Les Nuits de Paris/Première nuit — Gaulois et Romains. L’Esclave de César

Les Nuits de Paris (1851-1852)
Legrand et Crouzet (Tomes I et IIp. 1-73).
LES

NUITS DE PARIS


PREMIÈRE NUIT

GAULOIS ET ROMAINS

L’ESCLAVE DE CÉSAR

SOMMAIRE. — Le mont Cétard. — Un mariage gaulois. — Ar-Bel et Ghella. — Le batelier Thual. — Corvinus le centurion. — Le druide des pauvres. — Le dieu Cernunnos. — Alarix. — Œlian et Mysœis. — La couronne de César. — Les feux. — Vultur et Vorax. — Un nid sous les arbres. — La forteresse des Parisiens. — La légion au départ. — Le pont de bateaux. — Le bain. — Le glaive de César. — La piscine sanglante — Thual et son aviron. — Le tombeau de l’esclave. — César.


I

Le soleil se couchait derrière les collines qui formaient le rebord occidental du bassin habité par le petit peuple des Parisiens. La moitié de son disque rouge disparaissait déjà derrière les forêts qui descendaient des hauteurs de Passy jusqu’à la Seine, et ses rayons obliques mettaient des reflets vermeils à l’immense table de granit qui couronnait le sommet du mont Valére.

La Seine roulait parmi les grandes herbes et les roseaux chevelus. — Quelques barques grossières étaient attachées à ses bords, et ses flots laiteux, où ne se miraient encore ni maisons ni palais, renvoyaient au ciel l’image brisée de la forêt vierge.

Cinq îles, jetées au beau milieu du fleuve entre le mont Cétard et le mont de Mercure (Montmartre), formaient le seul trait caractéristique et reconnaissable qu’ait gardé notre paysage actuel.

Les trois premières de ces îles offraient, en effet, par leur groupe, la figure moderne de la Cité, tandis que les deux autres n’ont pas même subi, depuis dix-neuf siècles, le plus léger changement de forme.

La plus grande de ces îles, sous le nom de Lutèce, était la forteresse du peuple parisien.




Il y avait fête au versant oriental du mont Cétard, le paradis des joies lutéciennes, du mont Cétard où les nobles chênes portaient la vigne flexible et laissaient pendre le raisin pourpré, — du mont Cétard où les prairies s’enguirlandaient de roses lyonnaises, où la bruyère parfumée voyait croître les buissons de pervenches bleues.

Du haut des grands ormeaux, sur ce mont Cétard enchanté, la clématite odorante s’élançant comme une corde tendue, allait porter les grappes de raisin jusqu’au sommet des charmes séculaires, puis ses tiges interminables, traînant leurs houppes d’étoiles blanches, allaient s’étendre comme un manteau d’hermine sur quelque large buisson de houx.

C’était ainsi, — mais n’y allez pas voir.

Car le gracieux mont Cétard qui est devenu, par corruption, le quartier Mouffetard, a maintenant de tout autres parfums que celui des clématites et des roses.

C’était fête. Six jeunes filles, couronnées d’églantines, six jeunes hommes portant le dard à double pointe barbelée, entouraient l’autel du dieu Cernunnos, qui a des cornes de bélier et qui rugit dans les nuits sombres aux abords du solstice d’été.

Ces Gaulois, pères de nos bourgeois de Paris, étaient-ils déjà des railleurs ?

La fête qui se célébrait devant l’autel de Cernunnos, le dieu cornu, était un hyménée.

Le prêtre attendait, tenant en main la fiole de marbre qui contenait la poudre de gui ; le fiancé était là, un bel enfant à la chevelure blonde bouclée ; et la fiancée, dont les cheveux se rattachaient en touffe à l’aide d’une guirlande de pervenches aux fleurs d’azur pâli, baissant les yeux, impatiente et timide.

Les six vierges frappaient à intervalles égaux la tige d’airain recourbée qu’elles tenaient à la main, et qui rendait un son vibrant. Les six jeunes guerriers brandissaient leurs dards.

Et tous disaient, cadençant bizarrement les trois syllabes du nom barbare :

— Cernunnos ! Cernunnos !

Comme le fiancé et la fiancée étaient pauvres, il n’y avait point de barde, muni de la harpe aux quatre cordes, point de barde pour improviser le chant d’hymen.

Les bardes ne chantaient guère que pour les chefs, capables de dorer les quatre cordes de la harpe. Le prêtre lui-même, malgré sa longue barbe blanche, n’était ni un eubage auguste, ni l’un de ces savants druides qui commandaient en maîtres aux éléments soumis. C’était un humble servant dont la faucille usée portait à peine la trace du mince filet d’argent qui l’avait entourée.

Cernunnos seul, le dieu orné de cornes, était le même pour les opulents et pour les indigents.

Ô mythes antiques ! ô vieille et moqueuse sagesse !

Quand les derniers rayons du soleil passèrent entre les trois men-hirs du temple triangulaire consacré à Jupiter-Taranis, qui s’élevait au sommet des hauteurs de Chaillot, le prêtre étendit la main.

Les six vierges touchèrent les doigts de six guerriers, — et le peuple, qui s’asseyait à l’entour, se leva en criant la louange d’Esus, le dieu bûcheron, et du taureau Trigaranus, qui porte trois grues entre ses cornes dorées.

— Voici, dit le prêtre, voici le soleil qui adore Tarran, le roi des dieux, eu caressant les colonnes de son temple… L’heure est propice… enfants, approchez.

Le fiancé s’avança d’un côté, la fiancée de l’autre.

Le fiancé dit :

— Celle-ci est Ghella, fille de Thual le nautonnier, et de Pialla, qui est morte.

La fiancée répliqua :

— Celui-ci est Ar-Bel, qui ne connaît ni son père ni sa mère, mais qui est le frère d’Alarix, le guerrier !

— Ghella, fille de Thual, paît les troupeaux des Sénones, dit encore Ar-Bel.

— Ar-Bel, frère d’Alarix, vendange les vignes des Parisiens, répondit Ghella.

— Elle a seize ans.

— Il a dix-huit années.

— Je la veux pour femme.

— Je le veux pour époux.

Le soleil n’était déjà plus entre les trois men-hirs ; il avait glissé sous la colline.

La nuit venait. La couronne de futaies qui coiffait le front du mont Cétard, allongeait ses grandes ombres.

— Où est Thual, le batelier ? demanda le prêtre : — où est Alarix le guerrier ?

Thual se présenta aussitôt, mais non point Alarix.

Thual était un homme de cinquante ans, fort comme un bœuf


MARIAGE GAULOIS.
NUITS DE PARIS

et portant sur son front, un peu écrasé, une forêt de cheveux grisonnants.

Il avait à la main l’aviron à spatule des bateliers parisiens.

En s’avançant il sourit à sa fille comme un brave homme qu’il était.

— Où est Alarix le guerrier ? répéta le prêtre.

— Alarix, mon frère, répondit Ar-Bel, — a épousé une femme du pays des Carnutes (Chartres), il fait la guerre aux soldats de César… Quand j’ai été le visiter avant les vendanges, il m’a montré son coffre de bois de cèdre, où il y a douze têtes embaumées.

Il y eût un murmure d’admiration dans l’assemblée.

— Alarix ! Alarix ! répétait-on à la ronde ; — Alarix est un grand guerrier !

— Oui, Alarix est un grand guerrier ! s’écria Ar-Bel qui redressa sa jeune tête enorgueillie, douze têtes de légionnaires !… je les ai vues… toutes tranchées au ras des épaules… cinq têtes de hastaires… trois têtes de triaires… quatre têtes de princes… Oui, oui, mon frère Alarix est un grand guerrier.

Et la petite Ghella, toute rose de vanité amoureuse, répéta gravement :

— Oui, oui, son frère Alarix est un grand guerrier !

— Et cependant, dit le prêtre, tout grand guerrier qu’il est, Alarix est absent… il ne peut jurer le serment du père.

— Bah ! fit l’honnête Thual ; — s’il vous plaît, pontife, je jurerai pour deux… mais la nuit vient… ces vierges veulent danser et moi je veux boire… Dépêchons !

Le prêtre hésitait.

— Plaise aux dieux, dit Ar-Bel dont le regard se chargeait maintenant de tristesse. — plaise aux dieux que je revoie jamais Alarix mon frère !… Il y a trois légions maintenant entre les Carnutes et les Sénones…

— Enfant ! interrompit le batelier Thual, — si je te donne ma fille Ghella, c’est que tu es le frère d’Alarix… L’épée qui prendra la dernière goutte du sang d’Alarix n’est pas encore forgée !… Les dieux aiment la vaillance et protègent les vaillants.

— Quelqu’un de vous, Parisiens, ajouta-t-il en élevant la voix, quelqu’un de vous veut-il jurer le serment paternel pour le frère de notre Alarix !

Vingt réponses se croisèrent qui toutes disaient :

— Moi ! moi !

Mais une réponse devança les autres et une voix éclatante répondit en langage latin.

Me ! Me ! adsum qui volo !

Un silence mortel se fit.

Un homme de haute taille, revêtu de la cuirasse romaine et portant les insignes de centarque, était debout derrière l’autel.

Il avait passé sa main rude sous le menton de Ghella, et son œil ardent semblait dévorer la beauté de la jeune fille.

Tout ce qui portait barbe, dans l’assemblée gauloise, fronça le sourcil. Les femmes frémirent. — Ar-Bel était devenu plus pâle qu’un mort.

— Qui es-tu ? demanda le prêtre qui ne semblait pas très-rassuré.

— Je suis citoyen romain, répondit le nouveau venu, qui, en vérité, se pencha galamment pour mettre un baiser sur le front de Ghella.

Ar-Bel s’élança entre lui et sa fiancée.

— Je suis en outre, continua l’intrus, centarque des triaires de la dixième légion, dont chaque centurie vaut une armée de barbares… Je m’appelle Caïus Corvinus, et j’ai un oncle chevalier romain !

Ces derniers mots furent prononcés avec une emphase tout à fait impériale.

— Quant à ce qui te regarde, enfant, reprit-il en se tournant vers Ar-Bel, — tu as tort de te fâcher contre moi… Je viens remplacer ton frère, qui a tant de têtes latines dans son coffre de cèdre, ajouta-t-il avec raillerie ; — je viens remplacer ton frère, parce que tu l’attendrais trop longtemps… Ton frère ne mettra point une treizième tête romaine dans son coffre de cèdre… ton frère ne prêtera point pour toi le serment paternel… ton frère ne viendra point.

— Pourquoi ?… balbutia le jeune vendangeur.

Et la foule écouta, haletante.

— Parce que ton frère est mort, répliqua lentement le centarque.

Et il ajouta en redressant sa taille herculéenne :

— C’est moi qui l’ai tué !

Un silence profond suivit cette parole.

Ar-Bel écarta d’une main sa fiancée, et mit son autre main sur la large épaule du centarque.

— Dis-tu vrai ? prononça-t-il entre ses dents serrées.

— Je dis vrai ! répliqua Corvinus.

Ar-Bel avait rejeté ses blonds cheveux en arrière. Sa tête enfantine avait changé d’expression. Un feu sauvage brûlait dans son regard.

— Alors, dit-il en arrachant le javelot à double dard de l’un de ses compagnons, — alors, je vais te tuer !

Corvinus sourit dédaigneusement et se contenta de répéter, sans même tirer le glaive qui pendait à sa ceinture :

— Je suis citoyen romain !

Ar-Bel leva le bras. Mais le batelier Thual le saisit par les reins et le rejeta en arrière.

Les autres Gaulois semblaient cloués au sol.

Pas un n’avait levé son arme.

II

Quelle était donc la magique influence de ce mot prononcé par le centarque :

Citoyen romain !

Que ce mot résonnât comme le tonnerre aux bords du Tibre, sur les rives de la Méditerranée, ou même aux plages africaines, esclaves depuis des siècles, rien de plus simple.

Mais au cœur des Gaules libres et guerrières !

Mais au pays de Brcnnus, le conquérant fatal qui avait dit, sous les murs mêmes du Capitule : Malheur aux vaincus !

Mais dans les vierges forêts de la Celtique, pourquoi ce mot paralysait-il tous les bras et réduisait-il toutes les lèvres au silence ?

C’est qu’il y avait un camp romain dans Lutèce, l’île sacrée des Parisiens ; c’est qu’il y avait un camp romain aux collines lucotitiennes (Arcueil et Montrouge).

C’est que Jules César dormait depuis deux semaines dans la citadelle de troncs d’arbres qui servait de palais au chef des Parisiens.

Au lieu même où dormit plus tard Charlemagne.

Singulière destinée que celle de cette reine des cités, qui abrita, ne fût-ce qu’un jour, tous les demi-dieux de l’histoire !

