Les Oiseaux de passage (Ségalas)/02/05

Les Oiseaux de passage : PoésiesMoutardier, libraire-éditeur (p. 115-124).

LE MARIN.

Ces gens-là ne vivent que de la mer.
Philarète Chasles.

Elle porte une flotte, et joue avec le vent.
Ernest Fouinet.

Oh ! c’est bien l’Océan ! voici ses tièdes lames,
Son odeur âcre et forte et son bruit modulé ;
Ce parfum-là vaut mieux que tous ceux de nos femmes,
Cette voix, que leur chant perlé.

Voici mon brick avec sa quille longue et belle,
Ses deux mâts ; sur le pont je viens encor m’asseoir,
Je vois encor voler, rasant les flots de l’aile,
Le goëland au manteau noir.


Rien dans mon horizon que les cieux et les ondes,
Oh ! c’est pour délirer ! j’aime l’Océan, moi,
Parce qu’il est tout seul plus beau que les deux mondes,
Parce qu’il est seigneur et roi :
Comme pour rendre hommage à leur maître suprême,
Les fleuves vont à lui, fleuve immense et profond,
Le soleil flamboyant est le seul diadème
Qui puisse aller à son grand front.



Sans jamais s’épuiser, quand le jour se rallume,
Ses eaux montent au ciel, comme un encens qui fume ;

Et ce ciel de vapeurs lui rend, pour s’acquitter,
Ses nuages touchés par le pied d’un bel ange :
De leurs riches présens tous deux font un échange,
Comme deux puissans rois qui veulent se fêter.


Mais, Océan, pourquoi ta colère bruyante ?
Les cieux sont-ils trop purs, leur clarté trop brillante ?
Veux-tu leurs points d’argent, leurs mondes suspendus,
Mer jalouse ? La terre a-t-elle trop de place ?
Voudrais-tu rester seule et libre dans l’espace,
N’avoir rien près de toi, n’avoir rien au-dessus ?


Mais tes vagues en vain s’enflent, s’alignent, croulent,
Avec le grondement de cent torrens qui roulent ;
L’écume épaisse et blanche, ainsi qu’une toison,
Vient les argenter : Dieu se rit de ta colère ;

Tu ne franchiras point ta limite ; oh ! sois fière,
Car la moitié du globe est ta large prison !



Avance, mon vaisseau, glisse en baignant ta proue,
Ton câble figurant deux serpens enlacés,
Mouille ta robe verte ; allons, la brise joue
Entre tes agrès élancés ;
Marche, marche toujours, penche ta brigantine ;
Va, la mer n’est point lasse encore, et ne sait pas
Lequel pèse le plus, d’une plante marine,
Ou bien d’un navire à trois mâts.


Si pour maison j’avais mon brick ! joie et délire !
Vivre là tous mes jours ! et, balancé par l’eau,

Ne dormir qu’en un cadre, au roulis du navire,
Avoir l’Océan pour tombeau !
Mais je te souillerais, ô mer indépendante !
Sur la rive, au galet, tu rejettes nos corps,
Et tu charges après la terre, ta servante,
De t’ensevelir tous tes morts.



Oh ! l’orage, mon Dieu ! le ciel rougi s’allume !
À l’arrière ! à l’avant ! le pont se couvre d’eau !
Plus vite encor ! La mer étreint mon beau vaisseau
Dans ses baisers tout blancs d’écume !


Allons, carguez la voile ! Oh ! voyez les éclairs !
Mousses, sur les haubans ! matelots, aux cordages.

Nous, marins, nous jetons notre vie aux orages,
À tous les vents du ciel, à tous les flots des mers !


L’eau roule impétueuse, et la vague blanchie,
Ainsi qu’un mont de neige, arrive en se levant,
L’Océan gronde, et Dieu le bat avec le vent,
Comme un esclave qu’on châtie.


Eh bien ! je t’aime encore, ô mer, quand je te vois
Comme un lion blessé qui bondit de colère,
Se roule, se débat, redresse sa crinière,
Et se met à rugir avec sa haute voix !


Mais voici qu’un vent doux caresse chaque lame,
Chaque flot s’aplanit, ondule et devient bleu ;
L’ouragan passe, enfans, avec l’aide de Dieu
Et le secours de Notre-Dame.


Les nuages ont fui, le soleil triomphant
Revient former sur l’eau des écailles dorées ;
Des ondulations faibles et mesurées
Balancent mon vaisseau, comme un berceau d’enfant.


Maintenant elle est calme et douce, la superbe ;
Elle chante en cadence avec les matelots ;
Dieu vient passer la main sur chacun de ses flots,
Qu’il abaisse, comme un brin d’herbe.



Allons, mon brick léger, nage, comme un poisson ;
Fume sur le pont, ris, mon joyeux équipage :
Un marin, c’est l’oiseau qui vole après l’orage,
Sèche son aile humide, et reprend sa chanson.