Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 06/Chapitre 03

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 107-121).

CHAPITRE III

L’ARCADIE

« 1er novembre. — Me voici à Huxter’s Cross. J’y demeure. J’y suis depuis une semaine. Je voudrais y passer toute ma vie. Oh ! ma raison, reviens à moi pour quelques heures, afin que je puisse écrire le récit de cette bienheureuse semaine ; rends-moi le sentiment des affaires, le souvenir de Sheldon, pendant cette pluvieuse après-midi, et je te permets de me livrer ensuite tout entier à ma félicité et à ma folie. Calmez-vous, battements de mon cœur ; calme-toi, calme-toi, cœur faible, cœur d’enfant, qui viens de passer un nouveau bail de jeunesse et de déraison avec la belle, la riche, la terrible Charlotte.

« Tombe ! tombe, ô pluie ! Le jour est sombre, froid ; la vigne est collée contre les murs décrépits, et chaque souffle du vent fait tournoyer les feuilles mortes ; mais toutes ces tristesses n’éveillent aucun écho dans mon âme ; je la sens contente et légère, oublieuse du passé, sans souci du lendemain, ne songeant plus à hier, tout entière aux délicieuses pensées d’aujourd’hui.

« Maintenant, revenons aux affaires ; quittons les régions éthérées de l’imagination pour reprendre la simple relation des faits. Il y a aujourd’hui huit jours, je suis arrivé à Hidling, après un fastidieux voyage qui, avec les temps d’arrêt à Derby, Normanton, et autres petites stations, a pris la journée presque entière. Le jour tombait lorsque je pris place dans le véhicule hybride, moitié landau, moitié omnibus, qui devait me conduire de Hidling à Huxter’s Cross. Je n’ai vu de Hidling qu’une longue rue et une église ornée d’une tour carrée. Notre route s’embranchait dans cette rue, et, à la lueur du crépuscule d’automne, c’est à peine si j’ai pu apercevoir les lignes obscurcies des collines lointaines enfermant une vaste étendue de landes.

« J’ai été tellement saturé de Londres que ce paysage sauvage avait pour moi des charmes qu’il n’eût sans doute pas eu pour d’autres : l’obscurité même me plaisait. J’avais pour compagne, dans la voiture publique, une vieille femme qui dormait paisiblement dans un coin, pendant que, penchée au petit carreau ouvert, je considérais le paysage baigné par les ombres du soir.

« Le trajet dura plusieurs heures. Nous rencontrâmes deux ou trois petits groupes de chaumières ; les oies gloussaient et les coqs jetaient leur claire chanson en même temps que quelques lumières scintillant aux fenêtres supérieures, indiquaient que c’était l’heure du repos. À l’un de ces groupes de chaumières, qui rappelaient l’homme dans ce désert, nous changeâmes de chevaux avec beaucoup plus de hue !… de ho !… et de dia !… qu’on n’en eût entendu dans une contrée plus civilisée. À ce village j’entendis pour la première fois le patois natal dans toute sa pureté, et, d’après ce que j’ai compris, j’aurais aussi bien pu le prendre pour le patois des paysans de Carthage.

« Après avoir relayé, nous gravîmes une montée avec un perpétuel accompagnement de cris, de jurons, de claquements de fouet, et de hu !… ho !… Nous arrivâmes à un petit village perché très-haut, à ce qu’il me sembla. Le conducteur du véhicule s’approcha alors de mon simulacre de fenêtre pour me dire que « c’était là. »

« En descendant de la voiture, je me trouvai à la porte d’une petite auberge, éclairée par la lumière de l’intérieur qui arrivait jusqu’à moi, pendant qu’une vieille enseigne, suspendue, grinçait et se mouvait au-dessus de ma tête. Pour moi qui, de ma vie, n’avais eu de plus somptueuses demeures que des auberges, cela pouvait passer pour une résidence convenable. Je payai ma place au conducteur, pris mon sac de nuit, et entrai.

