A. Lemerle (2p. 29-57).


Tancrède et lady Glenmour.


Tancrède prit le commandement souverain du château en l’absence de lord Glenmour, qui, on l’a vu, le lui avait délégué. Il en usa avec la fougue d’un jeune collégien auquel on confie un fusil pour chasser pendant les vacances. Comme cette autorité devait naturellement s’exercer au plus grand profit de lady Glenmour, il mit dans sa tâche un zèle et une importance telles, que les domestiques riaient tout bas, et le bon docteur Patrick tout haut et sans se gêner. Tancrède allait voir le matin si le déjeuner de lady Glenmour flatterait son goût, pendant le jour si l’allée du parc où elle daignerait poser ses pieds était suffisamment sablée, et le soir si l’on avait fermé et verrouillé toutes les portes ; ensuite il faisait sa ronde hors des murs du parc pour s’assurer que le trésor confié à sa surveillance ne courrait pendant la nuit aucun danger.

— Prenez garde ! lui dit une fois le docteur Patrick, prenez garde, Tancrède ; j’ai vu cette après-midi un homme de mauvaise mine rôder, avec des intentions sinistres, autour du château.

— Docteur, dépeignez-le moi. Quelque misérable…

— Volontiers. Il a une cravate rouge.

— Tous ces brigands ont une cravate rouge.

— Une barbe épaisse.

— Et vous ne l’avez point interrogé ?

— Des yeux inquiets et furtifs.

— Qui ce peut-être ?

— Il portait un sabre au côté.

— Un sabre !

— Un fusil rouillé sur l’épaule.

— Docteur !

— Caché dans les broussailles, il examinait le château.

— Mais encore une fois, docteur, il fallait le questionner. De pareils gens…

— C’est ce que j’ai fait. Je lui ai dit : Qui êtes-vous ?

— Et il vous a répondu ?…

— Garde champêtre.

— Mais ne devinez-vous pas, dit lady Glenmour, présente à cette mystification, que le docteur Patrick se moque doublement de vous, Tancrède ? Comment aurait-il vu un homme, un fusil, un sabre, une cravate rouge, lui qui n’y voit pas ?

Tancrède baissa la tête de confusion ; il la releva presque aussitôt avec orgueil en disant : — Milady, on n’est jamais ridicule en exagérant son devoir.

Cependant Tancrède exagéra un jour tellement son devoir qu’il en rit lui-même autant que tous les autres ; et voici à quelle occasion.

Un matin que, selon son habitude, il épiait les gens qui venaient au château, il vit entrer un jeune homme élégant, vêtu de noir, et qui demanda discrètement à parler à lady Glenmour. On eut beau lui dire que lady Glenmour ne recevait pas de si bonne heure, il n’en persista pas moins dans son désir de la voir. Cette obstination exalta la sollicitude déjà si éveillée de Tancrède. Il se cacha derrière la porte du salon dans lequel on avait fait entrer l’inconnu, en attendant qu’on prévînt de sa visite lady Glenmour, et il se mit en observation. Que voulait cet homme ? quelles étaient ses intentions ? qu’avait-il de si mystérieux à confier à lady Glenmour ? Son imagination était aux champs. Enfin, lady Glenmour, en déshabillé du matin, paraît ; l’étranger se lève, va au devant d’elle, la salue, lui parle, bas, si bas, que Tancrède, horriblement intrigué, est sur le point de quitter sa cachette pour se jeter au milieu de cette confidence insolite et d’en demander le motif. Cependant il se contient ; mais quel effort ! lady Glenmour s’assied sur un fauteuil, sourit à l’étranger ; alors celui-ci tombe tout-à-coup à ses pieds…

— Que faites-vous là ? monsieur, s’écria Tancrède d’une voix émue. Osez-vous bien ?…

— J’ose prendre mesure d’une paire de souliers à madame, répond le jeune homme élégant, ajoutant : — Je suis cordonnier de mon état.

— Cordonnier ! répéta Tancrède en se retirant, le visage caché entre ses deux mains pour qu’on ne vît pas sa honte, cordonnier !

