Les Ondins, conte moral/Chapitre 06

Delalain (tome Ip. 107-134).

CHAPITRE VI.

Entrée de Tramarine dans l’Empire des Ondes.

La Princesse quoiqu’accablée de ce dernier coup de la fortune, n’en parut pas moins ferme dans ses adversités. Indignée des mauvais procédés de la perfide Magicienne, elle lui demanda, avec beaucoup de fermeté, ce qui pouvoit la rendre assez hardie pour oser venir l’enlever jusques dans les jardins de Bonine, puisqu’elle ne devoit pas ignorer la protection que cette Fée lui avoit accordée. C’est cette protection qui m’offense, répondit Turbulente ; & c’est pour vous en punir l’une & l’autre, que je prétends vous faire subir la peine que mérite votre désobéissance : Bonine s’est trompée grossiérement si elle a cru m’en imposer ; mais afin que désormais elle ne cherche plus à nous surprendre, vous allez rester sous ma garde.

A cet impertinent discours, Tramarine se contenta de regarder la Magicienne avec un souverain mépris, sans daigner seulement lui répondre. Arrivée dans un antre qui touchoit à la Tour, la Magicienne ordonna à la Princesse d’ôter la robe qu’elle avoit pour se revêtir d’une espèce de sac de toile brune ; mais elle ne fit pas semblant de l’entendre, ce qui obligea Turbulente de lui servir elle-même de femme-de-chambre, & la fit ensuite descendre dans un cachot rempli de bêtes venimeuses, ne laissant auprès d’elle qu’un peu de mauvaise farine délayée dans de l’eau.

Tramarine restée seule, se livra à tout ce que la douleur a de plus amer. Plusieurs jours se passerent sans qu’elle pût fermer les yeux ; enfin, accablée de peines & d’ennuis & n’attendant plus que la mort, elle s’assoupit. Un songe agréable vint charmer ses esprits, & lui fit voir le Prince son époux, aussi tendre & aussi passionné qu’il lui avoit paru à la fontaine de Pallas, lui montrant une porte par où elle pouvoit sortir d’esclavage. Tramarine qu’un peu de repos avoit calmée, réfléchit sur la vision qu’elle venoit d’avoir, &, à la lueur d’une lampe qui répandoit une foible lumiere, elle parcourut tout le caveau, & découvrit en effet une porte dont elle s’approcha avec un trouble qui se changea bientôt en une douleur affreuse, en la trouvant fermée de plusieurs cadenas. Toute sa fermeté céda à ce dernier coup de son infortune : se voyant frustrée de l’espérance qu’elle s’étoit formée, elle ne put s’empêcher de répandre des larmes, en réfléchissant sur cette suite de malheurs qui se succédoient sans interruption. Mais comme tout tarit dans la vie, & fait souvent place aux réflexions les plus utiles, la Princesse, après avoir épuisé ses larmes, se ressouvint qu’elle avoit encore la clef des jardins de Bonine. La Magicienne ayant négligé de lui ôter tout ce qu’elle avoit sur elle, alors elle se rapprocha de la porte pour essayer de l’ouvrir ; mais elle n’eut pas plutôt présenté cette clef au cadenas que la porte tomba d’elle-même & le cachot disparut, par le pouvoir que la Fée avoit attaché à cette clef.

Tramarine surprise de se trouver seule sur le bord de la Mer, excédée de peines, de fatigues & de besoins, s’avança vers les bords dans le dessein de se précipiter. Mais le Prince Verdoyant qui, du fond des eaux, examinoit tous les mouvemens de Tramarine, la vit qui regardoit ses Ondes en poussant de profonds soupirs : il craignit alors les effets d’un désespoir que de trop longues souffrances pouvoient avoir excité ; il avertit plusieurs Ondines de se tenir sur les bords, & d’avoir incessamment l’œil sur les actions de la Princesse, de la recevoir dans leurs bras, & de la porter dans une grotte enfoncée sous la pointe d’un rocher, où nul Mortel n’avoit encore osé se réfugier. Les Ondines obéirent au Prince Verdoyant, & se rendirent en grand nombre à l’endroit où étoit la belle Princesse, sans chercher à approfondir les desseins de leur Prince. Tramarine se croyant seule, & n’appercevant au loin aucune trace qui pût lui faire connoître que cet endroit fût habité, se livra à toute l’horreur de sa situation. Hélas ! dit-elle en soupirant, je ne m’apperçois que trop que c’est ici l’endroit que mon époux a choisi pour mettre fin à mes maux : c’est donc dans les Ondes que je vais finir ma vie ; & le dernier souhait que je forme en mourant est que ce supplice te soit au moins agréable. Oh, Neptune ! ajouta la Princesse, s’il est vrai que j’aye pu t’offenser, tu dois le pardonner à mon ignorance : n’as tu pas assez éprouvé ma constance, & n’es-tu pas vengé par les maux que tu me fais souffrir depuis si long-tems ? Alors elle se précipita dans la Mer ; mais les Ondines, attentives à tous ses mouvemens la reçurent dans leurs bras & la transporterent dans la grotte.

