Les Oiseaux bleus/La Dernière Fée

Victor-Havard (p. 345-354).

LA DERNIÈRE FÉE

Un jour, dans une calèche faite d’une coquille d’aveline et attelée de quatre coccinelles, la fée Oriane, — qui n’était pas plus grande que l’ongle du petit doigt, — s’en retournait vers la forêt de Brocéliande où elle avait coutume de vivre avec ses pareilles. Elle revenait d’un baptême de trois rouges-gorges, qu’on célébrait dans le creux d’un mur tout fleuri de glycines ; la fête avait été fort agréable dans le nid sous les feuilles ; les jolis cris des oiseaux nouveau-nés remuant leurs ailerons roses à peine duvetés, avaient permis d’espérer que les filleuls de la fée seraient un jour des chanteurs excellents. Oriane était donc de très belle humeur, et, comme la joie fait qu’on est bon, elle rendait service en chemin à toutes les personnes et à toutes les choses qu’elle rencontrait ; fourrant des bouquets de mûres dans le panier des gamines qui s’en vont à l’école, soufflant, pour les aider à éclore, sur les boutons d’églantines, mettant des brins d’avène par-dessus les gouttes de rosée, de peur que les cirons courussent le risque de se noyer en les traversant. Deux amoureux, paysan et paysanne, s’embrassaient dans un champ où le blé vert leur venait à peine aux chevilles ; elle fit mûrir et grandir les blés afin que, de la route, on ne vît point les baisers. Et comme, à faire le bien que vous conseilla la joie, on devient plus joyeux encore, la fée Oriane était à ce point pleine d’aise que, si elle n’avait pas craint de renverser la voiture, elle se serait mise à danser dans la coquille de noisette. Mais, bientôt, ce ne fut plus le temps d’être contente. Hélas ! qu’était-il arrivé ? Elle était bien sûre d’avoir suivi la bonne route, et là où naguère la forêt de Brocéliande remuait dans la brise les mystères enchantés de ses profondes verdures, il n’y avait plus qu’une vaste plaine, avec des bâtisses éparses, sous un ciel sali de noires fumées. Qu’étiez-vous devenues, clairières vertes et dorées où l’on dansait au clair des étoiles, fourrés de roses, buissons d’épines épanouies, grottes où le sommeil souriait sur les mousses d’or, dans les parfums et les musiques, et vous, palais souterrains aux murailles de cristal, qu’illuminaient, les jours de fêtes, mille lustres de vivantes pierreries ? Qu’étiez-vous devenues, Urgande, Urgèle, Alcine, Viviane, et Holda la païenne, et Mélusine la charmeuse, et vous, Mélandre, et vous, Arie, et vous aussi Mab et Titania ? « C’est en vain que tu les appellerais, pauvre Oriane, dit un lézard qui s’arrêta de fuir entre les pierres. Des hommes se sont précipités en grand nombre à travers vos chères solitudes ; pour qu’on pût bâtir des maisons, pour ouvrir un passage à d’affreuses machines soufflant des vapeurs et des flammes, ils ont abattu les arbres, incendié les fourrés de roses et les buissons d’épines, comblé des pierres de vos grottes vos mystérieux palais de cristal, et toutes les fées ont succombé dans les désastres, sous les écroulements. J’ai vu Habonde, qui allait s’échapper, mourir avec un petit cri sous le pied d’un passant, comme une cigale qu’on écrase. » Entendant cela, Oriane se mit à pleurer amèrement sur la destinée de ses compagnes chéries, sur son propre destin aussi ; car, vraiment, c’était une chose bien mélancolique que d’être la seule fée qui demeurât au monde.

Que ferait-elle ? Où se cacherait-elle ? Qui la défendrait contre la fureur des hommes méchants ? La première idée qui lui vint, ce fut de s’enfuir, de n’être plus dans ce triste lieu où ses sœurs avaient péri. Mais elle ne put pas voyager en carrosse, comme c’était sa coutume ; les quatre coccinelles, — pour qui elle s’était toujours montrée si bonne, — avaient entendu le discours du lézard et venaient de prendre leur vol, avec l’ingratitude de toutes les ailes. Ce fut un coup très dur pour la malheureuse Oriane ; d’autant plus qu’elle ne détestait rien davantage que de marcher à pied. Elle s’y résigna cependant, et se mit en route, à pas menus, parmi les herbes plus hautes qu’elle. Elle avait résolu de se rendre chez les rouges-gorges du mur fleuri de glycines ; le père et la mère de ses filleuls ne manqueraient pas de la bien accueillir ; leur nid lui serait un asile, du moins jusqu’à l’automne. On ne va pas si vite, avec de toutes petites jambes, que dans une coquille d’avelines, emportée par des bêtes-à-bon-Dieu qui voltigent. Trois longs jours se passèrent avant qu’elle aperçût la muraille en fleur ; vous pensez qu’elle était bien lasse. Mais elle allait pouvoir se reposer enfin. « C’est moi, dit-elle en s’approchant, c’est moi, la fée marraine ; venez me prendre, bons oiseaux, sur vos ailes, et portez-moi dans votre logis de mousse. » Point de réponse ; pas même une petite tête de rouge-gorge, sortant d’entre les feuilles pour regarder qui est là ; et, en écarquillant les yeux, Oriane vit qu’on avait accroché au mur, à la place où fut le nid, un morceau de faïence blanche, qui traversait le fil d’une ligne de télégraphe.

