Les Oiseaux bleus/Les Mots perdus

Victor-Havard (p. 187-196).

LES MOTS PERDUS

I

Il arriva une fois qu’une très cruelle Fée, jolie comme les fleurs, méchante comme les serpents qui se cachent dessous, résolut de se venger de tout le peuple d’un grand pays. Où était situé ce pays ? dans la montagne ou dans la plaine, au bord d’un fleuve ou près de la mer ? C’est ce que l’histoire ne dit point. Peut-être était-il voisin du royaume où les couturières se montrèrent habiles à broder de lunes et d’étoiles les robes des princesses. Et quelle offense avait subie la Fée ? C’est ce que le conte ne dit pas davantage. On avait peut-être omis de la prier au baptême de la fille du roi. Quelque opinion qu’il vous plaise d’avoir sur ces deux points, tenez pour assuré qu’elle était fort en courroux. Elle se demanda d’abord si, afin de désoler la contrée, elle n’y ferait point mettre le feu à tous les palais et à toutes les chaumines par les mille petits génies qui lui servaient de pages, si elle n’y flétrirait point tous les lilas et toutes les roses, si elle n’y rendrait pas toutes les jeunes filles laides et vieilles comme des branle-dents. Elle aurait pu déchaîner par les rues des tarasques vomissant des fumées et des flammes, ordonner au soleil de faire un détour pour ne point passer sur la ville détestée, commander aux orages de déraciner les arbres et de renverser les édifices. Elle s’arrêta à un dessein plus abominable encore. Comme un voleur que rien ne presse choisit dans un écrin les plus précieux joyaux, elle ôta de la mémoire des hommes et des femmes ces trois mots divins : « Je vous aime ! » et se déroba, le mal commis, avec un petit rire qui eût été plus affreux qu’un ricanement de diable, s’il n’avait eu les plus roses lèvres du monde.

II

Dans les premiers temps, les femmes et les hommes ne s’aperçurent qu’à demi du tort qu’on leur avait fait. Il leur semblait qu’il leur manquait quelque chose, ils ne savaient pas quoi. Les fiancés qui se donnent des rendez-vous, le soir, dans les venelles d’églantiers, les époux qui se parlent bas aux croisées, songeant aux délices prochaines après les fenêtres closes et les rideaux tombés, s’interrompaient brusquement de se regarder ou de s’entrebaiser ; ils sentaient bien qu’ils voulaient dire une phrase accoutumée, et ils n’avaient pas même l’idée de ce qu’avait été cette phrase ; ils demeuraient étonnés, inquiets, ne s’interrogeant pas, car ils n’auraient su quelle question se faire, tant était complet en eux l’oubli de la précieuse parole ; mais ils ne souffraient pas trop encore, ayant la consolation de tant d’autres mots, murmurés, et de tant de caresses. Hélas ! ils ne tardèrent pas à être pris d’une profonde mélancolie ! C’était en vain qu’ils s’adoraient, qu’ils se nommaient des noms les plus tendres, qu’ils tenaient les plus doux propos ; il ne leur suffisait pas de s’écrier que toutes les délices sont épanouies dans la rose du baiser, de se jurer qu’ils étaient prêts à mourir, lui pour elle, elle pour lui, de s’appeler : « Mon âme ! ma passion ! mon rêve ! » ils avaient l’instinctif besoin de proférer et d’ouïr une autre parole, plus exquise que toutes les paroles, et, avec l’amer souvenir des extases qui étaient en elle, l’angoisse de ne jamais plus la prononcer ni l’entendre ! Après les tristesses, il y eut les querelles. Jugeant son bonheur incomplet à cause de l’aveu interdit désormais aux plus ardentes lèvres, l’amante exigeait de l’amant, et l’amant de l’amante, — sans dire quoi, sans le pouvoir dire, — la seule chose précisément que ni l’un ni l’autre ne pouvaient donner. Ils s’accusaient mutuellement de froideur ou de traîtrise, ne croyaient pas à la tendresse qui n’était pas exprimée comme ils eussent voulu. De sorte que bientôt les fiancés cessèrent d’avoir des rendez-vous dans les venelles d’églantines fleuries ; et, même après les fenêtres closes, les chambres conjugales n’entendaient plus que de froides causeries dans les fauteuils qui ne se rapprochent point. Peut-il y avoir de la joie où il n’y a point d’amour ? Ruiné par les guerres, dévasté par les pestes, le pays que haïssait la Fée n’eût pas été aussi désolé, aussi morne qu’il était devenu à cause de trois mots oubliés.