Telle est la folie de l’esprit humain : les personnes que l’infortune accable, préférent souvent la mort aux services qu’on leur peut rendre. Tramarine se croyant entourée de Naïades qui la serroient dans leurs bras, laissoit aller languissamment sa tête, tantôt sur l’une & tantôt sur l’autre, en réchauffant leur sein de ses larmes. Ces belles Ondines employerent ce qu’elles purent de plus consolant pour calmer sa douleur, ensuite elles lui ôterent le mauvais sarrau de toile dont la méchante Fée l’avoit couverte, pour la revêtir d’une robe de gaze, d’un verd de Mer glacé d’argent, presserent ses cheveux dans leurs mains, qu’elles laisserent retomber en ondes sur son sein ; puis s’appercevant, au soulévement des Ondes, de l’arrivée du Prince Verdoyant, elles se retirerent par respect.

Tramarine surprise de les voir rentrer dans la Mer, s’apperçut que les flots s’agitoient extraordinairement, & vit s’élever dessus un char superbe fait en forme de coquille, traîné par huit Dauphins qui paroissoient bondir sur les Ondes. Ce char s’arrêta vis-à-vis de la grotte : alors Tramarine apperçut le jeune Prince qui faisoit depuis si long-tems l’objet de tous ses desirs, qui en descendit, entra dans la grotte, se mit à ses pieds ; & se saisissant d’une de ses mains qu’il baisa avec transport, je vous retrouve enfin, lui dit-il, belle Tramarine, & vous jure de ne vous plus abandonner. Il est tems de vous apprendre que je suis le Prince des Ondins, les Etats de mon pere sont au fond de la Mer ; comme je ne puis habiter que les eaux, je n’ai pu vous rejoindre plutôt. Soyez certaine, divine Tramarine, qu’il n’a pas dépendu de moi de vous faire éviter les maux que vous avez soufferts depuis notre union à la fontaine de Pallas ; forcé pour-lors de vous abandonner, j’ai partagé vos ennuis sans pouvoir les abréger. Comme il ne nous est pas permis de nous unir à une Mortelle, j’ai essuyé bien des contradictions avant de pouvoir déterminer nos Peuples à consentir de vous accorder l’immortalité ; & ce n’est qu’en éprouvant votre constance & votre discrétion qu’on vient enfin de m’accorder cette faveur. Le Roi mon pere a exigé qu’on vous fît passer par les épreuves les plus humiliantes ; il est satisfait de la fermeté que vous avez montrée dans les différentes occasions que la jalousie des Amazones leur a fait exercer sur vous. Me pardonnez-vous, mon adorable Princesse, les maux que mon amour vous a fait souffrir ; mais vous baissez les yeux & ne répondez rien : est-ce à la crainte ou à l’amour que vous donnez ce soupir ? Seriez-vous fâchée de vous unir à un Génie ? Peut-être, ajouta le Prince Verdoyant, que le séjour de mon Empire vous effraye ; il est vrai que jusqu’à présent aucun Mortel n’y est descendu sans y perdre la vie : mais, Princesse, rassurez-vous, je viens d’obtenir du Roi mon pere, de qui le pouvoir s’étend sur tous les Ondins, qu’en faveur d’une passion que je n’ai pu vaincre, vous soyez admise à l’immortalité, & reçue dans son Empire en qualité de Princesse des Ondins.

Tramarine étoit encore toute émue de la derniere aventure qui venoit de lui arriver ; la joie, la crainte & la honte, ces divers mouvemens agitoient tour-à-tour son ame, & lui ôterent la force de répondre au Prince, qui continua ainsi : cependant, belle Tramarine, quoique tout soit prêt pour vous recevoir, & que je sois sûr des sentimens favorables que vous m’avez conservés, du moins jusqu’au moment que vous en fîtes la confidence à Céliane, ne rougissez point, ma Princesse, d’avoir fait l’aveu d’un feu légitime ; j’étois présent à vos yeux dans cet instant, & du fond de ce ruisseau, formé exprès pour vous renouveller le souvenir des nœuds que l’amour devoit serrer, j’y admirois votre candeur, la piété de vos sentimens, & je fus prêt vingt fois de me montrer : mais outre que la présence de Céliane y mettoit obstacle, c’est que je n’avois point encore obtenu de mon pere la place que je me propose de vous faire occuper ; cependant je ne puis absolument être heureux si vous montrez toujours de la répugnance à vous unir pour jamais à mon fort.