Jules César, vainqueur, mais incessamment harcelé par les vaincus, avait choisi cette position centrale, afin de dominer géographiquement les Belges du nord, les Narbonnais du midi, les Celtes du centre — Ses légions, échelonnées dans les Gaules, tenaient péniblement leurs positions ; lui se trouvait à l’abri dans cette forteresse naturelle appartenant au plus faible des peuples gaulois, à un peuple qui par lui-même ne pouvait opposer aucune résistance.

Ce que nous venons de dire date notre histoire.

C’était vers l’an 700 de Rome fondée, — un demi-siècle avant la naissance de Jésus-Christ.

Voilà pourquoi, dans cette assemblée de Parises, pas une voix ne protesta contre la souveraine autorité du nom de citoyen romain.

Le petit royaume, ou, si mieux vous aimez, le petit pays des Parisiens était grand tout au plus comme notre département de la Seine, qui lui-même est quatre ou cinq fois moins étendu qu’un département ordinaire.

Au nord, il était borné par la nation des Silvanectes, vers Senlis ; à l’est par les Meldes, vers le côté oriental de l’arrondissement de Meaux ; au sud-est par les Senones (Sens) ; au sud-ouest et à l’ouest par les frontières carnutes qui touchaient Versailles.

Mais faibles qu’ils étaient, les Gaulois Parisiens n’en avaient pas moins au cœur le profond sentiment de patriotisme qui tant de fois changea leurs fils en héros.

Et la lourde main de Jules César ne devait les comprimer qu’un temps.


III

À la vue de l’épouvante générale, le centarque Corvinus mit plus d’insolence dans son sourire.

— Vos misérables dieux barbares, reprit-il, ne sont pas habitués à voir des gens de ma sorte témoigner devant leurs autels… Car vous appelez cela des autels, vous autres, ajouta-t-il en haussant les épaules : quatre cailloux surmontés d’une ardoise… Par Jupiter Stator ! dont le temple est de marbre, nos dieux à nous sont mieux adorés que cela !… et le fretin de notre Olympe se croirait déshonoré s’il regardait seulement du coin de l’œil vos pierres rugueuses et tachées de sang humain !

— Cet homme blasphème !… murmura le prêtre.

— Vieillard ! s’écria le centarque en riant ; — nettoie le vert-de-gris de ta serpe… c’est bien assez d’égorger les gens sans les empoisonner…

— Mais riez donc, Gaulois stupides ! s’interrompit-il ; — vous voyez bien que je viens de faire une plaisanterie !

Thual couvrait de sa main robuste la bouche du pauvre Ar-Bel qui se débattait en frémissant.

Le batelier s’était penché vers lui et lui avait dit à l’oreille :

— Patience, enfant !… Hommes et dieux, nous nous vengerons !

— Or ça, reprit encore le Romain dont le regard était tombé sur Thual ; — or ça, vieux nocher de Lutèce, je te reconnais… c’est à moi que ta barque est échue en partage… Elle est bonne, ta barque !

— Oui, dit Thual sans s’émouvoir, — ma barque est bonne.

— Mais il y manque un aviron, continua Corvinus, — et je crois que tu l’as sur l’épaule.

— Oui, répondit Thual ; — je l’ai sur l’épaule.

— Donne-le moi.

— Volontiers.

Quelques-uns crurent que le vieux Thual allait le lui donner en effet, non dans la main, mais sur le crâne.

Ceux-là se trompaient.

Thual tendit paisiblement son aviron au centarque qui s’en empara.

— C’était tout ce qui me restait, dit-il, — et ce n’était pas juste, puisque tu as déjà ma cabane, ma barque et mon autre aviron.

Le centarque se mit à rire.

— Tu es un bon Gaulois, vieux nocher, répliqua-t-il ; — je trouve que tu raisonnes bien… Touche-là !

Thual lui secoua la main.

— Maintenant, dit Corvinus : — à ta besogne, prêtre !… — Marions ces deux enfants… après quoi, je les emmènerai dans ma maison, car j’ai besoin de deux esclaves.

Un mouvement s’était fait dans la foule qui se taisait, frémissante, alentour.

Un bomme venait de fendre les rangs silencieux.

Cet homme portait l’armure des guerriers gaulois, et par-dessus l’armure une peau de bête fauve flottante.

Il était grand, et sa tête fière dépassait tous ces fronts vulgaires.

Au moment où le centarque mettait le pied sur les marches de l’autel, cet homme se plaça, droit et tête levée, entre lui et le prêtre.

Il avait les bras croisés sur sa poitrine. — La lune, qui se levait derrière les forêts meldes, argentait l’or bruni de sa longue chevelure.

Il portait la hache à long manche et les minces javelines des Carnutes.

Corvinus ne l’eût pas plutôt aperçu qu’il recula, les bras étendus, comme s’il eût été en présence d’un fantôme.

En même temps Ar-Bel, s’échappant des mains de Thual, s’élança vers le nouvel arrivant, ivre de joie et criant d’une voix affolée :

— Alarix ! Alarix, mon frère !

Ce fut dans la foule comme une secousse électrique.

D’échos en échos, le nom d’Alarix se plongea comme un tonnerre dans la forêt profonde.

— Romain ! dit le guerrier qui repoussa les caresses de son jeune frère, — tu as menti, tu n’as point tué Alarix… Tu ne sais tuer que les femmes…

— Non… non… s’écria le centarque, qui tremblait mainte nant, — tu te trompes, roi[1], ce n’est pas moi qui ai tué Arrhéda… ce nest pas moi, je te le jure !

Alarix se tourna vers les Parisiens qui écoutaient, stupéfaits et curieux.

— Frères, dit-il, cet homme vient de prononcer le nom de la femme que j’avais choisie au pays des Carnutes… Arrhéda était pure comme la lumière du matin… Arrhéda était belle comme le sourire heureux… elle m’aimait… je l’adorais… cet homme l’a tuée.

Les Parisiens poussèrent un cri d’horreur.

— Non… non… balbutiait Corvinus ; — ce n’est pas moi !… ce n’est pas moi !

Alarix jeta sur lui un regard de suprême dédain.

Il éprouva du doigt le fil de sa hache.

Thual monta les degrés de l’autel.

— L’heure n’est pas venue, prononça-t-il à voix basse.

— L’heure est toujours venue de punir et de se venger, répondit Alarix ; — cet homme est à moi ; je le donne à ma hache !

Thual se haussa sur la pointe de ses pieds et prononça quelques mots à l’oreille du guerrier.

Celui-ci le regarda avec étonnement.

— Va-t’en ! dit-il ensuite au centarque, qui se hâta d’obéir.

On entendit ses pas lourds s’éloigner dans la coulée.

Sur un signe de Thual, un jeune garçon le suivit pour qu’il ne pût se glisser sur la lisière de la forêt et épier ce qui allait se passer.

Alarix enleva alors son frère dans ses bras et le baisa comme il eut fait d’un enfant.

— Ô mon fils et mon frère ! dit-il ; — Ar-Bel ! ma famille en tière !… Ma femme et ma fille sont chez les aïeux… je n’ai plus que toi.

— Et moi, dit Ghella qui s’avança timide, mais heureuse.

La lumière vague de la lune éclairait son charmant sourire.

— Et toi, répéta le guerrier qui la pressa contre son cœur ; — et toi, c’est vrai, lui et toi… Mais répondez-moi, enfants insensés, pourquoi choisissez-vous cette heure de deuil pour fonder la famille future et donner le jour à des esclaves ?

— La vie est courte, frère, dit Ar-Bel ; — demain est-il à nous ?…

— Il m’aime et je l’aime, interrompit la jeune fille.

— Et puis, ajouta Thual, — ils n’ont pas de cabane… Ceux qui n’ont pas de cabane que craignent-ils ?… Ar-Bel et Ghella dormiront dans l’herbe… crois-tu que les Romains puissent faire crouler sur eux la voûte du ciel ?

Alentour, les Gaulois sourirent ; c’était là une réponse selon leur cœur.

Alarix tendit sa main au vieux batelier.

— Maintenant que je n’ai plus rien chez les Carnutes, dit-il, je redeviens Parise… Dites-moi donc vos secrets, avant même que je prononce le serment du père… Cependant, le pontife va allumer le feu des dieux… Le nom de Jules César est tombé de tes lèvres, Thual… Est-ce que Jules César a passe par Lutèce ?

— Jules César est à Lutèce, répondit le batelier.

— Alors, les Parisiens sont un peuple conquis.

L’imperturbable batelier fit rondement un signe de tête afirmatif.

Il est vrai qu’il grommela son mot favori :

— Patience ! patience !

Comme il se taisait, les voix longtemps comprimées de la foule s’élevèrent.

— Il y a une légion dans l’île, dit une vierge.

— Et une légion au monts Lucotiens, ajouta une matrone.

— Et Jules César a fait construire un palais près de l’autel d’Esus !

— Et ses soldats manœuvrent sur la place, devant le pont de bateaux !

— Et les chevaliers romains caracolent tous les matins sur la grève !

— Et il y en a de bien beaux, murmura une grisette de ces temps reculés sous sa couronne d’églantier.

— Pas si beaux que Priscille Œlian, l’affranchi de César ! dit Ghella.

— Oh !…fit Ar-Bel.

Mais il n’eût pas le temps d’achever sa pensée.

La foule, qui prenait maintenant sa revanche, ne tarissait plus.

— Et les jeunes patrices mènent la chasse dans les bois.

— Ils ont des chiens magnifiques !…

— Pas si beaux, dirent vingt voix empressées, pas si beaux que Vultur etVorax, les deux chiens de César !

Elles savaient le nom des chiens de César, ces Gauloises !

Souvenez-vous ! Dix-neuf cents ans plus tard, ces mêmes Gauloises devaient fêter les officiers russes et les colonels prussiens, au même lieu, avec la même insouciance frivole !

Oh ! ces délicieuses Gauloises ! quand elles ne sont pas Jeanne d’Arc, elles sont bien peu de chose !

— Et puis, reprenait-on encore, il y a des dames romaines au camp.

— Et qu’elles sont belles !

— Pas si belles que Mysœis, l’esclave de César !

C’était Ar-Bel qui avait dit cela.

— Oh !… fit à son tour Ghella, dont la joue se couvrit de rougeur.

Alarix secoua lentement la tête.

— L’affranchi de César ! murmura-t-il, — l’esclave de César !… les chiens de César !… mes amis ! j’ai vieilli, moi, depuis que je vous ai quittés !… Pourquoi faut-il que je vous retrouve enfants ?

Thual, le batelier, lui donna une grosse poignée de main.

— Patience, dit-il, patience !

Les deux torches de bois résineux étaient allumées. La cérémonie commença. Les six jeunes filles frappèrent un coup unique sur leurs tiges d’airain sonores, et allèrent suspendre, en dansant, leurs couronnes d’églantines aux cornes du dieu Cernunnos.

Les six jeunes hommes plantèrent dans le gazon leurs doubles dards, et entourèrent les six vierges en se tenant par la main.

— Gloire soit à Tarran, le père des Dieux, dit le prêtre ; — Gloire à Esus, et gloire à Bélen !… Que l’âme immortelle des héros, nos pères, soit autour de nous !… Isis, la grande déesse, monte dans les étoiles et regarde l’autel.

« Cernunnos ! ô Dieu ! celui-là s’appelle Ar-Bel ; celle-ci a nom Ghella.

« Souviens-toi, Dieu, que Ghella est l’épouse d’Ar-Bel et qu’Ar-Bel est l’époux de Ghella ! »

Il toucha le front des deux enfants de son doigt trempé dans la poudre de gui.

— C’est là le gui coupé par les aïeux, dit-il ; — celui que nous cueillons, nos fils en auront la cendre pour sanctifier la peau de leurs visages.

Thual et Alarix s’avancèrent, le bras droit de Thual entrelacé au bras gauche d’Alarix, de façon à ce que la main de chacun d’eux se posât sur l’épaule de l’autre.

— Qui êtes-vous ? demanda le pontife.

— Les pères répondirent-ils.

— Venez-vous dire : Je ne veux pas ?

— Nous venons dire : Je veux.

Le prêtre leva ses deux mains.

— Que l’union soit donc accomplie, dit-il, — et que les enfants des enfants soient des savants ou des guerriers !

À peine ces paroles furent-elles prononcées que les six jeunes filles s’emparèrent du fiancé, tandis que les jeunes gens saisissaient la fiancée.

Ar-Bel fut battu et embrassé en cadence.

Ghella eût sa couronne de pervenches bleues brisée avec solennité :

Elle fut embrassée et battue.

C’était là probablement un symbole des peines et des plaisirs du mariage gaulois.

La Gazette des Tribunaux prétend qu’après dix-neuf siècles ce symbole serait encore de mise dans notre Paris.




