Les Ogresses (Paul Arène)/D’après nature

Charpentier (p. 29-36).

D’APRÈS NATURE


— Car enfin, s’écria Maxime, garçon peu causeur d’ordinaire, mais que l’excitation de cette fin de souper poussait visiblement à l’anecdote, car enfin nous les avons connues, nous ! dans l’éclat verdissant de leur jeunesse, ces énigmatiques héroïnes dont le théâtre et le roman aiment étaler la triste fin au milieu des odeurs de mort prochaine et de pharmacie.

— Voudrais-tu parler de Marie ?

— Oui, de Marie ou, si tu préfères, de Lucy, comme ils l’appellent maintenant, une des créatures les plus naïvement, sinon perverses, le mot pour elle serait bien trop gros ! mais anti-vertueuses qu’il m’ait été donné de connaître et que le hasard toujours prévenant envers les poètes me fit rencontrer presque au lendemain de mon arrivée à Paris.

Voici dans quelles circonstances :

Le bon Charles, s’il t’en souvient, notre doyen de quelques années, avait pris en affection ma provinciale inexpérience ; et, un peu pour me bronzer l’âme, un peu pour jouir de mes étonnements, aimait me promener, moi candide, à travers les cercles des joyeux enfers parisiens.

Tu vois d’ici, groupe original sur qui se retournaient les passants ! ce Virgile d’un nouveau genre avec sa face bien rasée, l’éclair spirituel de ses lunettes, son allure d’abbé de cour, et l’étrange Dante que je devais être, un Dante de seize ans, les cheveux drus comme un gazon sous un diable de chapeau pointu fièrement porté, qui me donnait, à ce qu’on m’affirma depuis, des airs ahuris de jeune astronome.

Un soir, à l’heure du dîner, comme je me dirigeais vers notre restaurant habituel, Charles ayant pris mon bras me dit : — Non pas par là ; il est écrit dans les étoiles qu’aujourd’hui je t’emmènerai chez la Coultelier. — La Coultelier ? — Une table d’hôte assez curieuse… quelque chose qui donne l’idée des Bouillons-Duval à Lesbos… La barbe y est plutôt mal vue ; pourtant, avec des recommandations et moyennant l’hommage d’une tournée de vins fins au dessert, ces dames parfois vous tolèrent.

Nous nous mettons en route, Charles par avance guilleret, tandis que, inquiet et intéressé, je me demandais ce qu’un Bouillon-Duval à Lesbos pouvait bien être.

Rien de très singulier d’abord : un vestibule de maison bourgeoise avec une concierge avenante et polie ; un escalier pareil à tous les escaliers ; et, au troisième, une antichambre où une bonne non moins avenante et non moins polie que la concierge vint nous enlever nos pardessus.

Je remarquai seulement que cette bonne, de deux pieds plus haute que moi, avait des diamants aux doigts, une voix d’ancien militaire, et que, sans doute pour nous mettre à l’aise, tout de suite elle nous tutoya.

De plus un parfum nous arrivait qu’aujourd’hui j’hésiterais peu à qualifier de « troublant », mais alors le mot n’était pas inventé encore ! parfum combiné de cuisine, de tabac d’Orient et de poudre de riz. La complexité de ce mélange s’expliqua quand, une porte enfin ouverte, nous montra, autour du dîner qu’on servait, une vingtaine de femmes assises dont plusieurs s’amusaient entre les plats à griller d’énormes cigarettes.

Comme mon ami Charles s’attardait en causeries avec la bonne et ne se pressait pas d’entrer, j’eus quelques secondes le loisir de considérer l’assemblée.

Des femmes de tous les âges, j’allais dire de tous les sexes ! Les unes fémininement maquillés et parées, cheveux coupés en carré sur le front, têtes de collégiens vicieux. D’autres mûres, l’œil passionné, avec des semblants de moustaches. Au milieu, par toutes désirée et choyée, une grande blonde, Éliane, le modèle alors si en vogue chez les fabricants de faux Rubens, et une mignonne brune, grassouillette et frêle, qui était Marie.

Notre arrivée fit sensation.

On chuchotait, on se moquait. Mais Marie seule existait pour moi ; et silencieux, contemplant l’ovale pur de son visage, ses lèvres demeurées enfantines, un peu boudeuses, ce regard ingénu et noir que la frange des cils voilait, je croyais, poète déjà et tout vibrant encore des souvenirs du pays natal, reconnaître en elle l’angesse, l’ange-femme de nos pastorales.

