Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 02/Chapitre 03

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 102-122).
Livre II

CHAPITRE III

PEINES ET ASPIRATIONS DU CŒUR

Lorsque Diana sortit du Kursaal, elle s’en alla lentement à travers les petites rues de Spa ; elle s’arrêtait devant une boutique de papetier dont elle connaissait par cœur tout l’étalage ou bien elle regardait en arrière du côté des grandes fenêtres du temple qu’elle venait de quitter.

« Que leur importe ce que je deviens, » pensa-t-elle, en jetant son dernier regard au Kursaal, au tournant de la grande rue de Spa et d’une rue latérale dont le pavé rugueux montait vers la colline, vers les bois.

La maison dans laquelle Paget avait fixé sa résidence était située dans le plus étroit des étroits conduits qui coupent la rue principale de la ville : c’était un passage dans lequel les habitants des maisons des deux côtés de la ruelle pouvaient se donner la main par les fenêtres et où l’odeur des plantes potagères, si libéralement employées dans les cuisines indigènes, vous montait au nez… effroyablement.

Diana s’arrêta un instant à l’entrée de cette ruelle, puis, après un moment d’hésitation, elle passa outre.

« À quoi me servirait de rentrer à la maison ?… il s’écoulera des heures avant qu’ils y reviennent. »

Elle gravit la petite rue montante, se dirigeant vers les sapins ; là, elle se trouva tout à fait seule, et la tranquillité du lieu lui rendit l’esprit plus calme. Elle ôta son chapeau qu’elle suspendit à son bras, en nouant ses rubans fanés. Pendant qu’elle s’avançait, une chaude brise faisait voltiger ses cheveux sur son front. Elle avait vraiment une belle tête. Les traits de Diana étaient doux comme ceux d’Anna Kepp, mais rehaussés par la beauté plus mâle, plus patricienne des Paget ; ses yeux rappelaient tout à fait ceux de l’exquise créature qui avait veillé au chevet d’Horatio ; la courbe ferme de ses lèvres fines, la distinction des lignes du menton révélaient la race des Paget, et le bas de sa figure avait une ressemblance certaine avec les portraits de femmes et de cavaliers d’un manoir appartenant à un Paget, lequel néanmoins n’avait aucun lien de parenté avec le triste capitaine. Les réflexions de la jeune fille pendant qu’elle gravissait la colline étaient loin d’être agréables. La jeunesse, qui semble pourtant marquée pour les douces impressions, n’avait été pour Diana qu’une série d’amertumes ; elle n’avait connu de près que des êtres démoralisés et cela l’avait plus vieillie que les années. L’expérience lui apprit tout ce qu’il y a de douloureux dans la vie, avant que le temps lui eût pu enseigner la résignation et la patience. L’enfance de Diana avait été sans joies, sa jeunesse s’était passée dans la solitude. Cette région déserte, cette triste étendue de terrains marécageux, sur laquelle s’étaient fixés ses yeux d’enfant, était comme le symbole de sa triste existence. Avec sa pauvre mère s’était éteint le dernier rayon qui avait éclairé ses premières années. Elle avait été mise chez une nourrice, puis chez une autre, chez une autre encore, et toutes ces femmes, pour lesquelles elle était une charge, n’avaient pu l’aimer. Il était toujours si difficile au capitaine de payer la petite somme exigée pour l’entretien de sa fille ou plutôt il lui était tellement facile de ne pas la payer, que régulièrement Diana était rapportée au logis comme un paquet. La nourrice qui se jugeait volée, et n’avait pas tort, poussait des cris de paon et faisait dans la maison un tapage d’enfer. Le capitaine lui répondait tranquillement que la loi lui permettait de réclamer ce qui lui était dû, mais qu’elle lui interdisait, de même, de faire un pareil vacarme chez un gentleman. Après ces misérables scènes, qui se reproduisaient souvent, la petite était laissée à son père, que cela impatientait, et qui ne se gênait pas pour le montrer. Lorsqu’elle eut dépassé l’âge où un enfant peut être laissé chez une nourrice, le capitaine mit sa fille en pension. À cette occasion, il se décida à s’adresser à une personne qu’il avait autrefois dédaignée, quoiqu’elle fût sa parente. Il y a sur l’arbre généalogique de chaque famille des branches misérables et éparses, et les Paget avaient des cousins pauvres qui, dans la grande bataille de la vie, avaient à lutter dans les rangs les plus humbles du vulgaire. Mlle Priscilla Paget était une de ces parentes-là. De bonne heure, elle avait montré des dispositions pour les travaux intellectuels ; elle était indifférente aux choses de la toilette, et cela, de tout temps, a semblé marquer les bas-bleus de l’avenir. Seule dans le monde, Priscilla avait tiré bon parti de son capital, à savoir une certaine éducation. Après avoir occupé pendant près de vingt ans la position de principale sous-maîtresse dans une institution de Brompton, elle avait rendu les derniers devoirs pieusement à celle qui l’employait. Un mois après les funérailles, avec ses économies, elle avait acheté l’institution et était devenue la maîtresse de la maison.