Ce bonhomme Paris ne deviendra donc jamais raisonnable !

Mais le flûteur approcha le roseau de sa bouche et lança un son aigu, tandis que le vieux barde aveugle, — le barde des pauvres, — promenait ses doigts tremblants sur les cordes mal tendues de sa harpe.

Vous eussiez vu aussitôt tout ce peuple exilé, tout ce peuple vaincu, hommes et femmes, s’élancer dans l’aire battue qui était devant l’autel de Cernunnos, et commencer une de ces danses gauloises qui s’ouvraient le sourire à la bouche pour finir l’écume aux lèvres.

Certes, c’est une dure chose que la conquête ; certes, c’est une chose triste que la misère à la belle étoile, hors des cabanes occupées par le vainqueur. — Mais la flûte aigre et la harpe bourdonnante ! Comment résister à cet appel ?

Il faut danser pour vivre. La danse est ce qui distingue le Gaulois de la brute.

On peut jeûner ; on peut avoir soif ou avoir froid sans se plaindre.

On ne peut pas ne pas danser.

Les pieds frappèrent en mesure la terre durcie ; les bras s’arrondirent ; — les corps balancés doucement suivirent le rhythme monotone.

Puis le mouvement s’accéléra, les cheveux se dénouèrent, le sang monta aux joues.

La sueur mouilla les tempes ardentes et le rire essoufflé demanda grâce aux baisers.

Allons, Auteur et vieux barde, allons !

Et, le croiriez-vous ? tous ceux qui gardaient assez d’haleine pour parler en dansant, tous ceux-là parlaient de César.

Le manteau de César, pourpre comme les nuages du soleil couchant, — le cheval de César, si fier et la tête si haute ! — L’affranchi de César, la maîtresse de César, les chiens de César !…

César, César, César !…

On n’entendait que ce mot parmi les accords douteux de la harpe et de la flûte.

Après danser, ce qu’il y a de meilleur au monde, c’est bavarder.

Que Paris soit né d’hier ou qu’il date de deux mille ans, qu’il soit habité par cent bateliers ou par un million de bourgeois, Paris parle de quelqu’un ou de quelque chose.

De César ou du manteau de César.

Des chiens de César ou de la maîtresse de César.

Suivant les siècles. César s’appelle Pierre l’Ermite, Nicolas Flamel, Marlborough, Roquelaure, Cagliostro, Napoléon, Rossini, Soulouque, ou même Taglioni.

Car César a tous les sexes, — et toutes les pairies. — Il était récemment ambassadeur du Népaul.

La maîtresse de César est la belle Diane de Poitiers, la douce La Vallière, — Pompadour, la déesse qui préside aux pendules, — Corinne, ou bien cette Nina Lassave, qui n’avait qu’un œil et qui était la femelle de Fieschi.

Peu importe.

César peut être un petit cheval poney, si ce petit cheval poney gagne deux mille écus à se faire enlever en ballon.

C’est Paris qui fait César. — Et quand Paris a fait César, le monde entier des idiots met le binocle à l’œil pour voir passer César.

Pour peu que César soit bossu, tout le monde dit : Combien César a bonne grâce !

Et chacun tâche de se procurer une bosse à bon marché.

Si César est borgne, on répète : Que César a de beaux yeux !

Et l’on s’arrange pour se mettre un emplâtre sur la paupière.

Si César bégaye, l’univers enfin s’efforce de bredouiller.

Après la danse et après le bavardage, un verre de vin n’est jamais de trop.

Cette trilogie, comme disent les bons écrivains, résume les joies éternelles de Paris.

Danser, bavarder, boire.


IV

Un seul homme, dans cette pauvre fête si franche et si naïve, ne partageait point la commune allégresse.

Alarix était triste. Alarix s’éloignait de la danse et repoussait la coupe que lui offrait Thual, son compère, le vieux batelier de Lutèce.

Thual s’était assis sur les marches de l’autel ; Alarix restait debout à ses côtés.

Il suivait les mouvements désordonnés de la foule avec un sourire amer. — Et chaque fois que le nom de César sortait de cette joyeuse mêlée, il détournait les yeux, indigné.

— Peuple d’enfants ! murmura-t-il enfin, ne pouvant contenir sa colère ; — ils viennent d’être insultés, et ils dansent.

— Oh ! fit le bon Thual, qui lampa une pleine coupe de vin vermeil, — ils dansent, c’est vrai… mais patience !

— Ce nom de César sort de toutes les poitrines.

— Il faut bien parler de quelque chose, mon compère… Et, tenez, moi-même, qui ai des cheveux gris, ça m’amuse d’entendre parler de César… et je sens parfois encore mes vieilles jambes me démanger, quand je vois cette jeunesse qui se trémousse…

Alarix était plongé dans ses réflexions.

— Que faire avec de pareils soldats ?… murmura-t-il encore.

— Oh ! répliqua l’honnête Thual, — quant à ça, je ne sais pas… mais je crois bien qu’avec de la patience nous renverrons ces coquins dans leur Italie.

— En dansant ?…

— Et en buvant, mon compère Alarix… À votre santé !

Alarix fit un geste d’impatience.

Thual le prit par la main.

— Mon compère, poursuivit-il, vous qui avez de bons yeux encore, faites-moi donc le plaisir de regarder par ici.

Il montrait l’horizon du côté de l’est.

Alarix suivit son mouvement et regarda.

— Ne voyez-vous rien ? demanda Thual.

— Rien, répondit Alarix.

— Et de ce côté ? reprit encore Thual en étendant sa main vers le nord.

— Rien, répliqua le guerrier.

Thual soupira. — Allons ! grommela-t-il, ce ne sera pas encore pour demain… Prenons patience !…

— Qu’attendiez-vous donc ? interrogea le guerrier à son tour.

— Oh ! fit Thual avec son air bonhomme, — les Meldes et les Silvanectes ne dorment pas, mon compère… Un soir ou l’autre, vous verrez s’allumer le feu des montagnes… et alors nous remettrons la danse à une meilleure occasion… et alors, nous parlerons encore de Jules César, mais sur un autre ton, c’est moi qui vous le dis… À votre santé !

Comme il portait la coupe à ses lèvres, et avant qu’Alarix eût le temps de répondre, un son de trompe se fit entendre au lointain.

Les danseurs s’arrêtèrent comme par enchantement.

La harpe et la flûte se turent. On écouta.

Et comme un second son de trompe perça le silence de la nuit, cent voix s’écrièrent en chœur :

— Le buccin de César !

— Il va passer par ici, ajoutait-on avec une joie non équivoque ; nous allons le voir !

— Il se sera attardé dans la forêt avec ses compagnons ; — nous allons tous les voir !

Alarix respira avec force.

— Et moi aussi, dit-il en laissant errer sous sa barbe un étrange sourire ; — et moi aussi, je suis content de voir César !

— Moi aussi, moi aussi, prononça bonnement l’excellent Thual, je ne serai pas fâché de voir César.

La trompe se rapprochait.

On entendit un bruit de fouillis dans les feuilles.

Une gaie clameur s’éleva dans le groupe des Parises.

— Là ! là ! Vultur ! Ici, Vorax !

— Les deux chiens de César !

Deux merveilleux animaux à la robe tigrée, au poil soyeux, à la jambe coupante et nerveuse, s’élancèrent hors de la forêt.

Ils vinrent ventre à terre jusqu’à dix pas des Parises et s’arrêtèrent court sur leurs jarrets tendus.

La tête haute, l’œil rougi par le reflet, des torches qui continuaient de brûler sur l’autel, ils semblèrent regarder curieusement les Gaulois.

C’étaient deux échantillons choisis dans cette grande race des Apennins, qui subsiste encore de nos jours, quoique dégénérée.

Impossible de voir deux bêtes plus gracieuses et plus fières, plus agiles et plus robustes à la fois.

Tous deux étaient noirs et gris-bleu, avec des feux sanglants au milieu du front et sous les paupières À la voix caressante des Parises qui les appelaient, ils répondirent en tournant le dos brusquement, et gagnèrent la forêt en trois bonds.

— Leurs chiens mêmes ne veulent pas de nous ! dit Alarix amèrement.

— Qu’ils sont beaux ! qu’ils sont beaux ! répétaient les Parises.

Thual disait :

— Pour beaux, ils sont beaux !

Ils avaient à peine disparu depuis quelques secondes, lorsque le bruit du pas des chevaux romains devint distinct. — On entendait même le murmure des voix.

En même temps on apercevait la lueur des torches à travers les feuilles.

Tous les Parises rassemblés pour les noces d’Ar-Bel et de Ghella se rangèrent en ordre pour voir passer César.

Douze esclaves, porteurs de torches, sortirent les premiers de la forêt.

Ils étaient suivis d’un nombre double de légionnaires, qui ne quittaient jamais César.

Après les légionnaires venaient à cheval ou dans des litières, quelques jeunes patriciens, vêtus à la dernière mode de Rome, et affectant des poses efféminées.

César marchait ensuite, à cheval, entre deux Romains de l’ordre équestre.

César n’était plus un jeune homme, mais sa belle figure gardait toute l’animation vive de la jeunesse. Il avait le teint blanc, comme s’il eût été un Gaulois ; son œil d’aigle brillait sous son front largement développé. — Un sourire gai, mais sceptique et railleur errait autour de sa lèvre gonflée.

En somme, on voyait bien qu’avant d’être le premier guerrier du monde, César avait pu être le plus grand viveur de Rome.

Sa taille gracieuse était un peu courbée, soit par l’effet de sa course récente, soit par suite des excès de tous genres qui avaient lassé sa jeunesse.

Il était armé à la légère et portait la chlamyde de pourpre.

Un esclave tenait auprès de lui son manteau déplié.

Il avait la tête entourée, comme toujours, de la couronne de laurier, destinée à cacher sa chauveté précoce.

Par tous pays, on eût dit à le voir :

— Voilà un noble soldat sur un noble coursier !

Mais les Parises n’étaient point si froids que cela dans leur admiration.

Ils poussèrent un hourra formidable, suivi de trois acclamations, en faveur de César, roi et dieu !

À droite et à gauche de César, marchaient maintenant d’un pas égal et tranquille les deux chiens Vultur et Vorax, qui sentaient bien tous deux qu’il fallait tenir sa dignité en présence de cette populace.

Derrière eux venait le gros de la meute, menée en laisse par des esclaves sarmates.

Derrière encore, portée par huit esclaves nubiens, aux visages noirs comme l’ébène, s’avançait une litière ornée de draperies magnifiques.

Cette litière contenait un homme et une femme.

Une femme jeune, offrant le type pur de la beauté grecque et vêtue suivant la mode hardie, qui alliait les fantaisies d’Athènes aux caprices de Rome.

Un homme jeune aussi et plus beau, car aux lignes rigides du dessein grec, il unissait les courbes riches et larges du type oriental.

La femme avait nom Mysœis et l’homme Priscillus Œlianus.

Mysœïs était l’esclave, c’est-à-dire la maîtresse de César.

Priscille Œlian était l’affranchi de César, c’est-à-dire…

Mais pourquoi égarer sa plume à décrire minutieusement ces mœurs plus que bizarres que le christianisme allait balayer comme une fange ?

Sous l’empire des faux dieux, ces mœurs pouvaient s’allier à la vertu la plus austère.

Et nos professeurs universitaires, dont les réminiscences païennes sont de plus d’un genre, nous ont forcé d’admirer un tas de coquins, grecs ou latins, qui poussaient la philosophie jusqu’à des raffinements qui sont désormais du domaine de la cour d’assises.

À ce propos, ô Gaulois, mes frères, j’offre une récompense généreuse à qui voudra me dire et me prouver que les professeurs sont d’une utilité quelconque en cet univers.

À qui me prouvera que j’ai tort en les accusant publiquement (sauf exceptions confirmant la règle), d’ignorance burlesque et d’immoralité.

Car ces païens de collège n’ont-ils pas offert pêle-mêle à notre adoration enfantine le vice et la vertu ? le courage et la lâcheté ? la continence et la débauche ?

Ne nous ont-ils pas complaisamment révélé le côté trop obligeant d’Alcibiade et le côté faible de Socrate ?

Ne nous ont-ils pas répété à satiété cette parole du latin qui, « dans les mots brave l’honnêteté, » cette parole : César était le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris !

Doux professeurs ! cela les amusait de nous répéter ces fantaisies !

Et quelle différence faisaient-ils entre la fierté de Scévola et la platitude de Virgile ?

Entre le courage de Coclès et la poltronnerie du poète Horace ?

Tout cela était pour eux charmant, par cela même que c’était antique.

Un pédant n’est plus un homme.

N’allez pas, ô Gaulois, dans la forêt noire des collèges, — et surtout, n’y laissez pas aller vos enfants ! —

Nous laisserons de côté les mœurs de César lui-même.

