A. Lemerle (2p. 213-223).


Le danger d’une lettre dont l’adresse est mal mise.


Arrivé à Paris, le jeune major de Morghen débuta par où les autres finissent, mais par où son père le baron lui avait enjoint de commencer.

Il porta à domicile les lettres de recommandation qu’il avait pour les meilleures et les plus anciennes maisons du faubourg Saint-Germain. Grâce à son nom et à son titre, ces lettres lui valurent un accueil honorable partout où il se présenta ; il est vrai qu’elles ne lui rapportèrent que ce stérile avantage. Les trop nobles patrons reçoivent si majestueusement, que l’étranger, effrayé du cérémonial, ne se croit plus digne de se montrer une seconde fois. L’intimité qu’il espérait faire naître est tuée du premier coup par le choc de la représentation.

Comme notre major ne connaissait pas encore les plaisirs du monde, quoiqu’il fût très fort sur les belles manières de Vienne et de Berlin, il ne s’affligea pas beaucoup du peu de profit qu’il recueillait à Paris de ses lettres de recommandation. Il n’avait concentré son attention que sur une seule chose, c’était de les remettre avec exactitude et en habit noir, de deux heures à quatre. Quand il fut arrivé à la dernière qu’il porta aussi ponctuellement que les autres, il se dit avec la satisfaction que donne à une âme honnête l’accomplissement d’un devoir : — Mon père sera content.

Il se reposait sur cette douce persuasion lorsqu’un jour en remuant ses cravates et ses gilets, il aperçut une lettre dans un coin du tiroir de sa commode. C’était une lettre de recommandation égarée. Le major en lit aussitôt l’adresse ainsi formulée : À madame, madame la Marquise. Le nom de cette marquise manquait. La préoccupation de la qualité avait entièrement fait oublier sans doute à l’auteur de la lettre d’écrire le nom et même le prénom destinés à suivre la qualité. Pour tout autre le malheur n’eût pas été grand ; il aurait repoussé la lettre au fond du tiroir et il n’en eût plus été question.

Ce n’est pas ainsi que le major prit l’évènement.

Son père, au retour, lui demanderait compte du résultat de cette lettre : et alors que répondrait-il ? qu’elle n’avait pas d’adresse ? Mais il aurait dû, en jeune homme réfléchi, le remarquer avant son départ pour Paris. Puis, la personne qui la lui avait donnée et dont il ne se souvenait plus, ne verrait-elle pas du dédain, du mépris même dans l’inutilité de sa gracieuse complaisance ?

Le major de Morghen demeura très soucieux : il alla tout triste le soir, sa lettre dans la poche, au Café de Paris, où il lui avait été recommandé de dîner tous les jours, parce que c’est là où vont prendre leurs repas, lui avait-on dit, les personnages de distinction. Comme il s’était lié avec quelques jeunes gens de son âge qui se réunissaient aussi au Café de Paris, il osa en prendre un à part après le dîner, et il lui dit d’un ton qui alarma d’abord son confident :

— J’attends de vous un service, monsieur.

— Je suis tout à vous, major. Est-ce pour un duel ?

— C’est beaucoup plus sérieux.

— Diable !

— Je ne sais comment faire pour remettre cette lettre, dont la suscription est incomplète.

— Voyons, dit le comte de Berne, un peu surpris de la cause qui lui valait l’épanchement du major.

Il prit la lettre ; et au bout d’une demi minute de réflexion, il dit :

— Mais il ne manque rien du tout à cette adresse.

— Comment cela ?

— Rien, je vous assure, mon cher major.

— Mais le nom ?

— À quoi bon le nom ? D’où venez-vous donc ?

— D’Allemagne.

— C’est différent. Sachez alors, mon cher major, que rien n’est plus connu à Paris que la personne pour qui l’on vous a donné cette lettre : c’est la Marquise. Elle n’a pas d’autre nom, et la désignation est parfaitement suffisante. La Marquise ! On appelle cette dame la Marquise, comme on appelait autrefois l’aîné des Condé M. le prince. Tout Paris connaît la Marquise.

— Que je vous remercie ! dit avec une effusion reconnaissante le jeune major de Morghen.

— De rien, répondit avec un sourire ironique l’interlocuteur du major.

— Il ne me reste plus qu’à vous demander la rue qu’habite la Marquise.