C’est à cette dame que le capitaine confia l’éducation de sa fille. Diana trouva dans la maison un abri, presque une famille ; elle y resta jusqu’à ce que sa parente fût lasse des tristes procédés d’Horatio. On se serait lassé à moins ; il promettait sans cesse, ne tenait jamais, promettait encore, et ses dettes augmentaient chaque jour ; de temps en temps il envoyait des bourriches de gibier, des huîtres, se servait de tous les moyens familiers à ceux qui ont pour métier de faire des dupes.

Le jour vint où Mlle Paget résolut de se débarrasser d’une charge sans profit, et une fois de plus Diana se trouvait rapportée chez son père, comme un paquet de marchandise. Ce sont des enfants précoces que ceux qui prennent leurs premières leçons à l’école de la misère. À l’âge de cinq ans, la jeune fille avait conscience de la dégradation que ce mode d’éducation implique. Combien à quinze ans en sentait-elle plus vivement la honte ! Priscilla fît de son mieux pour adoucir le chagrin de sa pupille au moment de son départ.

« Ce n’est pas que j’aie rien à vous reprocher, Diana, bien qu’il m’ait été fait quelques plaintes sur votre caractère, vous le savez, lui dit-elle amicalement et d’un ton sérieux, maie votre père n’est pas supportable. S’il ne m’avait fait aucune promesse, j’aurais meilleure opinion de lui. S’il m’eût dit franchement qu’il ne pouvait pas me payer et m’eût demandé de vous recevoir par charité… »

Diana, à ce mot, se leva en rougissant un peu.

« … Eh bien ! j’y aurais réfléchi et j’aurais examiné si cela pouvait se faire… Mais être trompés constamment comme je l’ai été !… Vous savez quelles promesses solennelles votre père m’a faites, vous les avez entendues… Compter sur une somme d’argent pour une époque convenue, ainsi que je l’ai fait encore et toujours sur l’assurance d’Horatio que je pouvais avoir foi en sa parole, cela est par trop fort, Diana. C’est plus que personne n’en pourrait supporter. Si vous aviez deux ou trois ans de plus, si vous étiez plus avancée, je pourrais m’arranger de manière à faire quelque chose pour vous en vous donnant la classe des petites ; mais il ne m’est pas possible de vous garder et de vous habiller pendant trois ans au moins, et je n’ai pas d’autre parti à prendre que de vous renvoyer chez vous. »

Le domicile auquel Diana fut reconduite cette fois était une chambre garnie située au-dessus d’un marchand de jouets où le capitaine vivait confortablement en exploitant une société fondée pour des prêts philanthropiques ; mais l’accueil qui attendait Diana ne fut pas cordial.

Elle trouva son père paisiblement endormi dans un fauteuil ; un jeune homme qu’elle ne connaissait pas, assis à une table près de la croisée, était occupé à écrire des lettres. C’était une sombre journée de novembre, un triste jour pour se trouver subitement abandonnée dans un monde plus triste encore ; les réverbères de la route conduisant au pont de Westminster n’étaient déjà plus que des points jaunâtres dans le brouillard de l’après-midi.

Le capitaine passa sur sa figure son mouchoir de soie avec un geste d’impatience lorsque Diana entra dans la chambre.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda-t-il d’un ton maussade sans la regarder.

Il ne la reconnut qu’un moment après : à dire la vraie, la triste vérité, il ne se souciait d’elle en aucune façon. Son mariage avait été la seule émotion de reconnaissance qu’il eût éprouvée dans sa vie et ce sentiment même n’avait pas été exempt d’un certain égoïsme ; mais il ne s’était nullement attendu à ce que ce sacrifice entraînerait un autre sacrifice, celui d’avoir la charge d’une fille dont il n’avait aucun besoin : il en voulait à la Fortune de lui avoir mis ce fardeau sur les bras.

