A. Lemerle (2p. 75-102).


Journée de malheur pour le chevalier Tancrède.


À peine installé chez son excellent ami, lord Glenmour, le comte de Madoc, ou le faux sir Archibald Caskil chercha à s’attirer les bonnes grâces de la domesticité du château. Autant l’orgueil des petits blesse les gens qui servent, autant la familiarité des grands leur plaît et obtient d’eux du zèle et du dévoûment. La popularité croit dans les lieux bas. Pour la cueillir, il faut savoir se courber. Le comte de Madoc ne l’ignorait pas. On entrait chez lui à toute heure sans sonner, sans faire prévenir ; ses malles restaient ouvertes ; la clé était toujours à son secrétaire, l’or et l’argent traînaient sur les tapis. Les moyens qu’emploient d’ordinaire les personnes soigneuses, pour n’être pas volées, il affectait de les mépriser dans le seul but d’exaspérer l’audace, ou plutôt la facilité de se faire piller par les valets et les domestiques qui n’avaient garde d’y manquer. Son linge fin, ses habits, ses meilleurs cigares, ses bagues de prix disparaissaient à plaisir. Quel excellent caractère d’homme, disaient en parlant de lui les gens du château ; on abandonnerait volontiers ses gages pour le servir ! Ils étaient surtout flattés de la simplicité avec laquelle il s’habillait ; il était excessivement propre, et voilà tout. Il ne passait pas sa matinée à nouer méthodiquement sa cravate, à faire vernir ses bottes. Il oubliait même assez souvent, à l’heure du dîner, de descendre au salon avec des gants ; et comme il traitait sans façon leur royale maîtresse ! elle à qui lord Glenmour, son mari, ne parlait jamais que chapeau bas, les yeux baissés et à demi-voix ; elle à qui eux-mêmes n’osaient jamais adresser la parole, tant l’exemple soumis de leur maître les condamnait à cette circonspection glacée et muette. Le faux sir Archibald Caskil avait en outre, à leurs yeux, le mérite rare de posséder une force prodigieuse ; on l’avait vu, en se jouant, soulever des poids énormes et faire ployer des branches que trois d’entre eux n’auraient pas courbées. La force est restée comme un titre de noblesse chez le peuple, qui jusqu’ici ne s’est guère élevé que par les efforts de la puissance physique. Tant de qualités devaient nécessairement fonder et cimenter la popularité de l’hôte bizarre de lord Glenmour, et il était en train de la conquérir.

Un des derniers beaux jours de l’automne, dont l’agonie se peignait mélancoliquement sur le vert languissant du gazon et le rouge tanné des feuilles de chêne, lady Glenmour, quoiqu’elle fût fort inquiète de n’avoir encore reçu aucune lettre de son mari, avait enfin cédé aux joyeuses obsessions du prétendu sir Caskil. L’excentrique étranger avait arrangé une promenade navale sur la grande pièce d’eau qu’on appelait aussi le Canal. On déjeunerait à bord du yacht, on y ferait de la musique, on s’amuserait toute l’après-midi. Il n’était pas venu chez son ami, disait-il, pour s’y enterrer tout vif, et pour voir mourir les autres d’ennui.

On s’embarqua donc sur le yacht vers midi quand le soleil, se croyant en été, déroulait ses plus belles nappes de lumière du haut d’un ciel pur comme au mois d’août. Un petit canot, peint en coutil, monté par lady Glenmour, sir Caskil, le docteur Patrick et plusieurs invités, s’éloigna de la berge. En quelques coups d’aviron il aborda le yacht, et l’échelle de soie fut descendue. C’est Tancrède, le futur amiral, qui reçut, et personne mieux que lui ne devait s’acquitter de cette honorable mission, lady Glenmour et sa suite. Au moment où elle posa le pied sur le gracieux vapeur, le drapeau anglais, hissé au grand mât et à l’artimon, fut salué de trois coups de canon qui firent partir du fond du parc une volée bleuâtre de petits oiseaux.

— Capitaine, dit le faux négociant du Cap à Tancrède, nous plaçons sous votre loyale protection une des plus aimables dames de l’Angleterre.

