être l’Héroïne d’une Fête que l’Amour préparoit depuis long-tems : car, depuis la brûlure que lui fit Psyché par son indiscrette curiosité, on n’avoit point entendu dire que ce Dieu eût eu d’autre Maîtresse ; on dit même que, dans la douleur qu’il ressentit, il jura fort en colere, ce ne fut pas par le Styx, de ne jamais s’attacher à personne. Mais, peut-on se fier aux sermens d’un Dieu qui met toute sa gloire à les rendre vains ?

Quoique l’Amour fût alors occupé de Brillante, & que cet appareil du Dieu, vainqueur de tout ce qui respire, ne fût préparé que pour elle ; comme il ne s’attendoit point à la voir paroître avec l’Aurore, ce Dieu ne put s’empêcher de rougir, la prenant d’abord pour sa mere. Mais il fut bientôt détrompé en la regardant : son air modeste lui donna beaucoup d’émotion, il fit arrêter son équipage lorsqu’il fut près d’elle, en descendit avec précipitation, puis s’approcha d’un air timide, n’osant presque lever les yeux sur la jeune Princesse qui n’étoit occupée qu’à admirer le brillant spectacle qui s’offroit à ses regards ; ce qui fit qu’elle ne s’apperçut pas que l’Amour étoit à ses pieds en posture de Suppliant. Un soupir qui échappa à ce Dieu, en lui prenant la main, tira Brillante de son extase ; elle rougit & voulut la retirer, mais voyant qu’il la baisoit d’un air tendre & soumis, son trouble augmenta. Levez-vous, Seigneur, lui dit-elle toute émue, que pouvez-vous attendre d’une jeune personne que le hasard a fait rencontrer dans cette Forêt ? Parlez, puis-je vous être utile à quelque chose ? Qui vous oblige de descendre de ce beau char, & de quitter les belles Dames dont il est rempli ?

C’est pour vous l’offrir, répondit l’Amour ; & ces Dames, si elles ont le bonheur de vous plaire, sont destinées pour vous servir. Souffrez donc, divine Princesse, que je mette à vos pieds mon carquois & mes fléches ; je vous jure que je vais désormais ne m’occuper que du soin de vous plaire, vous seule pouvez faire mon bonheur. Assez & trop long-tems j’ai régné sur le cœur des foibles Humains, je renonce aujourd’hui à l’empire que j’ai toujours exercé dans le monde ; venez, mon adorable Princesse, jouir du triomphe que l’Amour prépare à vos charmes. Quoi ! dit la jeune Princesse d’une voix tremblante, & le visage couvert d’un rouge de rose, est-il possible que vous soyez l’Amour ? Non, je ne le puis croire, à l’affreux portrait que l’on m’en a fait. Qu’a donc ce nom de si effrayant, reprit ce Dieu ? Oui, sans doute, je suis l’Amour, je ne cherche point à me cacher comme un séducteur, qui n’a d’autre objet que celui de tromper.

A ces mots, la Princesse fit un cri, & voulut fuir ; mais elle n’en eut pas la force, & tomba en foiblesse dans les bras de l’Amour. Ce Dieu est téméraire, il fit signe à Faveur qui accourut d’un pas léger pour secourir Brillante ; mais la Modestie qui l’avoit devancée la fit reculer, & cette Déesse, aidée des Graces, mit tous ses soins à faire revenir la Princesse de sa foiblesse. L’Amour, qui étoit resté à ses pieds, lui demanda, d’un air passionné, ce qui pouvoit lui avoir causé un si grand effroi. Que craignez-vous de moi, disoit ce Dieu ? Regardez-moi comme un enfant qui vous adore & qui vous sera toujours soumis : mon intention ne sera jamais de vous faire du mal, écoutez Faveur, livrez-vous à ses conseils ; ce n’est, qu’en les suivant, que vous jouirez d’un bonheur parfait.