« Si vous aviez été un garçon, j’aurais pu vous rendre utile à quelque chose, dit le capitaine à sa fille, le jour de son retour, quand il se trouva, le soir, seul avec elle ; mais, que diable puis-je faire d’une fille avec la vie incertaine que je mène ? Cependant, puisque cette vieille haridelle vous a renvoyée, il faut que vous vous tiriez d’affaire le mieux que vous pourrez, » dit-il en manière de conclusion, avec un soupir de mécontentement.

À partir de ce moment, Diana avait habité l’antre des loups, et chaque jour lui avait apporté une nouvelle leçon de fourberie et de mensonge. Il est des hommes, même parmi les méchants, qui auraient tenu à cacher à leur unique enfant le secret de leurs bassesses et de leurs artifices ; mais Paget, qui se considérait comme une victime de l’ingratitude des hommes, regardait ses méfaits comme une nécessité de son injuste destinée. Il n’est pas facile pour une intelligence droite de sonder les profondeurs de l’abîme moral où tombe, avant la fin de sa carrière, l’homme habitué à ne vivre que d’expédients ; il n’est pas facile non plus de comprendre comment, à mesure que celui-ci s’enfonce dans la voie du mal, sa conscience s’endurcit, comment le sentiment de la honte s’affaiblit en lui pour faire place à l’égoïsme sauvage de la bête. Diana, durant sa misérable enfance, avait appris à connaître quelques-uns des vices de son père, et, à l’époque où sa pension n’était pas payée, elle avait eu occasion de reconnaître qu’il n’y avait pas plus à compter sur sa parole que sur le souffle capricieux de la brise d’été. Les révélations qui l’attendaient sous le toit paternel n’avaient donc pour elle rien d’étrange, rien d’imprévu : jour par jour, elle s’accoutuma à cette atmosphère de mensonge. Le sentiment de sa dignité ne l’abandonna cependant pas ; car il est un certain orgueil qui subsiste en dépit des coups de la misère et du voisinage de la dégradation. Diana avait cet orgueil-là. Elle souffrait quand elle songeait qu’elle était la fille d’un homme qui avait perdu tout droit à l’estime ; elle tenait à être bien jugée par les autres ; elle avait en elle l’ambition et le désir de faire quelque action qui la mettrait au-dessus du vulgaire. Cela l’avait soutenue dans bien des heures d’humiliation et de chagrin. Diana sentait la honte de son père aussi vivement que sa mère l’avait sentie ; mais elle ne connut pas les remords qui avaient fait mourir la douce Anna, ni la tendre compassion qui avait animé son cœur aimant et fidèle.

Diana se trouvait tellement à plaindre, qu’elle n’avait pas le temps de plaindre les autres. Les victimes de son père pouvaient être malheureuses, mais n’était-elle pas elle-même infiniment plus misérable ? La propriétaire dont les appartements devenaient subitement vacants, sans que les loyers eussent été payés, était certainement digne d’intérêt ; mais n’était-ce pas plus pénible pour Diana, avec la sensibilité et le vif orgueil des Paget, d’avoir à supporter toutes les humiliations d’un déménagement furtif et d’un enlèvement nocturne de ses meubles.

Dans les premiers instants, Diana s’était sentie gênée par la présence du jeune homme qu’elle avait trouvé écrivant pendant cette sombre après-midi ; mais avec le temps, elle en vint à le considérer comme un compagnon et à considérer que sa triste vie eût été sans lui plus triste encore. Ce jeune homme était le secrétaire de la société des prêts philanthropiques, ainsi que des autres sociétés imaginées et organisées par Paget ; c’était l’instrument et le représentant du capitaine, mais non la dupe du capitaine ; car Valentin Haukehurst n’était pas de l’étoffe dont on fait les dupes.

L’homme qui vit sur les ressources de son esprit a besoin d’un fidèle ami pour le seconder ; le chef de la bande des loups a besoin de se faire passer pour redoutable, inabordable au moins ; une épreuve préparatoire est nécessaire ; il convient que la victime ait au moins une première salle à traverser avant qu’elle soit introduite dans le sanctuaire où rayonne le voile argenté du prophète. Paget avait trouvé un habile collaborateur dans Valentin. Valentin avait répondu à l’une de ces séduisantes annonces par lesquelles A. B. C. ou X. Y. Z. sont disposés à offrir un salaire de trois cents livres à une personne bien élevée, capable de remplir les fonctions de secrétaire dans une compagnie de fraîche date. C’est seulement après qu’il se fut présenté que le postulant avait été informé qu’il devait posséder une qualité indispensable. Coût : cinq cents livres en capital. Haukehurst était parti d’un formidable éclat de rire lorsque le capitaine lui avait révélé cette condition avec cette douceur et en même temps cette dignité de manières qui lui étaient particulières.