— Votre recommandation, répondit Tancrède, mérite qu’on l’accueille, monsieur ; mais elle n’ajoutera rien au vif intérêt que je porte à lady Glenmour.

— C’est répondre avec la fierté d’un marin.

— Et le devoir d’un serviteur.

Trêve à cette joute de compliments dont je suis l’objet, messieurs, intervint lady Glenmour ; montrez-moi plutôt l’intérieur de ce joli navire que je dois, je ne l’oublierai pas et je vous prie aussi de ne pas l’oublier, à la précieuse courtoisie de lord Glenmour, qui nous laisse bien longtemps sans nouvelles. Votre bras, cher docteur.

— À la condition que vous me direz, répliqua le bon docteur Patrick, tout ce que vous verrez de remarquable. Je compte sur vos yeux.

— Docteur, je n’oublierai rien pour vous être agréable.

— Merci, mylady. Sir Caskil, vous passerez devant nous.

— À vos ordres, docteur.

— Et vous, Tancrède ? demanda lady Glenmour.

— Moi, je reste sur le pont pour veiller à la manœuvre. Mes matelots et mes chauffeurs ne sont pas très expérimentés. D’ailleurs, la circonstance me fait capitaine, et ma tâche est de demeurer ici, au gouvernail.

— Ayez bien soin de nous, Tancrède, dit lady Glenmour, qui, pour répondre à la fiction d’un voyage, avait enveloppé son corps charmant dans un burnous rose, doublé de satin blanc, et emprisonné son visage dans un étroit chapeau de velours noir, sans plumes ni fleurs. N’allez pas nous conduire aux Indes… où vous avez failli déjà mourir deux fois, Tancrède.

— Non, mylady, nous n’irons pas si loin… à moins qu’en passant, sir Caskil ne veuille descendre chez lui au cap de Bonne-Espérance.

— Je ne suis pas si pressé de vous quitter, mon jeune ami.

— Nous serions, certes, très fâchés qu’il en fût autrement, Tancrède tout le premier, j’en suis sûre, ajouta lady Glenmour, en mettant le pied sur l’échelle de palissandre qui conduisait au salon du yacht. Elle se retourna ensuite pour envoyer du bout des doigts et du bout des lèvres un joli sourire à Tancrède.

Celui-ci ordonna aussitôt de mettre les roues en mouvement, et le yacht s’élança sur la surface tranquille de la pièce d’eau.

On eût dit qu’un premier nuage de tristesse se détachait du visage de lady Glenmour, et qu’à travers les autres voiles on voyait poindre les roses si longtemps étouffées de son teint. Le vent qui s’élève de l’eau et lui emprunte une vivifiante fraîcheur, animait ses traits, éclaircissait son regard et dérangeait avec un bonheur inouï de désordre, ses cheveux sur son front.

Elle fut étonnée de l’exquise coquetterie qui avait présidé aux aménagements du yacht. Un boudoir n’a pas de plus délicieuses surprises à offrir aux regards difficiles d’une jeune mariée. Et c’était la première fois que lady Glenmour daignait y venir ! Elle pensa un instant, avec une reconnaissance mêlée de tristesse, à celui à qui elle devait cette merveille dont elle l’avait à peine remercié. Pourquoi ne lui écrivait-il pas ? Mais le bruyant sir Archibald Caskil, qui aurait troublé un ange dans sa prière, lui dit, en la tirant brusquement de ses réflexions :

— Mylady, vous avez promis au docteur Patrick de lui dire les beautés qui vous frapperaient pendant notre visite dans l’intérieur du yacht. Et vous voilà depuis plusieurs minutes pensive…

— Pardon, oh ! pardon, docteur !

— Non-seulement je vous dispense de cette peine, chère milady, reprit Patrick, mais je vais vous prouver qu’elle serait parfaitement inutile.

— Comment cela ?

— Oh ! mon Dieu ! c’est bien simple : c’est parce que j’ai déjà tout vu.

— Vous avez tout vu !

