Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 07/Chapitre 02

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 191-199).

CHAPITRE II

FAIBLESSE DE MADAME SHELDON

Mlle Halliday eut le soir du même jour une entrevue avec sa mère, dans la chambre à coucher de Mme Sheldon. Mme Sheldon allait se mettre au lit ; ses tables étaient encombrées de brosses à cheveux, de brosses à ongles, de peignes, de rubans, de cols, de breloques ; une odeur de vanille, de benjoin, de musc emplissait la chambre ; les sachets, les tiroirs, les petites boîtes tenaient une grande place dans la vie de Mme Sheldon ; elle était plus attachée à ces riens qu’à sa fille elle-même ; elle les comprenait avec moins d’efforts. La belle enfant était un être dont l’existence avait toujours été une sorte de problème pour Georgina. Elle l’aimait à sa façon et aurait affirmé sa supériorité sur toute autre fille du monde ; mais la faculté de la comprendre n’avait pas été donnée à son esprit étroit. La seule façon pour Mme Sheldon de lui prouver son affection, résidait en une indulgence illimitée et aussi en une facilité extrême à lui faire, à propos de tout et de rien des petits cadeaux. Charlotte ne les désirait pas, mais Georgina les trouvait de son goût, et cela l’amusait de les offrir.

Il se trouva que Sheldon était allé ce soir-là dîner dehors ; il assistait à une grande fête de la Cité, à laquelle quelques-uns des hommes les plus considérables de la Bourse avaient été invités. Mlle Halliday eut donc une excellente occasion pour faire sa confession à sa mère.

La pauvre Georgy ne fut pas peu surprise de l’aveu.

« Ma bien-aimée Charlotte, s’écria-t-elle, pensez-vous que votre papa voudra jamais consentir à pareille chose ?

— Je pense que mon cher père aurait consenti à tout ce qui aurait pu assurer mon bonheur, maman, » répondit tristement la jeune fille.

Elle songeait combien cette crise de sa vie lui eût été adoucie si le père qu’elle avait tant aimé eût été là pour l’aider et la conseiller,

« Je ne parlais pas de mon pauvre cher premier mari… » dit Georgy.

Toutes les fois que Georgina donnait à l’un de ses deux maris son numéro d’ordre, Charlotte était comme froissée dans ses sentiments de fille.

« Je pensais à votre beau-père. Il ne consentira jamais à vous voir épouser M. Haukehurst, qui en réalité, ne paraît avoir autre chose pour le recommander que ses beaux yeux et son obligeance à nous donner des billets de spectacle.

— Je ne suis pas tenue de consulter les désirs de mon beau-père. J’ai seulement besoin que cela vous convienne, maman.

— Mais, ma chère, il n’est pas possible que je consente à une chose que M. Sheldon désapprouverait.

— Oh ! maman, chère maman, je vous en supplie, ayez une fois une opinion à vous. Je reconnais que M. Sheldon est le meilleur juge qui se puisse trouver pour les affaires d’intérêt, mais ne le laissez pas me choisir un mari. Donnez-moi votre autorisation, maman, et je ne me soucie d’aucune autre. Je ne veux pas me marier contre votre volonté ; d’ailleurs, je suis sûre que vous aimez M. Haukehurst. »

Mme Sheldon secoua la tête d’un air désespéré.

« Recevoir chez soi un aimable garçon, c’est pour le mieux ; mais les choses vont moins bien quand votre fille unique vous dit qu’elle s’est mis en tête de le prendre pour mari. Je ne comprends rien à votre folie, Charlotte ; il y a à peine quelques mois que vous avez quitté la pension, et je m’imaginais que vous resteriez plusieurs années avant de penser à vous établir. »

Mlle Halliday fît une mine très-longue.

« Chère maman, je ne songe pas à m’établir ! Ce sont les femmes de chambre qui parlent ainsi, je crois, quand elles quittent le service pour épouser un garçon boucher ou un autre garçon. Valentin et moi nous ne sommes pas si pressés. Tout ce que je désire, c’est être franche avec vous. J’ai horreur des mystères. C’est pour cela, maman, que je trouve que c’est mon devoir de vous dire qu’il m’aime, et pour moi… je l’aime aussi… très-tendrement. »

Elle prononça ces derniers mots avec une timidité extrême.

Mme Sheldon lâcha ses brosses à cheveux et regarda la figure rougissante de sa fille : depuis quelque temps les rougeurs de Mlle Charlotte étaient chroniques.

« Mais vous n’y pensez pas, Charlotte, s’exclama-t-elle, irritée par le sentiment de son impuissance ; que dira M. Sheldon ?