« J’aurais dû me douter que c’était un coupe-gorge, avait dit froidement le jeune homme, que tout votre merveilleux attirail : occupation facile, heures de travail de midi à quatre heures, avancement certain pour une personne consciencieuse et instruite, etc… Les faiseurs n’en font jamais d’autres. Votre annonce est très-bien rédigée, mon cher monsieur, elle l’est trop bien. Il est si difficile pour un habile homme de ne pas être trop habile. La faiblesse prédominante de l’intelligence humaine semble être l’exagération. En tout cas, comme je n’ai pas en ma possession cinq cents livres, hi aucune chance de les avoir, je vous souhaite le bonjour, capitaine Paget. »

Il est des gens qui eussent été pétrifiés par le regard d’indignation que lança Horatio à celui qui osait mettre sa probité en question ; mais il y avait longtemps que Haukehurst avait dû dompter les impatiences de ses nerfs lorsqu’il rencontra le capitaine. Il écouta les reproches de ce gentleman avec un sourire d’admiration. Ce début, qui promettait si peu, eut cependant pour résultat d’établir entre les deux personnages une sorte d’intimité. Depuis quelque temps, Horatio cherchait un instrument digne de lui. La froide insolence de ce jeune homme lui fut une révélation. Il reconnut qu’il avait trouvé celui dont il avait besoin. Un jeune homme qui avait pu rester impassible devant l’indignation d’un rejeton des Paget devait être supérieur aux scrupules niais et pusillanimes. Le capitaine flaira tout de suite en lui le collaborateur désiré. C’est ainsi que s’établit une alliance qui devint plus forte chaque jour, jusqu’à ce qu’enfin Valentin élût domicile chez son patron, où il ne tarda pas à être beaucoup mieux traité que la fille de la maison.

L’histoire de l’existence passée de Valentin était assez bien connue par le capitaine, mais Diana n’en avait qu’une notion vague et incomplète. Elle découvrit peu à peu qu’il était le fils d’un homme de lettres, panier percé, qui avait passé la majeure partie de sa carrière dans la prison pour dettes ; qu’il s’était échappé de la maison de son père à l’âge de quinze ans et avait cherché fortune dans toutes les professions qui n’exigent aucune espèce d’études préparatoires ; celles qui sont à la portée des vagabonds et des aventuriers. À quinze ans, Valentin avait été porteur de journaux ; à dix-sept, il rédigeait à un sou la ligne des articles qu’il trouvait moyen de faire admettre dans les journaux de bas étage ; puis, il avait été successivement : acteur en province, écuyer dans un manège, marqueur au billard, et agent pour les paris. C’est après avoir passé par ces diverses professions libérales qu’il avait fait la rencontre du capitaine Paget.

Tel était l’homme que Paget avait admis à être le compagnon de sa fille unique. On pourrait à peine alléguer comme excuse qu’il eût pu admettre dans sa famille un homme pire que Valentin ; car le capitaine ne s’était jamais donné la peine de sonder les profondeurs de l’âme de son coadjuteur. L’égoïsme est le pire des myopes, et pour les choses qui ne le touchaient pas directement, il n’y avait pas d’homme plus aveugle qu’Horatio.

Le jour commençait à tomber lorsque Diana se sentit fatiguée de sa promenade solitaire dans les allées de la colline, où la brise d’été lui apportait les sons harmonieux d’un orchestre placé dans la vallée. La solitude avait calmé la fièvre de ses pensées, et assise dans une sorte de petite niche gothique, située au sommet de la montée, elle considérait d’un air pensif les lumières qui commençaient à apparaître au milieu du brouillard du soir.

« Ici, on n’a pas à rougir de la pauvreté du costume que l’on porte ; les arbres sont tous mis de la même façon. La nature ne fait pas de distinction. Il n’y a que le Destin qui ait le courage de maltraiter ses enfants. »

L’obscurité devenait plus épaisse, la fille du capitaine revint lentement vers la petite ville. Le logement occupé par Horatio, Diana et Valentin, se composait de quatre chambres spacieuses, situées au second étage d’une grande maison isolée. Les chambres étaient maigrement meublées ; mais il y avait de larges fenêtres et un balcon en fer sur lequel Diana aimait souvent à s’asseoir. Elle trouva vide et sans lumière la salle dans laquelle on se réunissait ordinairement. Il n’avait été fait aucuns préparatifs pour le dîner ; car les jours où la chance les avait favorisés, le capitaine et son protégé avaient l’habitude de dîner dans l’un des hôtels de la ville ; dans les jours malheureux, il leur arrivait de ne pas dîner du tout. Diana trouva dans un vieux buffet, très-fréquenté par les souris, un morceau de pain et un reste de fromage à la crème, et après ce frugal repas, elle alla s’asseoir sur le balcon d’où elle dominait la petite ville qui, toute éclairée, étincelait.