— Jugez-en vous-même. Mais comme je ne veux pas vous faire croire que je suis sorcier, je dois vous prévenir que mes pieds, mes mains, le son de vos voix et l’odeur des peintures m’en ont autant appris sur ce joli salon où nous sommes que vos yeux ont pu vous en apprendre. D’abord il a douze pieds de long sur huit de large.

— C’est exact, répondit le faux sir Caskil.

— Le plafond est blanc avec des losanges d’or en relief.

— Incroyable !

— Il est soutenu par quatre piliers de fer ciselés en forme de palmiers.

— C’est cela !

— Autour du salon règne un divan jaune, et de distance en distance, entre les coussins, il y a des glaces ovales.

— Parfaitement vrai.

— Celle du milieu et qui répond à l’arrière du yacht est oblongue, et cache un pilier qui sert à faire tourner deux portes. Ces deux portes s’ouvrent sur un autre petit salon tendu en velours rose, moucheté de blanc ; il est très étroit ; le fond donne sur un balcon qui prend la forme de l’arrière du vaisseau, et a, par conséquent, de loin l’aspect de la gorge d’un cygne.

— C’est à ne pas y croire, n’est-ce pas, milady ?

— Le parquet où nous sommes est couvert d’une natte des Indes, et vous êtes assise en ce moment, vous, milady, sur un siége pliant en damas cerise, et vous, sir Caskil, vous êtes debout près de l’échelle par où nous venons de descendre.

— Pas une erreur ! s’écria lady Glenmour en pressant avec une affection filiale la main du docteur Patrick.

— Par mon âme ! dit le comte de Madoc ou le prétendu sir Archibald Caskil, je donnerais mes deux yeux, qui y voient assez clair, Dieu merci ! pour votre cécité.

— Elle devient de jour en jour meilleure, en effet, répondit Patrick en riant, et je n’aurais qu’un seul regret maintenant, ce serait de la perdre.

Jusqu’ici sir Caskil ne s’était pas trop livré à ses excentricités ; il est vrai que la perspicacité merveilleuse du docteur Patrick avait fini par le faire profondément réfléchir. Celui qui n’y voyait pas du tout pouvait devenir pour lui un témoin plus importun et plus inquiétant que le jeune homme aux regards de flamme.

La cloche appela tout le monde sur le pont. On allait déjeûner. Le couvert était mis à la poupe ; en mangeant on verrait passer et reparaître les riches accidents d’un parc d’une lieue de circonférence, et la pièce d’eau en faisait le tour, à travers des îles de jonc et des bancs de sainfoin.

Le déjeûner fut servi et le joli yacht continua, habilement chauffé, à suivre, comme l’eût fait un cygne dont il avait la forme, les sinuosités de la pièce d’eau qu’une heureuse incurie n’avait pas fait encaisser entre des murs de pierre de taille. Elle s’étalait en liberté jusqu’aux pieds des arbres du parc courant ou laissant à nu des portions de terrain. Tantôt le dard doré de la proue soulevait de longues branches de saule, et alors les passagers, surpris de la visite d’un arbre, écartaient de main en main l’obstacle qu’ils laissaient bientôt tomber échevelé derrière la poupe ; tantôt la quille du yacht glissait en déroulant un galon d’argent sur la surface de l’eau. Tancrède, qui n’avait pas quitté le gouvernail, s’affligeait de la taciturnité de lady Glenmour. Un spectacle si nouveau pour elle n’avait pas le pouvoir de la distraire ! Mais les reines elles-mêmes, toutes dédaigneuses qu’on les suppose, ont des cris de l’âme pour ces sortes de tableaux. Il eût voulu que cette pièce d’eau sur laquelle il naviguait se fût agrandie, et se trouver tout seuls, elle et lui, au milieu de la grande, de la solitaire mer !

Véritablement cette promenade sur l’eau et sous la voûte des arbres eût ravi toute femme ; lady Glenmour, que ne secouait pas en ce moment la verve de sir Caskil, avait coupé en passant une branche d’osier, et elle en trempait mélancoliquement les flexibles rameaux dans l’eau courante. Et elle regardait tomber de ces rameaux les milliers de perles que formaient le remous et les rayons du soleil. Sir Caskil, contre son ordinaire, gardait le silence, le docteur causait histoire naturelle avec quelques personnes près de la cheminée du yacht.