III

Et il y avait dans ce malheureux pays un poète qui était fort à plaindre. Ce n’était point qu’ayant quelque belle maîtresse, il se désespérât de ne plus dire et de ne plus entendre la parole volée ; il n’avait point de maîtresse, aimant trop les vers ; mais c’était qu’il lui était impossible de terminer un poème commencé la veille du jour où la méchante Fée avait accompli sa vengeance. Et pourquoi ? parce que le poème, justement, devait s’achever par : « je vous aime ! » et ne pouvait en aucune façon s’achever autrement. Le poète se frappait le front, se prenait la tête entre les mains, se demandait : « Serait-ce que je suis fou ? » Il était pourtant sûr d’avoir trouvé, avant d’entreprendre son ode, les mots qui en précéderaient le dernier point d’exclamation. La preuve qu’il les avait trouvés, ces mots, c’est que la rime dont ils étaient la rime, écrite déjà, les attendait, les réclamait, n’en voulait point d’autres, pareille à une bouche qui, pour devenir le baiser, attend une bouche jumelle. Et, la phrase indispensable, fatale, il l’avait oubliée, ne se souvenait même pas de l’avoir jamais sue ! Certainement il y avait là quelque mystère, et c’est à quoi le poète rêvait sans trêve, avec une amère mélancolie — ô tristesse de poèmes interrompus ! — sur la lisière des bois, près des sources claires, où c’est la coutume des fées de venir danser en rond, le soir, au clair des étoiles.

IV

Or, une fois qu’il rêvait sous les branches, la méchante Fée voleuse l’aperçut et l’aima. On n’est point fée pour se gêner en tout : plus vite qu’un papillon ne baise une rose, elle lui mit ses lèvres aux lèvres ! et le poète, si occupé qu’il fût de son ode, ne laissa point de trouver exquise cette caresse. Dans les profondeurs de la terre s’ouvrent des grottes de diamants bleus et roses, s’épanouissent des jardins de lys lumineux comme des étoiles ; c’est là qu’en un char d’or attelé de taupes ailées qui fendaient le sol en volant, furent entraînés le poète et la Fée, et très longtemps ils s’y aimèrent, oublieux de tout ce qui n’était pas leurs baisers et leurs sourires. S’ils cessaient un instant d’avoir leurs bouches unies ou de se regarder dans les yeux, c’était pour prendre plaisir aux plus aimables divertissements : des gnomes habillés de satin zinzolin, des formoses vêtues de la brume des lacs, formaient devant eux des danses que rythmaient d’invisibles orchestres, tandis que, dans des corbeilles de rubis, des mains volantes, qui n’avaient point de bras, leur présentaient des fruits de neige, parfumés comme une rose blanche et comme un sein de vierge ; ou bien, pour lui plaire, il lui récitait, en pinçant les cordes d’un théorbe, les plus beaux vers que l’on puisse imaginer. Toute fée qu’elle était, elle n’avait jamais connu de joie comparable à celle d’être chantée par ce beau jeune homme qui inventait chaque jour de nouvelles chansons, et elle se mourait de tendresse à sentir, quand il se taisait, le souffle d’une bouche toute proche lui courir dans les cheveux. Et c’était, après tant de jours de bonheur, des jours de bonheur, sans cesse. Cependant, elle avait quelquefois des rêveries moroses, la joue sur une main, les cheveux lui tombant en ruisseau d’or jusqu’aux hanches. « Ô reine ! qu’est-ce donc qui t’attriste, et que peux-tu désirer encore, au milieu de nos plaisirs, toi qui es toute-puissante, toi qui es belle ? » Elle ne répondit pas d’abord. Mais, comme il insistait : « Hélas ! soupira-t-elle, — on finit toujours par souffrir du mal que l’on a fait, — hélas ! je suis triste parce que jamais tu ne m’as dit : Je vous aime. » Il ne prononça point la parole, mais il poussa un cri de joie, d’avoir retrouvé la fin de son poème ! La Fée voulut en vain le retenir dans les grottes de diamants bleus et roses, dans les jardins de lys lumineux comme des étoiles : il revint sur la terre, acheva, écrivit, publia l’ode où les hommes et les femmes du triste pays retrouvèrent à leur tour les divins mots perdus. Si bien qu’il y eut, comme autrefois, des rendez-vous dans les venelles, de tendres causeries aux fenêtres conjugales. C’est à cause des vers que les baisers sont doux, et les amoureux ne se disent rien que les poètes n’aient chanté.