Il y avait près d’une heure qu’elle était assise immobile, dans la même attitude, lorsque la porte s’ouvrit. Un pas se fit entendre derrière elle. Elle reconnut ce pas, et, sans qu’elle levât la tête, ses yeux brillèrent dans l’obscurité. Elle ne bougea pas, mais une sorte de rigidité fixa la nonchalance gracieuse de son attitude. Une main se posa doucement sur son épaule et une voix prononça le mot :

« Diana ! »

Celui qui parlait était Valentin ; le jeune homme même dont l’arrivée dans le temple de l’or avait été si impatiemment attendue par la fille du capitaine. Elle se leva et se tourna vers lui.

« Vous avez perdu, je suppose, M. Haukehurst ? dit-elle, car autrement vous ne seriez pas rentré.

— Je suis forcé d’avouer que votre supposition est fondée, Mlle Paget, et il est inutile de discuter la conclusion que vous en tirez. J’ai perdu… j’ai même perdu d’une épouvantable façon. Comme on ne fait pas de crédit dans ce tripot, je n’avais aucun motif d’y rester. Votre père n’a pas été plus heureux pendant les deux dernières heures ; mais lorsque je l’ai quitté, il se rendait à l’Hôtel d’Orange, avec quelques Français, pour y faire une partie d’écarté. Le capitaine est un habile joueur, Mlle Paget, et il possède un très-joli talent : celui de faire connaissance avec des gens comme il faut. »

Peu de filles auraient été satisfaites en entendant parler de leur père avec un pareil sans-gêne, mais Diana n’en fut nullement émue. Elle avait repris sa première pose, et assise de nouveau sur le balcon, elle regardait les fenêtres éclairées du Kursaal, pendant que Haukehurst, appuyé contre un angle de la croisée, s’y tenait les mains dans les poches, le cigare aux dents.

Depuis trois années, Valentin avait constamment vécu dans la compagnie de la fille du capitaine, et pendant cette période sa manière d’être avec elle avait subi des variations considérables. Depuis quelque temps, il avait pris à son égard le ton d’un frère aîné dont l’affection est au-dessus des niaiseries de l’amabilité. Si Diana eût été une jeune personne agrémentée d’un nez camus, de cheveux rouges et de cils blancs, Valentin ne l’aurait pas traitée avec plus de familière indifférence.

Malheureusement cette ligne de conduite, qui est peut-être la plus sage et la plus honorable qu’un homme puisse adopter lorsqu’il se trouve amené à avoir des rapports quotidiens avec une jolie femme abandonnée à elle-même, est justement celle qu’une jolie femme est le moins disposée à pardonner. Une raideur chevaleresque, une mélancolie digne, une froide réserve, qui permettent de supposer que des flots de lave bouillonnent sous cette surface glacée sont choses agréables à l’orgueil et à la curiosité féminine. Mais la cordialité simple, affectueuse, un peu brutale, est un des plus grands outrages qu’on puisse faire à la majesté du sexe.

« Je présume que papa ne rentrera pas avant minuit, monsieur Haukehurst ? dit brusquement Diana, au moment où celui-ci qui venait d’achever son cigare en jetait le reste par-dessus le balcon,

— Très-probablement après minuit, mademoiselle Paget… Puis-je vous demander pourquoi je deviens tout à coup M. Haukehurst, alors que depuis trois ans vous m’avez toujours appelé Valentin ? »

La jeune fille détourna la tête avec un geste qui voulait imiter l’indifférence de son interlocuteur, et avec un regard rapide elle répondit :

« Quelle importance cela a-t-il que je vous donne un nom ou un autre ?

— Y a-t-il quelque chose qui ait de l’importance ? Il n’y a que l’argent qui en ait. Allez voir ces pauvres diables, là-bas ! s’écria-t-il en indiquant le Kursaal étincelant de lumières, et vous verrez ce qui en est. Vous verrez là le moteur vivant, palpable, universel de ce monde. Il n’y a pas autre chose que l’argent, les hommes sont ses esclaves ! Vivre ne veut pas dire autre chose que ceci : chercher à s’enrichir. Le Kursaal est en petit l’image du monde entier, Diana, et notre globe n’est pas autre chose qu’une grande table de jeu, un vaste temple élevé au veau d’or.