« Je fus accueilli par une hôtesse aux joues roses, propre, et à l’air éveillé, bien que les bras et le tablier laissassent un peu à désirer ; elle sortait de la cuisine, pièce à l’ancienne mode, carrelée en briques rouges, mais égayée par le reflet d’une belle flambée. Je crus voir un tableau flamand, lorsque j’y jetai un coup d’œil par la porte ouverte : les plus pittoresques amas de pains et de provisions diverses apparaissaient sur une planche au-dessus de la cheminée, et l’aspect des lieux avait dans son admirable confort, une apparence des plus hospitalières.

« — Oh ! me dis-je en moi-même, combien le vent du Nord qui siffle sur ces incultes collines et l’odeur de ce pain de ménage sont préférables au son des cloches de Saint Dunstan et aux graisseuses côtelettes de Londres.

« Mon cœur s’échauffait en l’honneur du comté d’York et de ses habitants. Était-ce pour l’amour de Charlotte que je m’enflammais ainsi ?

« Je me trouvai tout de suite à l’aise avec mon hôtesse. Le patois même me devint plus intelligible, lorsque j’en eus fait cette première expérience. J’appris que je pourrais avoir une chambre propre et bien close, avec la nourriture et le service, à un prix qui me parut fabuleusement raisonnable, même en tenant compte de mes faibles moyens. Ma cordiale hôtesse me servit un repas princier : du jambon grillé et des œufs pochés, tels que je n’en avais jamais vu qu’en peinture ; des gâteaux bruns, croquants, sortant d’un miraculeux four dont j’avais entrevu la bouche par la porte qui conduisait dans l’intérieur flamand ; d’excellent thé et de la crème, de la crème parfaite.

« Après avoir joui de ce banquet, je me mis à la fenêtre pour voir le tranquille paysage à la lueur des étoiles.

« Il était situé au haut d’une colline, la colline la plus élevée du pays, et pour certains esprits, cela seul est un charme. Il semble que l’on aspire un breuvage éthéré en respirant l’air frais de la nuit. Je n’avais pas éprouvé de sensation plus délicieuse depuis le temps où j’avais visité les créneaux moussus du château d’Arques, alors que j’avais vu comme un tapis se déroulant à mes pieds les vergers, les jardins de la verdoyante Normandie.

« Mais cette colline était encore plus élevée que celle sur laquelle se dressent les tours croulantes du vieux château féodal et le paysage était infiniment plus sauvage que celui d’Arques.

« Aucun mot ne pourrait rendre la joie que j’éprouvais dans cette contrée déserte à me sentir éloigné du Strand et de Temple Bar. Il me semblait que j’entrais dans une vie nouvelle, comme si les écailles de la lèpre eussent été enlevées par une main divine. Je me sentais plus en état d’aimer, plus digne d’être aimé par la douce créature au regard limpide, dont l’image était gravée dans mon cœur. Ah ! si le ciel m’accordait ce cher ange, il me semble que ma vie passée, que mes désordres s’évanouiraient comme par enchantement, que je serais comme régénéré. Ne pourrais-je pas vivre heureux avec elle ici, au milieu de ces collines perdues, de ces rares habitations ? Ne pourrais-je pas être heureux éternellement séparé des jeux de billard, des kursaals, des champs de course, et des bastringues ? Oui, complètement et irrévocablement heureux ; heureux comme un curé de village assuré d’un revenu de soixante-dix livres, heureux comme un laboureur qui cultive son propre champ, avec ma Charlotte trottant gaiement à mon côté.

« Je déjeunai le lendemain matin dans un petit parloir très-convenable, situé derrière le comptoir, où j’entendis une conversation entre deux charretiers parlant le patois auquel mon oreille s’habituait de plus en plus. Ma vive et joyeuse hôtesse entrait et sortait pendant que je prenais mon repas, et toutes les fois que je pouvais la retenir assez longtemps, j’essayais de la faire bavarder.

« Je lui demandai si elle avait jamais connu le nom de Meynell, et après avoir profondément réfléchi, elle répondit négativement

« — Je ne me rappelle personne qui porte le nom de Meynell, dit-elle, mais je n’ai pas beaucoup de mémoire pour les noms ; je pourrais avoir connu ces personnes-là et ne pas me souvenir de leur nom.

