Les Ogresses (Paul Arène)/Le mouron

Charpentier (p. 109-116).

LE MOURON


Grise elle l’était : un peu, très peu ! gris-perle plutôt que grise, oui gris-perle. Et, tout éblouie, tout assourdie encore de ce bal, son cerveau si petit, auréolé de cheveux fins et fous, plein d’un tourbillonnement d’étoffes qui semblaient chanter et d’un bruit de musiques multicolores — car il n’est rien de tel que quelques fumées de champagne flottant sur l’énervement d’une fin de souper pour confondre chansons, parfums, couleurs et prédisposer la pensée aux transpositions d’art les plus subtilement décadentes, — Nanette revenue seule par caprice d’une fête pourtant donnée en son honneur, Nanette idyllique et mélancolique, avec des souvenirs d’ancien modèle, se faisait à elle-même l’effet d’un de ces flottants paysages nacre et argent du vieux Corot où parmi l’humide gazon, dans la brume claire et la rosée, des fleurettes pointent.

La fleur bleue du rêve chez Nanette ne demandait donc qu’à fleurir.

Une cage fut l’occasion.

Oui ! dans la chambre à coucher de Nanette, sans compter l’épaisse fourrure aussitôt jetée, le peplum transparent qui de son tissu souple et mat gantait juste sa fine personne jeté également sur les coussins du lit, il y avait un peu de tout, et il y avait aussi une cage.

Une cage à serins, en or, ou du moins paraissant être en or et sans doute, d’ailleurs, tout simplement dorée.

De plus cette cage à serins ne logeait pas un serin, mais un linot acheté par Nanette tout petit, pelotte de duvets gardant encore la forme de l’œuf, à des gamins gâteurs de nids qui s’en amusaient vers Meudon.

Nanette aimait ce linot qui lui rappelait son enfance et voici pourquoi : parce que, avant d’avoir traversé les ordinaires avatars au bout desquels on conquiert officiellement à Paris le diplôme de jolie fille, Nanette, successivement modèle à Montmartre, puis écuyère quelque part et puis quelque part figurante, songeait parfois non sans plaisir au temps où petite paysanne, avec de la paille dans ses sabots fendus, elle allait filant sa quenouille le long du Grand-Ru si frais et si clair sous une voûte d’aunes peuplée en avril et en mai de myriades d’oiseaux chanteurs.

Aussi ce fut un réel chagrin précédé d’un instant de tragique surprise lorsque, s’approchant de la cage, elle trouva l’infortuné linot étendu, bec ouvert et pattes raidies, auprès de la mangeoire vide.

— « Hélas ! dit-elle, mon linot est mort. Si j’avais pu prévoir avant-hier que je resterais sortie aussi longtemps, je l’aurais recommandé à la concierge… Mais voilà ce Gaston est tellement drôle que, depuis deux jours, je ne pensais plus à mon linot ! »

En présence d’un tel événement, les idées de Nanette se trouvèrent de fond en comble retournées comme les bas noirs à coins fleuris qu’elle achevait à peine de tirer ; et, naturellement sensible, ayant pris au creux de sa main le mignon cadavre déjà froid, elle le baisa et pleura.

Puis, les bas d’ailleurs demeurant en place, petit tas couleur de charbon, au milieu duquel deux jarretières rouge vif flamboyaient ainsi que deux braises, ses idées de nouveau se retournèrent, et soudain elle s’écria :

— « Linot, tu fis bien de mourir, puisque tu ne servais de rien sur terre. Ton destin ressemblait au mien, et ce n’est pas toujours fort drôle de vivre, comme nous vivions, inutiles dans une cage d’or.

Moi même ne ferais-je pas mieux après tout de suivre l’exemple du linot ? On nous enterrerait tous deux ensemble, le linot me montre la voie ! tous deux, dans un cimetière à l’herbe drue où, comme au village natal, des chats se chaufferaient au soleil sur de vieilles tombes et que personne de Paris ne connaîtrait. »

Nanette glissait peu à peu sur les pentes du pessimisme. Mais Nanette était excusable : le champagne a de ces effets.

Et, tout entière au sentiment de son inutilité irrémédiable et profonde, songeant que tant d’autres meilleures qu’elle, à la campagne et dans Paris, allaitaient des poupons, fabriquaient des fleurs en papier, cousaient des robes ou gardaient les oies et les vaches, Nanette, sincèrement, Nanette, en qui se réveillait la plébéienne, ressentit l’horreur d’elle-même et se résolut à mourir.