L’ange aussi m’avait vu, hélas ! Soudain le rire, un rire cruel, entr’ouvrit sa bouche divine, et, d’une voix douce quand même à mon cœur, quoiqu’elle essayât de l’encanailler :

— Ah ! bien non, Éliane, s’écria-t-elle en me désignant, ce n’est pas encore celui-là qui nous dé…tournera des femmes !

Entre nous, elle prononça même un mot plus dur que détourner.

Éliane rit à son tour, l’enveloppant d’une œillade reconnaissante et la table entière applaudit.

— Peuh ! disait Charles, toujours philosophe, il ne faudrait pas s’y fier attends un peu que le petit se forme.

Étonné, je l’étais ! étonné et rouge. Mais le moyen de garder rancune ? Marie déjà me faisait une place à côté d’elle, tandis que Charles s’asseyait auprès d’Éliane, sans crainte d’afficher son faible pour les morceaux plantureux.

Que te dirais-je ? Le soir même, à cause de ton serviteur, Éliane et Marie se brouillaient. Marie partait, seule, à mon bras ; et quatre jours plus tard, les amours vont vite rue de Douai nous achetions des meubles et nous pendions notre crémaillère.

Vraie fête de l’intelligence ! Tout-Paris était là, du moins le Tout-Paris de la place Pigalle, car il y a dans Paris un grand nombre de Tout-Paris. Seulement, autant par prudence de ma part que par dignité de la part de Marie, la table d’hôte Coultelier avait été sévèrement consignée.

Pénétrée de ses devoirs nouveaux d’épouse désormais fidèle et de maîtresse de maison, Marie se multipliait, rayonnante et digne.

Le repas fut des plus corrects, ainsi que la soirée qui suivit. Les hommes se tenaient ; les bonnes amies amenées s’appliquaient, partout féminin du changement, à rester convenables autant que possible.

Pas un mot plus haut que l’autre, nulle excessive plaisanterie ; la gaieté décente et modérée qui eût convenu à des justes noces.

Au surplus, et pour nous contenir au besoin, le sévère regard d’une vieille dame qui servait, gouvernante modèle trouvée par Marie, maigre, toute en noir, d’aspect rigide et protestant. Personne, malgré les perfides conseils du champagne, n’aurait osé, n’aurait voulu scandaliser la gouvernante.

On fit même de la grande musique, car Marie pianotait un peu. À minuit, on disait des vers.

Te rappelles-tu mon fameux sonnet que je récitai pour la première fois ce soir-là ? Il s’intitulait : Carte à payer.

Par le coin des rideaux, pâle et les mains rougies,
Le matin frissonnant jette un regard jaloux
Et contemple, tableau mélancolique et doux,
Notre table et les grands débris de nos orgies.

La bisque, cette nuit, déploya ses magies,
Toutes ces dames ont quelqu’un sur leurs genoux
Et les flacons vaincus gisent sous les bougies.
Trois heures ! Une voix soupire : — Réglons-nous ?

Des garçons indiscrets s’avance le cortège ;
La carte ! Froid sinistre et silence profond.
Ces dames, s’agrafant, voilent leurs seins de neige ;

Tous se fouillent. Les yeux levés vers le plafond,
Graves, sans voir le nez que leurs convives font,
Marcel a dit : Peut-être ! et Rodolphe : Que sais-je ?

Plaisanterie bien innocente, car Marcel et Rodolphe se trouvaient présents et applaudissaient plus fort que les autres.

J’avais voulu que Charles fût là pour assister à mon triomphe. Mais depuis quelques minutes le bon Charles avait subrepticement disparu. Comme je m’inquiétais, mes amis me dirent :

— Rassurez-vous. Charles va revenir. Charles, quand la grande musique dure trop, descend volontiers, dans l’intérêt de ses études gastronomiques, faire un petit tour aux cuisines.

Tout à coup, des gifles, des cris, un bruit de cuivres bondissants et de vaisselles fracassées. Une vieille dame apparaît, la gouvernante, blême de fureur, se hérissant :

— Marie, à mon secours, on vient d’insulter votre mère !

Et, derrière elle, souriant, le claque sous le bras, Charles qui se précipite à genoux :

— Excusez, madame, un moment d’erreur si j’avais pu soupçonner en vous la belle-maman d’un ami que j’aime, je n’eusse certes pas essayé de vous manquer de respect sur vos fourneaux.

Ce pénible incident ennuagea quelque peu notre jeune lune de miel. D’ailleurs Marie ne fut pas longue à se rendre un compte suffisant des émotions médiocrement pimentées et des bonheurs par trop spéciaux que comporte la vie honnête. Deux semaines après, ce qui me navra, fuyant notre foyer pseudo-conjugal, elle signait chez la Coultelier sa paix avec Éliane.