Tramarine surprise & flattée en même tems du discours du Génie, mais ne pouvant se persuader qu’elle pût vivre au fond des eaux, répondit enfin au Prince en le regardant d’un air qui exprimoit en même tems son amour & sa crainte. Pardonnez, Seigneur, si j’ai peine à vous croire ; je ne doute point de l’étendue de votre pouvoir, & c’est ce qui me fait douter qu’un aussi grand Prince veuille bien s’abaisser jusqu’à s’unir à une foible Mortelle, & qu’il la préfére aux belles Ondines dont son Empire est rempli. Je n’ignore pas les Loix des Génies ; je sçais que lorsqu’ils se sont choisi une compagne, il ne leur est plus permis d’en changer, à moins que cette Loi n’ait une exception pour les femmes de mon espéce ; ce qui me rendroit la plus malheureuse de toutes les créatures, puisque j’aurois perdu par l’immortalité la seule ressource à laquelle les malheureux ont recours dans l’excès de leurs maux, & je me verrois obligée de traîner une vie qui me deviendroit insupportable si vous cessiez de m’aimer, ne pouvant plus mourir de la douleur d’avoir perdu le cœur d’un Prince qui seul peut m’attacher à la vie.

Le Prince Verdoyant, transporté d’un aveu si tendre, employa les raisons les plus convaincantes pour rassurer la Princesse, lui donna mille louanges, & prit autant de baisers. Ne craignez rien, divine Tramarine, disoit le Génie : je vous jure sur ce cœur qui n’a jamais aimé que vous, & par cette vaste étendue des Ondes, que désormais aucune Ondine ne partagera ma tendresse : je jure encore de vous venger des affronts que vous a fait essuyer Pentaphile par ses soupçons injurieux ; j’abaisserai son orgueil en soumettant son Royaume au Prince qui vous doit le jour, & je punirai le Roi de Lydie de l’injustice qu’il vous a faite en vous éloignant de sa Cour. Arrêtez, cher Prince, dit Tramarine, songez que c’est du Roi mon pere dont vous voulez jurer la perte. Loin de me plaindre de son injustice, ne dois-je pas au contraire bénir le jour où il me bannit de sa présence ; & n’est-ce pas à cet exil auquel je dois le bonheur de m’être unie à vous pour jamais ? D’ailleurs, trompé par les Oracles, il a cru sans doute mon éloignement nécessaire au repos de ses Peuples. Que de raisons pour oser vous demander sa grace ! je me flatte de l’obtenir au nom de cet amour que vous venez de me jurer. Je ne puis rien vous refuser, dit Verdoyant, & vois avec plaisir que la générosité de votre cœur se manifeste dans toutes vos actions ; je ne puis cependant révoquer ce que j’ai prononcé contre le Roi de Lydie, mais j’adoucirai, en votre faveur, la rigueur de son sort. Allons, chere Tramarine ajouta le Génie, il est tems de descendre chez les Ondins, afin de leur présenter une Princesse aussi digne de régner dans tous les cœurs par ses vertus que par la pureté de ses sentimens.

A ces mots, Tramarine ne fut pas maîtresse de cacher son saisissement, à la vûe d’un élément qu’elle avoit toujours regardé comme très-dangereux ; & quoique, deux heures avant, son désespoir l’eût poussée à se précipiter, ce qui venoit de lui arriver depuis, avoit ramené en elle ce goût qu’on a pour la vie, lorsque l’on peut se flatter de la passer dans un bonheur toujours durable.

Cette jeune Princesse, à la vûe du danger qu’elle croyoit courir, tomba évanouie dans les bras du Génie qui, sans s’étonner de sa foiblesse, derniere marque de son humanité, lui fit prendre plusieurs gouttes d’élixir élémentaire, qui eurent la vertu non-seulement de rappeller ses sens & de la fortifier, mais encore de lui ôter ces craintes puériles attachées au sort des Mortels. Alors Tramarine reprenant ses esprits, semblable à une rose qui, frappée des rayons brillans du Soleil, renaît à la fraîcheur d’une belle nuit, & qui, étendant ses feuilles à une rosée vivifiante, se releve sur sa tige, & semble saluer l’Aurore bienfaisante qui la fait renaître, le cœur de cette jeune Princesse s’ouvre aux doux transports de la joie, cette joie ranime ses sens affoiblis, ses yeux éteints se rouvrent à la lumiere, & brillent du feu du plaisir. Que je suis honteuse de ma foiblesse ! dit-elle au Génie avec un regard tendre & animé : mais qui vient tout-à-coup de dissiper mes frayeurs ? Cher Prince, vous pouvez désormais ordonner, je suis prête à vous suivre : alors elle lui présenta la main avec le sourire de l’Amour.