Bientôt tout le château fut au courant de l’aventure du cordonnier et on en rit pendant vingt-quatre heures. Lady Glenmour elle-même, si sérieuse, si triste, se mêla à la gaîté générale pour rire aux dépens de ce pauvre Tancrède, le fougueux jeune homme qui ne savait jamais rencontrer le point exact où la prudence cesse et où l’extravagance commence.

Un soir, Tancrède et le docteur Patrick, quoique aveugle, jouaient aux échecs, tour de force étonnant, mais qui ne paraîtra pas impossible à ceux qui savent à quel degré de subtilité s’élèvent le tact, l’ouïe, la mémoire chez les aveugles.

En perdant la vue, le docteur avait acquis une merveilleuse pénétration morale ; elle était si extraordinaire qu’il pouvait exercer la médecine avec la même supériorité qu’avant son malheur, et se livrer à la plupart des exercices où la faculté d’y voir semble indispensable. Il avait tant perfectionné en lui le sens de l’ouïe, qu’il découvrait presque toujours au son de la voix, l’opinion, la véritable pensée de celui qui voulait cacher son sentiment sous des paroles menteuses. Il s’était d’autant plus rapproché de l’âme qu’il s’était éloigné de la réalité. Personne n’écoutait avec autant d’indifférence que lui, et personne n’écoutait mieux cependant. Cette pénétration presque divinatrice qu’il ne possédait que depuis sa cécité, imprimait à sa figure un caractère de repos qu’elle n’avait pas toujours eu. La bonté d’aujourd’hui et les passions d’autrefois s’étaient rencontrées comme se rencontrent la neige et le feu à mi-chemin de mont Hécla. Clairs comme lorsqu’ils y voyaient, ses yeux répandaient des flammes autour de lui, tandis que son front, réservoir de ses pensées, était calme et serein comme le ciel, qui contient pourtant les orages.

Or, ce soir là, il jouait aux échecs avec Tancrède dans le salon, à quelques pas de lady Glenmour, occupée à relire pour la centième fois ce numéro du journal de la Cour qui avait entraîné une première et si grave explication entre elle et son mari. À ses pieds dormait comme d’habitude Maracaïbo. Depuis une heure, ce qui est à peine une minute pour des joueurs d’échecs, Tancrède et le docteur avançaient des tours et défendaient leur roi, lorsque lady Glenmour, que sa lecture absorbait profondément, dit à Tancrède, afin que celui-ci ne s’aperçût pas de sa douleur :

— Tancrède, pourriez-vous tout à la fois causer et jouer aux échecs ?

— Très facilement, mylady.

— On dit pourtant que c’est impossible…

— Essayez.

— Qu’y a-t-il ? se dit en lui-même le docteur. La voix de lady Glenmour n’est pas franche, naturelle, vraie, comme d’habitude.

— Vous avez voyagé dans l’Inde, Tancrède ?

— Oui, mylady. — Docteur, j’ai joué. À vous.

Tancrède vit briller une larme dans les yeux de lady Glenmour ; il fut troublé. Il aurait voulu se lever, courir à elle, lui demander la cause de sa tristesse. Son regard exprima tout cela.

— Est-ce un aussi beau pays qu’on le dit ?

— Il est encore plus beau, mylady.

— J’avance mon cavalier, dit Patrick. Attention !

— Vraiment ? je pensais que les voyageurs avaient beaucoup exagéré…

— J’ai vu, mylady, une ville de roses, où l’on ne marche que sur des roses, dont les murs sont des roses, où l’on ne voit, où l’on ne sent que les roses.

— Une ville de roses ! s’écria en riant lady Glenmour.

Patrick devina derrière ce rire tremblé le commencement d’une excitation nerveuse pareille à celle qu’éprouvent certaines personnes aux approches de l’orage.

