Les Observatoires anglais

Les Observatoires anglais
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 446-458).
LES
OBSERVATOIRES ANGLAIS

L’Astronomie pratique et les observatoires en Europe et en Amérique, par MM. C. André et G. Rayet. — Ire partie, Angleterre. — 2e partie, Écosse, Irlande, colonies anglaises. Paris 1874 ; Gauthier-Villars.

L’astronome royal d’Angleterre possède un dossier fort curieux renfermant des lettres qui lui ont été adressées par des personnes de toute condition et dans lesquelles on lui demande son prix pour tirer un horoscope. De telles naïvetés n’empêchent pas que l’Angleterre ne soit un des pays où le goût de l’astronomie pratique est le plus répandu, et aussi celui où l’on rencontre le plus grand nombre d’observatoires publics ou privés. Ce sont surtout les établissemens de cette dernière catégorie qui pullulent dans le royaume-uni, attestant par leur nombre et leur importance la popularité de la plus sublime des sciences. On compte aujourd’hui dans les îles britanniques quarante observatoires, et quinze dans les colonies anglaises ; c’est le quart du total que fournit tout le globe, car il y a en Europe quelque chose comme cent vingt établissemens qui méritent plus ou moins ce nom, et environ deux cents dans le monde entier. La France n’y figure que pour un très petit contingent ; mais il n’en a pas toujours été ainsi.

Sur les cent trente observatoires qui existaient dans les cinq parties du monde vers la fin du siècle dernier, la France en possédait à elle seule une trentaine environ, dont les travaux ont marqué dans l’histoire des progrès de la science. Nous avions à Paris, en dehors de l’Observatoire de l’Académie, dont la direction était héréditaire dans la fa- mille des Cassini, dix ou douze observatoires secondaires, et dans le nombre plusieurs qui étaient célèbres. Il y avait l’observatoire de la Marine, dans l’hôtel de Cluny, où Messier découvrit plus de vingt comètes, — celui du collège Mazarin, où l’abbé de La Caille a démontré le premier la variation de l’obliquité de l’écliptique, — celui du couvent des Capucins de la rue Saint-Honoré, qui possédait d’excellens instrumens à l’aide desquels Lemonnier observa pendant plus de soixante ans les positions et la figure de la lune. À l’observatoire de Sainte-Geneviève, Pingre étudiait toutes les comètes qui se montraient dans le ciel ; au Collège de France, Jérôme de La Lande initiait aux calculs théoriques et à l’astronomie pratique quelques élèves choisis tels que Véron et Piazzi, qui se sont fait plus tard un nom par leurs travaux ; à l’École militaire, d’Agelet, Jérôme de La Lande et Michel Le François de La Lande ont préparé la première Histoire céleste française, qui sert de base au célèbre catalogue d’étoiles publié par la Société royale de Londres. En province, nous avions les observatoires de Lyon, de Bourg-en-Bresse, de Dijon, de Toulouse, de Marseille, de Viviers, celui de Montpellier, construit aux frais des états-généraux du Languedoc, et une foule d’autres moins connus. La Grande-Bretagne et ses colonies ne possédaient à la même époque que vingt-six observatoires, à peine la moitié du nombre qu’elles déclarent aujourd’hui avec orgueil. Les guerres qui ont ensanglanté les dernières années du XVIIIe siècle et les premières années du siècle actuel réduisirent à l’inactivité la plupart de ces établissemens, et plus d’un fut fermé pour toujours. En France, les corporations religieuses avaient été dispersées, les universités de province étaient supprimées, et l’état jugeait nécessaire de concentrer toutes ses ressources sur un seul établissement, l’Observatoire de Paris ; les observatoires de province disparurent presque tous successivement, de sorte que vers 1850 un seul était debout, celui de Marseille, que M. Valz s’efforçait encore de galvaniser par de persévérans efforts. Depuis lors cet établissement, qui ne répondait plus à l’état de la science, a été remplacé par le bel observatoire de Longchamps, et à Toulouse aussi on s’occupe de mettre l’observatoire en état de reprendre son ancien rang ; il est question de rétablir les observatoires de Lyon et de Bordeaux, d’en fonder un à Besançon. C’est le moment de nous demander où en est l’astronomie pratique dans les autres pays, et ce qui nous reste à faire pour reconquérir à leur égard notre situation passée. La publication que deux astronomes de l’Observatoire de Paris, MM. André et Rayet, ont entreprise sur les Observatoires en Europe et en Amérique, depuis le milieu du dix-septième siècle jusqu’à nos jours, ne pouvait donc venir plus à propos. Déjà nous avons sous les yeux l’histoire des observatoires de la Grande-Bretagne et de ses colonies, et on nous saura gré d’y puiser quelques détails curieux.