Mais où, comment ? Là était la sombre question. Après avoir quelque peu réfléchi, Nanette se décide pour la Seine.

— « Ce sera bientôt fait de passer sous les ponts, et doucement le fil de l’eau me portera ainsi jusque vers Mantes. Là, ma robe blanche s’accrochant aux branches basses d’un vieux saule, je m’arrêterai dans les remous, près du moulin où je fus servante. J’aurai le linot sur mon sein, les gars accourront du village, et le curé me trouvera. »

Il faut savoir, pour expliquer la poésie préalable de ce projet, que Nanette, lorsqu’elle exerçait l’honorable état de modèle, avait, chez des peintres divers, posé un certain nombre de morts d’Ophélie.

Et désormais, elle se voyait en Ophélie, très belle, un peu pâle, les yeux clos déjà mais souriante, au milieu de nénuphars fleuris et de lys d’eau, car elle oubliait la saison.

Cependant l’aurore était venue, la triste aurore de ces jours d’hiver, et Nanette, en deux tours de main rhabillée, se trouva seule dans la rue.

— « Pourvu qu’il passe un fiacre, songeait-elle, par un frisquet pareil il serait vraiment dur d’aller ainsi se périr à pied ! »

Mais aucun fiacre ne passait, au grand désespoir de Nanette.

Nanette vit des laitiers et des bouchers, des porteuses de pain trottant avec des miches rousses dans leurs sarraus bleus relevés, des vidangeurs vêtus de cuir pareils à des guerriers barbares, et des distributeurs d’imprimés qui, mystérieux et pressés, glissaient leurs feuilles sous les portes.

Enfin un fiacre s’amena, maraudeur éperdu, qui roulait sur le pavé gelé avec un grand bruit de ferraille.

— « Psitt !…

— Voilà, ma petite dame ! répondit, entre deux jets de salive brune, le cocher philosophe qui chiquait.

Nanette allait monter, quoique l’ensemble, harmonique cruellement, du fiacre et du cocher offusquât ses délicatesses néo-parisiennes, elle allait monter et donner l’adresse du Pont des Arts classique pour les suicides, quand tout à coup, dans le silence de la rue brumeuse, un cri grelottant retentit :

— « Mouron pour les petits oiseaux !… fournissez-vous de mouron frais ! »

C’était une femme vieille, proprette et gaie sous ses haillons, qui, guettant les portes où déjà les concierges se montraient, et quelques fenêtres matinales, promenait un gros paquet d’herbe mordue et confite par la bise.

— « Mouron pour les petits oiseaux !

— Eh ! sainte femme, dit Nanette, que son idée fixe poursuivait, pourquoi diantre s’en aller ainsi, le long des chemins et des fossés, ravir aux oiseaux des champs leur bonne herbe au bénéfice de fainéants qui passent leur vie à se lustrer la plume et voleter inutiles dans des cages.

— Inutiles ? vous n’y pensez point ! mais ils sont loin d’être inutiles. S’il n’y avait pas d’oisillons en cage, qui achèterait du mouron à Paris, et que serais-je devenue ? Comment aurions-nous passé Noël, et comment tout à l’heure pourrais-je offrir à la cadette de mon aîné la poupée de trois sous que je lui promis pour ses étrennes ? L’hiver, sans les petits oiseaux qui se régalent de mouron, que deviendrait le pauvre monde ? »

C’est pourtant vrai, songeait Nanette, mon linot ne fut pas inutile, et je suis comme mon linot. Au fait, si je ne mourais pas ? Mourant, je porterais tort à ma modiste.

Or, comme chez Nanette, d’habitude, les résolutions ne traînent guère, Nanette, après avoir acheté en gros, à la vieille femme ravie, ce qui lui restait de mouron, monta dans le fiacre, qui attendait toujours. Nanette se fit conduire non pas au Pont des Arts, oh ! non, mais tout près, à cet endroit des quais, entre le Châtelet et le Louvre, où il y a tant de marchands d’oiseaux. Nanette rapporta un autre linot. Le linot mort fut enterré en pompe dans une jardinière, sous les fleurs.

Et c’est ainsi que commença le premier de l’an pour Nanette !