— Pourquoi donc imitez-vous ces gens-là, si vous les méprisez si fort ?

— Parce que je leur ressemble. L’argent est le commencement et la fin de toutes choses. Pourquoi suis-je ici et pourquoi ma vie n’est-elle faite que de platitudes et de mensonges ? Parce que mon père était un dissipateur imprévoyant qui ne m’a pas laissé un revenu de cinq cents livres par an. Je me demande quel homme je serais devenu si j’avais eu cinq cents livres de revenu ?

— Vous seriez honnête et heureux, répondit vivement la jeune fille, oubliant son indifférence simulée et dirigeant vers lui un regard triste et bon.

— Honnête, peut-être, bien que je doute qu’il m’eût été possible de l’être pour moins que cela ; mais non heureux, très-certainement. Les hommes qui peuvent être heureux avec un revenu de cinq cents livres sont d’une pâte plus forte que celle dont sont faits les Haukehurst.

— Vous dites que vous ne seriez pas heureux avec cinq cents livres par an, dit Diana avec impatience ; certainement une existence modeste serait le bonheur, comparée à la misérable vie que vous menez aujourd’hui ; une vie méprisable et dégradante, qui vous met au-dessous de toute société respectable et vous courbe au niveau des chevaliers d’industrie. Si vous aviez quelque orgueil, Valentin, vous le sentiriez aussi amèrement que je le sens moi-même.

— Oui ; mais je n’ai pas d’orgueil. Quant à ma vie… Eh bien ! j’admets qu’elle soit méprisable et vile… Oui ! misérable, je sais qu’elle l’est souvent ; mais cela me va encore mieux qu’une plate et banale respectabilité. Je puis dîner un jour avec des truffes et du champagne, et une autre fois avec du pain, du fromage, et de la petite bière ; mais je ne pourrais me faire à manger du bœuf et du mouton tous les jours… C’est là ce qui tue les êtres de mon espèce. Il y a des hommes nés pour vivre en dehors du monde, et je suis un de ceux-là, Diana. Éloignez-vous de moi si vous aspirez à quelque chose de meilleur, mais n’entreprenez pas de changer ma nature, car ce serait du temps perdu.

— Valentin, il y a de la cruauté de votre part à parler ainsi.

— De la cruauté, envers qui ?

— Envers envers ceux qui vous portent de l’intérêt. »

La nuit était tout à fait venue ; mais, malgré l’obscurité, Diana avait baissé la tête en disant ces mots. Valentin partit d’un grand éclat de rire.

« Ceux qui prennent intérêt à moi, s’écria-t-il, connais pas !… Mon père était un ivrogne qui a laissé grandir ses enfants autour de lui, comme il eût souffert à son foyer une portée de petits chiens, parce qu’il trouvait plus commode de les y laisser que de les mettre dehors. Ma mère était bonne, je le sais, dans les commencements ; mais il aurait fallu qu’elle fût trois fois sainte pour demeurer bonne après l’existence de douze ans que mon père lui avait fait mener. Je crois qu’elle m’aimait, la pauvre femme, mais elle est morte six mois avant que j’eusse pris la clef des champs d’une espèce de taudis plus ou moins garni, que je ne pourrais sans rire appeler un domicile. Depuis cette époque, j’ai vécu en Robert-Macaire. C’est assez vous dire que je n’en ai pas eu plus d’amis qu’un gaillard de ma trempe peut en avoir.

— Vous ne devez pas dire que cela vous étonne, du moment où vous-même vous n’aimez personne au monde. »

En disant ces mots elle l’épiait, malgré l’obscurité, avec une attention excessive. Il faisait trop sombre pour qu’elle vît l’expression de son visage et l’émotion qu’auraient pu provoquer ses paroles ne pouvait se trahir que par un geste ou un changement d’attitude. Il ne bougea pas ; seulement après une pause de quelques minutes il dit lentement, en pesant sur chaque mot :

« Un homme tel que moi ne peut aimer personne. Que pourrais-je offrir à la femme que je prétendrais aimer ? Loyauté ou honneur, constance ou honnêteté ? Autant d’avantages que je n’ai jamais possédés ! Tout ce que je puis faire à leur égard, c’est de leur accorder qu’ils existent. Si quelque chose peut racheter mes défauts, Diana, c’est le courage que j’ai de ne pas m’estimer plus que je ne vaux. Je me rends justice. Votre père, lui, se juge un grand homme, une créature sympathique, souffrante, envers laquelle le monde a eu des torts… je vous demande un peu… Je sais, moi, que je ne suis qu’un chenapan. Mes concitoyens peuvent me traiter aussi rudement qu’il leur plaira. Je leur déclare d’avance qu’ils ne me feront jamais autant de mal que j’en mérite. Est-ce un homme comme moi qui peut parler d’amour ou demander à une femme de partager sa vie ? Et quelle joyeuse vie je lui préparerais, à la pauvre petite !