— Oui, mylady, et cette ville, c’est Ghazipour, près de Benarès. Les femmes, les enfants, les hommes cueillent des roses pendant le jour, les effeuillent, la nuit, dans des bassins, et le matin, au lever du soleil, ils écrèment l’huile qui surnage à la surface et qui forme ce merveilleux parfum qu’on appelle l’essence de rose.

— Ni l’un ni l’autre, se dit Patrick, n’ont la conscience de ce qu’ils viennent, lui de dire, elle d’entendre. Tancrède a remarqué quelque chose d’extraordinaire en lady Glenmour, et il ne se trompe pas : lady Glenmour est près d’avoir une crise nerveuse.

Tout à coup on sonna violemment à la grille du château.

Lady Glenmour poussa aussitôt un cri aigu.

— À cette heure ! dit Tancrède. Qui donc peut venir ?

La demie de onze heures sonnait à la pendule.

— On dirait, pensa le docteur, que lady Glenmour avait le pressentiment de ce bruit et de l’arrivée de la personne qui le cause.

Maracaïbo lui-même se leva à demi sur son séant et écouta avec une étrange et comique inquiétude. On eût dit que son instinct de bête devinait un danger vague, mais imminent.

Tancrède regarda lady Glenmour pour lui demander s’il fallait aller ouvrir.

— Docteur ? fit à son tour lady Glenmour, en exprimant le même doute.

— Mon avis, mylady, est qu’il faut aller ouvrir. Est-ce que nous sommes en pays ennemi ? D’ailleurs, on s’informera à travers la grille ; c’est l’office de Tancrède. Beau chevalier, allez lever la herse et baisser le pont.

— Mylady ?

— Allez ouvrir, dit lady Glenmour à Tancrède ; allez !

Tancrède obéit.

— Vous imaginez-vous qui ce peut être, docteur ? Peut-être une lettre de lord Glenmour ; voilà quinze jours qu’il est parti, et nous n’avons pas reçu une seule fois de ses nouvelles.

— Je ne le pense pas, mylady, le facteur ne vient jamais si tard.

Tandis que lady Glenmour et le docteur se livraient aux conjectures, Tancrède, arrivé à la grille du château, demandait à celui qui avait sonné si fort qui il était.

Une joyeuse voix lui répondit :

— Sir Francis Archibald Caskil.

— Nous ne vous connaissons pas ici, Monsieur.

— Nous ferons vite connaissance, pourvu toutefois que vous ouvriez cette grille.

— Mais je ne sais… dit Tancrède, toujours la clé de la grille à la main.

— En voulez-vous savoir davantage ? Je suis Anglais, j’ai trente-deux ans de moins que ma mère et que mon père. Je suis brun et j’ai soif.

— Qui demandez-vous ?

— Mon meilleur ami, lord Glenmour. Arrivé du cap de Bonne-Espérance, je viens chez lui pour manger, boire et dormir pendant trois mois. Allons, mon cher Tancrède, mettez la clé dans la serrure, ou sinon j’ouvrirai moi-même cette grille.

— Et comment cela, Monsieur ?

— Vous allez voir.

Passant lestement le bras entre deux barreaux de la grille, l’étranger saisit la grosse clé que Tancrède tenait à la main, et avant que celui-ci eût exprimé son étonnement, il mit la clé dans la serrure, ouvrit la porte et la referma sur lui, après en avoir retiré la clé. Ensuite et toujours en riant de son franc rire, il souleva Tancrède dans ses bras et courut vers le château. Conduit par la lumière, il va au salon, pousse la porte, et se montre à lady Glenmour, interdite de cette apparition.

— Voilà votre beau page, mylady, je vous le ramène, ou plutôt je vous le rapporte.

— Monsieur, s’écria lady Glenmour, qui êtes-vous ? que signifie…

Tancrède regardait, avec une étrange stupéfaction et beaucoup de confusion, car son retour triomphal était fort ridicule, cet homme hardi et gai, robuste comme un lion, adroit comme un chat, vif comme la poudre, qui l’avait pris sous le bras et porté cent cinquante pas en courant.