— Rue Laffitte, à deux pas d’ici.

Le comte, s’avançant jusqu’au coin de cette rue, ajouta :

— Voyez-vous ces deux lanternes ?

— Oui.

— La première porte après la seconde lanterne est celle de la maison de la marquise. »

— Encore une fois, merci.

Le major de Morghen mit la lettre dans son portefeuille, et comme il avait cessé de questionner le comte de Berne, celui-ci de son côté, ne jugea pas convenable de lui en dire davantage. Ils fumèrent encore quelques minutes ensemble ; le comte alla ensuite à l’Opéra, et le major, satisfait de l’éclaircissement rentra à dix heures à son hôtel.

Le lendemain, il se disposa pour aller rendre sa visite à la marquise. La cravate blanche, l’habit noir, le gilet riche, les bottes vernies contribuèrent à l’éclat de sa toilette que couronna une frisure élégante tout à fait dans le goût allemand et en harmonie avec sa chevelure blonde un peu ardente. Droit comme à la parade, il alla sur les boulevards, après avoir déjeûné. Deux heures sonnaient lorsqu’il se présenta chez la marquise.

Un groom l’introduisit dans un salon d’attente.

Si le major de Morghen eût été plus rompu aux mœurs privées de Paris, il eût vu, rien qu’au visage du groom, que sa présence jetait quelque embarras dans la maison. L’enfant n’avait osé lui dire ni si la marquise y était, ni si elle serait visible pour lui.

Il disparut derrière une porte, avec la lettre que lui avait remise le major de Morghen pour sa maîtresse.

En attendant la permission de la saluer, le major se mit à examiner les tableaux de famille qui ornaient les murs ou plutôt que les murs ornaient ; car les murs étaient couverts d’un riche papier liseré d’or et de soie, couleur d’eau, et les tableaux n’avaient d’autre mérite que celui de représenter d’antiques personnages historiques, qui tous furent acceptés de bonne foi par le naïf major, comme les portraits vénérés des aïeux de la marquise. On lisait, incrustés dans l’épaisseur de la bordure, les noms des Duguesclin, des Guise, des Villeroi. Il n’en fallait pas tant pour le convaincre qu’il était bien chez une descendante de ces grandes familles.

En si noble compagnie l’attente ne saurait paraître longue à un gentilhomme allemand.

Or, pendant ce temps, la marquise reposait avec Mousseline derrière les rideaux de brocard et de satin d’une alcôve en forme de temple grec, dont le mur du fond laissait voir, au lieu de tableaux de sainteté, deux gravures fort expressives, d’après Dubuffe.

Trop fatiguée des émotions d’une nuit passée au jeu, Mousseline, ainsi que cela lui arrivait souvent, avait accepté l’hospitalité chez son amie, non moins fatiguée qu’elle. Des cartes se voyaient éparses sur les fauteuils, les commodes et jusque sur la table de nuit.

La veillée s’était prolongée fort tard ; elle n’avait pas été heureuse pour les deux amies, cela se lisait à certain pli boudeur de leur front, mal assoupi par le sommeil. Pour comble d’infortune, elles étaient en ce moment, toutes deux, dans une mauvaise veine, leur cœur, si l’on peut s’exprimer ainsi, vaquait comme leur bourse.


Le jeu sur lequel elles avaient trop légèrement compté pour faire face aux dépenses du mois, le jeu les avait trahies comme un amant pendant cette dernière nuit. Au milieu de tous ces meubles somptueux elles étaient à peu près sans le sou. Ce qu’elles avaient de mieux à faire, c’était donc de dormir indéfiniment. Elles furent éveillées par l’entrée du groom.

— Qu’y a-t-il ? demanda en sursaut la marquise.

— C’est une lettre pour madame.

— Encore quelque créancier, murmura Mousseline en soulevant sa tête brune et boudeuse, ne lis donc pas ça !

— On attend la réponse, dit le groom.

— Qui a porté cette lettre ? demanda la marquise.

— Un étranger blond.

— Jeune ?

— Oui, madame.

— A-t-il l’air de venir chercher de l’argent ?

— Au contraire, madame.

— Je te sonnerai. Sors.

Le petit domestique se retira.

— Lisons-nous, Mousseline ?

— Lisons.