« Cela n’était pas encourageant, mais je savais que, si quelque trace de la fille de Christian Meynell existait à Huxter’s Cross, j’avais un moyen de la découvrir.

« Je lui demandai s’il y avait dans le village quelque fonctionnaire chargé de la conservation des registres, et j’appris qu’il n’y en avait pas de plus important qu’un vieillard préposé à la garde des clefs de l’église. Mon hôtesse pensait que les registres devaient se trouver dans la sacristie ; quant au vieillard, il s’appelait Gorles et demeurait à deux milles, chez son gendre ; mais mon hôtesse se chargea de l’envoyer chercher immédiatement, en m’affirmant qu’il serait avant une heure à ma disposition. Je lui dis qu’en attendant j’allais me rendre au cimetière, où Gorles pourrait venir me joindre à sa convenance.

« La matinée d’automne était claire et fraîche comme une matinée de printemps, et Huxter’s Cross me semblait être l’endroit le plus agréable de la terre, bien qu’il ne se composât que d’une douzaine de maisonnettes, relevée par un bâtiment de ferme, de prétention modeste ; mon hôtellerie de La Pie, magasin général où se trouvait également la Poste aux Lettres ; puis une belle vieille église normande, située en dehors du village et dont l’apparence semble révéler qu’elle a connu de meilleurs jours. Près de l’église se dresse une ancienne croix de granit, autour de laquelle les fleurs sauvages et l’herbe ont poussé épaisses et hautes : cette croix indique la place où existait autrefois un marché florissant ; mais toutes les habitations qui l’entouraient ont disparu, le passé de Huxter’s Cross n’a laissé d’autre souvenir que ce débris de croix.

« Le cimetière était aussi tranquille et solitaire que possible : un rouge-gorge était perché sur la barre la plus élevée de la vieille grille en bois, chantant sa chanson joyeuse : à mon approche, il sauta de la grille sur le mur moussu sans s’interrompre. Dans la disposition d’esprit où j’étais, j’aurais apostrophé une alouette ou un baudet ; je me sentais disposé au sentiment envers tous les êtres de la nature ; c’est pourquoi j’exprimai au rouge-gorge combien je le trouvais joli et que je périrais plutôt que d’enlever une seule plume de ses ailes.

« Obligé par le devoir de me rappeler mon Sheldon, même dans les moments où j’étais le plus enclin au lyrisme, je fis en sorte de combiner l’esprit méditatif d’un Hervey avec la clairvoyance affairée d’un clerc d’avocat, et pendant que je réfléchissais au sort commun à tous les hommes en général, je n’omis pas de rechercher sur les tombes moisies quelques traces des Meynell en particulier.

« Je n’en trouvai aucune, et cependant si la fille de Christian Meynell avait été enterrée là, le nom de son père aurait certainement été inscrit sur sa tombe. J’avais lu toutes les épitaphes, lorsque la grille en bois grinça sur ses gonds pour donner passage à un petit homme aux cheveux blancs, un de ces vieux traînards qui semblent avoir été créés spécialement pour remplir les fonctions de sacristain.

« J’entrai avec ce respectable personnage dans l’église, dont l’atmosphère n’était pas moins fraîche que celle de Spotswold. La sacristie était faite d’une petite chambre glaciale qui autrefois avait été un caveau de famille ; elle n’était cependant pas beaucoup plus froide que le parloir de Mlle Judson, et j’endurai bravement sa température tout en examinant les registres des soixante dernières années.

« Ce fut sans résultat. Après avoir tâtonné à travers les noms de tous les nonagénaires qui s’étaient mariés à Huxter’s Cross depuis le commencement du siècle, je ne me trouvai pas plus avancé : je n’avais rien découvert quant au mariage secret de Charlotte. Alors seulement je réfléchis à toutes les obscurités dont ce mariage était enveloppé. Mlle Meynell était venue dans le comté d’York pour rendre visite à des parents de sa mère et s’y était mariée. Le lieu dont Anthony Sparsfield se souvenait d’avoir entendu parler à l’occasion de ce mariage était Huxter’s Cross. Mais de ces deux circonstances il ne résultait pas nécessairement que le mariage avait été célébré dans ce village. Mlle Meynell pouvait avoir été mariée dans quelque autre ville du comté. Pour cette classe de modestes citoyens le mariage était un grand événement, une occasion de fête. Il y avait donc tout lieu de présumer que Mlle Meynell et ses amis avaient dû préférer que cette joyeuse cérémonie fût accomplie partout ailleurs que dans une vieille église oubliée dans un pays montagneux.