Comme elle s’en allait, ne sachant ce qu’il adviendrait d’elle, elle remarqua une femme qui portait dans les bras une corbeille pleine de blé et poussait, pour entrer, la porte d’une grange. « Ah ! madame, dit-elle, si vous me gardez avec vous et si vous me protégez, vous n’aurez point sujet de vous en repentir ; les fées, comme les lutins, s’entendent mieux que personne à démêler les bons grains d’avec la fâcheuse ivraie, et à vanner, même sans van. Vraiment, vous aurez en moi une servante qui vous sera très utile et vous épargnera beaucoup de peine. » La femme n’entendit point ou feignit de ne pas entendre ; elle poussa tout à fait la porte et jeta le contenu de sa corbeille sous les cylindres d’une machine qui nettoie le blé sans qu’on ait besoin des lutins ni des fées. Oriane, un peu plus loin, rencontra sur le bord d’une rivière des hommes qui se tenaient immobiles autour de ballots énormes, et il y avait, près du bord, une navire ; elle pensa que ces gens ne savaient comment s’y prendre pour embarquer leurs marchandises. « Ah ! messieurs, dit-elle, si vous me gardez avec vous et si vous me protégez, vous n’aurez point sujet de vous en repentir. J’appellerai à votre aide des gnomes très robustes, qui peuvent sauter même avec des fardeaux sur les épaules ; ils auront bientôt fait de transporter toutes ces lourdes choses. Vraiment, vous aurez en moi une bonne servante qui vous sera très utile et vous épargnera beaucoup de peine. » Ils n’entendirent point, ou feignirent de ne pas entendre ; un grand crochet de fer, qu’aucune main ne tenait, s’abaissa, s’enfonça dans l’un des ballots, et celui-ci, après un demi-tour dans l’air, s’abattit lentement sur le pont du navire, sans qu’aucun gnome s’en fût mêlé. Le jour montant, la petite fée vit par la porte ouverte d’un cabaret deux hommes qui jouaient aux cartes, penchés vers une table ; à cause de l’obscurité grandissante, il devait leur être fort difficile de distinguer les figures et les couleurs. « Ah ! messieurs, dit-elle, si vous me gardez avec vous et si vous me protégez, vous n’aurez point sujet de vous en repentir. Je ferai venir dans cette salle tous les vers-luisants qui s’allument aux lisières des bois ; vous ne tarderez pas à y voir assez clair pour continuer votre jeu avec tout le plaisir possible. Vraiment, vous aurez en moi une servante qui vous sera très utile et vous épargnera beaucoup de peine. » Les joueurs n’entendirent point, ou feignirent de ne pas entendre : l’un d’eux fit un signe, et trois grands jets de lumière, hors de trois pointes de fer, jaillirent vers le plafond, illuminant tout le cabaret, beaucoup mieux que ne l’auraient pu faire trois mille vers luisants. Alors Oriane ne put s’empêcher de pleurer, comprenant que les hommes et les femmes étaient devenus trop savants pour avoir besoin d’une petite fée.

Mais le lendemain, elle se reprit à espérer. Ce fut à cause d’une jeune fille qui rêvait, accoudée à sa fenêtre, en regardant voler les hirondelles. « Il est certain, pensait Oriane, que les gens de ce monde ont inventé beaucoup de choses extraordinaires, mais, dans le triomphe de leur science et de leur puissance, ils n’ont dû renoncer à l’éternel et doux plaisir de l’amour. Je suis bien folle de n’avoir pas songé plus tôt à cela. » Et, parlant à la jeune fille de la fenêtre :


« Mademoiselle, dit la dernière fée, je sais, dans un pays lointain, un jeune homme plus beau que le jour, et qui, sans vous avoir jamais vue, vous aime tendrement. Ce n’est pas le fils d’un roi, ni le fils d’un homme riche, mais des cheveux blonds lui font une couronne d’or, et il vous garde dans son cœur des trésors infinis de tendresse. Si vous y consentez, je le ferai venir auprès de vous, avant qu’il soit longtemps, et vous serez, grâce à lui, la plus heureuse personne qui ait jamais existé.


— C’est une belle promesse que vous me faites là, dit la jeune fille étonnée.

— Je la tiendrai, je vous assure.

— Mais que me demanderez-vous en échange d’un tel service ?

— Oh ! presque rien ! dit la fée ; vous me laisserez me blottir, — je me ferai plus petite encore que je ne suis, pour ne pas vous gêner, — dans l’une des fossettes que le sourire met aux coins de votre bouche.

— Comme il vous plaira ! c’est marché conclu. »

La jeune fille avait à peine achevé qu’Oriane, pas plus grosse qu’une perle presque invisible, était déjà nichée dans le joli nid rose. Ah ! comme elle s’y trouvait bien ! Comme elle y serait bien, toujours ! Maintenant, elle ne regrettait plus que les hommes eussent saccagé la forêt de Broceliande, et tout de suite, — car elle était trop contente pour négliger de tenir sa parole, — elle fit venir du pays lointain le jeune homme plus beau que le jour. Il parut dans la chambre, couronné de boucles d’or, et s’agenouilla devant sa bien-aimée, ayant dans le cœur d’infinis trésors de tendresse. Mais, à ce moment, survint un fort laid personnage, vieillissant, l’œil chassieux, la lèvre fanée ; il portait, dans un coffret ouvert, tout un million de pierreries. La jeune fille courut à lui, l’embrassa, et le baisa sur la bouche d’un si passionné baiser que la pauvre petite Oriane mourut étouffée dans la fossette du sourire.