L’observatoire royal de Greenwich l’emporte de beaucoup, par ses travaux passés comme par sa situation présente, sur les autres établissemens du même genre que possèdent les Anglais. Il a été fondé en 1675, trois ans après l’Observatoire de Paris. C’est sur une colline qui domine la Tamise et le passage des vaisseaux que Charles II fit élever l’édifice d’où ses astronomes devaient, par l’étude des mouvemens du ciel, diriger les courses lointaines des navires à la surface des mers. L’intérêt de la marine fut en effet le mobile principal qui détermina la fondation de cet établissement. L’ordonnance du 4 mai 1673 porte que « l’astronome royal devra s’appliquer à rectifier les tables des corps célestes et les positions des étoiles fixes, afin de donner les moyens de trouver la longitude en mer. » Indiquer d’une manière précise les positions des étoiles, prédire avec certitude la marche de la lune par rapport à ces repères fixes, voilà la grosse part réservée à l’astronome sédentaire dans le perfectionnement progressif de l’art de la navigation. Le ciel est pour ainsi dire un cadran tournant où la lune, en cheminant d’étoile en étoile, marque au navigateur l’heure absolue, l’heure de Greenwich, tandis que la hauteur du soleil au-dessus de l’horizon lui fournit l’heure du lieu où il se trouve, et c’est par la comparaison qu’il connaît sa longitude, c’est-à-dire le méridien sous lequel il passe. L’observation régulière et suivie des étoiles fixes, du soleil, de la lune, fut donc de tradition dans cet illustre établissement de Greenwich, où se sont succédé comme directeurs des astronomes tels que Flamsteed, Halley, Bradley, Maskelyne, Pond, et George-Biddell Airy, qui le dirige depuis 1835. C’est là qu’ont été posés les premiers fondemens de l’astronomie moderne, c’est-à-dire de l’astronomie de précision. Loin de chercher une gloire facile dans les découvertes plus brillantes que réellement importantes qui frappent l’esprit de la foule, les astronomes de Greenwich se sont invariablement appliqués à l’investigation laborieuse de ces minuties sur lesquelles repose l’édifice de la science, et où se révèle souvent la trace des grandes lois inconnues.

Flamsteed, le premier directeur, avait fait toutes ses observations à l’aide d’un sextant et d’un arc mural qui étaient sa propriété privée ; l’impression en eut lieu d’abord sans son aveu et sous une forme si défectueuse qu’il fit brûler tout ce qui n’avait pas été distribué de la première édition pour en faire faire une nouvelle sous ses yeux et à ses frais. Son successeur, Edmond Halley, trouva l’édifice dégarni d’instrumens ; les héritiers de Flamsteed avaient tout enlevé. Ce fut peut-être un bonheur pour la science, car Halley, obligé de se procurer de nouveaux instrumens, eut la main heureuse. Dès 1721, il fit construire une « roue méridienne, » semblable à celle que Rœmer et Picard avaient voulu établir à l’Observatoire de Paris et qui, repoussée par Cassini, avait été plus tard installée par Rœmer à Copenhague. La lunette méridienne est devenue la cheville ouvrière des recherches astronomiques, et les observations que James Bradley fit à l’aide de cet instrument sont les points de départ de nos catalogues d’étoiles, car elles nous permettent d’apprécier d’une manière certaine les changemens qui s’opèrent avec le temps dans la situation relative des fixes, et par conséquent de réduire les observations de chaque jour à une époque donnée.

Lorsque Bradley fut appelé en 1742 à la direction de l’observatoire de Greenwich, il était déjà célèbre par des découvertes de premier ordre et connu comme un observateur consommé. Il en a toujours été ainsi : les savans qui ont été successivement placés à la tête de cet établissement étaient tous, au moment de leur nomination, parfaitement au courant des choses du métier. Aussi les a-t-on vus tous s’attacher surtout à l’amélioration des instrumens et au perfectionnement des méthodes ; il en résulte cette heureuse fixité dans les principes, cette continuité dans les travaux, qui est la première condition pour le succès des recherches destinées à nous révéler les lentes variations qui s’opèrent dans le système du monde. Et dire que l’Observatoire de Paris eût pu jouer dans l’histoire de l’astronomie le rôle capital dévolu à l’établissesement de Greenwich, si l’abbé Picard avait eu assez de crédit pour faire accepter le plan d’études qu’il avait élaboré pour le futur observatoire, et qu’il avait communiqué à l’Académie des Sciences dès 1669 ! On lui préféra l’Italien Cassini, et la France perdit l’occasion d’inaugurer une nouvelle ère en astronomie.