— Mais si cette femme vous aimait, elle vous aimerait d’autant plus que vous êtes plus malheureux.

— Oui, si elle était très-jeune, un peu toquée, et romanesque en diable, mais ne pensez-vous pas que je serais un monstre si j’abusais de sa toquade ? Peut-être pendant un an ou deux m’aimerait-elle assez pour supporter mes défauts ; mais un jour viendrait, et vite, où elle ouvrirait les yeux et comprendrait qu’elle a été mise dedans… comme on dit. Elle rencontrerait d’autres femmes, qui ne la vaudraient pas peut-être, mais qui auraient su tirer un parti plus intelligent de leur beauté ? Elle les verrait riches, heureuses, honorées, et dans les rues elle se collerait le long des murs pour ne pas être éclaboussée par leurs voitures. Et alors, bonsoir… elle comprendrait qu’elle a fait le plus bête des marchés en livrant sa jeunesse à un monsieur de ma trempe. Elle se mettrait à le haïr et n’aurait pas tort. Non, Diana, je ne suis pas aussi méchant que j’en ai l’air. Je suis dans la boue et je ne m’y trouve pas mal, mais y faire descendre pour toujours une femme qui ne connaît pas ce local-là, sous le prétexté que j’en serais amoureux ; non, merci… il y a encore quelques petites choses qui me dégoûtent… Eh bien, Diana, cette chose-là me dégoûte ! »

Cette conversation fut suivie d’un long silence pendant lequel Diana demeura assise en fixant d’un air étrange les lumières du Kursaal. Valentin alluma un second cigare et le fuma sans parler ; les horloges sonnaient onze heures lorsqu’il jeta le bout de ce second cigare ; sa lumineuse étincelle fit, au-dessous du balcon, dans le noir de l’atmosphère, une tache de feu qui fuyait et ressemblait à une étoile.

« Je ferais aussi bien d’aller voir ce que devient votre père là-bas, dit-il au moment où le point enflammé s’éteignait dans l’obscurité. Bonsoir, Diana ; ne restez pas trop longtemps à l’air froid de la nuit et ne veillez pas pour savoir quand il rentrera. »

La jeune fille ne lui fit aucune réponse. Elle écouta le bruit de la porte au moment où elle se fermait derrière lui, puis, posant sa tête sur ses bras appuyés sur le fer du balcon, elle se mit silencieusement à pleurer. La vie ne lui avait jamais paru aussi désespérément triste. Tout, absolument tout, s’écroulait autour d’elle ; après ce dernier coup, elle sentait qu’il n’y avait décidément plus rien à espérer. Elle était encore dans la même attitude lorsque minuit sonna. Ses pleurs avaient cessé de couler ; elle ne pleurait pas souvent ; il avait fallu, ce soir-là, que son émotion fût vraiment trop forte pour son cœur. L’air de la nuit devenait froid et humide ; elle frissonnait de temps en temps, mais elle ne quitta le balcon que lorsqu’elle entendit la porte de sa chambre qui s’ouvrait de nouveau.

Il faisait tout à fait noir, mais elle reconnut encore le pas de Valentin.

« Diana ! » appela-t-il ; puis il murmura d’un ton de surprise : « Tiens…, pas de lumière… Ah ! elle sera allée se coucher, je suppose. Quelle pitié !… »

À ce moment, il vit qu’il y avait quelqu’un sur le balcon.

« Est-il possible que vous soyez encore dehors ! Vous voulez donc mourir d’une fluxion de poitrine ? »

Pendant qu’il faisait cette question, il était près de la cheminée, en train d’allumer une bougie. La clarté donnait en plein sur sa figure à l’instant où Diana entra dans la chambre, et elle put voir qu’il était plus pâle que de coutume.

« Est-il arrivé quelque chose ? demanda-t-elle avec anxiété.

— Oui ; et quelque chose de grave. Il faut que vous quittiez Spa demain matin par le premier train, pour retourner en Angleterre. Écoutez-moi bien, mon enfant. J’ai de quoi vous donner à peu près ce qu’il vous faut d’argent pour gagner Londres. Lorsque vous y serez, il faudra que la Providence fasse le reste.