Verdoyant la conduisit dans son char, & les Dauphins qui semblent charmés d’enlever une si belle Princesse, caracolent sur les eaux, se plongent en précipitant leur course, & arrivent en peu d’heures dans la Ville capitale des Ondins, où le Roi faisoit son séjour ordinaire. Pour entrer dans le Palais, ils traverserent plusieurs grandes cours dont les pavés sont d’émeraudes, & entrerent sous une arcade soutenue par vingt-quatre colonnes de glaces. Là, étoient rangés plusieurs Officiers de la Couronne, qui haranguerent la Princesse au nom de tout l’Etat. Il n’y eut point à son entrée d’artillerie ; les Ondins quoiqu’ils la connoissent parfaitement, n’en font aucun usage.

On conduisit d’abord Tramarine, avec un très-nombreux cortége, dans une grande galerie ornée de tableaux en camaïeux, des plus beaux verres qu’il soit possible d’unir ensemble ; les bordures en étoient de diamans de différentes couleurs, dont l’assortiment formoit un coup d’œil admirable. Au bout de cette galerie, étoit un Trône formé d’un seul diamant, qu’on auroit pû prendre pour le char du Soleil lorsqu’il paroît dans tout son éclat : il est certain que si Tramarine n’eût pas déja participé à la divinité de son époux, elle n’eût jamais pû en soutenir l’éclat.

Sur ce Trône étoit assis le Roi des Ondins, qui tenoit dans sa main un trident, seul ornement de sa grandeur. A droite, étoient les premiers Officiers de la Couronne ; & à gauche, les belles Ondines qui faisoient l’ornement de cette Cour. Le Génie Verdoyant s’étant approché du Trône avec la Princesse Tramarine, la présenta à sa Majesté Ondine, en la suppliant de lui accorder toutes les faveurs qu’elle s’étoit acquises par ses vertus, son mérite & ses souffrances.

Cette jeune Princesse, élevée dans la Mythologie des Payens, ne connoissoit point d’autre Religion, ni d’autres principes que ceux qu’elle avoit reçus. Persuadée qu’elle étoit en présence de Neptune, elle lui adressa ce discours : Grand Dieu ! Souverain des Ondes, dont l’empire commande à tout l’Univers… Arrêtez, Princesse, dit le Roi en l’interrompant au milieu de sa période, je ne suis point un Dieu ; il est vrai que je jouis de l’immortalité, mais je tiens toute ma puissance d’une seule Divinité que nous adorons tous, & qui est celle qui a formé tout ce qui est dans l’Univers ; c’est par sa toute-puissance que nous régnons sur les Ondes. Puis s’adressant à son fils, d’une voix qui fit trembler les voûtes de son Palais, & qui, en gonflant tout l’Océan, annonça une furieuse tempête : Comment, Prince, avez-vous osé me surprendre, en faisant choix d’une Payenne pour la faire participer à l’immortalité par une union qui ne se peut plus rompre ?

Le Prince Verdoyant qui s’apperçut que Tramarine étoit interdite & tremblante, n’osant plus lever les yeux, dit au Roi des Ondins pour appaiser sa colere : Seigneur, vous n’ignorez pas que l’Amour est un sentiment qui naît malgré nous & qui se nourrit par l’espérance. Cette passion étend sa domination sur tout ce qui respire dans ce vaste Univers, son choix naît souvent du premier coup d’œil ; l’Amour n’examine rien & ne met aucune différence entre le cœur d’une Payenne & celui d’un Génie, tous deux brûlant d’un même feu ne cherchent qu’à le nourrir. Il est vrai que je n’ai point examiné la croyance de la Princesse Tramarine ; ses malheurs m’ont touché, ses vertus, ses graces, ses talens & sa beauté m’ont charmé, & je l’ai jugée digne d’un sort plus heureux. C’est par cette rais son que j’ai cherché tous les moyens pour l’affranchir du joug de la mort : mais, Seigneur, je puis vous répondre de sa docilité à écouter les instructions que vous voudrez bien lui faire donner, & qu’elle se soumettra sans murmure à toutes vos volontés.

Tramarine, après avoir confirmé les paroles que le Prince Verdoyant venoit de donner à sa Majesté Ondine, ajouta qu’elle promettoit de se conformer à tout ce que l’on voudroit exiger d’elle, persuadée qu’un Génie aussi éclairé ne chercheroit point à la surprendre. Le Roi parut content de sa réponse, & ordonna qu’elle fût conduite dans l’appartement qui lui étoit destiné.