Greenwich est d’autant plus libre de concentrer tous ses efforts sur l’astronomie de précision qu’autour de lui de nombreux observatoires, érigés par les opulentes universités ou dus à l’initiative éclairée de quelques riches propriétaires, de gros commerçans de la Cité, se partagent les travaux que l’établissement central laisse en dehors de son programme. Oxford possède un observatoire important, fondé en 1771 à l’aide d’un legs du docteur Radcliffe et placé aujourd’hui sous la direction du révérend Robert Main, et le sénat de l’université a décidé d’en fonder un second. Cambridge a l’observatoire de la Trinité, que M. Airy a dirigé de 1827 à 1835, et qui est maintenant confié à M. Adams ; l’université de Durham possède aussi un observatoire très bien organisé, dont la ville a fait les fonds il y a trente ans.

L’observatoire de Liverpool a été créé spécialement pour l’étude des chronomètres de la marine. C’est là que les nombreux navires qui entrent dans le port de la Mersey peuvent faire régler leur garde-temps. La « chambre chronométrique » est une vaste étuve, chauffée par un calorifère à eau ; chacune des cent montres marines que peut étudier à la fois l’observatoire est enfermée dans une cage vitrée dont l’air est encore chauffé par un bec de gaz muni d’un régulateur, afin de pouvoir en porter la température successivement de 10 à 18 et à 27 degrés. Après avoir essayé dans cette chambre les chronomètres qui lui sont confiés par la marine, l’observateur les rend avec la table de leurs marches.

L’observatoire d’Edimbourg a été construit en 1818 sur la colline de Calton-Hill, située au nord-est de la ville, où il existait déjà depuis la fin du siècle dernier une vieille tour destinée à des observations de tout genre. La fondation de cet établissement était due à l’initiative d’une société astronomique qui s’était constituée à cet effet dans l’antique capitale de l’Ecosse ; mais, ne pouvant payer les instrumens commandés ni appointer des astronomes, elle se décida en 1834 ; à céder l’observatoire au gouvernement. Le premier « astronome royal pour l’Ecosse, » chargé de la direction de l’observatoire d’Edimbourg, fut Henderson, qui revenait alors du cap de Bonne-Espérance. Son successeur, M. Piazzi Smyth, a fait établir sur le Calton-Hill un time-gun, canon de 20 livres dont la détonation, provoquée à une heure de l’après-midi par un courant électrique, signale l’heure aux marins et leur permet de régler leurs chronomètres. Pendant quelques années, le signal avait été donné par un lime-bail, comme à Greenwich, à Glasgow et ailleurs ; c’est une grosse boule suspendue à une potence élevée et qu’un mécanisme électrique fait tomber à un instant précis[1]. Malheureusement l’observatoire d’Edimbourg est victime des tendances centralisatrices qui dominent maintenant en Angleterre ; son budget est fort réduit et lui permet à peine de végéter. L’observatoire royal de Dublin, fondé en 1774, et que dirige aujourd’hui M. Brunnow, « astronome royal pour l’Irlande, » n’est pas dans des conditions beaucoup meilleures. Au contraire, l’observatoire de l’université de Glasgow, la plus ancienne et la plus riche des universités d’Ecosse, et l’observatoire ecclésiastique d’Armagh, fondé par le primat d’Irlande, que dirige depuis 1825 le révérend Robinson, sont bien outillés et rendent de réels services.

Le célèbre établissement de Kew, qui dépend à la fois de l’Association britannique pour l’avancement des sciences et de la Société royale de Londres, est l’observatoire météorologique central de l’Angleterre : on y étudie les appareils nouveaux et les méthodes nouvelles ; en outre, l’astronomie proprement dite y trouve son compte par l’application de la photographie à l’étude des phénomènes célestes. C’est là que M. Warren de La Rue a inauguré son procédé d’observation du soleil à l’aide du photohéliographe, — premier pas décisif dans une voie éminemment féconde, dont l’idée première appartient à deux savans français, MM. Fizeau et Léon Foucault.

M. Warren de La Rue, qui tout récemment encore présidait la Société astronomique de Londres, est le plus gros fabricant de papier d’Angleterre, et on lui doit une notable amélioration du papier photographique. Il avait depuis 1852 un petit observatoire dans sa maison de Canonbury, à Londres, où il entreprit ses premiers essais de photographie céleste ; cinq ans plus tard, il le transporta au village de Cranfort, à l’ouest de Londres, et depuis lors il partagea ses loisirs entre cette résidence, où il étudiait la lune, et Kew, où l’on explorait le soleil sous sa direction. En même temps son attention se portait vers le perfectionnement des instrumens d’optique ; il a fait lui-même le miroir d’un télescope qui a servi à la plupart de ses observations. Mais ces travaux ont fini par fatiguer sa vue, et, désespérant de pouvoir plus longtemps observer lui-même, il a légué son magnifique attirail d’instrumens à l’université d’Oxford.

