A. Lemerle (2p. 133-143).


Un heureux mensonge.


— Ce n’est pas, dit le docteur Patrick, en revenant à sa place, que la connaissance de cette lettre puisse compromettre beaucoup celle qui l’a écrite, mais enfin il faut respecter un secret, moins qu’un secret si vous voulez, une confidence qui n’était pas pour nous.

— Mais enfin cette lettre… de qui est-elle ? demanda impatiemment Tancrède.

— Il est impossible que vous ne le sachiez pas. Elle est de lady Glenmour.

— De lady Glenmour ! cette lettre est de lady Glenmour ! C’est elle, mais, docteur, songez-y ! qui se plaint de ne pouvoir dire à son mari qu’elle l’a aimé, qu’elle l’aime ?

— Songez-y vous-même ; où est en cela l’impossible ? L’intérieur de cette maison vous est assez connu…

— C’est vrai.

— La gêne, la contrainte qui se lit dans les moindres rapports qu’ont entre eux lord Glenmour et sa femme, ne supposent-elles pas assez de douleurs cachées ?

— C’est encore vrai, docteur, répliqua Tancrède, dont les yeux avaient bien de la peine à s’ouvrir à la fausse lumière que versait sur son front le docteur Patrick, mais qui enfin s’ouvraient ; c’est encore vrai ; mais lady Glenmour qui, dans cette lettre, dit qu’elle veut mourir.

— Avez-vous oublié cette profonde mélancolie, cette tristesse qui vous ont, comme moi, si souvent effrayé ?

— Oh ! mais elle ne mourra pas, n’est-ce pas ? Oh ! non… nous l’empêcherons… vous l’empêcherez, docteur ?

Allons — je ne me trompais pas, pensa le docteur. — Un autre amour qui s’embrase ! — deux découvertes au lieu d’une ! — Pauvres enfants ! — Glenmour, murmura-t-il, je ne vous ai pas tout dit dans ma lettre !

— Rien d’étonnant, vous le voyez, reprit-il, à ce que lady Glenmour ait écrit cette lettre, où elle s’exprime peut-être en termes un peu durs, un peu injustes sur sir Caskil.

— Mais c’est cela même, riposta vivement Tancrède, qui me fait croire que c’est lady Glenmour qui a écrit cette lettre. Maintenant, je l’affirmerais, — oui, c’est elle !

— Cependant, dit le docteur, feignant à son tour de douter, afin que Tancrède affirmât, cependant…

— Que voulez-vous dire ?

— Cette écriture de Paquerette..

— Rien n’est plus simple à expliquer, docteur.

— Ce n’est pas si simple à mon sens.

— Mais si ! dit Tancrède, Paquerette a la pleine confiance de lady Glenmour. Ce n’est pas la première fois que la maîtresse a recours à la main rapide de sa jeune femme de chambre pour l’aider dans sa correspondance. Paquerette lui aura sans doute appris qu’elle écrivait une lettre pour vous à lord Glenmour, et alors mylady, brisée, fatiguée de la scène du canal, lui aura dit, écrivez aussi celle-là pour moi, et mettez-la sous l’enveloppe de la lettre du docteur. Dans sa précipitation, lady Glenmour aura seulement oublié de signer, ce qui arrive souvent quand on dicte.

— Vous achevez de me convaincre ; cela se sera assurément passé ainsi, Tancrède.

— Incontestablement, affirma celui-ci. Et puisqu’elle bafoue, puisqu’elle déteste si ouvertement ce sir Archibald Caskil, je suivrai votre conseil, docteur, je ne ferai rien contre lui ; il fait assez lui-même pour qu’on ne soit pas jaloux de le retenir au château dès qu’il aura l’heureuse idée de le quitter. C’est une honte pour nous, une véritable honte d’avoir douté un seul instant de la pauvre estime où lady Glenmour devait le tenir ! Je vais voir dans quel état elle se trouve depuis notre naufrage. Elle ne doit pas être bien, à en juger par cette lettre où se peint si profondément son âme aimante, blessée… dédaignée… Oh ! non, elle ne mourra pas !

— Un mot, Tancrède. Le plus profond silence sur cette lettre ?

— Je vous le jure.

— Allez, mon ami.

Tancrède sortit.

