A. Lemerle (2p. 193-196).


Dernier avantage obtenu par l’amant d’une vieille comtesse.


Au commencement de ce récit, dit le chevalier De Profundis au marquis de Saint-Luc, je me suis interrompu un instant pour vous parler de cette petite lumière, dont le rayonnement perce jusqu’à nous du fond d’une chapelle tumulaire. Je vous ai dit aussi que la cause de la douleur qui l’avait allumée était à la fois triste et bouffonne.

Voyez si j’avais raison : celle qui a élevé ce riche tombeau est la vieille comtesse de Boulac que vous avez déjà connue à une soirée de lady Glenmour, celle que vous venez de voir encore chez elle à la funeste course de chevaux, et la personne inhumée sous ces blocs de marbre fastueux, c’est l’infortuné M. Beaurémy, si cruellement ridiculisé à l’occasion de cette lutte entre lui et M. Zéphirin, autre amant d’une vieille comtesse, de Madame de Martinier. De quoi est mort monsieur Beaurémy ? comment est-il mort ? demanderez-vous avec surprise.

Il est mort précisément de la cause à laquelle on attribuait son bonheur, parce qu’il était l’amant d’une vieille comtesse.

Il est mort d’ennui, de tristesse, de rage ; d’ennui, tant ses désirs matériels étaient facilement satisfaits, au moindre signe et avec une satiété horriblement monotone ; de tristesse, tant il avait été obligé de porter de fois à son bras madame de Boulac, sous son bras l’ombrelle fanée de cette comtesse fanée, dans ses bras son hideux griffon borgne ; de rage, tant la honte éprouvée devant trois cents personnes, le jour de la course sur la fatale pelouse de Ville-d’Avray avait aigri son sang et troublé son cerveau.

Rentré avec la fièvre ce jour-là, il se coucha pour ne plus se relever. Saisi par le délire, il passa en quelques heures de l’agonie à la mort ; mais il eut la douceur de mourir dans des draps de belle toile de Frise et d’être enseveli dans de la magnifique batiste anglaise.

Vous distinguez d’ici le tombeau que l’inconsolable comtesse de Boulac lui a fait élever par Auguste Préault, un de nos plus grands artistes, un de nos plus originaux statuaires.

Du reste, ainsi finissent misérablement presque tous ceux qui réalisent leur beau rêve si caressé, d’être un jour chauffés, nourris, habillés par les vieilles comtesses.

Ne croyez-vous pas, reprit aussitôt le chevalier De Profundis, que M. Beaurémy vivrait encore, si, n’étant pas le Sigisbée de madame de Boulac, il ne se fût pas exposé, pour lui obéir, au mortel ridicule de la scène de Ville-d’Avray ?

— Je le crois très fermement, répondit le marquis de Saint-Luc ; il en faut bien moins pour rendre fou, pour tuer un homme doué de quelque délicatesse.

— Eh bien ! mon cher marquis, je ne connais personne pour toucher en passant à mon système, dont l’évidence vous accablera plus tard, qui ne meure, comme M. Beaurémy, de quelque chagrin lent ou rapide. Plus je vais, plus je demeure ignorant des bornes qu’il faut assigner à la vie, dégagée des causes de destruction que la société met autour de l’homme ou qu’il se crée lui-même.