De riches négocians, d’opulens industriels, se sont honorés par la fondation d’une série de petits observatoires qui ont concouru par d’utiles travaux au progrès de la science. Citons celui de M. Bishop, érigé primitivement dans les environs de Regent’s Park, puis transporté à Twickenham, où MM, Hind et Pogson ont découvert tant de planètes[2], — celui du brasseur Barclay, à Leyton, près Londres, — puis celui du brasseur William Lassell, dans le voisinage de Liverpool. Comme l’aîné des Herschel et lord Rosse, M. Lassell a fabriqué de ses propres mains les miroirs de ses télescopes, à l’aide desquels il a découvert des satellites de Neptune, de Saturne et d’Uranus. Le dernier télescope construit par lui a 4 pieds d’ouverture et une longueur de 37 pieds. L’atmosphère impure d’un, centre manufacturier comme Liverpool n’eût pas permis d’utiliser toute la puissance d’un appareil optique de ces dimensions ; M. Lassell résolut donc de transporter l’instrument à Malte, où il avait déjà installé, dix ans auparavant, un télescope. de 20 pieds. De 1862 à 1865, le nouveau télescope fut constamment tourné vers le ciel et employé à en scruter les profondeurs, M. Lassell découvrit plus de 600 nébuleuses nouvelles dont le faible éclat, sous le ciel brumeux du nord, avait échappé aux investigations de William Herschel et de lord Rosse. Aujourd’hui M. Lassell ne s’occupe plus que de la publication des nombreux matériaux recueillis pendant ses deux séjours à Malte.

Quel exemple et quel enseignement que cette longue carrière de William Herschel, qui passa un demi-siècle à sonder les abîmes mystérieux de l’univers ! Fils d’un pauvre musicien chargé d’une nombreuse famille, il avait embrassé la profession paternelle et était venu, à vingt ans, tenter la fortune en Angleterre. Il gagnait péniblement sa vie à donner des leçons de musique et à diriger des concerts ou des oratorios lorsqu’il fut nommé organiste à Halifax, puis bientôt après attaché en la même qualité à la chapelle octogone à Bath, Il occupait ses loisirs à étudier des ouvrages d’astronomie. Ne se trouvant pas assez riche pour acheter un télescope, il se mit lui-même à l’œuvre, et, après mille tâtonnemens, parvint en 1774 à fabriquer un réflecteur de 5 pieds, avec lequel il observa l’anneau de Saturne. Encouragé par ce premier succès, l’organiste de Bath aborde la construction de miroirs de 7 pieds, puis de 10 et de 20 pieds de foyer. Il en fabriqua plus de deux cents avant d’atteindre à la perfection voulue, et le nombre total des miroirs qu’il travailla successivement dépasse quatre cents. En 1781, il eut le bonheur de découvrir la planète Uranus, qui reculait les limites de notre monde. Il avait alors quarante-trois ans. Ce début attira sur lui l’attention de l’Europe ; le roi George III lui accorda une pension et une habitation voisine du château de Windsor, à Slough. C’est alors qu’il commença cette revue méthodique du ciel qui devait lui faire découvrir plus de deux mille nébuleuses et lui suggérer tant de vues nouvelles sur la constitution de l’univers. La plus grande partie de ses travaux ont été exécutés avec des instrumens de dimensions modérées ; on ne fit que rarement usage du grand télescope de 40 pieds, dont le miroir ne tarda pas à se ternir par l’action de l’humidité nocturne ; il a cependant servi à la découverte du sixième satellite de Saturne. William Herschel mourut en 1822 ; l’année avant sa mort, à l’âge de quatre-vingt-trois ans, il communiqua son dernier mémoire à la Société astronomique de Londres, qui, depuis sa fondation, l’avait choisi pour président. Dans toutes ses recherches, il avait été aidé par sa sœur Caroline, qui était venue le rejoindre à l’âge de vingt-deux ans, et qui l’assistait dans ses observations aussi bien que dans ses calculs ; c’est ainsi qu’il put étonner le monde savant par la rapidité avec laquelle se succédèrent ses publications. Caroline Herschel est morte à Hanovre, sa ville natale, en 1849, âgée de quatre-vingt-dix-huit ans. Sir John Herschel, le fils unique du grand astronome, a dignement continué ces illustres traditions ; il a repris et complété l’exploration du ciel commencée par son père, d’abord à Slough, puis au cap de Bonne-Espérance, où il avait transporté un télescope de 20 pieds. Il est mort en 1871, après avoir contribué par des travaux de premier ordre au progrès de la science. Un de ses fils, Alexandre Herschel, s’occupe également de recherches astronomiques.