Ce silence durait depuis plus d’une demi-heure, quand le faux sir Caskil s’écria, de manière à être entendu de toutes les personnes qui se trouvaient sur le pont :

— Ah ! si l’on voulait me faire capitaine du yacht pendant une heure…

— Que feriez-vous ? répliqua Tancrède piqué au vif d’un pareil souhait.

— Ce que je ferais ? non pas mieux que vous, mon cher Tancrède ; mais je ferais autre chose.

— Et quoi donc, enfin ?

— C’est mon secret, tant que je ne serai pas revêtu du commandement.

— Prenez-le donc, s’écria Tancrède avec humeur, et voyons ce que vous nous ménagez de rare, de surprenant.

— Vous allez le voir.

On ne manqua pas de s’intéresser à ce défi, et l’attention fut portée sur Tancrède et sur Caskil, qui commença par ordonner aux chauffeurs d’activer le feu de la machine. Il se plaça ensuite au gouvernail. Lady Glenmour attachait aussi son regard sur Caskil.

Par suite des ordres qu’avait donnés celui-ci, le yacht marchait déjà beaucoup plus vite. Il faisait le tour du canal en deux fois moins de temps, et l’écume qu’il soulevait allait grossir l’eau sur les bords. Tout tremblait sur le yacht comme en pleine mer sur un bâtiment quand le vent souffle avec violence et en équerre dans les voiles. Il frémissait en fuyant sous les pieds des passagers, qui paraissaient plus heureux de cette commotion continuelle, lady Glenmour particulièrement. L’air plus vif, l’eau plus agitée, le paysage courant plus rapidement, lui communiquaient une ivresse qui l’animait comme l’eût fait un vin généreux. Ses yeux étincelaient et sa bouche se plissait avec la fierté d’une naïade debout sur sa conque marine. Tancrède seul était soucieux ; il promenait autour de lui une attention inquiète. Il regardait à la fois sir Caskil, lady Glenmour, le rivage et le yacht. Enfin, d’une voix troublée, il osa dire :

— Sir Caskil, nous allons bien vite…

— Homme prudent ! se contenta de répondre celui-ci avec ironie.

— Je vous dis, sir Caskil, que nous allons trop vite…

— Est-ce votre avis, mesdames ? demanda le faux sir Caskil.

— Non ! mais non ! répondirent les dames.

— Que nous allons bien ! Allons toujours ainsi !

Tancrède, qui ne voulait pas se montrer plus timoré que ces dames, se tut.

— Alors, reprit sir Caskil, allons mieux ! allons plus vite encore !

Et il ordonna au mécanicien d’augmenter la vitesse de plusieurs degrés. À l’instant même le yacht, comme s’il eût senti l’éperon dans les flancs, bondit et courut éperdûment, passant comme un poisson entre les petits détroits formés par les trois vastes bassins de la pièce d’eau, refoulant devant lui les algues vertes, déchirant les bas-fonds, faisant monter des nuages de sable à la surface, fauchant les joncs et les hautes herbes qui s’opposaient à son impétuosité.

Tancrède perdait toujours de son sang-froid ; il pâlissait de colère ; son silence était orageux ; d’instant en instant il se rapprochait davantage de lady Glenmour qui, charmée de cette rapidité, n’en pouvait plus d’émotion, d’enthousiasme, d’excitation. Le vent emporta son chapeau, s’engouffra dans son burnous blanc, et ses beaux cheveux flottèrent à l’aventure.

— Hurah ! hurah ! criait le comte de Madoc ou le faux sir Caskil. Nous mangeons, nous dévorons l’espace ! Hurah ! hurah !

— Mon devoir est encore de vous avertir, s’écria une seconde fois Tancrède d’une voix étouffée, qu’il y a du danger, un très grand danger à courir ainsi que vous le faites en ce moment. Ce yacht n’est pas un vaisseau de guerre, la machine que vous avez démesurément chauffée n’est pas sortie des ateliers de l’État ; d’un moment à l’autre elle peut éclater…

— Ne le croyez pas ! s’écria Caskil.