Mais nous soulèverons le voile curieux qui couvre la famille que César s’était faite.

Cela pourra paraître invraisemblable, parce que cela est tout à fait en dehors de ce que nous voyons, de ce que nous sentons.

Il nous suffit que cela soit la vérité.


V

Les deux enfants nouvellement mariés, Ar-bel et Ghella, étaient au premier rang des Parises curieux.

Œlian et Mysœïs, l’esclave et l’affranchi, les aperçurent en quelque sorte du même coup d’œil.

Ils échangèrent tous deux un sourire.

— N’est-ce pas, qu’il est beau ? murmura l’esclave Mysœïs.

Et l’affranchi Œlian dit, au lieu de répondre :

— N’est-ce pas, qu’elle est belle ?…

Cependant, Jules César avait fait arrêter son cortège à la vue des torches allumées sur l’autel rustique.

— Qu’est-ce là ? demanda-t-il à ceux qui l’entouraient.

— C’est un mariage gaulois, lui lut-il répondu.

César tourna son cheval vers l’autel.

— Que les dieux protègent les jeunes époux, dit-il, — et que le passage de César leur porte bonheur !

— Esclave ! ajouta-t-il en s’adressant à celui qui portait son manteau ; — dépose sur cet autel une bourse de mille sesterces.

Il y avait en cet homme une grâce sympathique et irrésistible. Il se faisait aimer de tous, et celui qui le tua l’adorait.

Il portait à la main, en ce moment, son épieu de chasseur encore ensanglanté. Une tête de sanglier énorme pendait au garrot de son cheval.

C’était franchement et de tout cœur que les Gaulois l’admiraient.

Quand l’esclave eût déposé la bourse sur l’autel, une seconde acclamation s’éleva.

Puis deux autres esclaves s’avancèrent, apportant aussi sur l’autel, l’un le bracelet d’or de Priscille Œlian, l’autre l’agrafe de perles qui attachait la tunique de Mysœïs.

— Pour Ar-Bel, dit l’esclave de Mysœïs.

— Pour Ghella, dit l’esclave d’Œlian.

Il paraît qu’Œlian et Mysœïs savaient d’avance le nom du fiancé et de la fiancée.

Les deux jeunes époux rougirent et baissèrent les yeux.

Mais on n’eut pas le temps de remarquer ce mouvement, car il se passa tout à coup quelque chose d’extraordinaire.

Les courtisans, vous le savez, vont toujours bien plus loin que le maître lui-même. Non contents de l’acclamation bénévole poussée par les Gaulois en l’honneur de César, les deux chevaliers romains qui l’accompagnaient et même quelques patrices s’écrièrent : — À genoux, barbares, devant l’empereur[2] !

Les locutions peuvent changer ; la platitude de certains dévouements reste la même.

César, quand il est homme de sens, ne se fie pas trop, du reste, à ces dévouements si fougueux.

Ces bonnes gens de Gaulois ne firent pas attention à l’injure. La plupart d’entre eux s’agenouillèrent.

À la vue de cinq ou six récalcitrants, les aides de camp de César, saisis d’une sainte colère, mirent la main à leur glaive et crièrent encore :

— À genoux, barbares ! à genoux devant le Dieu !

Les cinq ou six récalcitrants obéirent, — même le vieux batelier Thual, qui néanmoins fit la grimace, et murmura pour sa consolation personnelle :

— Patience ! patience !

Un seul homme était maintenant debout parmi les Gaulois prosternés.

C’était Alarix le guerrier, qu’on eût tué mille fois avant de faire plier ses genoux.

Il avait la tête haute et fière. Ses deux mains croisées s’appuyaient sur le long manche de sa hache. Le vent du soir faisait flotter sur ses épaules les mèches de ses cheveux blonds.

Un murmure d’admiration s’éleva du côté d’Œlian et de Mysœïs, derrière lesquels venaient de s’arrêter quelques litières de chasseresses qui s’étaient attardées aux détours de la forêt.

Cet homme était beau dans sa pose héroïque.

Et toutes ces femmes, esclaves ou non, amoureuses de la forme, avaient envie d’applaudir à sa beauté.

Les aides de camp, moins poétiques, crièrent à l’insolence comme s’ils eussent porté le chapeau à claque et le frac, étoile d’une croix d’honneur, au lieu du casque et de la chlamyde. Ils étaient, en vérité, ces aides de camp, presque aussi bien dressés que nos membres actuels des sociétés de bienfaisance politique.

D’un mouvement commun, ils voulurent s’élancer sur Alarix.

César les arrêta du geste.

— Qui es-tu, dit-il, toi qui refuses de mettre un genou en terre devant Julius Cæsar ?

— Je suis celui qui ne met le genou en terre que devant les dieux immortels.

— César est un Dieu ! s’écrièrent les aides de camp ; — César est immortel !

Le guerrier parise sourit avec dédain.

— Dans nos pays des Gaules, prononça-t-il du bout des lèvres, on ne flatte que les femmes, parce qu’elles sont esclaves.

Chevaliers et patrices tourmentaient, ma foi ! leurs glaives !

S’ils ne frisaient point leurs moustaches, c’est que la mode ne séparait point alors la barbe en trois catégories distinctes. C’était une seule et même toison depuis la lèvre supérieure jusqu’au-dessous de la mâchoire.

— Si vous posiez devant moi, reprit Alarix, l’image redoutable de Tarran, que vous appelez, vous autres Italiens, Jupiter-Taranis, je planterais ma hache en terre et je lui dirais : — Dieu ! salut !… mais…

— Eh bien ! interrompit César, — dis seulement : César salut !

— Non, répliqua le guerrier.

— Tu tiens donc bien peu à la vie !…

— Juste assez pour la défendre contre toi.

César sourit à son tour.

— Voudrais-tu me combattre en combat singulier ? demanda-t-il.

— Oui, répondit Alarix dont les yeux bleus brillèrent.

— Mais réfléchis donc, barbare, dit César ; — ta vie est à moi, pourquoi exposerais-je la mienne ?

— Romain, tu te trompes, répliqua le guerrier gaulois, — gardant son calme extraordinaire et sa sauvage courtoisie ; — ma vie n’est pas à toi… et c’est moi qui suis maître de la tienne.

Cette fois, César se prit à rire tout à fait et de bon cœur.

— À moins que tu n’aies une armée dans cette forêt… commença-t-il.

— Je suis seul, interrompit Alarix : — mais nous sommes séparés par douze pas… avant que tu en aies fait six, ma hache peut te fendre le crâne jusqu’aux dents.

Les Gaulois de la Celtique se servaient en effet de leur hache à long manche comme d’une arme de trait, — à peu près de la même manière que les Indiens du nord de l’Amérique se servent du tomahawk.

Tout ce qui entourait César frémit.

Mysœïs devint pâle comme la laine blanche de sa ceinture ; l’affranchi Œlian sauta hors de la litière et tira son glaive.

— Ædepol ! murmura César ; — si tu faisais cela, barbare, mon cher gendre Pompée le Grand et le sénat de Rome t’élèveraient un autel !

Il reprit tout haut en dégainant sa large épée à garde d’or :

— Voyons, ami Gaulois, essayons !

Mais Priscille Œlian, le bel affranchi, était déjà à la bride de son cheval, au devant duquel se pressaient chevaliers et patrices.

Alarix était toujours appuyé sur sa hache.

— Oh ! dit-il d’un accent amer, — quand on est dieu, il n’est pas permis d’être brave… Moi qui ne suis pas dieu, Jules César, j’ai besoin de prouver ce que j’avance… je t’ai dit que je pouvais te fendre le crâne jusqu’aux dents…

Il prit sa hache à deux mains.

Et comme un mouvement se faisait parmi l’entourage de César, il s’interrompit tranquillement pour ajouter :

— Je n’ai pas l’intention de tuer, mais si un seul de ces valets fait un pas, malheur à toi !

Ce barbare appelait valets les aides de camp de César !

— Ne bougez pas, equites ! dit César en riant ou mon ami Gaulois va se fâcher.

Alarix soupesa sa hache :

— Écoute, reprit-il, — tu es le meilleur et le plus brave des Romains… Rends grâce à mes dieux, qui m’ont appris à ne jamais frapper ailleurs que sur un champ de bataille…

— Jules César ! ajouta-t-il en brandissant sa hache cette fois ; — Jules César ! tu as là une couronne de laurier pour cacher la peau nue de ton front, je n’en veux qu’à ta couronne… vois si tu étais à moi…

La hache partit en sifflant.

Les couronnes de laurier dépassaient le niveau du crâne et leur courbe élégante laissait un vide au-dessus du front.

Un vide où passer le doigt.

Le bout de la hache d’Alarix trancha la tige de laurier sans toucher le front de César.

Et la couronne tomba sur le gazon.

César porta la main à sa tête dépouillée.

Il murmura :

— Mon cher gendre, Cneius Pompeius Magnus, aurait visé un peu plus bas !…

Cependant, chevaliers, patrices, soldats et esclaves s’étaient élancés sur le Parise, dès que celui-ci s’était dessaisi de sa hache redoutable.

Le Parise avait trois javelines.

Un patrice et deux chevaliers romains tombèrent.

Lui, le guerrier parise, franchissant en quelques bonds prodi gieux l’espace qui le séparait des derniers arbres, disparut dans l’ombre de la forêt en poussant un long cri.

— Ho ! ho ! Vorax ! Vultur ! ho ! ho ! crièrent les chasseurs.

Et les deux grands chiens des Apennins, suivis de la meute entière, se précipitèrent sur les traces du fugitif.

Alarix n’avait plus rien pour se défendre contre Vultur et Vorax, dressés dès longtemps à la chasse humaine et qui valaient bien chacun deux ou trois chevaliers romains.

C’en était fait de lui.

Mais César approcha de sa lèvre le buccin d’argent qui pendait à son cou.

Il sonna un mot unique, — sec et court, — qui attaqua brusquement les échos endormis de la forêt.

Aussitôt la voix hurlante des chiens se tut.

L’instant d’après Vorax et Vultur étaient entre les jambes du cheval de César.

— Mysœïs, dit ce dernier, tresse-moi une autre couronne.

Puis, tournant la tête de sa monture vers Lutèce, il ajouta :

— Allons souper !

Mysœis, toute pâle encore, dirigea un regard vers l’autel ou Ar-Bel, le fiancé, s’était prosterné.

Œlian envoya un baiser à Ghella.

Les compagnons de César descendirent vers la plaine.


VI

Ar-Bel et Ghella n’avaient vu ni le baiser d’Œlian ni le regard de Mysœïs.

Que leur importait aux pauvres enfants ?

Ils songeaient au guerrier Alarix, leur frère, — leur père.

Ai-Bel avait été vingt fois sur le point de s’élancer aux côtés d’Alarix. Il avait fallu pour le retenir le vigoureux et prudent poignet du vieux Thual.

Thual se releva le premier, dès que l’escorte de César fut partie.

Il enfla ses joues barbues.

— Allons, dit-il, — Vorax et Vultur sont deux bons chiens.

— Oh ! s’écria Ghella, quelle fête de mariage !

— Elle est belle, la fête, jeune fille, dit un Gaulois plus chauve qu’une ardoise, — trois ennemis morts devant l’autel de tes noces !

— Avez-vous vu !… demanda le petit Ar-Bel, — avez-vous vu les trois javelots de mon frère !… Tous trois au nœud de la gorge… Et les deux chevaliers et le patricien sont tombés tous les trois en vomissant des flots de leur sang… Oh ! c’est un grand guerrier que mon frère Alarix !

Et tous de répéter :

— Alarix est un grand guerrier.

— Oui, oui, dit le bon Thual, — c’est un grand guerrier… mais pourquoi perdre sa hache à couper une couronne ?

Une main se posa sur son epaule.

Il se retourna.

Alarix était auprès de lui.

Les Parises l’entourèrent, joyeux et pleins d’enthousiasme.

Ar-Bel et Ghella serraient ses mains en pleurant.

— Vieux Thual, dit Alarix en étendant sa main vers l’orient ; tu me disais ce soir, avant que César ne vînt, de regarder au loin… j’ai regardé… vois !…

Une lueur faible et incertaine brillait à l’horizon, du côté du cours de la Marne.

— N’est-ce point la lumière de la lune qui brille dans les marais ? demanda Thual.

— La lumière de la lune est blanche et ces feux sont rougeâtres.

Thual regarda encore un instant, puis il baissa la tête.

— Une ne suffit pas… murmura-t-il.

— Et deux ?… interrompit Alarix.

Sa main, tendue de nouveau, montrait un point brillant vers le pays des Meldes.

— Deux ?… fit Thual : — c’est peu.

— Et trois ?… dit Alarix dont le doigt désigna un feu au nord-ouest de Lutèce.