Le télescope monstre de lord Rosse, qui fut achevé en 1845, l’année même où le noble lord fut élu pair représentatif d’Irlande, a 55 pieds de long et 6 pieds d’ouverture. Le miroir pèse 3,800 kilogrammes, le tube 6,600, le poids total à mouvoir dépasse donc 10,000 kilogrammes. Le Leviathan, c’est le nom qu’on a donné à ce télescope géant, a coûté 300,000 francs ; il est suspendu entre deux murs de pierre a Birr-Castle, résidence héréditaire des comtes de Rosse, dans King’s County (Irlande). Lorsqu’en 1826 le jeune lord Oxmantown (c’est le titre qu’il portait alors) tourna son attention vers l’astronomie pratique, il n’y avait pas de constructeur capable de lui fournir des instrumens comme il eût voulu en avoir. William Herschel avait gardé le secret de l’alliage qu’il employait pour ses miroirs et des procédés par lesquels il les travaillait. James Short, le plus grand constructeur du XVIIIe siècle, si habile dans la fonte et le polissage des miroirs, avait fait brûler et détruire, avant sa mort, son outillage tout entier, pour rester sans rival. Tout était donc à découvrir à nouveau, et il fallut au comte de Rosse vingt ans d’essais pour arriver à la construction du miroir de 6 pieds qui lui a permis de sonder tous les replis du ciel, et de résoudre en amas d’étoiles la plupart des nébuleuses vers lesquelles il dirigeait son gigantesque instrument. Toutes les nébuleuses pourtant ne sont pas résolubles ; il y en a qui décidément ne sont que des agglomérations de matière cosmique non encore condensée. Lord Rosse le premier a démontré que la grande nébuleuse d’Orion, l’une des plus belles du ciel, qui appartient à cette dernière catégorie, a depuis peu d’années changé d’aspect par suite de la concentration de la matière dont elle est formée. Ce célèbre observateur est mort en 1867 ; son fils continue dignement les travaux commencés par le père avec tant d’éclat et de succès.

Lord Rosse avait préféré les miroirs aux objectifs à cause de la difficulté que présente la fabrication des objectifs de grande dimension. On commence pourtant à l’aborder aujourd’hui ; M. Clark, en Amérique, a construit en 1862 une puissante lunette dont l’objectif a 18 pouces 1/2 d’ouverture ; MM. Cooke et fils, célèbres constructeurs d’York, ont achevé en 1868 un équatorial de 25 pouces d’ouverture et de 29 pieds (9 mètres) de longueur focale. La lunette de ce gigantesque appareil est montée sur une colonne de fer de 9 mètres de haut, et le tout pèse plus de 9,000 kilogrammes. Cet équatorial a été construit pour le compte de M, Newall, propriétaire de la célèbre usine de câbles sous-marins de Gateshead (près Newcastle) ; il est destiné à l’île de Madère, où il sera installé en même temps qu’un cercle méridien de très grande dimension. C’est là, sous un ciel d’une transparence exceptionnelle, que ces beaux instrumens serviront à des recherches sérieuses entre les mains d’un astronome expérimenté. M. Marth, ancien assistant de M. Lassell.

La question de la constitution des nébuleuses est entrée dans une phase nouvelle par l’apparition de l’analyse spectrale parmi les méthodes applicables à l’étude des corps célestes. Depuis 1860, MM. Huggins et Miller, à Upper Tulse Hill (près Londres), ont concentré sur ce genre de recherches tous leurs efforts. Ils ont reconnu, par l’étude des spectres, que les nébuleuses non résolubles sont des amas de gaz incandescens : ce sont des soleils en voie de formation, tandis que les nébuleuses résolubles sont des amas de matière solide, des essaims de soleils déjà formés. Il a été constaté aussi, à l’aide du spectroscope, que les comètes ont une lumière propre en dehors de celle qui leur vient du soleil et qui est réfléchie par ces astres errans. Ce sont là des découvertes qui vaudront au petit observatoire de Upper Tulse Hill une mention honorable dans l’histoire de l’astronomie.

De son côté, M. Norman Lockyer, à Hampstead, se livre avec ardeur à l’étude spectroscopique du soleil. Il cherchait depuis longtemps un procédé qui permît d’observer d’une manière régulière les protubérances roses du bord solaire, qu’on n’avait encore entrevues que pendant les éclipses totales. Espérant que le spectroscope trahirait la présence de ces flammes rouges sur le contour de l’astre en temps ordinaire, M. Lockyer fit construire un appareil à plusieurs prismes, et dès le mois d’octobre 1868 il réussit à découvrir les traces d’une protubérance dans le spectre des bords du soleil. Il est vrai que depuis deux mois déjà un physicien français, M. Janssen, qui était allé dans l’Inde observer l’éclipse totale du 19 août, était en possession d’une méthode analogue pour l’étude des protubérances ; mais l’annonce de sa découverte ne parvint en Europe que le jour même où M. Lockyer fit connaître la sienne au monde savant. En élargissant la fente du spectroscope, on peut d’ailleurs voir directement les flammes roses et en suivre les changemens rapides ; les astronomes les dessinent maintenant jour par jour. Depuis deux ans, M. Lockyer a même réussi à produire des éclipses artificielles de soleil par l’interposition d’un disque de cuivre qui joue le rôle de la lune dans les éclipses, et il a ainsi obtenu plusieurs dessins de l’atmosphère solaire avec toutes ses particularités.

