Les Ogresses (Paul Arène)/Une vie perdue

Charpentier (p. 283-288).

UNE VIE PERDUE


— « À cause d’une paire de bottines ?

— Oui ! me répondit Pachoquin, à cause d’une paire de bottines… » Et, le regard douloureux et vague, il ajouta :

— « Je n’étais pas né pour la solitude ! Comme tant d’autres j’aurais pu, à défaut du réel mariage, m’acoquiner heureusement dans une de ces liaisons condamnables et passagères qu’en fin de compte tout le monde absout, et qui durent, bénies du ciel, alors que le vent des séparations et des divorces disperse par les airs des vols de contrats lacérés j’aurais pu vivre heureux, avoir une maîtresse, et connaître cette ineffable joie de se dire le soir, en ouvrant sa porte, qu’endormie quelqu’un vous attend… Hélas ! le Destin n’a pas voulu. Le Destin ? Non, mais un concierge qui « faisait le vieux et le neuf » et qui, du fond de sa loge étroite empestant le cuir et la poix résine, causa un jour sans le savoir l’éternel regret de ma vie.

— Conte m’en l’histoire, Pachoquin.

— Eh bien, fit Pachoquin, écoute l’histoire !

La première fois que je les rencontrai, ces bottines, ce ne fut pas précisément des idées de vertu qu’elles m’inspirèrent.

Coquettes et haut plantées sur leurs grands talons, — on n’avait encore inventé, pour le désespoir des gens de goût, ni l’horrible talon plat anglais, ni même la guêtre en cachemire havane ou gris-perle qui masculinise déplorablement tant de délicates chevilles, — elles battaient le bitume d’un air provoquant ; un petit gland d’argent à la mode d’alors dansait en mesure sur le cou-de-pied ; le bord s’ourlait d’une mince fourrure en duvet de cygne puis, au-delà de la fourrure, un coin de soie rose, un bout de jambe.

Il neigeait un peu ce soir-là. Temps à souhait pour regarder passer des bottines. L’amoureux n’est pas aveugle comme les jours de vent ! et, les jupes se retroussant presque aussi haut que les jours de pluie, il n’a cependant pas la douleur de voir sur un bas aimable et bien tiré se poser sans pitié des mouches de boue.

Je suivis donc les bottines, on causa. Et nous voilà bras dessus bras dessous par les rues : moi comptant bien leur rester fidèle jusqu’au jour, et même un peu plus tard, à ces bottines ; elles, babillant de choses vagues, plaisirs, courses et soupers fins, se mirant dans les vitrines resplendissantes, et s’arrêtant, avec des airs rêveurs qui me faisaient trembler devant les boutiques d’orfèvres où, comparables aux flots splendides de la mer quand le soleil se couche, les perles, les rubis, les topazes et les chrysocales ruisselaient et roulaient sous les feux du gaz.

Tout à coup, c’était vers les hauteurs de Brébant qui s’appelait Vachette à l’époque, j’entends quelque chose craquer. Ma bien-aimée fait un faux pas, pousse un cri, éclate de rire : son talon gauche venait de sauter, cassé net au ras de la semelle. Je le ramassai pieusement. Il était évidé, fluet et si léger, qu’on eût dit un bouchon à champagne.

— « Ça vous joue toujours ces tours-là, les talons de bois ! » soupiraient les bottines maintenant boiteuses mais charmantes comme mademoiselle de La Vallière ; et c’était plaisir de voir sous la robe et le jupon brodé, paraître tour à tour, repoussant satin et mousseline, une bottine parisienne bruyante à merveille, puis une pauvre petite bottine bien modeste, qui se montrait peu, marchait à petit bruit, et dont la seule vue faisait rêver bonheurs cachés et vertus paisibles.

Il y avait certainement quelque chose d’extraordinaire dans ces bottines, car, à peine eurent-elles perdu le talon, que leur propriétaire me parut avoir changé d’âme comme d’allure.

Non seulement elle ne marchait plus de son air superbe et cavalier, et s’appuyait au contraire sur mon bras chastement et câlinement, comme une pensionnaire ou comme une cousine ; mais encore elle ne riait plus guère et parlait presque gravement.

Les douces choses j’entendis ce soir-là que depuis longtemps je n’avais pas entendues. Au diable les truffes et les joailliers, les théâtres, les bals, les costumiers et la bisque ! Il s’agissait vraiment de cela ? On en était à mille lieues…

Et qui parlait ainsi ? La bottine sans talon, j’en suis sûr, la chère bottine bourgeoise.

De temps en temps, un petit coup sec sonnait sur le trottoir, accompagné d’un mauvais rire… C’était la grande bottine, la Parisienne, l’ennemie, qui essayait de se mêler au dialogue. Mais elle se taisait bien vite et l’autre, effarouchée d’abord, recommençait son affectueux et tendre bavardage.

Pendant un intervalle de silence, ayant regardé la folle et charmante personne qui se serrait à mon bras, je m’aperçus, le croiriez-vous ? qu’elle avait des roses aux joues, et que sur ses yeux bleus ses paupières palpitaient, baissées.

Moi, j’étais ému à en pleurer.

Pour la fin du roman, voici : c’est aussi simple, hélas ! que dans tous les romans du monde.

Notre soirée se passa en beaux projets. Le matin je dus partir de bonne heure… j’avais des sommes importantes à toucher, et nous voulions, le jour même, aller quelque part dans les environs de Paris, du côté où sont les bois, louer pour y finir nos jours un jardin et une maisonnette.

— « Laisse le talon sur la table ! » soupira-t-elle sans ouvrir les yeux, quand je vins, le cœur gros d’amour, baiser au front sa tête mignonne sur l’oreiller, dans un adorable fouillis de cheveux d’or et de dentelles.

J’aurais dû l’emporter, ce talon de malheur ; j’aurais dû le brûler, le jeter à la Seine ! Mais je n’y songeai pas, je le laissai sur la table, comme on avait dit, sans remarquer combien la petite bottine bourgeoise avait l’air triste, ni quelle attitude d’orgueil insultant prenait l’autre en voyant ma sottise.

Au bout de quelques heures, je revenais. Tout était préparé, nous n’avions plus qu’à partir. Cependant au milieu de ma joie, je sentais comme un pressentiment funeste.

Et sais-tu qui je rencontrai au bas de l’escalier, sur le pas de la porte ? Elle ! la bien-aimée, qui, ses chères promesses oubliées, partait sans m’attendre et ne me reconnut même pas.

— Mais la chaumière, mademoiselle, mais l’existence à deux, la maisonnette dans les bois ?…

On ne daigna pas me répondre.

Alors, comme elle tournait la rue, alors, sous sa jupe un peu relevée, j’aperçus, — découverte qui soudainement, m’expliqua tout, — les maudites bottines ensorcelées à qui, pendant ma courte absence, le mari de la concierge avait remis le talon. »

Et voilà, conclut Pachoquin redevenu mélancolique, comment, le cœur rempli d’amour, à la fleur de mes ans, de l’illusion et de l’espérance, il m’arriva, la faute d’une paire de bottines, cet irréparable malheur de ne pas me mettre en ménage !