Thual redressait peu à peu sa taille robuste, mais voûtée.

À mesure qu’une nouvelle lueur paraissait, ses yeux brillaient.

Bientôt il y eut autour du bassin de la Seine, où s’étend maintenant la vaste ville de Paris, comme une ceinture de feux lointains.

Le batelier Thual semblait maintenant comprimer avec peine la joie qui voulait déborder de son cœur.

— Esus ! Esus ! s’écria-t-il enfin en frappant l’une contre l’autre ses deux mains larges et calleuses ; — Ar-Bel et Ghella, mes enfants chéris, vous aurez un beau lendemain de noces !

— Ah ! ah ! poursuivit-il en laissant à sa voix timbrée tout son éclat jusqu’alors contenu ; — les centarques et les chevaliers, les patrices et les légionnaires… les coquins de toutes sortes et de tous noms !… Ah ! ah !… ils nous ont pris nos bateaux et nos cabanes… nos lits et nos avirons… Patience ! patience ! jusqu’à demain… Tout le sang qu’ils ont dans les veines, les bandits efféminés, n’empêchera pas notre Seine de couler, belle et limpide, entre les arbres de ses bords… On dit que là-bas, le long du Tibre, ils engraissent leurs squales et leurs murènes avec de la chair de Gaulois… Eh bien ! nos brochets et nos carpes de Seine aimeront peut-être aussi la chair de Romain !… Nous leur en donnerons.

Il était ivre de joie, cet excellent batelier.

Les Parises regardaient les feux et personne parmi eux n’ignorait le muet langage que parlaient ces signaux.

C’était la bataille.

Alarix prit le bras de Thual.

— César me croyait dans la forêt, dit-il ; — j’étais sur son chemin… Il a passé si près de moi, là-bas, dans l’ombre, que j’ai senti la fumée chaude des naseaux de son cheval… Je l’ai entendu qui parlait… Ce signal arrive trop tard… la nuit prochaine, César aura quitté Lutèce.

— Eh bien ! répliqua Thual, — Lutèce le suivra !

En même temps, il rassembla des branches sèches et dressa un bûcher sur l’autel même du dieu Cernunnos, qui venait de servir au mariage d’Ar-Bel avec sa fille Ghella.

Il battit le briquet et alluma son bûcher, qui lança bientôt vers le ciel des flammes vives et pétillantes.

C’était la réponse des Parises aux signaux des peuples voisins.




À l’orient du mont Cétard, sous l’abri de deux grands chênes aux branches desquelles pendait le gui mystique, — dans la mousse moelleuse, — derrière un rideau d’ormes séculaires où la clématite en fleurs soutenait les pampres chargés de raisins, il y avait un réduit heureux, un petit nid de feuilles sèches et d’herbe molle où Ar-Bel et Ghella dormaient côte à côte depuis de longs mois.

Ghella vierge de corps et d’âme, Ar-Bel chaste comme s’il eût été le frère de Ghella.

Chaque matin, ils souriaient au soleil levant qui voyait leurs candides amours.

Ils n’avaient point de cabane, Ar-Bel et Ghella. — La nuit de leurs noces, ils la passèrent dans leur nid, sous le ciel bleu jonché d’étoiles.

Et le soleil du matin les trouva souriants et embrassés, comme les oiseaux de Dieu qui s’éveillaient dans les grands chênes…




Mais il nous faut expliquer ce sourire échangé entre Mysœis l’esclave et l’affranchi Œlian, à la vue des deux enfants.

Pour cela, nous reviendrons pour un instant à la chasse de César dans les forêts lucotitiennes.

Pendant que César, l’épieu à la main, courait le sanglier, Œlian et Mysœïs, abrités contre le soleil par un voile de lin suspendu à des tiges dorées, prenaient le frais sur la lisière du bois.

Ils étaient couchés mollement au fond de la litière dont les mouvements doux les berçaient.

Tous deux aimaient César comme on aime un dieu, — car il faut bien employer souvent le mot qui était le fond de la langue du temps.

« Un dieu nous a fait ces loisirs… » disait le doux Virgile en parlant d’Auguste.

Mais cette tendresse qu’ils vouaient au dieu ne ressemblait à rien de ce que comportent nos mœurs.

Elle n’excluait, cette tendresse, aucun autre amour.

Ces païens étaient un peu comme les pigeons, qui s’accouplent au hasard, à chaque ardeur nouvelle. — Ils allaient à la beauté comme l’aimant va au pôle. — Ce qui était au delà ou au-dessus du plaisir des sens ne les inquiétait point.

Il y avait bien quelques poètes qui parlaient de constance, mais c’étaient des poètes qui aimaient encore après qu’on ne les aimait plus.

Ce sort fut toujours le sort des poètes, qui mettent des larmes dans leur encre, qui détrempent, à force de pleurer, les pages mélancoliques de leurs livres, — qui boivent des sanglots, — qui respirent des soupirs.

Le commun des hommes libres ne pleurait guère qu’une fois en la vie : à l’heure triste où le dernier sesterce avait payé la dernière goutte de Cécube ou de Falerne, — à l’heure navrante où la première ride avait chassé le dernier baiser.

Notre opinion particulière est celle-ci : l’homme n’est homme moralement que depuis la venue du Christ.

Auparavant, l’homme était un animal intelligent et raisonneur, mais non pas raisonnable.

Ce que sont restées enfin certaines curiosités ambulantes qui mangent des dictionnaires et traînent leur esprit nourri de fadaises antédiluviennes dans les ruisseaux scolastiques.

Notre opinion est qu’il ne faut ni condamner ni absoudre ces gens-là : pas plus qu’on ne condamne et pas plus qu’on n’absout les lièvres des champs, les tourterelles des bois, les mouches inconstantes et les hannetons lascifs.


VII

— Ô Mysœïs ! disait Œlian, — tu es belle comme une divinité ; mais je crois que je ne t’aime plus.

— Ô Œlian ! répondait Mysœïs, — tu es beau comme un immortel ; mais je crois que je ne t’ai jamais aimé.

Ils étaient là, demi couchés sur la pourpre africaine. Ils se souriaient et leurs mains étaient unies.

Ils disaient vrai : ils étaient beaux tous deux, ces deux êtres, ce jeune affranchi, cette jeune esclave, fatigués de bonheur, rassasiés de joies, blasés jusqu’à la mort des sens.

L’homme plus efféminé que la femme, et la femme affaissée sous le poids de je ne sais quel désir impossible.

— Un jour, reprit Œlian, j’avais gravi le mont Cétard, afin de prier pour Julius le dieu barbare qui a des cornes de bélier… Avant de monter jusqu’à l’autel, je reprenais haleine, couché dans l’herbe verte, lorsque la déesse de ces lieux rustiques m’apparut…

— Mon histoire ressemble à la tienne, Œlian, répondit Mysœïs ; moi aussi, j’avais gravi le mont Cétard pour suspendre des guirlandes au front cornu de Cernunnos, afin qu’il soit propice à notre Julius, — si Cernunnos est plus puissant que Julius… J’avais quitté ma litière, et mes serviteurs étaient au bas de la colline… Je cherchais un banc de gazon pour me reposer, lorsque le dieu de ces bosquets se présenta soudain à mes yeux enchantés.

— Elle a seize ans à peine, dit Œlian.

— C’est à peine, répliqua Mysœïs, — c’est à peine si le duvet léger des dix-huit années commence à brunir le tour de sa joue.

— Elle est blanche comme un lys.

— Les boucles de ses cheveux blonds se déroulent au vent qu’elles parfument.

— Ses charmes naissent… Il me semblait que ces sombres réduits s’éclairaient à son pudique sourire.

— Il est fier dans sa candeur juvénile… S’il baisse les yeux, il lève le front… Phèdre dut voir ainsi, dans la forêt solitaire et muette, le superbe Hippolyte jeter la robe d’enfant et naître homme.

L’affranchi et l’esclave se regardèrent en souriant.

— Ta voix tremble, Mysœïs ! dit Œlian.

— Œlian ! tes yeux brûlent !…

— Mysœïs, tu dois l’aimer, ce dieu des bosquets ?

— Et toi, ne l’aimes-tu pas, OElian, cette champêtre déesse ?

Ils se regardèrent encore, et leur sourire répondit, à défaut de paroles.

— Oui, dit OElian, je crois que je l’aime… J’ai vingt-cinq ans… On dit que je suis beau… César m’a fait riche et libre… Eh bien ! je crois que je donnerais à Ghella ma jeunesse, ma richesse et ma liberté !

— Moi, repartit Mysœis, j’aurai vingt ans aux ides du septième mois… Je suis sûre d’être la plus belle, puisque César me le dit… Pour remplir ma main d’or, je n’ai qu’à étendre la main… Eh bien ! si Ar-Bel voulait, je lui donnerais tout, — excepté l’amour de César.

Voilà pourquoi Œlian et Mysœis avaient échangé un sourire, à la vue d’Ar-Bel et de Ghella.

Du sommet du mont Cétard au camp romain situé dans l’île de Lutèce, pendant toute la route, Œlian et Mysœïs, balancés mollement dans leur litière, s’entretinrent de Ghella et d’Ar-Bel.

De jalousie, pas l’ombre. — Et l’image radieuse de César, qui planait toujours dans leur pensée commune, ne se voilait point à l’aspect de ces nouvelles amours.

C’étaient, je vous le dis, des mœurs étranges.

Ils épuisaient l’amour comme on boit une coupe ; et, comme on remplit de nouveau la coupe vidée, ils cherchaient, après l’amour défloré d’aujourd’hui, l’amour vierge du lendemain.

Sans mystère et sans honte, — comme nous cherchons, nous, dans le repas quotidien, quelque variété pour réveiller le goût.

Le mouton après le bœuf : excusez la trivialité grande ; après le mouton, le gibier.

Ces épicuriens de Rome n’y mettaient pas plus de façon que cela.

Mysœis voulait un ragoût nouveau, Œlian un plat inconnu.

Mais ils voulaient, cet affranchi beau comme Apollon et cette esclave plus belle que Venus, ils voulaient autrement que nous.

Comment vous dire la politesse singulière de ces passions émoussées, la philosophie tranquille de ces désirs affaiblis ?

Nous ne sommes pas aux fureurs hystériques de Messaline ; nous ne sommes pas aux amours chirurgicales de Caracalla. Rome n’a que sept cents ans. Elle n’en est qu’au sommeil plein de rêves qui suit les orgies de la force. Elle n’en est pas encore aux hideuses convulsions du libertin agonisant.

Non. — Et nous ne sommes pas non plus aux robustes délires de ces temps jeunes et barbares qui vinrent après le Bas-Empire.

Nous y viendrons, à ces temps de vices virils et barbares où l’amour glissait volontiers dans le sang.

Nous sommes maintenant à l’époque où Rome, affadie par les réminiscences grecques, se couronnait des roses fanées d’Anacréon ; à l’époque où la débauche souriait, déjà lasse, mais pas encore épileptique.

La fatigue excluait la violence.

Le vice, franc et sans voile, suivait en quelque sorte la loi de la statuaire antique, qui défend tout mouvement désordonné.

Œlian et Mysœis étaient, croyez-le bien, les meilleurs jeunes gens du monde !

Le soir, dans la salle du festin, couchés tous deux sur le même lit que César, Œlian et Mysœis parlèrent de Ghella et d’Ar-Bel.

Leurs libations furent adressées aux dieux dans le but d’obtenir le plaisir facile.

Ar-Bel et Ghella étaient mariés depuis une heure ; — mais c’était un si franc effronté que cet Hymen païen !…

Ils causaient encore amour, l’affranchi et l’esclave, que César était retiré déjà dans l’appartement solitaire où ses nuits se passaient à l’étude.

Car celui-là savait mener de front le vice et la vertu.

Ils causaient encore, Œlian et Mysœïs, ils causaient encore de la timide Ghella et d’Ar-Bel aux blonds cheveux, que César, averti par un soldat, montait à la plate-forme de la forteresse et embrassait de son coup d’œil d’aigle cet horizon gaulois où la menace était écrite de toute part en caractères de feu.

César connaissait ce terrible langage.

Œlian et Mysœïs dormirent en se tenant par la main.

César veilla, demandant à son génie le salut des légions menacées.


Parlez-moi du centarque Corvinus ! voilà un honnête coquin tout d’une pièce et qui ne savait pas le grec !

Un vrai Romain sans foi ni loi, pas fade du tout, égorgeant les hommes qui ne voulaient pas lui donner leur bourse, égorgeant les femmes qui ne voulaient pas lui donner leur cœur.

Que diable ! il aimait l’or et les femmes ce centurion.

Pour un cent de sesterces ou deux, il aurait cassé la belle tête de Pompée le Grand ou la vilaine tête de Cicéron, l’avocat redondant, mais comblé de verrues.