Brillante, attentive aux discours de l’Amour, n’osoit néanmoins jetter sur lui ses regards timides ; &, repassant dans sa mémoire les sages leçons qu’elle avoit reçues d’Argiliane, inquiette & rêveuse, elle leva sur la Modestie des yeux que la tendresse & le feu de l’Amour paroissoient animer, & soupira sans oser rien dire. L’Amour qui l’examinoit, s’apperçut de son trouble ; il ordonna à la Modestie de se retirer, croyant qu’elle seule s’opposoit à son bonheur. Cet ordre redoubla les craintes de Brillante qui se jetta dans les bras de la Déesse : Au nom des Dieux, dit la Princesse saisie de crainte, demeurez & secourez-moi. Hélas ! que deviendrai-je si vous m’abandonnez ? L’Amour n’est qu’un trompeur qui cherche, sans doute, à me séduire ; par pitié, aidez-moi à le fuir. Qui vous a donc inspiré d’aussi mauvaises idées de l’Amour, reprit ce Dieu en colere ? Mais je puis user de mon pouvoir, afin de vous convaincre que je ne cherche point à vous tromper. Arrêtez, dit la jeune Princesse, & se saisissant de la fléche qu’il se préparoit à lui décocher, elle la lança avec tant d’adresse que ce Dieu en fut percé ; mais ce coup que reçut l’Amour, loin de lui causer de la douleur, ne servit qu’à augmenter ses feux ; &, la retirant alors de son sein, encore toute brûlante de sa propre substance, il la plongea dans celui de Brillante, sans que cette jeune Princesse s’apperçût d’abord du traie qui venoit de lui être lancé.

La Modestie, qui vit la malice que l’Amour venoit de faire à Brillante, voulut au moins la favoriser de tout son pouvoir, afin de rendre leur union éternelle ; elle profita de cet instant favorable pour engager l’Amour à rappeller la Constance, qu’il avoit depuis long-tems bannie de sa présence. Ce Dieu, satisfait de son choix, y consentit sans peine ; & afin de guérir entierement les soupçons qui pouvoient rester dans l’esprit de la Princesse, il permit encore que les Graces & la Modestie l’accompagnassent toujours, aux conditions que Faveur se joindroit à ces Déesses. Je ne puis vivre sans elle, ajouta l’Amour, sa convention m’amuse, c’est toujours elle qui doit m’entretenir par mille petites saillies ; mais il est tems, mon adorable Maîtresse, de jouir des plaisirs qui vous sont préparés. Ce Dieu fit signe en même tems à l’Heure du Berger de s’approcher ; la Modestie qui soutenoit toujours Brillante, s’opposa aux desseins de l’Amour. Ce Dieu en parut un peu fâché ; il n’osa cependant faire paroître son dépit, afin de gagner, par cette complaisance, la confiance de la Princesse, à laquelle il présenta la main avec un sourire enchanteur.

Brillante, sans trop sçavoir ce qu’elle faisoit dans le trouble qui l’agitoit, se laissa enfin conduire par ce Dieu, qui la fit monter dans sa caléche & se plaça à côté d’elle, avec les Graces, la Modestie & la Confiance. Faveur se mit derriere eux, accompagnée d’une grande femme que Brillante n’avoit point encore apperçue ; elle demanda à l’Amour qui elle étoit, & pourquoi elle paroissoit si rêveuse ? C’est la Jouissance, dit ce Dieu, qui attend, avec inquiétude, le moment favorable de faire connoissance avec vous, pour reprendre son enjouement & sa gaieté ordinaire.

L’Amour ordonna qu’on le conduisît à sa petite maison, que l’on auroit pu prendre pour une de celles du Soleil, par l’éclat des richesses qui y brillent de toutes parts. Une troupe de Plaisirs se détacha pour annoncer l’arrivée de l’Amour & de la Princesse, qui furent reçus dans ce Palais par les Ris, les Jeux & les Plaisirs. L’Amour conduisit Brillante dans un cabinet de glaces, en ordonnant aux Graces de la mettre sur un lit de roses, que la Volupté & la Délicatesse leur avoient préparé. Jamais ces deux Favorites de l’Amour ne quittent ce cabinet ; elles sont chargées l’une & l’autre du soin de l’orner, de l’entretenir dans un air tempéré, & d’y répandre les parfums les plus exquis : les Jeux, les Ris, les Plaisirs, Faveur & Jouissance, suivirent la Princesse dans ce cabinet.

Faveur & Jouissance firent mille tendres adresses à Constance sur son heureux retour ; la gaieté ornoit toutes les actions de Jouissance, qui se flattoit, avec raison, que la réunion de sa compagne avec l’Amour, alloit enfin la faire triompher de son plus cruel ennemi. Car, avant que ce Dieu devînt sensible aux charmes de Brillante, quoique Jouissance fût presque toujours à sa suite, il arrivoit souvent par une fatalité qui la désespéroit, que, malgré les ordres que l’Amour lui donnoit de le suivre, le Dégoût, cet ennemi de son repos, l’entraînoit toujours vers un autre objet. Elle se flatta pour-lors de l’avoir vaincu ; le caractere doux & complaisant, & l’humeur toujours égale de la jeune Princesse, contribuerent beaucoup à lui faire remporter sur son ennemi la victoire la plus complexe.