— Que voulez-vous dire, Valentin ?

— Je veux dire qu’il faut vous dépêcher de vous en aller d’ici et de vous séparer des personnes avec lesquelles vous y êtes venue. Voyons… voyons… ne tremblez pas, ma chère enfant. Prenez quelques gouttes de ce cognac. Je veux vous voir reprendre vos couleurs avant de vous en dire davantage. »

Il versa dans un verre le reste d’une bouteille d’eau-de-vie et le lui fit boire malgré elle ; il dut forcer le verre entre ses dents.

« Voyons, Diana, dit-il après qu’elle eut bu, vous êtes depuis si longtemps élevée à l’école de l’adversité que vous devez savoir supporter la mauvaise fortune. Il y aura une compensation un jour ou l’autre, croyez-le, mon enfant. Ceux qui sont heureux ont eu à payer leur dette au malheur et à souffrir aussi bien que la famille des Macaires. Je ne suis qu’un triste sire, un aventurier ; mais je suis néanmoins votre véritable ami, Diana, et il faut que vous me promettiez d’avoir confiance en moi. Dites-moi que vous le voulez.

— Je n’ai personne d’autre en qui je puisse avoir confiance.

— Personne d’autre ici, mais en Angleterre vous avez votre vieille amie… la femme chez laquelle vous avez été en pension. Croyez-vous qu’elle refuserait de vous donner un asile momentané, si vous le lui demandiez au nom de la charité ?

— Non, je ne crois pas qu’elle s’y refuserait… Elle a toujours été bonne pour moi. Mais pourquoi faut-il que je retourne à Londres ?

— Parce qu’il faut rompre à tout prix le lien qui vous unit à votre père.

— Mais pourquoi ?

— Pour la meilleure ou la pire des raisons. Votre père a tenté ce soir un coup qui jusqu’à présent lui avait réussi. Il n’a pas pris toutes les précautions nécessaires ou ne s’est peut-être pas assez défié de l’habileté de son adversaire… Je ne sais : toujours est-il qu’il a été pris en flagrant délit et qu’il a été arrêté…

— Arrêté pour avoir volé au jeu ! » s’écria la jeune fille avec une indicible expression d’horreur et de dégoût.

Valentin avança le bras pour la soutenir, croyant qu’elle allait défaillir. Cela fut inutile. Elle resta droite devant lui, très-pâle, mais ferme comme un roc.

« Et vous voulez que je parte !

— Oui, je veux que vous quittiez cette ville avant qu’on sache que vous êtes la fille de votre père. Pour votre avenir vous n’avez rien de pis à redouter. Croyez que je ne veux que votre bien, Diana, et laissez-vous guider par moi.

— J’y consens, répondit-elle avec une sorte de résignation désespérée. Il est affreux de retourner en Angleterre, sachant que j’y serai seule au monde ; mais je ferai ce que vous me dites de faire. »

Elle n’eut pas pour son père arrêté un mot d’attendrissement. Cela était cruel peut-être ; mais ce n’est pas à l’école où Diana avait été élevée que fleurissent les délicates vertus féminines et l’indulgence chrétienne. Elle suivit à la lettre le conseil de Valentin, sans abuser des lamentations sentimentales. En moins d’une heure, elle réunit en un paquet sa mince garde-robe et fit ses préparatifs de départ. À trois heures, elle se retira dans sa petite chambre ; elle s’y reposa quelques instants. À six heures, elle était avec Valentin à la station du chemin de fer, la figure cachée par un voile de gaze brune en attendant le départ.

Ce fut seulement dans le wagon que, pour la première fois, elle parla de son père,

« Croyez-vous que l’on sera bien sévère pour lui ?

— J’espère que non. Nous tâcherons de le faire se tirer de là le mieux possible. Il se peut que l’accusation soit abandonnée au premier examen. Adieu.

— Adieu, Valentin. »

Ils n’eurent que le temps de se serrer la main avant le coup de sifflet de la locomotive. Un instant après Diana et ses compagnons de voyage se dirigeaient à toute vapeur sur Liège.

Haukehurst enfonça son chapeau sur ses yeux en s’éloignant de la station.

« Le monde va me sembler bien vide et bien triste sans elle, se dit-il. Une fois dans ma vie j’aurai fait une chose honorable et désintéressée. Peut-être m’en sera-t-il tenu compte par l’ange qui est spécialement préposé à ma triste personne. Il devrait mettre cette bonne action à mon actif, cela ferait compensation avec quelques-unes de mes sottises ? Qui sait… il le fera peut-être !… »