Pour mille sesterces, il eut vendu le Capitole.

Pour dix mille, il aurait mis le feu aux quatre coins de la ville éternelle.

Telles étaient ses opinions politiques.

Et soyez sûrs que tout César qui veut passer une fois le Rubicon a besoin de centarques faits ainsi.

Pendant que la dixième légion revenait du territoire des Carnutes pour rejoindre César dans l’ile des Parisiens, maître Caïus Corvinus avait rencontré un beau soir une jeune femme au bord de la route.

Il avait remercié aussitôt Horus, dieu des philologues solitaires et des soudards enragés.

La jeune femme était Arrhéda, du pays de Chartres, épouse d’Alarix le guerrier.

Elle avait résisté à Corvinus qui, à bout d’éloquence, l’avait étourdie tout uniment d’un bon coup de pommeau d’épée sur le crâne.

Oh ! mais ne vous révoltez pas ! nous avons des instituteurs campagnards qui n’attendent pas qu’une femme ait l’âge nubile pour en agir ainsi.

Seulement, quand on les conduit, pour ce, en cour d’assises, ils répondent en pur langage universitaire « qu’ils ont obéi aux lois de la nature. »

Tel était l’avis de Caïus Corvinus. Un coup de pommeau d’épée vaut toutes les séductions de la terre pour un garçon qui comprend ainsi et qui respecte les lois de la nature.

Corvinus avait laissé Arrhéda évanouie sur le bord du chemin.

Il passa beaucoup d’autres centarques qui avaient, comme Corvinus, des idées avancées et pas de préjugés.

Vers le matin, Arrhéda était morte au revers de la route.

Des pâtres vinrent chercher Alarix à la ville des Carnutcs et lui montrèrent sa femme, morte ainsi d’une mort qui révolte le cœur.

Ce digne Corvinus avait pourtant juré devant l’autel de Cernunnos :

— Ce n’est pas moi ! ce n’est pas moi !

Mais tout mauvais cas est niable.

Et cela ne l’empêchait point de rôder autour de la pauvre petite Ghella, ayant toujours au côté l’honnête épée dont le pommeau lui tenait lieu de philtre amoureux.


VIII

Le lendemain matin les collines qui entourent le bassin de Paris présentaient l’aspect d’une morne solitude.

Toutes les cabanes, bâties à la hâte par ce peuple de Lutèce, chassé de ses foyers, étaient désertes. Il n’y avait plus ni hommes ni femmes. On avait emmené jusqu’aux enfants.

Cependant Ar-Bel s’éveilla dans les bras de Ghella, au fond du nid moussu, sous les grands chênes, derrière les ormes mariés aux vignes luxueuses.

— Ma Ghella, dit Ar-Bel qui sauta sur ses pieds en voyant le soleil se mirer dans la Seine ; — nous avons trop dormi… Nos guerriers sont partis, et je suis un guerrier !

Ghella passa ses petits doigts blancs sur ses yeux allanguis.

— Déjà ! murmura-t-elle.

Puis, se levant à son tour :

— Tu as raison Ar-Bel, poursuivit-elle résolument ; — les guerriers sont partis… je suis la femme d’un guerrier… Partons !

Il n’y avait pas de ménage à faire.

Ar-Bel trouva une hache appuyée contre le chêne.

— Mon frère Alarix m’attend ! pensa-t-il.

— Donne-moi une minute, dit Ghella ; — je vais à la cabane de mon père et je reviens.

Elle mit un baiser sur le front d’Ar-Bel et partit, légère comme un oiseau.

Ar-Bel se prit à aiguiser sa hache. Il était brave comme un petit lion, cet Ar-Bel.

En aiguisant sa hache, il pensait à ce Corvinus qui avait tué Arrhéda, sa sœur, et qui, la veille, avait touché insolemment la joue de Ghella, sa femme.

Comme il songeait ainsi, il vit Corvinus lui-même se glisser dans la forêt et prendre justement le sentier suivi par Ghella.

Il s’élança hors de sa retraite.

Mais quatre esclaves noirs, qui semblaient être là pour le guetter, lui barrèrent le passage.

C’étaient des Nubiens qui avaient la langue coupée.

Ils s’emparèrent d’Ar-Bel malgré sa résistance, le mirent bâillonné dans une litière et descendirent la montagne en courant.




La pauvre Ghella, de son côté, avait un sort à peu près semblable.

Elle n’avait trouvé personne à la cabane du vieux Thual, son père.

Comme elle en sortait, elle aperçut le centarque Corvinus qui venait à elle avec cet affreux sourire des soudards galants.

Elle voulut fuir :

Mais quatre esclaves Nubiens, qui avaient la langue coupée, lui en évitèrent la peine.

Ils sortirent de la forêt à l’improvisle, saisirent la pauvre petite Ghella, fermèrent sur elle les voiles d’une litière et descendirent la montagne au galop.

Le centarque Corvinus resta planté comme un dieu Therme, les yeux écarquillés, le nez très-abattu, comme ces gens à qui on arrache le verre qu’ils étaient sur le point de boire.

— Par Jupiter Stator ! murmura-t-il ; — ce sont bien les esclaves de l’affranchi de César !

Il reprit la route du camp la tête basse.

Quand il arriva au camp, un soldat vint lui dire que l’affranchi de César voulait lui parler.

— Qu’il vienne ! répondit-il ; — pense-t-on qu’un centarque de triaires puisse se déranger pour de pareilles espèces ?

Presque aussitôt, une servante vint lui dire que la belle Mysœïs, l’esclave de César, avait besoin de l’entretenir.

— À la bonne heure ! pensa-t-il, — si j’ai sur les bras ce mignon et cette coquine, mes soldats me trouveront quelque matin étranglé dans mon lit.

— Dites à la divine Mysœïs, répliqua-t-il pourtant, — que dans une minute je serai à ses pieds.

— Pas dans une minute, objecta la soubrette latine ; — dans une heure… Mysœïs est occupée, maintenant.

— Est-ce qu’elle a aussi envoyé des esclaves noirs au mont Cétard ? demanda Corvinus.

La soubrette s’enfuit en éclatant de rire.

Le malheureux centarque ne partageait point cette gaîté. L’idée d’être étranglé dans son lit semblait le contrarier assez. Il la trouvait contraire aux lois de la nature.




C’était dans deux salles contiguës de la forteresse de troncs d’arbres qui servait de palais à César.

Suivant les historiens de Paris, et nous n’avons rien à dire contre leur opinion parfaitement innocente, cette forteresse était située à la proue du vaisseau de la cité, au lieu même où s’élève maintenant le Palais-de-Justice.

Dans l’une de ces deux chambres, Ghella était avec Œlian.

Dans l’autre, Mysœïs était avec Ar-Bel.

Œlian et Mysœïs avaient, pour cette occasion, raffiné l’art de la coquetterie latine.

Œlian avait une tunique lamée d’or qui laissait découvert son cou au galbe correct. Une riche ceinture entourait ses reins, et des cothurnes de pourpre s’enroulaient symétriquement autour de ses jambes nues.

Un diadème d’or cerclait ses cheveux noirs.

Mysœïs portait la robe fendue des femmes du Péloponnèse. — Les nuages lissés de Corynthe tombaient et se drapaient sur sa gorge admirable dont les contours semblaient plus exquis à travers ce voile diaphane. Elle avait, parmi le luxe de sa chevelure, des rangs de perles Tyrrhéniennes, mêlées à ces coraux mats et sanglants qui venaient de l’île Dioscoride.

Ses pieds étaient nus sur le fauve pelage d’un lion africain et de minces anneaux d’or marquaient ses chevilles.

Elle était belle, Mysœïs, comme pouvait l’être la maîtresse de César.

— Enfant, disait-elle au jeune Gaulois Ar-Bel, qui était debout devant elle, interdit et farouche ; — je l’ai vue, celle que tu aimes… elle est belle… mais moi, ne suis-je pas plus belle encore !

Comme l’époux de Ghella ne répondait point, elle prit une pose plus abandonnée et rejeta en arrière sa tête charmante.

— Regarde-moi !… murmura-t-elle.

Ar-Bel leva les yeux malgré lui ; ses joues se colorèrent.

Ne songez pas à Joseph et à la femme de Putiphar.

Encore une fois, c’étaient ici des mœurs toutes spéciales. La belle Grecque eût dédaigné toute violence. Elle ne comptait, pour vaincre, que sur son incomparable beauté.

— Tu m’as regardée, reprit-elle, et j’ai vu le sang monter à ta joue… Tu m’aimeras, Ar-Bel.

Ar-Bel secoua la tête.

— J’aime Ghella, dit-il.

— Et moi, j’aime César !… j’aime Œlian… cela m’empêche-t-il de t’aimer ?… Enfant, je sens mon cœur si grand, qu’il peut contenir à la fois trois grands amours.

— Le mien est trop petit pour un seul amour, répondit Ar-Bel, mais c’est que cet amour est immense !

La Grecque sourit tristement.

— C’est vrai… c’est vrai ! pensa-t-elle tout haut ; — le feu qui s’allume semble ne devoir jamais s’éteindre… Tu es marié d’hier, enfant.

— J’aime depuis que je me sens vivre.

La Grecque sourit encore.

Et parmi cette lascive tendresse de son regard qui caressait l’enfant, il y avait comme un reflet d’amitié dévouée.

— Qui sait ? murmura-t-elle ; — c’est peut-être aussi une joie que de ne changer jamais !… — Eh bien ! reprit-elle, — je l’aimerai, ta Ghella, si elle veut que tu m’aimes.

Le Gaulois sourit à son tour et releva la tête avec fierté.

— Oh ! dit-il ; — Ghella était vierge hier… Ghella me tuerait !

Miysϕs ne comprenait plus.

— Écoute, reprit-elle avec un geste où la fatigue perçait déjà, si vous voulez rester avec moi, elle et toi, je vous ferai plus riches qu’un roi et qu’une reine.

Un rayon de soleil passa par les draperies entr’ouvertes de la fenêtre.

Ar-Bel tressaillit.

— Femme, dit-il, — sais-tu nos lois ? Chez nous, celui qui manque à l’appel de la patrie est puni d’une peine mille fois plus dure que la mort… Sa chevelure est arrachée par la main du bourreau… son nez et ses oreilles sont coupés avec une scie… et son front dépouillé est ensuite broyé entre deux meules… Laisse-moi partir !

Mysœïs avait détourné la tête avec dégoût.

— Oh ! barbarie ! barbarie ! s’écria-t-elle ; — tes beaux cheveux à toi, pauvre enfant !… ton front si pur et si jeune !…

— Mais, reprit-elle, — que parles-tu d’appel de la patrie ?

— Nos guerriers sont rassemblés.

— Pour faire la guerre à César ?

— Non, répondit Ar-Bel sans hésiter, pour combattre les hommes d’Agedincum.

— Et tu veux me quitter déjà ?… Ilium ! cria-t-elle.

Une jeune fille parut.

— Fais seller un cheval, ordonna Mysœïs.

Ar-Bel s’inclina sur sa main.

Mysœïs l’attira vers elle.

— Écoute encore et souviens-toi, dit-elle ; — les amours sont courtes… les plus belles joies sont celles qui durent le moins… Quand tu n’aimeras plus Gliclla, viens à Rome où je retourne… Là, demande la maîtresse de César.

— César ne change donc pas, lui ? fit Ar-Bel en souriant.

— Quand César changera, je mourrai, dit Mysœïs d’un ton ferme et triste. — Ne compare pas, enfant, l’amour d’un Dieu à l’amour des hommes.

Le cheval piaffait dans la cour.

— Adieu, Mysœïs, dit Ar-Bel.

— Tu ne me demandes rien, dit-elle, à moi qui voudrais tout te donner ?

Ar-Bel hésita.

— J’ai un ennemi, répliqua-t-il enfin, — un guerrier romain du nom de Corvinus, qui convoite la beauté de Ghella… Si je mourais… ou si j’étais trop loin pour protéger Ghella…

— Je la protégerais, moi ! interrompit la belle Grecque.

— Adieu, Mysœïs, répéta Ar-Bel ; — je crois en toi… et je t’aimerais, si j’avais deux cœurs !

Il s’enfuit.

Mysϕs demeura pensive.

Puis elle dit à Ilium :

— Va me chercher le centarque Corvinus.




De l’autre côté de la cloison se passait une scène que nous ne rapporterons pas en détail, parce qu’elle ressemblait trait pour trait à celle qui précède.

Priscille Œlian était aux prises avec la petite Ghella, qui était bien, pour le moins, trois fois plus farouche qu’Ar-Bel.