— Il n’est pas nécessaire d’en parler à M. Sheldon d’ici à quelque temps, maman. C’est à vous que je dois soumission et obéissance… non à lui. Gardez-moi le secret, vous, la plus indulgente des mères et… et dites à Valentin qu’il vienne vous voir de temps en temps.

— Lui dire qu’il vienne me voir, Charlotte ! mais Vous savez très-bien que je n’invite jamais personne à dîner que sur le désir de M. Sheldon. Je tremble toutes les fois qu’il s’agit d’un dîner. C’est une si grande affaire d’organiser le service et il est si inquiétant de savoir si le dîner sera bon. Et si l’on s’avise de le commander au dehors, la cuisinière demande son congé le lendemain matin, ajouta mélancoliquement Georgy. Je me rappelle bien souvent, avec regret, le temps où j’étais à Barlingford, dans la laiterie, faisant pour nos parties de thé, des gâteaux de noce, dans le milieu desquels on cachait un anneau et une pièce de monnaie. Ces parties de thé étaient certainement beaucoup plus amusantes que les dîners de M. Sheldon, avec les solennels habitants de la Cité qui ne peuvent vivre sans soupe à la tortue.

— Ah ! mère chérie, nous étions bien plus heureuses dans ce temps-là. Comme je m’amusais dans ces thés, avec les gâteaux de noce, les bavardages, et les rires que faisaient éclater la pièce de monnaie et l’anneau. Je me rappelle que c’est moi qui ai eu la pièce de quatre sous à Newhall l’année dernière. Cela indique que l’on mourra vieille fille, vous savez, et maintenant me voilà engagée. Quant aux dîners, maman, M. Sheldon peut bien les garder tous pour lui et ses amis de la Cité. Valentin ne se soucie pas le moins du monde de la soupe à la tortue. Si vous voulez consentir seulement à ce qu’il nous fasse quelquefois une petite visite dans l’après-midi… une fois par semaine ou deux… pendant que vous et moi serons à notre ouvrage avec Diana dans le salon et lui permettre de nous apporter nos tassés au thé de cinq heures, il sera le plus heureux des hommes. Il adore le thé. Vous le laisserez venir, n’est-ce pas, mère chérie ? Oh ! maman, il me semble que je fais comme les bonnes quand elles demandent la permission de recevoir leur jeune homme. Voulez-vous permettre que mon jeune homme vienne prendre le thé avec nous ?

— En vérité, Charlotte, je ne sais ce que je dois faire, dit Mme Sheldon, plus hésitante que jamais ; vous me mettez dans une position très-délicate et même très-effrayante.

— Tout à fait épouvantable, n’est-ce pas, maman ? Mais il me semble que c’est une position dans laquelle doivent s’attendre à se trouver tôt ou tard les personnes qui ont le malheur d’avoir des filles.

— S’il ne s’agissait que de lui faire la politesse d’une tasse de thé, poursuivit la pauvre Georgy décontenancée par la pétulante interruption de Charlotte, je ne m’y opposerais pas, Certainement. Je suis, jusqu’à un certain point, l’obligée de M. Haukehurst, puisqu’il a eu la gracieuseté de me donner maintes fois des billets de spectacle, mais ce n’est pas cela, Charlotte, vous savez bien que la question dont il s’agit n’est pas seulement qu’il vienne à notre thé de cinq heures, mais de savoir si vous devez être engagée avec lui.

— Chère maman, cela ne fait pas question du tout, car je suis déjà engagée avec lui.

— Mais, Charlotte…

— Je ne pense pas que je pourrais prendre sur moi de vous désobéir, chère mère, continua la jeune fille avec tendresse, et si vous me dites de votre libre volonté, de votre propre mouvement, que je ne dois pas me marier avec lui, il faudra que je courbe la tête sous votre décision, si dure qu’elle puisse me paraître. Mais il y a une chose tout à fait certaine, maman, c’est que j’ai donné ma promesse à Valentin et que si je ne me marie pas avec lui, je ne me marierai pas du tout. Alors la fatale prédiction de la pièce de quatre sous se trouvera réalisée. »

Mlle Halliday dit cela d’un air tellement décidé, que sa mère en fut toute déconcertée. Il était dans la nature d’esprit de Georgy de protester faiblement contre tous les accidents de la vie, puis de se soumettre avec tranquillité à ce qu’elle ne pouvait éviter ; du moment donc où l’acceptation de Valentin comme mari de Charlotte parut inévitable, elle ne crut pouvoir faire autrement en cette circonstance que de se soumettre également.

Valentin fut autorisé à venir à La Pelouse, où il fut accueilli avec une grâce un peu molle par la maîtresse de la maison. Il fut invité à rester pour prendre le thé à cinq heures et se prévalut avec bonheur de ce délicieux privilège. Son instinct lui dit quelle gracieuse main avait préparé ce repas d’une façon si hospitalière ; il lui dit aussi pour qui les minces tartines de beurre, ordinairement servies par la femme de chambre, avaient été remplacées par un plateau chargé de galettes de plomb et de confitures.

