Les Oiseaux bleus/Le Ramasseur de bonnets

Victor-Havard (p. 221-230).

LE RAMASSEUR DE BONNETS

Je suis en mesure de donner des nouvelles de Puck aux personnes curieuses de savoir ce qu’il est devenu depuis qu’il quitta la forêt près d’Athènes. On supposait généralement, — et j’étais moi-même enclin à cette erreur, — que, puni pour une espièglerie un peu trop hasardeuse, il languissait exilé dans un verger des îles d’Avalon ; des gens qui se prétendaient bien informés racontaient qu’il avait commis l’imprudence de s’endormir, un soir, dans une rose amoureuse, et que la rose, s’étant fermée, ne s’était plus rouverte. D’autres bavards répandaient d’autres histoires. Tout le monde se trompait. La vérité, c’est que le compagnon de Fleur-des-Pois et de Grain-de-Moutarde n’a jamais cessé de vivre parmi les hommes ; je l’ai rencontré, un matin de printemps, dans une venelle d’aubépines, suspendu, comme un gymnaste au trapèze, à un fil tremblant d’araignée. Mais il s’est rendu assez différent du Robin Bonenfant de jadis ; ce n’est plus lui qui hennit comme une pouliche coquette pour tromper un cheval gras et nourri de fèves ; ce n’est plus lui qui s’insinue dans la tasse d’une commère sous la forme exacte d’une pomme cuite, ou qui, s’offrant pour escabeau à une grasse matrone, se retire tout à coup, de sorte qu’elle tombe sur son derrière aux grands éclats de rire de l’assemblée. Non, Puck a des soins plus sérieux à présent ; il exerce une fonction grave ; il est, — de son état, — ramasseur de bonnets de l’autre côté des moulins !

D’abord, l’aveu de cette profession, assez étrange en apparence, ne laissa pas de me surprendre ; je fus tenté de croire que Robin m’en voulait donner. On sait qu’il n’a pas de plus grand plaisir que de bafouer les gens ; il ne faut pas toujours s’en fier à sa parole. Mais, après réflexion, je fus contraint d’admettre qu’un tel métier pouvait exister ; même il serait tout à fait inexplicable qu’il n’existât point. Car, enfin, en vous promenant derrière les moulins, ou dans les sentiers environnants, avez-vous jamais vu des bonnets, répondez-moi ? Non, vous n’en avez jamais vu. J’entends : par terre. Pour ce qui est d’en apercevoir sur les cheveux bruns ou roux, ébouriffés des belles filles qui passent, il n’y a rien de plus fréquent, grâce à Dieu. Mais des bonnets tombés sur l’herbe, ou accrochés aux branches, on n’en remarque point. Il est cependant avéré qu’il s’en envole chaque jour, — et chaque nuit, — un nombre considérable, et l’on marcherait à tout instant sur des ruches, des dentelles ; des blondes, — comme un méchant oiseleur piétinerait des colombes, — si quelqu’un ne ramassait pas les bonnets ! Vraiment, je fus très penaud de n’avoir pas pensé depuis longtemps à la nécessité de cette fonction ; je l’aurais peut-être sollicitée, — bien qu’il doive y avoir quelque chose de pénible, d’humiliant aussi, à constater la chute de tant de pudeurs et d’innocences, lorsqu’on n’y a été pour rien. Le charmant, ce n’est pas de ramasser un bonnet après qu’il a fait sa culbute d’oiseau blessé, c’est d’en dénouer les brides. D’ailleurs, les regrets n’eussent pas servi à grand’chose, puisque Puck était en place et ne montrait aucune envie de donner sa démission malgré les grandes peines qu’il était obligé de prendre.

— On ne saurait s’imaginer, me dit-il, combien est assujettissant l’emploi qui me fût confié. Je ne trouve plus le temps de bavarder près des sources avec les fauvettes des roseaux, ni de rire avec les ruisselets caillouteux, ni de guerroyer contre les scarabées pour leur voler l’émail de leurs ailes, dont on se ferait une si belle cuirasse ; dès que je commence à délacer le corset vert des roses en bouton, mon devoir m’oblige à courir de-ci de-là, et les jeunes roses me gardent rancune de n’avoir été déshabillées qu’à moitié, étant comme les femmes, qui veulent absolument qu’on achève tout ce que l’on a entrepris. Ah ! il est fort heureux qu’il me suffise du quart d’un tiers de seconde pour voler d’un bout de la terre à l’autre bout, car, presque à la fois, dans tous les pays, des bonnets s’envolent et se posent. Depuis quelque temps surtout, je ne sais, en vérité, où donner de la tête. Une neige de coiffes bat de l’aile par-dessus les moulins, palpite, hésite, choit. Avant-hier, je fus comme enseveli sous la légère avalanche. Je ramassais vingt bonnets, il en tombait mille, et il en tombait d’autres, toujours ! J’ai pensé étouffer. Mais une telle mort ne m’eût pas déplu, parmi les rubans, les batistes et les malines, à cause de cette odeur de cheveux et de nuques, si grisante, que tu sais bien.

— Mais, Robin, dis-je à Puck, il y a une chose que je ne m’explique pas. Tu ramasses les bonnets, à la bonne heure ; une fois ramassés, où les mets-tu ? Si tu as coutume de les ranger sur des tablettes ou dans des tiroirs, comme font les bonnes ménagères, il faut que tu aies un bien grand nombre d’armoires ou de commodes.

Puck éclata de rire.