Pour sauver l’honneur de Paquerette, le docteur avait joué habilement la partie. En attribuant cette lettre à lady Glenmour, il n’inventait pas un mensonge blessant pour elle ; il lui prêtait l’expression d’une affection et d’une douleur d’une grande vraisemblance, quoiqu’au fond, pas plus que Tancrède, il ne connût la cause réelle de la langueur de la comtesse, si toutefois il la soupçonnait ; mais ce qu’il venait de connaître à ne presque plus pouvoir en douter, c’est la passion inspirée par lady Glenmour à Tancrède, passion si jeune, si étourdie, si vivace, qu’elle ne prenait pas même la peine de se déguiser. Et cet excès même la laissait supposer au docteur peu dangereuse. Elle ne paraîtrait à lady Glenmour, si elle la découvrait jamais, que de l’enthousiasme, du vent, de la poésie. D’ailleurs le docteur Patrick se disait : — Je mettrais mes mains au feu et ma tête sous la hache pour soutenir que lord Glenmour et lady Glenmour finiront un jour par s’aimer.

L’immense avantage qu’il trouvait encore dans l’erreur où il avait jeté Tancrède en l’amenant à supposer que c’était lady Glenmour, et non Paquerette, qui avait écrit à lord Glenmour, était de calmer une partie de son animosité contre sir Caskil, dans lequel il voyait un ennemi acharné. Le docteur ne voulait pas encore savoir toutes les causes de cette haine… il lui suffisait d’en soupçonner une…

Mais à quoi tiennent les plus habiles calculs ? Si Tancrède, exalté par la pensée que lady Glenmour détestait sir Caskil, n’avait pas quitté étourdiment la lettre avant d’être au bout, il en aurait infailliblement lu les dernières lignes, après lesquelles l’adresse combinée de Machiavel et de Richelieu ne fût pas parvenue à lui donner le change.

Ces dernières lignes disaient :


« La prière que j’ai à vous adresser, Mylord, est celle-ci. Quand je ne serai plus, laissez mes pauvres parents dans l’éternelle ignorance de mon sort. Ils m’accuseront d’abord d’indifférence, puis d’ingratitude… Moi d’ingratitude ! Lassés de mon silence, ils vous écriront ensuite, et vous ne leur répondrez pas, Que leur répondriez-vous ?… Oh ! ne leur répondez jamais cela !… Leur Nany morte, et morte d’amour !… Ils me croiront absente, et les années s’écouleront. Ils me croiront hors de l’Europe. Qu’ils croient tout, excepté ma mort, excepté que je vous ai aimé… »


Pauvre chère Paquerette ! murmura le chevalier De Profundis. Voilà la maladie contre laquelle échoue la science du docteur Patrick. Quelle singulière, quelle barbare erreur ! ajouta-t-il. On rit des douleurs de l’amour, on n’en meurt pas, dit-on… Les fiers moralistes ! ils ne tiennent compte que de ceux qui survivent. Quant aux autres, comment les connaîtraient-ils ? Ils s’en vont mystérieusement creuser leur tombe dans le lit d’un torrent, ou bien ils mêlent leur âme à l’air meurtrier de l’asphyxie ; sans compter ces jeunes et délicates natures qui, comme Paquerette, passent à travers le ciel, étoiles fuyantes et silencieuses, et s’éteignent aussitôt. Ne dirait-on pas qu’ils savent de quoi l’on meurt, ces observateurs profonds ?

Rien ne tue, ou si quelque chose tue, c’est la divine folie de l’amour, cet anéantissement de la volonté, cette soumission du regard, de la pensée, de la vie au joug d’un autre regard, d’une autre pensée et d’une autre vie ; supplice qui fait couler le sang en dedans au lieu de le répandre au dehors, et qui, après avoir ainsi vaincu le corps, prend l’âme et se rit de la vertu, de la raison, de la résistance qu’elle enferme pour lui faire adorer, si elle est sage, une coquette ; si elle est pure, un monstre de vices ; si elle est esclave, le maître. Et ils disent que cela ne fait pas mourir !

Le docteur déchira la lettre écrite par Paquerette à lord Glenmour, et pour que le vide laissé dans l’enveloppe par cette soustraction, ne fût pas sensible, il ploya une feuille de papier qu’il mit à la place de la lettre absente.

Quelques minutes après cette opération, Paquerette remonta et cacheta l’enveloppe sans s’apercevoir de rien. Que de craintes ! que d’espérances ! la pauvre fille croyait pourtant scellées sous ce pli où lord Glenmour n’allait trouver, à côté de la lettre du docteur, qu’une feuille de papier blanc, mise là, penserait-il, par mégarde.

— Ainsi, de toutes nos espérances, murmura tristement le docteur en entendant partir Paquerette : « Une feuille de papier blanc. »