Les Oiseaux de passage (Ségalas)/02/07

Les Oiseaux de passage : PoésiesMoutardier, libraire-éditeur (p. 135-146).

L’ASSASSIN.

J’aperçus des âmes plongées dans la fange.
Dante.

Sais-tu bien ce que c’est qu’une douleur aiguë
Qui s’éveille avec nous, qui s’endort avec nous ?
Mme  Mélanie Waldor.


Assassin, moi !… Je vois toujours la chambre sombre,
La lampe qui l’éclaire, et l’alcôve dans l’ombre ;
Cet homme poignardé, je le vois, je le voi !
J’entends l’argent qui sonne et cette voix qui râle ;

Je fuis dans ma maison, mais un spectre tout pâle,
Et tout sanglant, me suit, et puis rentre avec moi !


Toujours me souvenir, me sentir ronger l’âme !
M’exposer devant moi tout flétri ! dire : infâme !
C’est folie, oublions ! N’ai-je pas un trésor ?
Pauvre, j’aimais tant l’or ! Quand j’en voyais reluire,
Mon œil brillait, mes mains s’ouvraient, c’était délire !
J’enviais !… Le bonheur, pour moi, s’appelait or !


Mon astre éblouissant, mon or, mon dieu visible,
Va, je t’ai désiré de ce désir terrible,
Ardent comme une soif, fort comme un bras d’airain
Qui pousse ! Je disais : « Or, je te veux, je t’aime !

Je te ramasserais jusque dans le sang même,
Et je ne craindrais pas de me tacher la main ! »


Je suis riche, heureux ! Vite, un banquet de merveilles,
Des mets tout parfumés, des fleurs dans des corbeilles,
Du vermeil, des cristaux ; puis des chansons en chœur,
Des yeux étincelans que la joie illumine,
Des rires fous, du punch qui brûle la poitrine,
Des femmes de vingt ans qui nous brûlent le cœur !



Il faut que tout, chez moi, soit délice et magie.
Je souffre !… Oh ! non, je suis très-heureux, je le veux.
Bals de gaze et de fleurs, et banquets fastueux,
À moi, j’ai de l’or !… Dieu ! cette pièce est rougie !

Toutes glacent mes doigts, et me parlent encor
De l’homme agonisant : toutes ces pièces d’or
Semblent porter son effigie !


Des fêtes !… mais le monde a mille yeux ; j’aurais peur
Qu’il ne vît un frisson, un trouble, une rougeur :
Et puis si l’on parlait de meurtre, de victime,
Peut-être à ma pâleur on verrait l’assassin ;
Je tremblerais toujours qu’une invisible main
Sur mon front n’eût sculpté mon crime !


Je souffre de ces maux qui font les cheveux blancs !
Quel poison est dans l’air ! quels pleurs âcres, brûlans !
Quel fardeau sur mon cœur ! Qu’êtes-vous, prison vile,

Carcans rivés au cou, vous, guillotine, mort ?
Le bourreau donne un coup de hache ; le remord,
Chaque jour, nous en donne mille !


Le supplice ! toujours ce spectre ensanglanté
Qui marche, se repose, et couche à mon côté !
À leur bagne d’enfer c’est un vivant qu’on traîne
Après soi, contre soi ; mais le juge des cieux,
Qui sait inventer, lui, des bagnes plus hideux,
Avec un cadavre m’enchaîne !



Eh bien ! remords, luttons ; je serai le plus fort.
Enfin, poignard de Dieu qu’il enfonce dans l’âme,

Je ne vais plus saigner sous ta poignante lame !
Je ne te connais plus, remord !


Je suis joyeux, j’attends ma Betzy la divine.
Comme elle resplendit d’un luxe de beauté !
Dans le vaste océan de la grande cité,
Adroit plongeur, j’ai su trouver ma perle fine.


La douce fille m’aime à faire des jaloux :
Bonheur ! remplir son âme, être Dieu dans un temple !
Rayonner, délirer, lorsque je la contemple !…
Mais le cadavre est entre nous !



Et quand son front sur moi se penche comme un saule,
Quand elle me regarde, et puis me dit, amours !
Avec sa bouche rose et ses yeux de velours,
Il me regarde aussi par-dessus son épaule !



Le plus beau jour m’est sombre, et tout miel m’est amer.
Oh ! la mort ! mais je crains quelque réveil horrible :
Dieu, qui fit le remords, doit être un Dieu terrible !
Il m’attend : d’une main il tient un livre ouvert,
Et lit la page ardente où s’inscrit chaque crime ;
Et puis, de l’autre main, des villes de l’abîme
Il tient les lourdes clefs de fer !


Il me maudira, Dieu ! Comme l’eau du baptême
Purifie, et promet, près du maître suprême,

Un siége de saphir, dans le ciel de l’éther ;
Le sang, qui rejaillit sur mon front, sur ma lame,
Ce sang que j’ai versé, m’a souillé, fait infâme ;
C’est mon baptême pour l’enfer !


Oh ! le poignard maudit ! la nuit cent fois maudite !
C’était un corps semblable à mon corps qui palpite ;
Fait d’os, de chair, avec des pensers, un cerveau ;
Avec du sang gonflant et la veine, et l’artère ;
J’ai mis là mon poignard comme en un bloc de pierre
Un sculpteur mettrait un ciseau !


Et je n’écoutais pas, quand il hurlait ses plaintes,
Quand la compassion, la vertu, les voix saintes

Disaient : Pitié pour lui !… mais, ô mon Dieu ! pourquoi
N’ai-je pas deviné le remords ? D’épouvante,
J’aurais fui ; l’égoïsme avec sa voix puissante
M’aurait crié : Pitié pour toi !