Les Oiseaux de passage (Ségalas)/01/02

Les Oiseaux de passage : PoésiesMoutardier, libraire-éditeur (p. 29-46).

LE CAVALIER NOIR.

conte fantastique.
Il ne paraissait pas plus gêné dans ses habits de mailles et de pièces de fer que dans un justaucorps de satin.
Paul-L. Jacob, bibliophile. Le Bon Vieux Temps. —
En celluy temps estoit le noble duc Guerin qui tant feut en son’temps preux et vaillant chevalier…
Histoire du très preux et très vaillant Guerin de Montglave. —


I.

Le cheval s’élance, allons place !
C’est le cavalier noir qui passe.


Où va-t-il ? défier Rinaldor le tyran,
Conquérir son-royaume aux cent villes d’ivoire.

Il peut tout ; il possède un puissant talisman.
Qu’il est lugubre aux yeux ! sa lourde armure est noire ;
Sa lance, ses brassards, son casque, son cimier,
Ses gantelets de fer, sa cotte d’armes sombre,
La housse de velours de son grand destrier,
Tout est d’un noir de jais, noir de corbeau, noir d’ombre.



Un orage le suit avec ses mille éclairs ;
Et, comme un char qui roule au ciel, la foudre gronde ;
Les nuages épais qui pendent dans les airs
Ouvrent leurs réservoirs ; libre, la pluie inonde,
Et forme un long rideau dans la plaine étendu ;
La grêle de cristal rebondit sur les branches ;
C’est l’océan du ciel, l’océan suspendu,
Qui tombe sur la terre avec ses perles blanches.

Le cavalier s’en rit, pique son bon coureur,
Passe, et semble un orage au milieu des orages :
Sa course impétueuse est l’ouragan ; son cœur,
Sombre comme le ciel, est tout plein de nuages ;
Il porte à son flanc gauche une lame d’acier,
Qui luit comme l’éclair, qui jette dans la poudre
Les plus fiers bannerets : quand on la voit briller,
Elle annonce la mort, comme l’éclair la foudre.


Mais il a reculé, le hardi paladin !
Quand, il a dit, Allons ! qui peut lui dire, Arrête ?
Un torrent qui se couche en travers du chemin.
Quel bras l’a repoussé ? celui de la tempête.
Oh ! s’ils étaient de chair et d’os ses ennemis,
S’il n’avait devant lui qu’une barrière d’homme,

Certes il passerait ! Quand on le tient soumis,
C’est qu’alors c’est tempête et torrent qu’on se nomme.


Tout à coup il s’écrie : « À moi, mon talisman ! »
Et son cheval s’élance, et fait un bond de faon.


Il a franchi le torrent. Place,
C’est le cavalier noir qui passe !


Mais quel magicien maudit, devant le preux,
Vient d’élever ce mont, qui l’arrête au passage ;
Un mont tout hérissé de rocs nus, anguleux,
Faits pour les pieds du daim sauvage ?


Qu’il est grand ! on ne peut atteindre au pic neigeux,
À moins d’être l’oiseau, la nue ou la lumière ;

Et les rochers sans fin, hauts étages de pierre,
Semblent les escaliers par où l’on monte aux cieux.


« Mont ne m’arrête pas, » dit le cavalier pâle
De rage ; « il est là-bas un trône éblouissant ;
« Dessus, un fastueux tyran, qui boit du sang
« Dans des coupes d’or et d’opale.


« Sur les plus bas degrés s’assied maint banneret,
« À l’armure d’argent, à l’écharpe de moire ;
« Mont, il a, comme toi, ce beau trône d’ivoire,
« Des chênes à la base, un vautour au sommet.


« C’est un splendide mont ! j’y veux laisser ma trace ;
« Sur le faîte m’asseoir, le front dans le grand jour.

« Oh ! laisse-moi passer, pour tuer le vautour,
« Et pour mettre un aigle à sa place !


« Montagne cède-moi j’ai vaincu l’ouragan,
« Je puis aussi te vaincre. À moi, mon talisman ! »


La montagne s’aplanit. Place,
C’est le cavalier noir qui passe !


Il traverse un vallon de fleurs aux cent couleurs.

une sylphide, (l’arrêtant.)

Regarde, je suis belle entre toutes mes sœurs,
Et pour toi j’ai quitté mes fleurs.