Haukehurst fit tout ce qui dépendait de lui pour mériter une pareille indulgence. Il courut toute la ville à la recherche de billets de spectacle, faisant la chasse aux membres des clubs littéraires, aux journalistes ou autres privilégiés. Il se mit en quête de tous les romans nouveaux, ceux qui pouvaient plaire à Georgy : il lisait Tennyson ou Owen Meredith, tandis que les dames étaient laborieusement occupées à la confection de leurs prie-dieu, tapisseries en laine de Berlin, couvre-pieds, etc.

Haukehurst se montra, dans la situation nouvelle qui lui était faite, plein de sentiments honorables pour ne pas dire délicats. La villa était son paradis et les portes lui en étaient maintenant ouvertes. Georgy était tout à fait de ces gens chez lesquels après avoir pris un pied, il est tout à fait facile d’en prendre quatre. Ayant une fois admis Valentin au rang de visiteur privilégié, il lui eût été fort difficile de mesurer le nombre de ses visites. Heureusement, pour cette matrone effarouchée, Charlotte et son amoureux avaient de bons sentiments. Haukehurst ne se présentait jamais à la villa plus d’une fois dans la même semaine, bien que le « une fois par semaine ou deux » demandé par Charlotte eût pu être interprété largement.

« Cela était fort bien, se disait-il à lui-même, lorsque je n’étais qu’un bohème admis par tolérance et que je pouvais, un beau matin, me voir fermer la porte au nez ; mais maintenant que je suis reçu, je dois me montrer digne de la confiance de ma future belle-mère. Une fois par semaine ! un jour sur sept d’inexprimable bonheur… d’un bonheur sans alliage ! Les six autres me paraîtront bien longs et bien tristes ; mais, bah ! ils ne seront que la monture sévère et sobre qui fera paraître d’autant plus resplendissant ce joyau du septième jour. Oh ! si j’étais poète, quels chants harmonieux je dédierais dans l’intervalle a mes amours, mais je ne suis qu’un pauvre diable très-prosaïque, et ne puis trouver de mots dignes pour peindre ce que je ressens. »

Si les stalles ou les loges ne pouvaient servir d’excuse pour des visites, elles fournissaient du moins un prétexte de correspondance, et nul autre qu’un amoureux n’aurait pu comprendre que l’on pût écrire d’aussi longues lettres sur un aussi petit sujet. Les lettres ne restaient pas sans réponses ; et, lorsque l’envoi était une loge, Haukehurst était généralement invité à venir occuper l’une des places. Ah ! dans ces bienheureuses soirées, combien pesaient peu la pièce, la vivacité du dialogue, la vérité des caractères, tout paraissait également délicieux aux deux amoureux ; car une lumière qui ne venait ni de la terre, ni du ciel, pendant qu’ils étaient à côté l’un de l’autre, illuminait tout ce qu’ils regardaient.

Et pendant toutes ces douces après-midi, pendant ces soirées au théâtre, Diana, assise près d’eux, était témoin d’un bonheur qu’elle avait rêvé pour elle-même. Sa présence, dans ces occasions, était l’un de ses devoirs, et elle le remplissait ponctuellement. Elle eût pu imaginer un prétexte pour s’en abstenir, mais elle avait trop de fierté dans l’âme pour le chercher.

« Ce serait une lâcheté de faire un mensonge pour m’éviter un peu plus ou moins de peine, pensait-elle. D’ailleurs, si je prétexte un mal de tête pour rester dans ma chambre, la soirée me paraîtra-t-elle moins longue ou moins pénible ? Il n’y aura que la différence entre une douleur triste et une douleur aiguë, et une douleur aiguë est, je crois, plus facile à supporter. »

Ayant ainsi argumenté avec elle-même, Mlle Paget endura son martyre de chaque semaine avec une fermeté qu’un Spartiate eût pu lui envier.

« Qu’ai-je donc perdu ? se disait-elle pendant que de temps à autre elle jetait un coup d’œil furtif sur le gracieux et nerveux visage de son ancien compagnon. Quel est donc ce trésor dont la perte me cause tant de chagrin ? Seulement l’amour d’un homme qui, dans ce qu’il a de meilleur, n’est pas digne de l’affection de cette jeune fille, et par ce qu’il a de mauvais est peut-être indigne de la mienne. Mais même avec ce qu’il a de mauvais, je sens qu’il m’est plus cher encore que l’homme le plus digne, le plus noble, le plus beau qui existe au monde ! »