— Maintenant, dit sir Francis Archibald Caskil, permettez que je vous embrasse de tout cœur comme la femme de mon meilleur ami, lord Glenmour.

— M’embrasser !

Lady Glenmour était déjà embrassée sur les deux joues.

— Monsieur, dit le docteur Patrick, mais Monsieur !…

— Docteur Patrick, calmez-vous, je suis Caskil ; touchez là.

— Archibald Caskil !

— Lui-même.

— Le riche négociant du Cap, le millionnaire ?

— Lui-même, et ce qui vaut mieux, l’ami, le sauveur de lord Glenmour pendant sa longue maladie au Cap. Vous voyez, milady, reprit sir Caskil, que je suis connu chez vous. Permettez donc que je vous embrasse encore une fois, c’est la mode au cap de Bonne-Espérance.

— Mais, Monsieur…

Lady Glenmour se trouva encore une fois embrassée avant qu’elle pût faire de ses deux mains révoltées, qui se levèrent trop tard, un bouclier pour sa pudeur.

Il paraît que cette mode d’embrasser, transportée du Cap à Paris, ne plaisait guère à Maracaïbo, car il éprouva un tressaillement nerveux si fort quand il fut témoin pour la seconde fois de l’accolade, que lady Glenmour eut toutes les peines du monde à le dompter, à le faire se tenir tranquille en posant le pied sur son cou.

Elle ne savait comment échapper à cette familiarité inouïe pour elle ; elle se démenait, elle voulait se mettre en colère et n’y parvenait pas en voyant devant elle le visage heureux et réjoui de sir Francis Archibald Caskil. Du reste, celui-ci ne lui donna pas le temps de trop réfléchir ; d’un étonnement il la jeta brusquement dans un autre, en disant au docteur Patrick, qui cherchait aussi à se remettre de la secousse :

— À ce qu’il me semble, vous jouiez aux échecs quand je suis arrivé ?

— Oui, Monsieur, répondit Patrick.

— Voulez-vous connaître, docteur, le coup le plus fort qui puisse avoir lieu sur un échiquier ?

— Dans quelques jours, si vous voulez bien me le montrer…

— Non, tout de suite, docteur. Et sans plus attendre, sir Caskil donna un grand coup de poing au milieu de l’échiquier posé sur la table, et le fendit en deux morceaux.

— Avouez, docteur, que voilà un fameux coup ?

— Monsieur, vous êtes fou ! s’écria Tancrède.

— Si vous n’êtes pas plus raisonnable, vous, lui répondit sir Caskil, je vous enverrai vous coucher.

Tancrède allait répondre par une interpellation des plus vives ou peut-être par des menaces, mais il se souvint qu’il était en présence d’une femme, et que cet homme était l’ami de lord Glenmour.

Il prit une chaise et en donna un coup violent sur le tapis.

Lady Glenmour n’avait rien vu de pareil.

— Nous le remplacerons demain par un plus beau, dit sir Caskil en montrant l’échiquier brisé. Vous aviez assez joué ce soir, je présume. À propos, de quoi parliez-vous quand, j’ai troublé vos seigneuries ? Peut-on le savoir, si ce n’est pas trop hardi ?

— En effet, murmura Tancrède, il est temps de faire de la réserve…

De la colère, lady Glenmour était passée à la surprise, et de la surprise à une espèce de demi-gaîté, en voyant sir Caskil apporter la tempête amusante de son caractère au milieu du silence claustral du château.

— Reprenez donc le fil de votre conversation, charmante amie de mon meilleur ami, continua Caskil en prenant avec familiarité les deux mains de lady Glenmour.

Tancrède ne vit pas d’un œil tranquille cette nouvelle privauté. Il poussa un soupir.

— Qu’avez-vous ? lui dit tout bas le docteur.

— J’ai… j’ai que je voudrais être aveugle comme vous en ce moment pour ne pas apercevoir quelqu’un qui commence, je ne sais pourquoi, à me fatiguer… à me déplaire.

— Enfant, contenez-vous, lui dit aussi tout bas le docteur. Le monde, que vous ne connaissez pas encore beaucoup, est plein de caractères divers.