— Monsieur, je suis marin et vous n’êtes qu’un marchand du cap de Bonne-Espérance…

— Vous, marin ! vous êtes, je vous l’ai dit, un jeune homme prudent, très prudent !

— Un poltron, n’est-ce pas ? Eh bien, vous allez voir… Chauffeur ! s’écria Tancrède, gorgez le four de charbon, faites rougir à blanc la machine ; mécanicien, la plus grande vitesse… je vous l’ordonne.

Tancrède achevait à peine de donner cet ordre meurtrier, que le yacht, ayant touché le fond, pencha soudainement à droite. Un cri général s’éleva.

— Vous voyez ! reprit Tancrède.

Mais tirant fort peu d’eau, le yacht se releva aussitôt et reprit sa course foudroyante.

Pour mieux jouir du coup-d’œil, lady Glenmour s’était portée à la poupe et s’extasiait de l’étourdissante, de l’effrayante mobilité avec laquelle passaient à ses côtés arbres, buissons, prairies, oseraies, monticules, îlots, haies riveraines, chaumières ; elle se dilatait, elle chantait, elle riait… Tout-à-coup un craquement sec, horrible se fit entendre, et le yacht s’arrêta, s’affaissa sur lui-même ; il penche, s’abat sur l’un des côtés, et l’on voit sortir en grondant et avec des sifflements rouges et sinistres un énorme, un étouffant nuage de fumée. En tombant, le yacht, qui s’était crevé sur un des pieux plantés dans le canal, jeta dans l’eau la moitié des passagers. Dans le désordre, on criait, on pleurait, on appelait, on cherchait à gagner les bords. Avant que Tancrède, qui n’avait pas perdu de vue lady Glenmour, n’eût eu le temps de courir vers elle pour la sauver, sir Caskil, l’avait prise, enlacée dans ses deux bras et pressée contre lui ; il s’était précipité de la poupe à la proue, malgré l’effrayante inclinaison du yacht. Une distance de quelques pieds séparait la proue d’avec la terre. D’un bond, sir Caskil la franchit, et il déposa lady Glenmour toute défaillante sur le gazon.

Au bout d’un quart d’heure d’effroi et de désordre, chacun s’était enfin assuré qu’il n’avait pas péri : ceux qui étaient restés à bord, le docteur Patrick entr’autres, n’avaient pas eu le moindre mal ; ceux qui avaient roulé dans l’eau avaient regagné la terre sans accident. Tancrède seul, trop pressé de porter secours à lady Glenmour, était tombé dans un mélange de vase et d’algues d’où il était sorti dans un état plus comique que véritablement touchant. Pour achever sa triste déconvenue, le prétendu sir Archibald Caskil lui cria, en le voyant passer sous cette livrée de Triton : — Vous aviez raison, cher Tancrède, il faut être prudent… Sir Caskil lui envoya ensuite un salut et resta assis, comme un berger de Virgile, sur le riant gazon au pied de la belle lady Glenmour qui, déjà revenue d’un léger évanouissement, riait de toute son âme au souvenir de la mésaventure qu’elle venait d’éprouver, et semblait tout heureuse et toute ravie d’avoir senti battre son cœur avec violence, et connu enfin une sensation énergique. Elle remerciait avec une grâce charmante sir Caskil du service qu’il lui avait rendu en la sauvant de ce petit naufrage dont elle se souviendrait toujours, parce qu’elle avait eu peur, disait-elle, oh ! extraordinairement peur, et elle insistait sur l’impression profonde de cette terreur, comme une autre personne sur une sensation de plaisir.

