Les Ogresses (Paul Arène)/Le pessimiste

Charpentier (p. 221-228).

LA PESSIMISTE


— Parfaitement ! fit Hilarion : sanguin, bien portant et plus près, certes, même à mes vingt ans, de figurer un fort cuirassier qu’un gentil page, j’ai failli, oh ! sans le vouloir, devenir le héros lamentable d’un psychologique drame d’amour.

Rien que d’y penser j’en frissonne encore.

C’est même depuis ce temps que je me garde comme de la peste des femmes rêveuses et frêles, et que je ne puis voir un bouquet de roses sans pâlir…

Car, reprit Hilarion après un silence pendant lequel s’étaient sans doute accumulés en lui des flots de rétrospective colère, jamais je n’eus peur de ma vie comme le jour, — non c’était la nuit, mais n’importe — où Dianie, créature exquise que le diable enlève ! entreprit de m’initier aux sublimités des grandes passions.

Pourquoi, dans l’intérêt même de l’expérience qu’elle rêvait, pourquoi au lieu de choisir soit un poète aux rimes funèbres, soit un romancier jérémiaque et désabusé, gens qui ont pour mission sur terre de barbouiller d’encre le ciel bleu et nos cerveaux de visions noires, prit-elle fantaisie de s’adresser à moi homme, j’en rougis ! tout matière, et d’un prosaïsme tel qu’il me fut toujours impossible de comparer les femmes aux fleurs, les femmes me donnant plutôt la sensation de beaux fruits savoureux frais et veloutés dont l’affriolant souvenir me fait venir l’eau à la bouche. Quoi qu’il en soit, c’est à moi que Dianie s’adressa.

J’avais tort tout à l’heure de ranger Dianie dans la catégorie des femmes frêles et rêveuses. Rêveuse, peut-être ; frêle, pas !

Elle avait des traits fins, la taille souple et mince, un corsage aux contours modérés, mais qui pourtant la révélait grassouillette. Les cheveux élastiques et drus, pareils à des copeaux d’or ; ses lèvres épaisses un peu, et qui de roses, lorsqu’elle riait, devenaient rouges au voisinage des dents blanches, rachetaient ce que ses grands yeux inquiétants et bleus comme l’eau d’un golfe pouvaient avoir parfois de trop mélancolique.

Bref ! Suédoise ou Russe, avec un parler cristallin singularisé d’un léger accent exotique, c’était une de ces beautés neigeuses et blondes qui, attirantes partout, deviennent particulièrement irrésistibles en pays méridional pour quelqu’un excédé comme je l’étais par six mois de teints d’ambre, de regards embrasés et de crinières couleur de nuit.

On ne fut pas long à s’entendre.

La côte de Saint-Raphaël à Monaco est vraiment l’idéal théâtre pour improviser entre amoureux la comédie du « sans lendemain ». Le manque de temps, l’imprévu des rencontres, l’appréhension des prompts départs mettent le plus timide dans l’obligation de brusquer ses préliminaires. Et puis, si par hasard votre courage avait besoin d’aide, il n’existe pas de valets fripons ni de soubrettes, de Crispin ni de Marinette dont les discours, pour une entremise galante, vaillent les délicieux mauvais conseils que soupire la brise soufflant sur les clos d’orangers.

Nous nous étions attardés près de la mer, à ramasser dans le sable fin frangé d’écume, aux pieds des croûlantes dunes blondes ou s’échevèlent les tamaris, des galets brillants, des coquilles nacrées, et, quelquefois, trouvaille importante un menu fragment de corail.

Les nuits tombent vite là-bas. La mer imprégnée de soleil et lumineuse encore quand le ciel s’obscurcit déjà avait fait oublier le temps. De sorte qu’il faisait presque noir, au retour, par le travers des oliviers.

La lune brillait et se cacha. Pourtant on voyait toujours les étoiles qui doucement, vivantes fleurs d’or, palpitaient dans le clair feuillage argenté.

Nous nous étions assis sur un petit mur en pierrailles, derrière une haie de roseaux, Nos mains d’abord puis nos lèvres se rencontrèrent. Mais c’était l’heure où les pêcheurs rentrent. Des pas sonnaient sur les cailloux du chemin. Et, ce jour-là, au livre d’amour, pour d’autres motifs cependant que Francesca et Paolo, nous ne lûmes pas davantage.