Tancrède pinça son dépit entre ses lèvres mutines.

— Eh bien ! mylady ! je ne saurai donc pas de quoi vous causiez ?

— Nous ne causions pas, Monsieur.

— Jeune homme, vous êtes trop aimable, je le jure, pour laisser languir la conversation en compagnie d’une aussi aimable dame.

— Nous parlions, je crois, de la beauté de la campagne dans l’Inde, reprit lady Glenmour, qui ne voulait pas qu’un ami intime de son mari reçût un mauvais accueil ; il fallait prendre son parti avec le caractère de cet être bizarre, et qui, après tout, l’avait tirée un instant de sa mortelle léthargie.

— Vous parliez, s’écria-t-il, de la beauté de la campagne dans l’Inde ? Quel est le clerc de procureur qui vous a conté cette sottise-là ?

— C’est moi, monsieur, répliqua fièrement Tancrède ; je ne suis pas clerc de procureur, je suis officier de marine.

— Ah ! c’est vous ; alors, je vous dirai, mon ami, mon officier de marine, allez voir l’Inde.

— Je l’ai vue, monsieur.

— Ne l’en croyez pas davantage, mylady ; Tancrède s’est trompé.

— Monsieur Tancrède, s’il vous plaît !

— On ne dit pas monsieur à son ami, et je veux que vous soyez mon ami. Touchez-là.

Lady Glenmour regarda Tancrède, et celui-ci tendit froidement sa main à sir Archibald Caskil.

— Mylady, la campagne de l’Inde, quoi qu’en ait dit mon ami Tancrède, est si belle, qu’on ne peut la parcourir qu’en marchant dans des herbes plus hautes que deux hommes ; on étouffe, on tombe à chaque pas. Si vous la parcourez dans le jour, le soleil, l’implacable soleil est si ardent, qu’il vous rend fou. Éloignez-vous un peu de la ville pour admirer cette belle campagne, et aussitôt les tigres vous attaquent de tous les points de l’horizon. Si, fatigué, vous vous couchez à l’ombre d’un arbre, des serpents vous enlacent comme le caducée d’Esculape, et vous étranglent. Ce n’est pas tout ; des milliers d’insectes rouges, verts, noirs ; armés de dards, de scies, d’aiguillons, se glissent sous vos vêtements, vous déchirent la peau pour vous sucer le sang. Il n’est pas un morceau de terre grand comme la main, et je n’exagère pas, qui ne soit le domaine grouillant d’une foule d’animaux, ennemis acharnés du repos, de la vie de l’homme. Croyez-le, mylady, il n’y a qu’une campagne au monde, c’est celle de la France et celle de l’Italie. Mais je préfère en ce moment celle de France, puisque j’ai le bonheur d’y rencontrer la femme de mon meilleur ami, lord Glenmour, qui vaut mille fois mieux que toutes ces prétendues beautés jaunes, topazes, bistre, chocolat et ébène. Voilà mon avis sur la campagne de l’Inde. Docteur, j’en appelle à vous ?

— Il y a du vrai dans cette opinion, répondit Patrick, qui ne pouvait guère aimer un pays où il avait perdu la vue. Cependant la poésie…

— La poésie !… Qu’est-ce que cela, la poésie ? La poésie, c’est un mot, un son, des phrases ; ceux qui n’en parlent pas sont mille fois plus poètes que tous ces bavards…

— Monsieur ! dit Tancrède, vous allez trop loin.

— Vous êtes donc poète ?… Voyons vos vers.

Tancrède se tut.

Lady Glenmour ne put s’empêcher de sourire à cette sortie emportée de Caskil, contre l’Inde et la poésie, et de la triste figure du pauvre Tancrède.