La jacinthe m’a dit « Déjà la nuit est close ;
« Dans son nid, l’oiseau dort ; le papillon se pose ;
« Viens reposer dans mon lit rose. »


Et le jasmin « Choisis ma maison de senteur. »
La tulipe « Choisis mon palais de splendeur. »
Et puis toutes m’ont dit en chœur :


« Oh ! viens ! pour recevoir la maîtresse divine ;
« Chaque maison de fleurs s’embaume, et se satine,
« Et de vers luisans s’illumine. »


Et moi j’ai résisté : car tu passais. Oh ! dis,
Veux-tu rester, m’aimer ! J’ai la beauté des lis,
J’ai les ailes des colibris.



Ma voix a des sons doux comme un chant de fauvettes.
Des fleurs j’ai les parfums ; roses et violettes
Sont mes sachets, mes cassolettes.


Mais quel corps lumineux est sorti d’un éclair ?

une salamandre.

Je suis l’esprit du feu, sur l’éclair je voyage :
Je suis dans le foyer l’hiver,
Et l’été je suis dans l’orage.


L’incendie écarlate est mon domaine encor,
Et je danse au milieu de ses flammes si belles
Qui, sur le front de vos tourelles,
Mettent de hauts panaches d’or.



Va, laisse ta sylphide au fond des violettes ;
J’éblouis ; viens à moi : ma tête a cent rubis ;
Sur ma robe rouge, j’ai mis
Des étincelles pour paillettes.


Aux étoiles j’ai pris des rayons fins et longs ;
Puis, les assouplissant avec ma main légère,
J’en ai fait des fils de lumière,
Pour rattacher mes cheveux blonds.


Dans mes yeux plus brillans que les yeux de la dame
La plus tendre, vois-tu ces rayons lumineux ?
Ils partent d’un foyer de feux
Qui brûlent toujours dans mon âme !


le cavalier

Je ne puis avancer, c’est un enchantement !
Les douces voix !… De grâce, à moi, mon talisman !


Il a rompu le charme. Place,
C’est le cavalier noir qui passe !


« Allons, dit-il, allons, mon cheval, en avant !
« Rien ne court mieux que toi la lune dans l’espace
« Suit ta course un moment, et puis, honteuse et lasse,
« Fuit derrière un coteau ; plus vite que le vent,
« Tu courbes en courant les champs de blé, de seigle ;
« Le chevreuil est jaloux quand il te voit passer :



« Seule au but, ma pensée a su te devancer,
« Avec ses grandes ailes d’aigle ! »



II.


le cavalier noir, devant un château

Tyran, viens relever mon gantelet. Avance ;
Viens tenter le combat à la dague, à la lance.
Si je suis ton vainqueur, tigre en manteau royal,
Je dépose mon casque, et je mets ta couronne,
Parce que ton bon peuple est las de voir au trône
Un roi méchant et déloyal.

le roi

Oh ! tu mens par la gorge ! Oh ! j’accepte, et te brave !
Vaincu, tu porteras des fers, comme l’esclave
Que tu vois enchaîné ; songes-y bien, félon.

le cavalier

Des bras tels que les miens ne portent pas de chaînes :
C’est au cheval qu’on peut mettre un mors et des rênes ;
On ne les met pas au lion.

le roi

Viens, et tremble.

le cavalier

Trembler ! moi ! Demande à ma lance,
Si, devant l’assaillant le plus fort en vaillance,
Elle a senti ma main trembler ; mon plastron
Demande si d’effroi mon cœur d’airain palpite ;
Demande à mon cheval si c’est pour une fuite
Qu’il saigne sous mon éperon.



Et la lance en arrêt, tous deux avec furie
Heurtent leurs corps de fer. Le cavalier s’écrie :
À moi, mon talisman ! et tout ensanglanté
Le roi tombe…

le roi

Malheur ! Oh ! c’est toi l’invincible !

le cavalier

C’est que moi je possède un talisman terrible,
Magique : il a nom Volonté.


Pour arriver au but, il me livra passage
Sur le chemin, malgré le torrent et l’orage ;
Il m’aplanit un mont qui s’élevait aux cieux ;
Il me fit résister à deux enchanteresses,
Qui toutes deux avaient dans la voix des caresses,
Et de l’aimant dans leurs doux yeux.



J’ai gagné le royaume au combat ! Qu’on arrive !
Qu’on m’ouvre le castel, ses tours, sa porte ogive !
Ma Volonté l’abat, votre tyran si fier,
Chevaliers ; il n’est pas d’armes des mieux trempées,
De lames d’acier fin, de lances et d’épées,
Qui vaillent cette arme de fer !

Juillet 1836.