M. Carrington, à Redhill, a choisi une autre spécialité : il a consacré huit ans à une longue série d’observations des taches solaires, qui l’ont conduit à de remarquables conclusions relatives à la constitution du soleil : la vitesse de rotation inégale des diverses régions du globe solaire prouverait l’existence d’immenses courans dans l’atmosphère de cet astre. L’observatoire de M. Isaac Fletcher, à Tarn-Bank (Cumberland), a été créé en vue de l’étude régulière des étoiles doubles, étude qui avait aussi pendant de longues années occupé l’amiral Smyth, à l’observatoire d’Hartwell, où il s’était installé chez son ami le docteur Lee. L’année dernière enfin, un des riches propriétaires d’Ecosse, lord Lindsay, a fondé un splendide observatoire à Dun-Echt pour l’étude des satellites de Jupiter, que M. Airy avait recommandée comme le meilleur moyen d’arriver à la connaissance de la masse de cette planète. En même temps qu’il installait ses instrumens, lord Lindsay organisait à grands frais, — les dépenses sont évaluées à 400,000 francs, — une expédition pour observer à l’île Maurice le passage de Vénus, qui aura lieu le 8 décembre 1874.

Cette division du travail en de nombreuses spécialités est très importante pour le progrès de la science en général. « Alors seulement, dit Bacon, les hommes commenceront à connaître leurs forces quand non plus tous voudront faire la même chose, mais l’un ceci et l’autre cela. » L’application de la photographie et de la spectroscopie à l’étude des corps célestes par des astronomes indépendans ouvre à l’astronomie physique des horizons tout nouveaux et promet à cette branche un développement des plus rapides. Toutefois il est clair qu’on ne saurait compter sur l’initiative privée pour des recherches de longue haleine qui réclament le labeur continu de plusieurs générations d’observateurs. La création d’un observatoire public, assuré d’une existence permanente et exclusivement consacré aux recherches d’astronomie physique, paraissait donc désirable et opportune. Cette lacune vient d’être comblée par la fondation de l’Observatoire savilien d’Oxford, pour la construction duquel le sénat de cette puissante université a voté l’année dernière des fonds considérables, et auquel M. Warren de La Rue a légué tous ses instrumens, et notamment son fameux télescope à réflexion et sa machine à travailler et polir les miroirs.

L’Association britannique pour l’avancement des sciences et la Société royale astronomique ont exercé une heureuse influence sur le développement des observatoires comme sur celui des autres institutions scientifiques de l’Angleterre, en créant un lien entre les savans portés par les mêmes aspirations, en provoquant une généreuse émulation et en stimulant l’initiative privée par de grands exemples. Par son bulletin mensuel, les Monthly Notices, la Société astronomique assure aux utiles efforts des amateurs cette publicité qui est le plus puissant aiguillon d’un dévoûment désintéressé.

Les nombreuses et vastes colonies qui composent l’empire britannique ne sont pas restées, sous ce rapport, en arrière de la mère-patrie. L’Inde anglaise possède aujourd’hui plusieurs observatoires, dont le premier a été fondé en 1819 à Madras par la compagnie des Indes-Orientales. En 1841, le roi d’Oude, encore indépendant à cette époque, érigea un établissement rival à Lucknow, et y installa l’astronome Wilcox avec trois aides indigènes. Huit ans après, Wilcox étant mort, l’observatoire fut supprimé, les registres d’observations furent mangés par les fourmis blanches, et les instrumens furent détruits pendant la guerre qui se termina par l’annexion du royaume d’Oude. Le rajah de Travancore a créé, sur la côte de Malabar, l’observatoire de Trivandéram, qui a surtout fourni de bonnes observations météorologiques et magnétiques. Enfin il existe à Madras un observatoire privé appartenant à M. Eyre Burton Powell.