— Trois millions d’ébénistes, travaillant pendant trois millions d’années, ne suffiraient pas à faire assez de commodes et d’armoires pour que l’on pût, même en les serrant beaucoup, ranger tous les bonnets jetés par-dessus les moulins ! Viens avec moi, tu verras une chose qui ne manquera pas de t’intéresser.

Quand on voyage avec Puck, on voyage très vite ; une belle-de-nuit ne se serait ouverte qu’à demi pendant le temps que nous employâmes à nous rendre, de la venette où nous étions, dans un étrange et vaste jardin, si vaste que vous l’auriez cru à peine moins grand que toute la terre. Et ce jardin, plein d’innombrables arbustes entrelacés, avait pour jacinthes, pour roses, pour camélias, pour œillets, d’adorables petits bonnets qui frémissaient au vent. Il faisait venir l’idée d’un immense Éden qui serait une boutique de modistes. Je voyais, accrochés à des aubépines, des bonnets de toile, sans rubans ni fleurs ; bonnets de pauvres filles, qui s’étaient envolés, un jour de moisson, après un faux pas derrière une meule de blé. Il y avait des bonnets de guipure, des bonnets de valenciennes, fleurant le white-rose et l’opoponax ; des bonnets qui étaient des coiffures de nonnes, et gardaient, avec une odeur d’encens, une ressemblance de lys ; il y avait aussi, plus impossibles à nombrer que les étoiles du ciel et les grains de sable de Nubie, des bonnets qui, au lieu d’être des bonnets, étaient des chapeaux, des voilettes, des corsets, des jupes, des chemises ! Car le respect d’une proverbiale métaphore a des bornes après tout ; on ne peut exiger des jeunes personnes qui veulent jeter leur bonnet par-dessus les moulins, qu’elles aient toujours un bonnet à leur portée ; on jette ce qu’on peut. Cependant, l’âme attendrie, je songeais à tant de baisers donnés et reçus dans les bois, dans les ruelles, dans les cloîtres, dans les boudoirs, et j’admirais la Femme et l’Homme, toute l’aimante humanité.

— Oui, reprit Puck, ce jardin est agréable ; on éprouve quelque satisfaction à se promener dans ces allées ; c’est une heureuse imagination que j’ai eue d’accrocher aux arbrisseaux, chaque matin, les bonnets de la veille.

— De la veille ? m’écriai-je, stupéfait. Tu ne veux pas dire, je pense, que tu me montres ici ta récolte d’un seul jour ?

— Mais si, je veux le dire, et je le dis. Dès que l’aube se lève, je remplace par des bonnets nouveaux les bonnets anciens. La journée d’hier, relativement, n’a pas été très bonne.

Ô joie ! ô orgueil ! ô infini de l’amour ! Combien de cœurs échangés ! combien d’âmes qui se mêlent ! combien de bouches sur des bouches ! Ah ! que les Dieux sont bons !

Je dis à Puck, quand je fus revenu de mon extase :

— En ce cas, tu me dois une explication encore. Les bonnets d’hier, d’avant-hier, de jadis, de toujours, où les mets-tu, Robin Bonenfant ?

— Où je les mets ? partout ! et, bientôt, il n’y aura plus de place.

Il continua, en s’amusant à faire grimper une coccinelle sur le petit doigt de sa main gauche :

— J’en fais d’autres bonnets pour les ingénues au cœur encore introublé, et ceux-là me reviennent vite, sachant déjà le chemin. J’en fais des chemises de noces et des draps de lit nuptial, pour les amoureuses qui sanctifient leur péché en devenant épouses. J’en fais des robes de bal qui conseillent, par leur frôlement, les abandons de la valse, des rideaux pour les alcôves, et, j’en fais aussi, — car je ne sais où les fourrer, — des nappes de festin et des nappes d’autel. Mais il ne suffirait pas, pour les employer tous, d’en vêtir toutes les femmes et tous les hommes, d’en parer tous les appartements, d’en orner tous les temples. Je les mêle à la nature, pour m’en débarrasser. Grâce à moi, ils fleurissent en églantines, s’éparpillent en giboulées, s’égouttent en rosée matinale, s’effiloquent en fils de la Vierge ; je les déchire en papillons qui aiment les roses, se souvenant des lèvres ; l’oiseau s’en sert pour que son nid soit plus doux ; leur mousseline frissonne dans les buées du matin, glissant sur les prairies ; ce sont leurs pâles rubans qui se déroulent dans l’interminable longueur des grandes routes plates, leurs rubans bleus ou verts qui se prolongent dans le lisse éloignement des fleuves ; quand il neige, quelqu’un qui saurait les choses reconnaîtrait leur blancheur dans les légers flocons. De sorte que vous vivez, vous autres hommes, sans le savoir, au milieu de tant de bonnets devenus fleurs, averse de grésil, aiguail, papillons, mousses des nids, brouillards lointains, eau fuyante, et neige lente aussi ! Et, quand j’ai fini d’en emplir l’univers terrestre, j’en emplis le ciel, de ces bonnets. Ils sont l’aurore, — ceux des fillettes, — le crépuscule du soir, — ceux des vieilles filles, qui tardèrent longtemps ; ils sont le rose et l’azur des profondeurs mystérieuses ; ils brûlent dans le soleil, pâtissent dans la lune, voyagent avec les comètes, flamboyent en météores ; et c’est des bonnets jetés par-dessus les moulins, — blancheurs éparses et fourmillantes, — qu’est faite la Voie lactée !