Les Oiseaux bleus/La Tire-lire

Victor-Havard (p. 163-172).

LA TIRE-LIRE

I

Jocelyne était mendiante sur un chemin où ne passait personne ; de sorte qu’il ne tombait jamais aucune monnaie dans la frêle main lasse d’être tendue ; quelquefois, d’une branche secouée par le vent, une fleur s’effeuillait vers la pauvresse, et l’hirondelle qui vole vite lui faisait, dans un flouflou d’ailes, l’aumône d’un joli cri ; mais ce sont là de chimériques offrandes que l’on ne saurait donner en payement aux personnes avares qui vendent les choses que l’on mange ou les choses dont on s’habille, et Jocelyne était fort à plaindre ; d’autant plus que, née elle ne savait quand, d’elle ne savait qui, n’ayant d’autre souvenir que celui de s’être éveillée, un matin qu’il faisait du soleil, sous un buisson de la route, elle ne rentrait pas, le soir, dans une de ces bonnes chaumines, pleines d’une odeur de soupe, où les autres fillettes, après avoir tendu le front au père et à la mère, s’endorment dans de la paille tiède, sur le coffre à pain, en face du feu de sarment, qui s’endort aussi. Elle se résignait à grimper, dès que montait la nuit, dans un orme ou dans un chêne, et sommeillait, couchée le long d’une grosse branche, non loin des écureuils qui, la connaissant bien et ne s’effrayant plus d’elle, lui sautaient sur le bras, sur l’épaule, sur la tête, jouaient de leurs petites pattes dans ses cheveux ébouriffés, couleur d’or et si clairs qu’il était difficile de s’assoupir dans l’arbre, comme dans une chambre où il y a de la lumière. Lorsque les nuits étaient fraîches, elle se serait volontiers fourrée dans quelque nid de loriot ou de merle, si elle n’avait été trop grande. Son habillement était fait d’un vieux sac de toile, trouvé, un jour de chance, dans le fossé du chemin ; elle le rapiéçait de feuilles vertes, chaque printemps ; comme elle était jolie et fraîche, avec des joues fleurissantes, vous auriez pris cet habit pour la feuillaison d’une rose. Pour ce qui était de sa nourriture, elle n’en connaissait guère d’autre que les avelines du bois et les sorbes de la venelle ; son grand régal était de manger des sauterelles grillées à point sur un petit brasier d’herbes sèches. Vous voyez bien que Jocelyne était la créature la plus misérable que l’on puisse imaginer, et si son sort était déjà bien cruel durant la belle saison qui met de la chaleur dans l’air et des fruits aux arbustes, pensez ce qu’il devait être quand la bise saccageait les noisetiers stériles et lui gelait la peau à travers ses loques de feuilles mortes.

Une fois, comme elle s’en revenait de sa cueillette d’avelines, elle vit une fée, toute habillée de mousseline d’or, sortir d’entre les verdures d’un épinier ; la fée parla d’une voix plus douce que les plus douces musiques :

— Jocelyne, parce que tu as le cœur aimable autant que ton visage est charmant, je veux te faire un don. Tu vois cette tire-lire, toute petite, qui a la forme et la couleur d’un œillet éclos ? Elle t’appartient. Ne manque pas d’y mettre tout ce que tu as de plus précieux ; le jour où tu la casseras, elle te rendra au centuple ce qu’elle aura reçu.

Là-dessus, la fée s’évanouit comme une flamme éteinte d’un coup de vent, et Jocelyne, qui avait eu quelque espérance à l’aspect de la belle dame, se sentit plus triste que jamais. Ce ne devait pas être une bonne fée, non ! Était-il rien de plus cruel que de donner une tire-lire à une pauvre fille qui n’avait ni sou ni maille ? Qu’y pouvait-elle mettre, ne possédant rien ? Les seules économies qu’elle eût faites, c’était ses souvenirs de jours sans pain, de nuits sans sommeil dans la bise et la neige. Elle fut tentée de briser contre les pierres ce présent qui se moquait d’elle ; elle n’osa point, le trouvant joli ; et, pleine de mélancolie, elle pleurait ; les larmes tombaient une à une dans la tire-lire pas plus grande qu’une fleur, pareille à un œillet épanoui.