Le cap de Bonne-Espérance a été une station astronomique longtemps avant qu’on songeât à y établir un observatoire permanent. De 1751 à 1753, le célèbre abbé de La Caille y dressa son catalogue des étoiles du ciel austral, en même temps qu’il mesurait un arc du méridien et qu’il déterminait, avec Jérôme de La Lande, qui avait été envoyé à Berlin, la parallaxe de la lune, au moyen d’une série d’observations simultanées. Les immenses travaux accomplis par La Caille dans son court séjour au Cap méritent d’autant plus d’être admirés qu’il eut à lutter contre un climat peu favorable aux observations, car on n’a sous cette latitude que deux mois et demi de jours calmes et sereins ; pendant le reste de l’année, le temps est variable, ou bien un vent violent du sud-est remplit l’air de poussière et le prive de sa transparence. Malgré ces inconvéniens, le Cap est une station que sa situation géographique désigne naturellement comme l’une des meilleures pour l’étude du ciel austral, sans compter que les besoins de la navigation réclamaient l’entretien d’un observatoire dans ces parages. Toutefois c’est seulement en 1820 que l’amirauté anglaise décida la fondation de l’observatoire du Cap, qui devait être construit sur le modèle de celui de Greenwich. Le premier directeur fut le révérend Fearon Fallows, qui put commencer les observations régulières en 1829 ; mais bientôt, resté seul par suite du départ de son assistant, il dut se faire aider par sa femme, qui observait au cercle mural pendant que lui-même utilisait l’instrument des passages. Fallows mourut en 1831 et fut remplacé par Henderson, à qui succéda en 1834 sir Thomas Maclear. Mieux pourvu d’instrumens et de personnel que ses prédécesseurs, M. Maclear reprit tout d’abord les opérations géodésiques de La Caille, et mesura à nouveau, avec les moyens dont dispose aujourd’hui la science, un arc du méridien plus étendu que le premier ; parmi les autres travaux de l’établissement, il faut notamment citer de nombreuses observations de comètes. M. Maclear a résigné ses fonctions en 1870, et il a été remplacé par un astronome de Greenwich, M. Stone. Il faut dire ici qu’en dehors de l’observatoire royal sir John Herschel a dressé, de 1833 à 1838, au cap de Bonne-Espérance, son célèbre inventaire de nébuleuses et d’étoiles doubles du ciel austral, à l’aide d’un télescope et d’un équatorial qu’il avait apportés avec lui.

Depuis le séjour de l’abbé de La Caille au cap de Bonne-Espérance, aucune tentative sérieuse n’avait été faite pour ajouter à nos connaissances sur la moitié australe du ciel, lorsqu’en 1821 sir Thomas Brisbane, alors gouverneur de la colonie de la Nouvelle-Galles du Sud, résolut de combler cette lacune à ses frais. Il fonda trois observatoires : l’un à Makerstown, où M. Allan Brown, qui est devenu depuis astronome du rajah de Travancore, commença une série d’observations magnétiques et météorologiques, les deux autres à Brisbane et à Paramatta, dans le voisinage de Sydney. De ces deux derniers, celui de Paramatta fut seul utilisé ; les astronomes Rumker et Dunlop y formèrent de précieux catalogues d’étoiles pour la plupart invisibles dans notre hémisphère. Délaissé après la mort de Dunlop, cet établissement fut supprimé en 1855 et remplacé par l’observatoire de Sydney, que le gouvernement de la Nouvelle-Galles du Sud fit construire à ses frais pour donner satisfaction aux réclamations des marins, qui ne trouvaient plus dans ces parages les moyens de régler leurs chronomètres. Déjà, deux ans auparavant, l’accroissement rapide de la navigation entre l’Europe et l’Australie par suite de la découverte des mines d’or avait amené le gouvernement de la colonie de Victoria à créer un observatoire à Melbourne, qui ne tarda pas, sous l’intelligente direction de M. Ellery, à prendre rang parmi les établissemens les plus actifs. Melbourne possède depuis 1870 un télescope de dimensions colossales. Le tube et le miroir, qui a 4 pieds de diamètre, pèsent ensemble plus de 8,000 kilogrammes, et le mouvement d’horlogerie qui conduit cette immense machine est d’une précision telle que le fil du micromètre suit pendant plus d’une heure une étoile déterminée. Par mesure de précaution, on avait envoyé de Londres deux miroirs de 4 pieds au lieu d’un ; malheureusement ils avaient été dégradés l’un et l’autre pendant le trajet, il a fallu les polir à nouveau, et jusqu’à présent, malgré l’impatience et la mauvaise humeur des habitans de Melbourne, on n’a pas réussi à tirer du grand télescope tous les résultats qu’on s’en était promis. C’est que les instrumens de ce genre sont d’autant plus délicats que les dimensions en sont plus considérables, et ils exigent une longue pratique avant d’être employés avec fruit. Jusqu’à présent, la meilleure part des travaux de l’établissement de Melbourne est celle qu’on a exécutée avec l’outillage ordinaire des observatoires sérieux. M. Ellery s’est concerté avec les astronomes de Sydney et du Cap pour l’entreprise d’une grande revue du ciel austral, qui a été divisé en zones dont les trois stations se partagent l’exploration systématique. Une bonne partie de ces observations a été déjà publiée.