Hilarion s’interrompant :

— Je m’aperçois, sapristi ! que je vais devenir poète. C’est toujours comme ça quand je pense à Dianie. Mais excusez-moi, l’accès est passé.

Deux jours après, Dianie me disait : « C’est toi, Hilarion, que j’attendais depuis toujours. » Et, sans la croire tout à fait, je me sentais flatté intérieurement. Mentir en amour est encore pour les femmes une façon de nous rendre hommage.

Dianie me disait cela devant une maisonnette louée par elle, bastide au toit de tuiles rouges qu’un perron de marbre déguisait en villa. L’air embaumait, le jardin était plein de roses et du perron, à quelques pas, nous regardions la grève blanchir.

Dianie me dit encore, lorsque nous fûmes dans sa chambre : « N’est-ce pas que l’heure est heureuse ? N’est-ce pas qu’il ferait doux mourir ? » Dianie, décidément, avait de singulières idées ! Un rossignol chantait ; et, tout au bout du jardin, le va-et-vient des flots s’engouffrant dans un creux de roche mettait, par-dessus le grand bruit de la mer continu et doux, un roucoulement de colombes.

Je n’avais nulle envie de mourir. Je répondis oui sans conviction, m’étant fait ce principe de ne jamais contrarier les femmes.

Puis je m’endormis, car à la fin je m’endormis ! mais honorablement, après avoir contemplé un espace de temps convenable Dianie qui, souriante et parlant toujours de mort dans l’amour, avait fermé ses yeux la première.

Tout de suite je rêvai de Dianie. Un rêve étrange, un long voyage fait côte à côte dans de lointains pays du Nord, avec des collines, des champs couverts de neige tiède et rose et, malgré que le ciel fût bleu, des flocons non pas blancs ni froids, mais tièdes et roses qui tombaient. Cette neige rose exhalait une odeur de fleurs pénétrante, et j’en étais comme enivré. Enfin, pris d’insurmontable fatigue, je m’asseyais à la croix d’un chemin ; et, la neige tombant toujours ; dans une sensation d’angoisse délicieuse, je savais que j’allais mourir, que Dianie mourait comme moi, et que cela faisait rire Dianie.

Une douleur aiguë me réveilla.

J’aperçus dans le jour naissant notre chambre pleine de roses, de roses en tas, à brassées, entassées partout jusque sur le lit.

La tête lourde, trébuchant, je marchai à travers les roses, jusqu’à la fenêtre.

Dieu ! la bonne lampée d’air frais, sentant le myrthe et le sel marin.

Je compris alors, mes pensées devenant plus nettes, que Dianie me disait vrai en parlant de mourir. Je compris qu’elle m’avait choisi pour être le compagnon de son long voyage. Et je devinai que pendant mon sommeil elle était descendue moissonner ses roses, toutes les roses du jardin, une vraie montagne de roses, préparant ainsi de ses mains blanches et meurtrières, pour moi fichtre ! autant que pour elle, le plus romanesque des trépas.

Heureusement qu’elle avait fourré des roses jusque dans le lit, et qu’une épine me piquant venait fort à propos de tourner au comique le dénouement de la tragédie.

Cependant l’air pur et vif entrait à flots. Dianie, peu à peu, se ranimait. Joyeux, furieux, énervé, je la ressuscitais de caresses. Et Dianie soupirait, les yeux mi-ouverts, froissant dans ses doigts les pétales épars, et fâchée de se retrouver vivante : « Quel malheur c’eût été si gentil de partir tous deux ! Mais voilà j’étais trop pressée, je n’aurai pas coupé assez de roses. »

— « De quoi te plains-tu, Hilarion ? Voilà qui me paraît charmant.

— Charmant, certes ! tout à fait charmant. Ce qui ne m’empêcha pas de prendre le rapide le soir même. Je n’ai plus revu Dianie. Elle doit fort me mépriser. Qu’y faire ? Il faut croire que je n’étais pas né pour les grandes passions, ni pour les aventures. »