« — J’aurai à examiner tous les registres du comté d’York avant de trouver ce que je cherche, pensai-je en moi-même, à moins que Sheldon ne se décide à mettre un avis dans les journaux pour réclamer l’acte de mariage de Meynell. Il n’y a presque aucun danger dans la publication de cet avertissement, du moment où le rapport qui existe entre le nom de Meynell et la succession Haygarth n’est connu que de nous seuls.

« Agissant dans ce sens, j’ai écrit le soir même à Sheldon pour l’engager à se servir d’une annonce dans les journaux pour découvrir les descendants de Charlotte Meynell.

« Charlotte ! nom chéri, qui me produit l’effet d’une douce musique. J’éprouvais du plaisir à écrire cette lettre à cause même de la répétition de ce nom adoré.

« J’ai employé la journée du lendemain à faire une tournée aux environs dans un joli petit dog-cart loué à mon hôtesse pour un prix très-modéré. Je m’étais mis au courant de la géographie du pays environnant et je m’arrangeai de manière à visiter toutes les églises des villages dans un certain rayon ; mais, malgré mon inspection de tous les bouquins poudreux, malgré mon héroïque courage à supporter le froid et l’humidité dans les vieilles églises, mes efforts n’aboutirent qu’à un résultat absolument négatif.

« Je retournai à ma Pie à la nuit tombante, un peu découragé et extrêmement fatigué, mais néanmoins enchanté des aspects rustiques de mon comté d’adoption. Le cheval de mon hôtesse s’était admirablement conduit.

« Les Chandelles étaient allumées et les rideaux tirés dans ma confortable petite chambre, la table pliait sous le poids des préparatifs d’un de ces soupers qui feraient oublier à un alderman les délices de la soupe à la tortue, de la fine marée, et des rôtis de bécasse.

« Le jour suivant, à midi, un facteur des premiers âges m’a apporté une lettre de Sheldon. Le rusé compère m’y déclarait qu’il refusait de faire paraître une annonce ou de donner une publicité quelconque à ce dont il avait besoin.

« Si je ne redoutais pas la publicité, je ne serais pas obligé de vous donner une livre sterling par semaine, » disait-il avec une parfaite candeur, « car avec une annonce je pourrais me procurer plus de renseignements en une semaine que vous ne parviendrez à en réunir en une année. Mais je connais le danger de la publicité, et je sais combien elle a dérouté souvent les meilleures combinaisons, au moment même où elles allaient réussir. Je ne veux pas dire que pareille chose puisse arriver avec notre affaire ; vous savez très-bien que cela ne se peut pas, car j’ai entre les mains des papiers sans lesquels il est impossible de rien faire. »

« Je comprends parfaitement ce que cela veut dire et suis très-disposé à mettre en doute l’existence de ces importants papiers. La défiance est l’une des bases essentielles de l’esprit de Sheldon. Mon ami George a pleinement confiance en moi, parce qu’il y est forcé ; il est plus ou moins inquiété par l’idée qu’il arrivera un moment où je serai tenté d’en abuser.

« Mais revenons à la lettre.