Le rapide tableau que nous venons d’esquisser suffit pour donner une idée de l’essor extraordinaire que l’astronomie pratique a pris non-seulement sur le sol des îles britanniques, mais sur tous les points du globe où la race anglo-saxonne a semé ses colonies. Les besoins de la navigation ont été pour beaucoup dans la création de quelques-uns des observatoires anglais les plus importans ; mais l’on a pu voir aussi combien était considérable la part des volontaires de la science dans l’œuvre commune. L’aristocratie territoriale, le haut commerce, la grande industrie, tiennent à honneur de se mêler aux savans de profession, ou du moins de coopérer à leurs travaux par une munificence éclairée ; peut-on faire de sa fortune ou de ses loisirs un meilleur emploi ? On a pu dire, à propos de l’organisation de l’observatoire de Greenwich, que l’esprit essentiellement pratique et utilitaire des Anglais se manifestait aussi dans la science, puisque tous les travaux à Greenwich sont dirigés en vue d’un but spécial, le perfectionnement incessant de cette partie de l’astronomie qui rend de si grands services à la navigation. Pourtant, à voir cette activité multiple qui se déploie dans les nombreux observatoires de la Grande-Bretagne et qui ne laisse en dehors de sa sphère aucune branche de la science du ciel, ne faut-il pas convenir qu’il y a là encore autre chose que la tendance au positif, que la recherche des applications immédiatement utiles ?

Il est à remarquer que les efforts des amateurs se sont particulièrement portés vers la réalisation d’instrumens de dimensions insolites, destinés à sonder les profondeurs du firmament. Or la construction de miroirs ou d’objectifs de très grand diamètre est d’un intérêt capital pour le progrès de l’astronomie physique. Non-seulement l’éclat des images est proportionnel à l’ouverture, c’est-à-dire au diamètre de l’instrument, mais le pouvoir optique, ou la faculté de séparer deux points lumineux rapprochés, croît aussi en raison directe de l’ouverture. D’après Léon Foucault, pour pouvoir distinguer l’un de l’autre deux points dont la distance apparente est égale au dixième d’une seconde d’arc, il faudrait une ouverture d’au moins 1 mètre. Les deux Herschel, lord Rosse, M. Lassell, enfin la commission qui a surveillé la construction du télescope de Melbourne, ont donné la préférence aux télescopes à miroir métallique ; cette préférence est-elle justifiée ? Il est permis d’en douter. Les miroirs de verre argenté, auxquels Léon Foucault était parvenu à donner une si grande perfection, renvoient une proportion plus considérable de lumière que les miroirs de métal ; d’après les expériences de M. Wolf, un télescope à miroir argenté réfléchit les 80 centièmes de la lumière incidente, tandis qu’avec des miroirs métalliques on n’en peut utiliser que 40 pour 100, c’est-à-dire moitié moins. En outre, les miroirs en verre sont moins lourds, et il est facile de les argenter à nouveau quand la surface est ternie. Les miroirs de métal ont besoin d’être souvent repolis, ce qui n’est pas une mince besogne ; on en a fait l’expérience à Melbourne. C’est donc avec raison qu’en France on préfère aujourd’hui les télescopes du système Foucault. Enfin, pour tout dire, l’avenir est peut-être non pas aux grands miroirs, mais aux grands objectifs. En effet, à ouverture égale, une lunette munie d’un bon objectif l’emporte de beaucoup sur le télescope ; les grands réfracteurs de Dorpat et de Poulkova rivalisent avec des télescopes d’un diamètre double ou triple. Nous avons déjà vu qu’une lunette de 25 pouces a été réalisée par MM. Cooke et fils. L’Observatoire de Paris possède depuis 1855 un disque de flint et un disque de crown, dont les dimensions sont suffisantes pour faire un objectif de 75 centimètres (près de 30 pouces) de diamètre, et en 1868 la chambre a voté un crédit de 400,000 francs pour la construction de la lunette qui sera munie de cet objectif et pour celle d’un télescope de lm, 20 d’ouverture. Le miroir du télescope, dont le travail a été confié à M. Martin, est presque terminé ; la taille de l’objectif doit commencer prochainement. Ce sera le verre le plus puissant qu’on ait encore entrepris de tailler, et cette fois c’est la France qui aura devancé les autres nations. On peut espérer que ce ne sera pas le seul effort tenté pour faire refleurir chez nous l’astronomie pratique avec un éclat digne d’un glorieux passé.


R. RADAU.

  1. A Newcastle et à Shields, un courant électrique lancé de Greenwich fait également partir un canon ; à Liverpool aussi, le time-gun a été substitué au time-ball. À Melbourne, en Australie, le signal est une lumière qui disparaît et reparaît brusquement.
  2. C’est là que M. Hind a construit ses belles cartes des étoiles voisines de l’écliptique, destinées à faciliter la recherche des petites planètes. Un riche seigneur irlandais, M. Cooper, avait établi un observatoire dans son château de Markree pour l’exécution d’un travail analogue. Le Catalogue écliptique de Markree est entre les mains de tous les astronomes.