Cependant l’affranchi était un peu plus obstiné que Mysœïs. Il fit de l’éloquence, et traça, pour la Gauloise, qui n’écoutait guère, un tableau très-séduisant de Rome civilisée.

Et quelle occasion ce serait pour nous d’ici, ô lecteur ! de vous prouver que nous avons eu des prix en huitième !

Comme nous pourrions écrire une belle page tout hérissée de mots en us, en a ou en um, parler de rostres et d’arènes, de pugilats, de gladiateurs à javelines et de gladiateurs rétiaires, de pallium et de peplum, de toges, de laticlaves et de bullæ !

On gagne sa vie, savez-vous, ô lecteurs, dans les lointaines contrées qui s’appellent la rue Saint-Jacques, ou l’Odéon (un nom grec qui veut dire serinette), on gagne sa vie à parler ces douces langues que personne n’entend plus.

Mais nous résisterons à la tentation, nous laisserons à des écrivains d’une science écrasante la gloire de dire plectrum, au lieu de violon, et sandalium, au lieu de pantoufles.

Ce genre de badinage nous semble, à l’heure qu’il est, par trop facile et par trop usé.

Ne prenons pas le pauvre pain des gueux de la néo-tragédie !

Priscille Œlian peignait, et peignait en pure perte, le luxe prodigue, la richesse éblouissante, les raffinements inouïs de Rome maîtresse du monde. La fille des forêts parisiennes ne l’écoutait pas.

— Eh bien ! Ghella, dit OElian, après sa description pompeuse, ne voudrais-tu pas vivre dans mon palais ?

— Ar-Bel et moi, répondit Ghella, nous n’avons même pas de chaumière… Et cependant nous sommes heureux.

Œlian se pinça la lèvre, car il avait, de plus que Mysœïs, la fatuité, ce vice des hommes rapetissés.

Il lui semblait que cette petite sauvage ne devait pas, ne pouvait pas résister à ses séductions. N’était-il pas beau ? ne parlait-il pas la langue de Catilina et de Clodius, ces deux séducteurs ? la langue de Catulle et de Properce, ces deux poètes d’amour ? n’était-il pas de ces pays heureux où la Grèce européenne se marie à la Grèce asiatique, pour produire la plus choisie entre toutes les races humaines ? de ces pays où les enfants eux-mêmes enseignent le doux art d’aimer ?

— Et toutes ces splendeurs, reprit-il, ne font aucune impression sur toi, ô Ghella !… Tu ne veux pas te mêler à ces femmes qui éblouissent le monde et qui commandent aux maîtres de la terre ?… Toutes ces merveilles de l’art, toutes ces joies exquises, ces festins couronnés de fleurs, ces perles, cet or à pleines mains…

— Tu m’y fais penser, interrompit Ghella qui glissa ses doigts dans son sein, — j’ai quelque chose à te remettre.

Elle tira le bracelet d’Œlian, caché sous son voile, et le jeta à ses pieds.

Œlian fronça le sourcil.

Heureusement pour Ghella que Mysœïs, lasse d’attendre, car elle avait laissé partir Ar-Bel depuis dix grandes minutes, souleva la draperie qui séparait sa retraite de celle de l’affranchi, et entra tout à coup en éclatant de rire.

— Tu n’es pas plus heureux que moi, mon pauvre Œlian ! dit-elle ; — nous sommes vaincus tous les deux…

— Si tu m’avais laissé le temps d’achever ma conquête… interrompit l’affranchi.

Mysœïs rit plus fort. Il y avait de quoi. — Je crois que la petite Ghella elle-même eut un sourire, car, après tout, elle était Parisienne.

Œlian était tout à fait en colère.

— Va, mon Œlian, dit Mysœïs, — laissons ces deux enfanta s’aimer… Ar-Bel m’a répondu comme a fait pour toi Ghella.

— Quoi ! s’écria la jeune femme, — vous avez vu Ar-Bel ?

Elle regarda Mysœïs d’un air craintif.

— Vous avez l’air d’être bonne, pourtant, murmura-t-elle. — Que vous ai-je fait pour que vous ayez voulu me tuer ?

À son tour, Mysœis la regarda. Et dans l’œil noir de la belle grecque, il y avait comme une émotion inconnue.

— Te tuer, pauvre enfant ! répéta-t-elle.

Et, s’adressant à l’affranchi, elle ajouta :

— Tu le vois, Œlian, ils ont un bonheur et ils ont un amour que nous ne comprenons plus. Je te le dis : laissons-les s’aimer !

Ghella s’approcha de Mysœis.

Elle eût voulu savoir, la jalouse !

Mysœis déposa un baiser sur son front.

— C’est que… murmura la jeune femme, — il vous trouvait bien belle !

Œlian était envieux de Mysœis. Elle avait un baume pour sa blessure. Lui, Œlian, n’avait rien.

— J’étais là, reprit Mysœis, derrière la draperie… j’entendais tout… Oh ! mon Œlian a bien parlé… J’ai entendu que la femme d’Ar-Bel a prononcé le nom de Caïus Corvinus, le centarque… et sur-le-champ, Œlian a donné l’ordre qu’on lui amenât cet homme… Pareil ordre a été donné par moi.

— Corvinus a refusé de venir, dit Œlian.

— Corvinus viendra, répondit Mysœis.

Elle mit un doigt sur sa bouche.

— Écoute plutôt ! interrompit-elle.

Il se faisait un bruit de pas sous le portique.

Un esclave entr’ouvrit la porte et prononça le nom de Corvinus.

Œlian était décidément battu de toutes les manières.

— Parle-lui donc, Mysœis, dit-il, puisque c’est à toi qu’il a obéi.

Le centarque entra la tête haute et l’œil insolent. — Mais il pâlit un peu à l’aspect de Ghella ; quand il aperçut Mysœis, son brutal sourire se fit humble.

— Que me veut la plus belle ? demanda-t-il doucement.

— Le seigneur Œlian va vous dire sa volonté, répondit la Grecque.

— J’écoute le seigneur Œlian.

Le seigneur Œlian était d’une humeur affreuse, et son discours s’en ressentit.

— Centarque, prononça-t-il durement, — tu connais un jeune Gaulois nommé Ar-Bel… voici sa femme… Si tu touches un cheveu d’Ar-Bel… si tu te trouves jamais sur le chemin de Ghella, je te fais dévorer par les chiens de César !

Corvinus se redressa, livide de colère.

— Je suis citoyen romain, dit-il.

C’était le grand argument de Corvinus.

Et ce mot avait une certaine valeur, assurément, en face d’un affranchi et d’une esclave.

Œlian siffla doucement.

Vultur et Vorax, les deux nobles animaux, couchés tous deux sur une peau de tigre, bondirent aux pieds de l’affranchi.

Vorax mendiait une caresse de l’affranchi, tandis que Vultur léchait les mains roses de Mysœïs.

— Tiens, Vorax, ami, dit Œlian, — tiens, Vultur ! voici un citoyen romain… cela vous fait-il peur ?

Les deux chiens se dressèrent au geste de l’affranchi et regardèrent Corvinus avec leurs yeux rouges, effrontés. — Puis ils montrèrent le quadruple rang de leurs dents blanches.

Corvinus mit la main sur son épée.

— Vultur et Mysœïs, reprit l’affranchi, Œlian et Vorax composent la famille de César… Malheur à qui les attaque !

— Par Jupiter ! s’écria Corvinus furieux, — ce ne sont jamais là que deux chiens et deux esclaves !

Il n’avait pas achevé, qu’il tombait, terrassé, sur les dalles.

Œlian avait dit :

— Ho ! Vultur ! Vorax ! ho !

Le centarque épouvanté demanda grâce.

Œlian rappela ses chiens.

Le centarque se releva.

— Souviens-toi !… dit Œlian.

— Derrière ce mur, ajouta Mysoeïs, César médite. — Citoyen romain, un mot que je dirais ferait tomber ta tête… Mysœis, l’esclave de César, est plus puissante qu’une reine, entends-tu… puisque le monde est à César, et que César est à Mysœis !

Elle lui montra la porte d’un geste souverain et répéta comme Œlian.

— Souviens-toi !

Le centarque s’inclina et sortit.

Sous le portique, il s’arrêta pour essuyer la sueur froide de son front.

— Je me souviendrai, s’écria-t-il ; oh ! je me souviendrai !… Esclaves et chiens, cela fera quatre cadavres !


IX

Ghella fut ramenée au mont Cétard dans la litière d’Œlian.

Le mont Cétard était désert.

Ghella fit retentir la forêt du nom d’Ar-Bel.

Les échos répondirent.

Vers le soir, comme Ghella pleurait au pied d’un chêne, quatre soldats la saisirent et l’emportèrent à la maison de Caïus Corvinus.


Cependant, un mouvement laborieux se faisait parmi les cohortes romaines campées dans l’île des Parisiens.

Dès le malin, Labienus, le lieutenant de César, avait fait préparer le pont de bateaux jeté sur le grand bras de la Seine.

Vers deux heures après midi, César sortit de la forteresse.

Il demanda Œlian, il demanda Mysœis.

Caïus Corvinus, qui s’attachait aujourd’hui à ses pas, lui répondit qu’Œlian et Mysœis étaient déjà dans leur litière.

En même temps, Caïus Corvinus faisait dire à Mysœis et à Œlian, par un esclave de César, que le départ n’aurait lieu qu’après la nuit tombée.

C’était le lendemain de la grande chasse.

La belle esclave et l’affranchi prenaient plus d’un jour de repos pour quelques heures de fatigue.

Ils n’étaient point sortis de leur retraite.

Et le bruit d’armes qui se faisait au dehors s’expliquait pour eux par la retraite prochaine.

Mysœis prit sa lyre ; Œlian tira de sa flûte ces doux sons qui charmaient César.

Ils pensaient tous deux que César les écoutait derrière la cloison, et leur concert les mena jusqu’à l’heure du bain.

— Après le bain, dit Mysoeis, nous nous préparerons pour le départ.


Aux derniers rayons du soleil, la dixième légion, après avoir levé son camp, se mit en marche vers le nord.

La légion romaine avait un effectif d’environ six mille hommes, puisqu’elle était composée de dix cohortes, chaque cohorte divisée en trois manipules, chaque manipule en trois centuries, commandées par un centarque ou centurion.

Le centurion avait un peu moins d’importance que le capitaine de nos compagnies modernes.

Ce n’était pas, néanmoins, un subalterne infime, comme l’histoire élémentaire semble l’indiquer.

Un homme qui commande à cent soldats éprouvés n’est jamais sans importance.

Les hastaires ouvrirent la marche avec leurs longues piques et leurs cuirasses d’acier.

C’était dans les rangs des hastaires que l’aigle romaine déployait ses ailes d’airain au-dessous du monogramme S. P. Q. R.

Après eux venaient les triaires ou vétérans, armés de la courte épée et du dard à main.

Après eux encore, les princes, vêtus de la chlamyde, portant l’épieu ou javeline, le bouclier elliptique, le casque et le glaive à deux tranchants.

Sur les ailes, se détachaient les escadrons des chevaliers romains.

Entre les cohortes, on voyait de jeunes patrices, sorte de volontaires qui venaient apprendre dans les camps le dur métier de la guerre antique.

Enfin, malgré ce qu’affirment les Commentaires de César, qui ont bien leurs raisons pour parler ainsi, à la suite de la légion, il y avait des litières nombreuses pour les baladins et les courtisanes.


Les clairons sonnèrent.

Le mouvement de la marche fit étinceler au soleil les cuirasses et les casques.

César, monté sur son cheval de bataille et vêtu du manteau de pourpre, — la tête nue comme toujours, — passa le dernier le pont de bateaux.

Avant d’atteindre l’autre rive, il demanda encore :

— Où est Œlian ? où est Mysœïs ?

Caïus Corvinus, qui l’accompagnait, lui répondit :

— Ils sont en tête des cohortes avec Vultur et Vorax.

Cela dit, le centarque s’inclina, car il ne devait pas aller plus loin.

Il s’était chargé de couper le pont de bateaux et de ramener les barques dans la basse Seine, avec sa centurie et quelques bataillons de Gaulois alliés.

César et sa légion s’éloignèrent, au son des instruments guerriers, dans la direction du pays de Meaux.

Caïus Corvinus rentra dans Lutèce.

Et quand la légion eut disparu au détour de la voie, sa poitrine s’enfla, il se redressa et dit :

— Nous verrons si les esclaves et les chiens dévoreront le citoyen romain, ou si le citoyen romain donnera aux oiseaux de proie les chiens et les esclaves !


Comme Caïus Corvinus rentrait dans l’enceinte abandonnée du camp, ses émissaires vinrent lui dire qu’ils s’étaient emparés de Ghella.

Le centarque promit un bélier au dieu Horus et se dit :

— Je vois bien que le destin est pour moi !