II

Une autre fois, il lui arriva un bonheur qui la rendit plus malheureuse encore. Sur le chemin où ne passait personne, le fils du Roi, au retour de la chasse, vint à passer, l’épervier au poing. Monté sur un cheval qui secouait sa crinière de neige, vêtu de satin bleu ramagé d’argent, la face fière et à ce point lumineuse de soleil que l’on ne s’étonnait pas d’y voir éclore la fleur rouge des lèvres, le prince était si beau que la mendiante crut voir un archange en habit de seigneur. Les yeux écarquillés, la bouche ouverte, elle tendait les bras vers lui, et elle sentait quelque chose, qui devait être son cœur, sortir d’elle, et le suivre ! Hélas, il s’éloigna, sans même l’avoir vue. Seule comme devant, — plus seule, d’avoir un instant cessé de l’être, — elle se laissa tomber sur le revers du fossé, fermant les yeux, sans doute pour que rien n’y remplaçât l’adorable vision. Quand elle les rouvrit, mouillés de pleurs, elle aperçut à côté d’elle la tire-lire qui ressemblait un peu à des lèvres entr’ouvertes. Elle la saisit et, avec l’acharnement désespéré de son vain amour, — mettant dans son souffle son âme, — elle la baisa d’un long baiser ! Mais le présent de la fée, sous l’ardente caresse, ne s’émut pas plus qu’une pierre touchée d’une rose. Et, à partir de ce jour, Jocelyne connut de telles douleurs que rien de ce qu’elle avait enduré jusqu’alors ne pouvait leur être comparé ; elle se rappelait, comme de belles heures, le temps où elle n’avait souffert que de la faim et du froid ; s’endormir quasi à jeun, frissonner sous les rafales, ce n’est rien ou c’est peu de chose ; maintenant elle n’ignorait plus les véritables angoisses.

Elle songeait que d’autres femmes, à la cour, illustres et parées, — « moins jolies que toi », lui disait le miroir de la source, — pouvaient voir presque à toute heure le beau prince au lumineux visage ; qu’il s’approchait d’elles, qu’il leur parlait, qu’il leur souriait ; avant peu de temps sans doute, quelque glorieuse jeune fille, venue de Trébizonde dans une litière portée par un éléphant blanc à la trompe dorée, épouserait le fils du Roi. Elle, cependant, la mendiante du chemin sans passants, elle continûrait de vivre, — puisque c’est vivre que de mourir un peu tous les jours, — dans cette solitude, dans cette misère, loin de lui qu’elle aimait si tendrement ; elle ne le reverrait jamais, jamais ! La nuit des royales noces, elle coucherait dans son arbre, sur une branche, non loin des écureuils ; et, tandis que les époux s’embrasseraient par amour, elle mordrait de rage la dure écorce du chêne. De rage ? non. Si douloureuse, elle n’avait pas de colère ; son plus grand chagrin était de penser que le fils du Roi, peut-être, ne serait pas aimé par la princesse de Trébizonde autant qu’il l’était par elle, pauvre fille.

III

Enfin, un jour qu’il neigeait, elle résolut de ne plus souffrir. Elle n’avait plus la force de supporter tant de tourments : elle se jetterait dans le lac, au milieu de la forêt ; elle sentirait à peine le froid de l’eau, étant accoutumée au froid de l’air. Grelottante, elle se mit en route, marcha aussi vite qu’elle pouvait. C’était par un matin gris, sous la pesanteur des flocons. Parmi la tristesse du sol blanc, des arbres dépouillés, des buissons qui se hérissent, des lointains mornes, rien ne luisait que ses cheveux d’or ; on eût dit d’un peu de soleil resté là. Elle marchait toujours plus vite. Quand elle fut arrivée au bord du lac, elle avait sur ses haillons, à cause de la neige, une robe de mariée.

— Adieu ! dit-elle.

Adieu ? Oui, à lui seul.

Et elle allait se laisser tomber dans l’eau lorsque la fée, en robe de mousseline d’or, sortit d’entre les branches d’un épinier.

— Jocelyne, dit-elle, pourquoi veux-tu mourir ?

— Ne savez-vous point, méchante fée, combien je suis malheureuse ? La plus affreuse mort me sera plus douce que la vie.

La fée eut un bon petit rire.

— Avant de te noyer, reprit-elle, tu devrais au moins casser ta tire-lire.

— À quoi cela me servirait-il, puisque, étant si pauvre, je n’ai rien mis dedans ?

— Eh ! casse-la tout de même, dit la fée.

Jocelyne n’osa pas désobéir ; ayant tiré de dessous ses haillons l’inutile présent, elle le brisa contre une pierre.

Alors, tandis que la forêt d’hiver devenait un magnifique palais de porphyre aux plafonds d’azur, étoilés d’or, le beau fils de Roi, sorti de la tire-lire envolée en miettes, prit la mendiante entre ses bras, la baisa dans les cheveux, sur le front, sur les lèvres, cent fois ! En même temps, il lui demandait si elle voulait bien l’accepter pour mari. Et Jocelyne pleurait de joie, pleurait encore. La bonne tire-lire lui rendait au centuple, comme elle lui avait rendu le baiser, les larmes de tristesse en larmes de bonheur.