Brillante, occupée de tout ce qui l’environnoit, ne s’amusa point à réfléchir ; elle oublia la Modestie qui n’étoit point entrée avec elle, l’Amour l’avoit exclue de ce cabinet, pensant éviter, par son absence, mille petites vétilleries auxquelles elle étoit fort sujette : c’est pourquoi il avoit donné à l’Heure du Berger la charge d’Huissier de ce cabinet. Mais ce Dieu, malgré ses précautions, ne s’attendoit pas à trouver la Pudeur, fidele compagne de Brillante, qui, pour ne la point abandonner, s’étoit cachée sous la robe de la jeune Princesse ; &, lorsqu’il voulut s’en approcher, cette impérieuse Déesse lui déclara qu’elle ne céderoit sa place qu’au Dieu de l’Hymen. L’Amour, enflammé par cette nouvelle résistance, consentit que son frere l’Hymen vînt allumer sa torche nuptiale, pour éclairer son union avec Brillante, qu’il jura être éternelle.

L’Amour, devenu constant par son union avec Brillante, jouit à-présent d’un bonheur parfait ; & son ardeur, loin de diminuer par la présence continuelle de Faveur & de Jouissance, semble s’accroître, & les plaisirs qu’il goûte, par leurs secours, lui paroissent toujours nouveaux. Il est aisé de présumer que Brillante l’a fixé pour jamais ; c’est donc en vain qu’on le cherche à présent dans le monde, puisqu’il n’y a laissé que son ombre. Voilà, chers Tramarine, ajouta le Génie Verdoyant, l’heureux sort dont jouit actuellement la Princesse votre sœur dans l’isle Craintive, que le véritable Amour a choisi pour sa résidence, parce qu’il y régne un Printems perpétuel.

Arrivés sur les rives de cette isle, Verdoyant apperçut l’Amour folâtrant avec Brillante, & les Graces qui se promenoient accompagnées de toute leur Cour ; le Génie les fit remarquer à Tramarine, en faisant approcher son char du rivage. Après avoir aidé la Princesse à en descendre, ils s’avancèrent l’un & l’autre vers l’Amour qui, reconnoissant le Génie Verdoyant pour le Prince des Ondins, vint au devant de lui. Qui vous amené sur ce rivage, dit ce Dieu ? Vous n’avez plus besoin de mon pouvoir pour vous faire aimer de la charmante Tramarine ; l’Estime & l’Amitié qui vous accompagnent, ne me font plus douter du bonheur dont vous jouissez.

Il est vrai, dit le Génie, qu’avec votre secours ces deux Divinités se sont jointes à nous, afin de resserrer les nœuds d’une union qui doit être éternelle ; & mon premier objet, en vous visitant, est de vous en marquer ma reconnoissance, & vous féliciter en même tems de l’heureux choix que vous avez fait de la charmante personne qui vous accompagne. Il est si rare de voir à l’Amour un sincere attachement, que, s’il étoit connu dans le monde, on le prendroit actuellement pour un de ces phénomenes qui ne paroissent que rarement, pour annoncer le bonheur des Humains. Cette grande victoire n’étoit réservée qu’à la Princesse Brillante qui, suivant toutes les apparences, ne doit plus craindre votre inconstance.

J’avoue, dit l’Amour, que depuis long-tems j’avois banni la Constance de ma Suite ; mais, la trouvant inséparable de Brillante, j’ai reconnu que ce n’est qu’avec elle qu’on peut goûter le vrai bonheur, & ne puis plus m’en détacher. Quoi ! répliqua Verdoyant, auriez-vous abandonné pour toujours les Mortels ? Ils ne s’apperçoivent seulement pas que je les ai quittés, dit l’Amour ; contens de l’ombre que je leur ai laissée, ils ne sçavent pas la distinguer d’avec moi. Pourquoi ? C’est que la plupart n’ont plus ni mœurs, ni vertus, ni sentimens : livrés à la brutalité, au changement & au dégoût, que feroient-ils d’un Dieu qu’ils méconnoissent ? Je conviens cependant qu’il y en a qui méritent d’être distingués du vulgaire ; aussi ceux-là sont-ils sous ma protection, & ce n’est plus qu’à eux que je veux départir mes faveurs les plus cheres.