« Je suis d’avis que vous examiniez les registres de toutes les villes ou villages situés, disons à trente milles à la ronde. Si ces registres ne nous apprennent rien, il faudra alors nous rabattre sur les grandes villes, en commençant par Hull, comme étant la plus proche du point de départ. Ce travail sera, je le crains, très-lent et très-coûteux pour moi. Je n’ai pas besoin de vous recommander de nouveau la nécessité de limiter vos dépenses au strict nécessaire, car mes affaires sont dans un état désespérant. Les eaux ne peuvent pas être plus basses, pécuniairement parlant, et je m’attends à être à sec au premier jour. Voici maintenant les nouvelles que j’ai à vous donner. J’ai découvert le lieu de sépulture de Samuel Meynell, après des peines infinies dont je vous épargne les détails ; vous connaissez maintenant les difficultés de ce genre de travail. J’ai la satisfaction de vous dire que je suis en règle à présent pour ce qui concerne Samuel, ayant pu m’assurer par la notoriété publique qu’il n’a jamais été marié. Tout individu qui prétendrait descendre de Samuel serait dans l’impossibilité de le prouver. Cette affaire réglée, je suis revenu immédiatement à Londres. Calais, au mois de novembre, n’était rien moins qu’agréable. Je suis arrivé juste à temps pour vous écrire par le courrier de ce soir. Maintenant, j’attends avec impatience de vos nouvelles au sujet de Charlotte Meynell.

« À vous, etc.

« G. S. »

« Voulant suivre à la lettre les instructions de mon patron, je louai une seconde fois le dog-cart de mon hôtesse pour le jour suivant, et me mis de nouveau en campagne, cherchant de mon mieux la piste du mariage de Mlle Charlotte. Je revins le soir fort tard, cette fois complètement éreinté. J’étudiai alors l’indicateur des Chemins de fer pour préparer mon départ et me décidai à me rendre à Hull par un train qui devait passer à la station de Hidling le lendemain à quatre heures de l’après-midi.

« Je me mis au lit le corps et l’esprit fatigués. Pourquoi étais-je si chagrin de quitter Huxter’s Cross ? Quel subtil instinct me faisait pressentir que cette région déserte tenait en réserve pour moi les plus grandes félicités de la terre ?

« La matinée du lendemain fut belle, toute fraîche. J’entendais les coups de fusil des chasseurs résonner dans l’atmosphère tranquille, pendant que je déjeunais près de ma fenêtre faisant face à un grand feu rouge comme une forge. On n’économise pas le charbon à La Pie ; toutes choses, dans le comté d’York, sont largement faites. J’ai entendu accuser les habitants du comté d’York de lésinerie. Est-ce qu’il est possible que ce piteux sentiment puisse entrer dans le cœur des concitoyens de ma Charlotte ! Je n’ai jamais fait qu’une courte expérience du pays, mais tout ce que je puis dire, c’est que mes amis de La Pie sont la libéralité même et qu’un souper du comté d’York m’a paru l’idéal du genre. J’ai dîné chez Philippe, je connais la Maison d’Or, mais si jamais je dois quitter le fardeau de la vie à la suite d’une indigestion, que ma mort soit provoquée par les œufs au jambon, les bruns gâteaux dorés, et le miel incomparable de cette Arcadie du Nord.

« Je prévins mon aimable hôtesse que j’allais la quitter et elle en parut fâchée ; elle me regrettait, moi, pauvre vagabond.

« Après le déjeuner, je sortis pour faire un bout de promenade. J’avais accompli mon devoir envers les églises moussues et les vieux registres ; je me croyais donc autorisé à prendre un congé de quelques heures en attendant le départ du véhicule hybride qui devait me conduire à Hidling.

« Je dépassai le petit groupe d’habitations aux toitures en tuiles rouges. Tout était clair, gai ; les murailles réfléchissaient le soleil d’automne, les oiseaux chantaient, les géraniums s’épanouissaient éclatants aux fenêtres. Quels pouvaient être les plaisirs ou les distractions des bonnes ménagères pour varier les délices de la brosse à frotter et de la pierre à polir ? J’aperçus des visages de jeunes filles qui me regardaient curieusement à travers de blancs rideaux de mousseline, et je compris que pour elles j’étais un personnage. Se sentir de quelque importance même aux yeux des habitantes de Huxter’s Cross n’était pas sans agrément pour un pauvre diable de mon espèce.

