Les Oiseaux de passage (Ségalas)/02/12

Les Oiseaux de passage : PoésiesMoutardier, libraire-éditeur (p. 185-196).

LES DEUX CHODRUC-DUCLOS.

Si je croyais que mon chapeau connût mes pensées, je le jetterais à la rivière.
Chodruc-Duclos.



I.


Le voyez-vous passer dans le Palais-Royal,
Traversant à grands pas les arcades de pierre,
Pâle et grave, couvert de boue et de poussière,
La barbe épaisse et longue, ainsi qu’un général

Spartiate ou romain, le port noble et sévère ?
Les bras contre le dos, et le front redressé,
Il étale, orgueilleux, son vêtement percé
Et le luxe de sa misère.


Regardez son habit en festons découpé,
Brodé de larges trous, de pièces toutes sales,
Sa ceinture de corde et ses grosses sandales,
Son pantalon de drap si sec et si râpé.
Mais sous le chapeau noir enfoncé sur sa tempe
Tout pelé, tout usé, par le temps qui détruit,
Voyez-vous s’allumer son œil de feu, qui luit,
Comme un rayon perçant dans une vieille lampe ?


Le cou tendu, l’œil fixe, un passant curieux
Le regarde ; une femme à dix pas se retire,

De peur de le toucher avec son cachemire ;
Un enfant l’examine en ouvrant de grands yeux :
Auprès des chaînes d’or, aux vitraux agrafées,
Des soleils de brillans, des cristaux, il croit voir
Un des magiciens de ses contes du soir
Errant dans un palais de fées.


Le superbe leur lance un regard de dédain,
Et passe ; puis il dit en lui, Duclos le sage :
« Que m’importe, mon Dieu ! d’avoir dans mon passage
« Déchiré mes habits aux ronces du chemin,
« Si leur Paris doré, sous ses tissus de fête,
« Regarde mes haillons avec ses milliers d’yeux !
« Eh ! que m’importe encor que mon chapeau soit vieux,
« Pourvu que je le porte en levant haut la tête !


« À vous, mes beaux messieurs, rubans, joyaux de cour !
« Lorsque le siècle et moi nous sommes face à face,
« Quand je le vois qui cherche honneurs, fortune, amour,
« Qui croupit dans son or ; moi, je ris et je passe
« Tranquille, indifférent, sans remplir ma besace
« Pour faire une route d’un jour.


« Oh ! la mort est si longue, et la vie est si brève !
« Ce n’est qu’un jeu d’enfant, une ironie un rêve !
« Quand le jour éternel lancera ses rayons,
« Le riche et l’indigent seront jugés de même :
« L’homme ressemble à l’homme aux yeux du Dieu suprême,
« Et l’âme n’a pas de haillons ! »


Oh ! regardez-le bien marcher contre les grilles,
Duclos pensif, railleur, philosophe, effronté,
Superbe, et se faisant une immortalité
Avec quelques vieilles guenilles !


Mais voici qu’il fait nuit, et jusqu’au jour vermeil,
Il gagne sa maison qui craque de vieillesse ;
Entre, prend un flambeau, puis, auprès de l’hôtesse,
Jette le prix de son sommeil :


Et, tout en raillant ceux qui couchent sur la plume,
Sur son mauvais grabat, heureux et l’âme en paix,
Il dort, en attendant que le jour se rallume,
Et qu’on lui rouvre son palais.



II.


1833.


Oh ne va plus marcher fier et la tête haute,
Indigent détrôné ! pleure et dis : C’est ma faute ;
Car tes haillons, vois-tu, c’était ta gloire, à toi :
Tu n’es plus qu’un passant dans ton palais qui brille,

Tu n’as plus ton habit râpé, laide guenille
Que la foule suivait comme un manteau de roi.


Il revient parmi nous, ce Duclos qui nous raille ;
Allons, pour saluer, courbe ta belle taille ;
Souris en grimaçant, sois poli, sois flatteur.
Des hommes vont serrer ta main aux promenades,
T’insulter d’un bonjour sous tes longues arcades,
Et salir ton grand nom du titre de Monsieur.


Ton costume est celui de l’homme qui t’aborde ;
Tu portais seul du moins ta ceinture de corde !
Tu n’avais point, comme eux, des croix et des bijoux ;
Mais de tes vieux habits on parlait en Europe,
Car ils ne s’étaient pas usés, fier misanthrope,
À ployer chez les grands ton dos et tes genoux.



Mais as-tu remué tous ces flots de la foule ?
As-tu cherché la vase au fond de l’eau qui coule ?
Bien des hommes du monde, au luxe étincelant,
Ont plus de fange au cœur que toi sous ta sandale ;
Eh ! que leur fait d’avoir une âme noire et sale,
Si leur habit est propre, et si leur linge est blanc !


Ta longue barbe grise, épaissie, onduleuse,
Qui jadis s’étalait si fière, l’orgueilleuse,
Caressait tes haillons, tombait à larges flots,
S’humilie à toucher ta cravate de soie,
Et dit seule au passant distrait qui te coudoie :
« Tourne la tête et vois ; ceci, ce fut Duclos. »


C’est qu’il a bien perdu dans sa métamorphose :
Qu’est-ce donc maintenant que Duclos ? peu de chose ;

Un homme en chapeau noir lisse et neuf, en drap fin,
En costume reçu, banal ; qui se promène
Mis comme ce troupeau qui passe, est-ce la peine
Que, pour le regarder, on s’arrête en chemin ?