Comment, dit le Génie en riant, depuis quand l’Amour a-t-il appris à moraliser ? C’est, reprit ce Dieu, depuis que j’ai quitté mon bandeau. On s’en apperçoit aisément, dit le Prince, au choix que vous avez fait de l’aimable Brillante ; & le plus grand éloge qu’on puisse lui donner, est celui d’avoir sçu fixer l’Amour par ses charmes. Mais, dites-moi, avez-vous aussi renoncé pour toujours à l’Olympe ? J’en aurois grande envie, dit l’Amour ; car rien n’est à-présent plus ennuyeux que ce séjour. Vous ne devez pas ignorer qu’une compagnie n’est amusante, qu’autant qu’on y rencontre d’aimables femmes ; & c’est ce qu’il est très-rare d’y trouver. La vieille Cybelle ne fait plus que radoter ; pour Junon, sa jalousie la rend toujours de mauvaise humeur ; Cérès sent trop sa Divinité de Province, & n’a point cet air élégant que donne la Cour ; Minerve est sans cesse armée comme un Don Quichotte, & toujours prête à combattre ; Diane ne se plaît qu’à la chasse, & nous rompt la tête avec son cors : il est vrai qu’on pourroit s’amuser & faire quelque petite partie avec ces deux Déesses ; mais elles sont si farouches qu’on ne leur oseroit dire un seul mot de galanterie. Hébé fait la petite sucrée depuis qu’elle a cédé son emploi à Ganimede ; les occupations de Pomone lui rendent les mains trop rudes, malgré toutes les pâtes qu’elle emploie pour les adoucir. Je conviens que Flore est bien aimable, mais elle s’attache trop au jardinage, d’ailleurs elle ne se plaît qu’avec ce petit fou de Zéphir ; l’Aurore se leve si matin qu’on ne peut jamais la joindre, & l’on ne sçait ce qu’elle devient le reste de la journée. Vénus est charmante, mais elle est ma mere ; nous ne sommes pas toujours d’accord sur bien des points, ce qui fait qu’elle me querelle souvent, d’ailleurs elle réside peu dans le même endroit, tantôt à Paphos, d’autres fois à Cythere, à Amathonte, ou dans quelque autre lieu, & souvent les Graces l’accompagnent. Thétis n’est occupée qu’à plaire au Dieu du Jour ; les Muses sont des Précieuses qui aiment trop à philosopher ; les Parques sont des Fileuses qui ne font grace à personne ; les Heures courent sans cesse ; & la Folie n’habite plus que la Terre. Que faire à-présent dans l’Olympe ? on s’y ennuie à périr ; car je ne m’amuse point avec Momus, depuis qu’il se donne les airs de critiquer tous les Dieux.

Pendant cette conversation, Tramarine, après avoir fait à Brillante mille tendres caresses, lui apprit les aventures du Roi de Lydie ; & ces deux aimables Princesses, charmées l’une de l’autre, auroient bien voulu ne se plus séparer. Vous êtes venue troubler mon repos, disoit tendrement Brillante à la Princesse Tramarine ; depuis que je suis unie avec l’Amour, je croyois n’avoir jamais rien à desirer : j’ignorois entierement ce que peut le sang & l’amitié. Cependant, malgré le plaisir que je ressens en vous voyant, & celui que j’aurois de passer ma vie avec vous, je ne me sens ni la force de quitter l’Amour, ni le courage de vous suivre ; si vous pouviez habiter parmi nous, mon bonheur seroit complet ; du-moins, chère Tramarine, accordez-moi encore quelques jours, afin d’engager le Prince Verdoyant à me faire parler au Roi notre pere. Je suis désespérée, dit Tramarine, d’être obligée de vous refuser, je ne puis me rendre à vos desirs sans blesser nos Loix ; le Roi Ophtes, après avoir perdu la vie qui l’attachoit à la Terre, est, à la vérité, reçu parmi les Ondins, mais il ne peut jouir du privilége des Génies qui peuvent, quand il leur plaît, se découvrir aux Mortels. Je vous promets néanmoins de venir vous voir le plus souvent que je pourrai. Le Génie, s’approchant alors des deux Princesses, les avertit qu’il étoit tems de se séparer ; &, après les plus tendres adieux, l’Amour conduisit le Génie et Tramarine dans leur char, & leur promit de leur être toujours fidelement attaché.

Cette réparation fut le premier chagrin que Brillante éprouva. Il la rendit quelque tems rêveuse, sans néanmoins lui donner de l’humeur : elle n’en avoit jamais, &, lorsqu’elle ressentoit de la douleur, ses plaintes étoient toujours tendres & touchantes ; mais l’Amour, pour dissiper sa tristesse, fit naître de nouveaux plaisirs. On prétend même que c’est de son union avec Brillante, qu’est née cette multitude de petits Amours folâtres ; & je serois assez porté à le croire.

Le Génie Verdoyant & Tramarine continuerent leur voyage, en s’entretenant avec le Roi de Lydie de l’heureux mariage de l’Amour avec la Princesse, & lui faisant une vive peinture des plaisirs qu’ils goûtoient sans cesse par leur union ; plaisirs d’autant plus desirables & plus sensibles, que le tems ne pourroit jamais les diminuer.

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