Malgré sa profonde envie d’aller cacher sa déconvenue au fond de son appartement, Tancrède retourna la tête quand il n’était encore qu’à quelques pas de l’endroit où il avait vu sir Caskil et lady Glenmour. Son mauvais génie lui conseilla ce mouvement. Il fut témoin d’un tableau fort naturel, et qui pourtant augmenta la confusion de ses esprits. Les cheveux de lady Glenmour s’étaient enchevêtrés, dans le transport du vaisseau à terre, aux boutons d’acier de l’habit de sir Caskil, et ils étaient occupés elle et lui à les dégager. Travail difficile, un peu douloureux et qui obligeait lady Glenmour à donner à sa tête et à son cou des poses gauches et pénibles, mais qu’elle rendait charmantes parce qu’elle rendait tout charmant. La douleur fit voir à Tancrède de la familiarité dans un accident si simple. Il aurait voulu mourir dans l’explosion du yacht… avec elle peut-être. Comme on est généreux quand on aime !

Quoique lady Glenmour n’eût pas été mouillée, sa toilette avait subi de graves altérations, mais pour la première fois de sa vie elle ne songeait pas plus à sa toilette que si elle eût été la fille d’un des pauvres paysans du château.

Dès qu’on fut tout-à-fait remis de la secousse, on songea à regagner le château, accompagné des paysans, des domestiques, des jardiniers et des valets accourus au bruit du naufrage. Lady Glenmour, encore toute pâle et tout émue, faible, étonnée, mais comme charmée de son état, ouvrait la marche, mollement appuyée sur le bras de sir Caskil. Comme il se faisait tard et que, de la pièce d’eau à la maison, en passant par le parc, la distance était assez longue, le docteur Patrick prit le bras de Paquerette, qu’il accepta moins encore pour être conduit que pour avoir l’occasion de dire tout bas à la jeune servante, dont la discrétion lui était connue, de le suivre chez lui quand on serait arrivé au château. Ne voulant pas avoir recours à Tancrède, dont la mauvaise humeur était manifeste, il la pria, comme il lui arrivait souvent de le remplacer en qualité de secrétaire. Habituée à cette confiance qu’elle méritait par son inviolable discrétion, Paquerette consentit volontiers à ce que désirait le docteur Patrick. Celui-ci sentait dans sa conscience la nécessité de communiquer à lord Glenmour le plus promptement possible l’impression laissée en lui par l’événement de la journée et par quelques autres particularités antérieures. Son parti était pris sur ce point. Il porta ensuite son attention sur Paquerette, à laquelle il dit :

— Au son de votre voix, je gage, mon enfant, que vous n’êtes pas en bonne santé. Je vous avais ordonné de vous coucher de bonne heure, l’avez-vous fait ?

— Non, docteur, mais…

— Je vous avais dit aussi de prendre quelques cuillerées de sirop de digitale pour calmer vos palpitations.

— C’est vrai, monsieur Patrick, et je vous suis reconnaissante de ces bons soins.

— Il ne s’agit pas de cela. Avez-vous pris de ce sirop ?… Allons, je vois que non. Mon enfant, le mal est grave ; il est au cœur.

— Oui, docteur, il est au cœur, ainsi que vous le dites.

— Vous ne voulez donc pas guérir ?

— Puis-je guérir ?

— Comment donc ? on guérit de tout mal quand il est pris à temps, repartit le docteur Patrick, confiant en son art, comme le sont du reste la plupart des médecins.

— Allons, ne vous fâchez pas si fort, docteur, désormais je me conformerai ponctuellement à vos ordonnances.

— Et vous ferez bien, Paquerette.

Le docteur appuya sa phrase d’une accentuation qu’il n’employait que dans les occasions sérieuses et quand il n’y avait plus à plaisanter avec ses prescriptions.

Mais bientôt toute la troupe de naufragés arriva au château, où l’on se hâta de faire du tilleul, du thé, du vin chaud, où l’on chercha des habits pour ceux qui étaient mouillés et des pantoufles pour ceux qui avaient perdu leurs souliers.

Justement vexé du résultat de sa journée, Tancrède courut se renfermer dans sa chambre, découragé et soucieux comme un officier de marine condamné à passer devant un conseil de guerre pour avoir laissé périr le vaisseau qu’il commandait. Son mécontentement avait aussi une autre cause qu’on suppose aisément.