« Au delà des maisonnettes trois routes se croisaient ; elles s’en allaient vers les montagnes à travers les landes. Deux de ces routes m’étaient déjà devenues familières, mais je n’avais pas encore exploré la troisième,

« — En avant ! me dis-je en hâtant le pas ; visitons ces lieux inconnus.

« Certainement, les pressentiments ne sont pas une chimère. Quelle autre chose que le sentiment instinctif d’un bonheur qui s’approchait eût pu, dans cette matinée, me rendre le cœur aussi léger ? Je chantais, en marchant bon pas le long de cette route inexplorée ; des fragments de barcarolles me revenaient à la mémoire. Le parfum de quelques rares fleurs sauvages, une odeur de mauvaises herbes qui brûlaient au loin, la fraîche brise d’automne, la teinte bleuâtre du ciel, tout me ravissait. Je sentais dans cette promenade solitaire une sorte de rénovation de moi-même, comme une existence nouvelle vers laquelle mon âme s’élançait rajeunie.

« — J’ai de grands remerciements à faire à Sheldon, me dis-je à moi-même, puisque c’est lui qui m’a obligé à venir prendre des leçons à la meilleure des écoles qui puisse former les hommes, la solitude. Je ne pense pas que je puisse désormais reprendre ma vie de bohème. Cette existence isolée m’a fait découvrir en moi des aspirations que je ne m’étais jamais connues. Combien il est vrai que les caractères des hommes dépendent de ce qui les entoure ! Avec Paget, je suis devenu un Paget. Quelques heures de tête-à-tête avec la nature ont suffi pour me faire prendre en aversion Paget et tous ceux qui lui ressemblent, tout séduisants qu’ils puissent paraître.

« En moralisant ainsi, j’en vins à rêver tout éveillé, délicieusement. La musique de mes songes était toujours la même depuis quelque temps. Combien je pourrais être heureux si le sort me donnait Charlotte avec trois cents livres sterling par an ! Je demandais modestement ce quantum de richesse comme le nécessaire pour faire un nid à mon bel oiseau. Dans mes moments de plus grande exaltation je me contentais de demander au sort la seule possession de Charlotte.

« — Donnez-moi l’oiseau sans le nid, criai-je à la Fortune, et nous prendrons notre vol vers quelque forêt inhabitée, où nous trouverons des grains et un abri.

« Pendant ce temps, j’étais passé des terrains déserts dans une région plus cultivée. Les haies bien taillées de chaque côté de la route m’indiquaient qu’elle se continuait à travers les terres d’une ferme sur les limites de laquelle je me trouvais. Je vis des moutons qui broutaient le regain d’un vaste champ situé de l’autre côté de l’une des haies, et dans l’éloignement j’aperçus la toiture rouge d’une maison de fermier.

« Je regardai ma montre ; j’avais encore deux heures à moi.

« Je m’avançai vers la maison ; je l’examinai.

« J’arrivai jusqu’à une grille peinte en blanc, au delà de laquelle j’entrevis une figure de jeune fille.

« C’était une gracieuse figure dans le pittoresque costume de campagne que les femmes ont adopté depuis quelque temps. Le bleu vif du corsage était adouci par la teinte grise de la jupe et un ruban de couleur se mêlait à ses abondantes tresses de cheveux bruns.

« Elle me tournait le dos ; mais il y avait dans le port de sa tête, dans la grâce et la fermeté de sa tenue, quelque chose qui me fit penser à…

« Mais lorsqu’un homme est aveuglé par l’amour, il n’est rien dans la nature qui ne lui rappelle plus ou moins son idole.

« La demoiselle se retourna au moment où le bruit de mes pas résonna sur le gravier de la route. Elle se retourna : le visage qu’elle me montra était celui de Charlotte.

« Que la postérité me pardonne si je laisse une lacune à cette phase de mon histoire. Il y a dans le cœur humain des cordes qu’il vaut mieux ne pas faire vibrer. Il est également des émotions qu’un poète seul peut exprimer. Je ne suis pas poète, et si mon journal a le bonheur d’être utile à la postérité comme l’histoire d’un bohème repentant, que la postérité me pardonne de ne pas essayer de décrire des choses que je suis impuissant à décrire.