— Je ne puis tout-à-fait admettre, reprit Patrick, qui partageait un peu le mécontentement de Tancrède, qu’il n’y ait au monde que deux campagnes : celle de France et celle d’Italie. Jusqu’ici la Suisse n’a pas été considérée comme un vilain pays…

— La suisse ! s’écria sir Caskil, la Suisse !… Oui, sans doute, c’est un pays à voir ; malheureusement il est peuplé d’aubergistes qui écorchent le plus poétiquement du monde les voyageurs. Ils font payer l’air, que dis-je ? l’air. Écoutez plutôt : J’étais en Suisse il y a six ans, et je n’ai pas oublié la carte à payer d’une journée que je passai au bord du lac de Genève, dans un hôtel. Faites comme si vous aviez cette mémorable carte sous les yeux, la voici :

Un poulet 10 fr.
Un lever du soleil 15
Une truite 12
Un orage à midi sur le lac 13 50
Champignons 18
Un coucher de soleil, 15
Tarte à la crème 16
La lune derrière un léger nuage 40

Total 99 50

— Vous conviendrez, mes chers amis, qu’un pays où l’on met sur la carte le coucher du soleil et le lever de la lune est un peu cher à habiter.

Admirable ! s’écria Patrick désarmé par le rire.

Lady Glenmour riait aussi de bon cœur.

— Du reste, reprit Caskil, depuis longtemps je professe cette opinion sur une foule de pays trop vantés, quoique je n’aie pas plus de trente-deux ans ; je l’ai exprimée plusieurs fois à notre cher Glenmour… À propos, où est-il ?

— Il est temps de le demander, pensa lady Glenmour.

— À Londres, monsieur.

— Pour longtemps ?

— Quinze jours encore peut-être.

— Eh bien ! je l’attendrai. Quand vous lui écrirez, milady, dites-lui que Caskil est chez lui ; cela suffira. Mais d’ici à son heureux retour, je ne serai pas fâché, je l’avoue, de prendre quelque chose…

— Ah ! mon Dieu ! j’avais en effet oublié de vous offrir à souper, s’excusa lady Glenmour… Mais comment allons-nous faire, tout le monde est couché ?

— Mon intention n’est pas de souper, reprit Caskil. J’ai seulement l’habitude de prendre un bol de punch tous les soirs vers minuit…

— Vous désireriez du punch…

— Milady, vous avez deviné.

— C’est que…

— Tout le monde est couché, allez-vous dire. Qu’à cela ne tienne ! nous le ferons nous-mêmes. Tancrède, allez allumer du feu ; docteur, vous vous chargerez bien de râper du citron… Il ne nous faut plus que du rhum et du sucre…

— Moi allumer du feu ! mais en vérité…

— Eh bien ! mon jeune ami, je l’allumerai et vous le soufflerez. Milady en boira…

— Moi boire du punch !…

— Vous en boirez. Le punch est l’âme de la nuit.

— Je n’en ai jamais bu.

— Alors vous en boirez davantage. Vous en boirez pour le passé. Nous le boirons à la santé de notre reine, notre reine c’est vous, puis à celle de ce cher Glenmour, puis à celle du bon docteur… Allons donc allumer le feu, Tancrède !

— Mais qu’est-ce donc, dit tout haut lady Glenmour, jetée tout-à-fait hors d’elle-même par cet entrain, cette flamme, cet élan, cette verve étincelante, de l’excentrique sir Archibald Caskil.

— Et ma foi ! s’il est bon ! ajouta Caskil, s’il nous grimpe un peu à la tête nous chanterons, nous danserons. Je sais que vous dansez, docteur. La main aux dames, docteur !

Et saisissant de ses deux mains nerveuses les mains du docteur, sir Caskil lui fit faire en sautant tout le tour du salon.

Lady Glenmour était tombée dans son fauteuil en riant enfin de tant de vivacité et de tant de rondeur !

On suppose aisément qu’avec un pareil homme, le punch fut fait en peu de temps. Chacun, bon gré, malgré, y mit la main, et quand il fut une mer enflammée, Caskil s’assit et invita les autres à s’asseoir autour du bol. Ce fut le seul moment de calme et de silence qui régna dans le salon depuis la bruyante entrée de sir Francis Archibald Caskil.