À la question de ses soldats, qui lui demandaient où il fallait mettre Ghella, il répondit :

— Dans la retraite d’Œlian et de Mysœïs.

— Œlian et Mysœïs sont au bain, c’est vrai, lui fut-il objecté ; mais quand ils rentreront ?

— Ils ne rentreront pas, répliqua Corvinus.

Il avait pris une tournure et un ton d’empereur.

De fait, il était le maître dans cette petite île où était son univers : son amour et sa vengeance.

Il se rendit au palais. — Il entra dans l’appartement de César.

À la muraille, il vit un glaive à garde d’or qui pendait, oublié sans doute.

Sur le plat de la lame, ces mots étaient gravés en caractères grecs :

« À Caïus Julius Cæsar, Œlian et Mysœïs. »

Le centarque sourit et s’empara de l’épée en disant :

— Ce glaive qu’ils ont donné, je vais le leur rendre !


X

Ce n’étaient pas ces thermes de Rome maîtresse des peuples, palais somptueux et fiers, grande comme la grandeur romaine ; — ce n’étaient pas même ces thermes plus modestes, bâtis deux cents ans plus tard par l’empereur Constance Chlore sur la rive gauche de la Seine, et dont nous connaissons les ruines sous le nom de Thermes de Julien.

Jules César n’avait pas eu le temps d’élever des palais à Lutèce.

C’était une salle de bains toute simple et presque rustique, où l’eau du fleuve, chauffée à son passage dans des chaudières invisibles, arrivait jusqu’à la piscine de granit par des bouches d’airain luisant.

Une lampe pendait à la voûte.

Deux larges cassolettes brûlaient des parfums.

Œlian et Mysœïs, demi-nus et couverts seulement du voile de laine fine qui remplaçait notre peignoir, étaient étendus dans la piscine.

L’atmosphère tiède et chargée de parfums humides pesait sur leurs yeux endormis.

— César est invincible ! disait Mysœïs comme en un rêve ; — dans quelques mois, les Gaules seront soumises… dans quelques mois, nous reverrons Rome bien-aimée !

— Puisses-tu dire vrai ! répliquait Œlian.

— Je reparaîtrai sur les gradins du cirque, parmi mes rivales vaincues… car le pâle soleil des Gaules a blanchi mon sein, n’est-ce pas, Œlian ?

— Ghella seule est plus blanche que toi, Mysœïs.

— Et Ghella ne sera pas à l’amphithéâtre !… Cynthie la jalouse détournera les yeux pour ne pas me voir… Lesbie versera des larmes de dépit… Cythéris pâlira… Clodia s’enfuira hors de l’enceinte, cachant sa rage derrière la migraine éternelle des envieuses… Œlian ! que je voudrais être à Rome !

— Oui… murmura l’affranchi, qui songeait ; — César est invincible !

Puis il ajouta en passant sa main sur son front :

— Et pourtant, j’ai fait un rêve !…

— Quel rêve ? demanda Mysœïs avide.

— Fassent les dieux qu’il soit descendu sur mon front, ce rêve, par la porte d’ivoire, où passent les chimères menteuses… J’ai vu… c’était à Rome que tes vœux appellent, ô Mysœïs !… c’était dans l’enceinte auguste où se réunissent les sénateurs romains… César était sur un trône, et les vieillards l’entouraient… Tout à coup une clameur s’est élevée, et j’ai vu que César avait la couronne de roi sur la tête…

— Eh bien ! dit Mysœïs, — ton rêve n’a rien de si funeste…

— Attends donc !… Des rangs des sénateurs plusieurs hommes sortirent… Ils étaient pâles, et leur regard se baissait devant le regard du dieu… Cependant, ils gravirent les degrés du trône, et je vis le sang de César qui coulait par vingt-trois plaies…

Mysœïs poussa un cri d’horreur.

— César tomba le visage contre terre, poursuivit Œlian ; — et en tombant, il dit : « Et toi aussi, mon fils ! … »

— Son fils ! répéta Mysœïs ; — il n’a pas de fils !

— Il appelait autrefois Pompée son fils.

— Pompée est trop noble pour l’assassiner !

— Avant que Caïus Junius Brutus ne devînt son ennemi… commença Œlian.

— Celui-là aussi est noble ! interrompit Mysœïs ; — mais c’est un rhéteur qui s’enivre aux fumées de la popularité… Je dirai à César d’être en garde contre Junius Brutus.

Ils gardèrent un instant le silence.

Une tristesse grave était sur leurs fronts inclinés et pensifs.

Un léger bruit se fit du côté de la porte d’entrée.

Vultur et Vorax, qui étaient couchés à leurs pieds, grondèrent sourdement.

Ce fut tout.

— Mysœïs, dit Œlian, — si César mourait, tu te souviens de notre serment ?

— Je m’en souviens, répondit Mysœïs.

Elle ajouta, belle et souriante :

— Ceux qui ont appartenu à César ne doivent point survivre à César.

Une seconde fois, un bruit se fit entendre à la porte d’entrée.

Vultur et Vorax se dressèrent sur leurs pattes raidies.

Mais Œlian et Mysœïs ne prirent pas garde.

Les idées de mort ne pouvaient tenir dans cette atmosphère embaumée, parmi les douces fatigues du bain tiède.

Le sourire revint aux beaux fronts des deux jeunes gens. Ils parlèrent d’amour, de Rome et d’avenir…


Le bruit qu’ils avaient entendu et qui avait mis sur pied les chiens vigilants provenait de la présence du centarque Corvinus, qui venait, avec ses quatre triaires, pour égorger dans le bain Œlian et Mysœïs.

Il avait eu cette idée-là, le Corvinus, et même il s’était promis un certain raffinement de plaisir à la pensée que le glaive qu’ils avaient donné en commun à César servirait à les assassiner tous deux.

Ils l’avaient humilié, insulté, foulé aux pieds, lui, un citoyen romain.

Quand il aimait, ce centarque, nous savons qu’il se servait du pommeau de l’épée ; c’était bien le moins qu’il usât de la pointe quand il haïssait.

Quant à ses quatre triaires, c’étaient de vieux coquins, durs comme caillou, et qui ne se souvenaient plus d’avoir eu jamais un cœur.

Corvinus les avait amenés principalement pour avoir raison de Vultur et de Vorax qu’il ne se souciait plus d’affronter en personne.

Pour commencer, le glaive de César se plongea jusqu’à l’or de sa garde dans la poitrine de l’esclave endormi à la porte des thermes. Le pauvre esclave ne s’éveilla même pas, et si la doctrine de nos maîtres d’études est vraie, il ne fit que changer de sommeil.

Corvinus et ses quatre affidés s’avancèrent à pas de loup vers la salle de bains.

— Quand l’esclave de César sera morte, demanda un triaire qui avait fait les guerres d’Espagne et d’Afrique, — sera-t-elle à nous, centurion ?

Corvinus n’était pas assez méchant pour refuser une demande si modérée.

Il répondit affirmativement, et cela parut faire grand plaisir aux quatre soldats, qui étaient philosophes.

L’avenir de la belle Mysœis était donc désormais assuré.

— Dès que nous aurons achevé notre tâche, dit Corvinus, nous irons nous étendre sur les lits vides de la salle des festins. César n’a pas eu le temps de prendre son dernier repas… Je sais où sont les vins choisis… Avant de rejoindre la légion, nous avons la nuit devant nous… Il faut que la nuit soit belle !

Les quatre triaires auraient poussé un cri de joie, si la main du centarque ne s’était levée énergiquement pour réclamer le silence.

— Ainsi, reprit Corvinus, c’est entendu : les chiens d’abord, la femme ensuite… L’homme ne vaut pas une moitié de femme, ce qui fait moins d’un quart de chien !

Les bons soldats sourirent à ce calcul aimable.

Ils se trouvaient maintenant devant la porte à claire-voie qui fermait la salle des thermes, ou bains chauds. Une draperie tombait sur la grille.

Comme le centarque et ses compagnons se trouvaient dans l’ombre, il leur suffisait de lever la draperie pour voir sans être vus.

Le centarque n’y manqua pas, et cela faillit compromettre le succès de son entreprise.

Car, sur quatre citoyens romains qu’il amenait avec lui, il s’en trouva deux qui aimaient les chiens, un qui ne détestait pas les femmes, et un quatrième qui partageait l’opinion du pasteur Corydon du doux Virgile. — Ô regrettables mœurs de l’antiquité !

La vue d’Œlian, de Mysœis, de Vultur et de Vorax, qui étaient bien le plus joli garçon, la plus délicieuse femme et les deux plus beaux chiens que l’on pût rencontrer, toucha diversement les quatre triaires, qui sentirent leur courage faiblir.

Corvinus s’en aperçut et n’en prit point d’inquiétude, parce que, à ce moment même, une idée lumineuse traversait par hasard son cerveau épais.

Il venait d’entendre Mysœïs qui disait : Ceux qui ont appartenu à César ne doivent point survivre à César. Il avait compris. Son plan s’était fait dans sa tête comme par enchantement.

— Amis, dit-il aux triaires, qui avaient perdu sa confiance. — j’ai changé d’avis ; je n’ai plus besoin de vous… Allez préparer la table… et que le Falerne soit froid.

— Vous voulez les épargner, centarque ?

— Oui… je veux les épargner.

— Que Jupiter soit loué ! dirent les soldats ; — nous allons préparer les tables.

Dès que le centarque fut seul, il mit du désordre dans ses vêtements et souilla ses cheveux de poussière. — Puis, après avoir jeté un coup d’œil sur l’épée pour voir si le sang du pauvre esclave était encore à la lame, il ouvrit brusquement la porte à claire-voie et s’élança dans la salle des thermes en criant :

— Malheur ! malheur !

Œlian et Mysœïs se soulevèrent épouvantés.

Corvinus se laissa tomber sur les dalles de granit.

Il disait en se tordant les mains :

— Malheur sur nous ! malheur sur Rome ! malheur sur l’univers ! Malheur ! malheur ! malheur !

— Qu’y a-t-il ? demanda Œlian.

Et Mysœïs répéta :

— Qu’y a-t-il ?

Les deux chiens semblaient écouter, la tête droite, les yeux grands ouverts.

Mais le centarque ne parlait point et répétait toujours :

— Malheur ! malheur ! malheur ! Enfin, il leva d’un bras défaillant l’épée teinte de sang, et prononça d’une voix brisée :

— Rome est veuve !… le monde est orphelin !… Caïus Julius Cæsar a vécu !

Ce fut comme si la foudre était tombée au milieu de cette salle.

Œlian et Mysœïs poussèrent un cri déchirant, auquel répondit le long hurlement des chiens, ces animaux qui flairent le malheur !

— Tu mens ! dit Œlian ; — tu mens !…

Et Mysœïs ajouta :

— Les dieux sont immortels !

Corvinus prit cette pose commune à tout acteur qui va faire un récit important.

— À peine nous sortions des portes de Lutèce, dit-il, — il était sur son coursier… ses gardes affligés imitaient son silence, autour de lui rangés…

— Mais, interrompit Œlian, il est ici… il n’a pas quitté la forteresse.

— Hélas ! vous ignorez donc tout ? s’écria Corvinus ; — la légion est partie depuis deux heures.

C’était justement lui qui avait été chargé de prévenir Œlian et Mysœis au moment du départ.

L’esclave et l’affranchi baissèrent la tête. — Corvinus poursuivit :

— À un mille du pont de bateaux, les ennemis nous attendaient dans ces halliers profonds qui cachent la base du mont de Mercure… Ils étaient là tous, formant une armée innombrable : les Sénones, les Meldes, les Parisiens, les Silvanectes, les Trévères, les Turones, — ceux de la Loire et ceux de la Meuse, — ceux du Rhône et ceux du Rhin… les Tectosages du midi, les Belges du nord… tous, tous, commandés parle grand chef Camulogène… Ils ont enveloppé la légion à la faveur de la nuit. La légion n’est plus. Les hastaires vaillants, les triaires vieillis dans les combats, les princes pleins d’espérance et de jeunesse, — les patriciens sur leurs chars, les chevaliers romains sur leurs nobles montures, — tous morts !

— Morts ! répétèrent machinalement l’affranchi et l’esclave.

La pensée de douter ne leur venait même pas.

Car c’eût été de la part du centarque une audace si folle !

Supposer faussement la perte d’une légion commandée par César !

— Morts, reprit Corvinus, — écrasés par le nombre, assassinés dans la nuit, égorgés comme des victimes dévouées…

— Mais César ?… Le centarque se couvrit le visage de ses mains.

Une chose étrange, c’est que le centarque ne se trompait qu’à demi. César avait été attaqué en effet, au pied de Montmartre, par une formidable armée de Gaulois embusquée dans les taillis.

Seulement César, au lieu d’être vaincu, avait été vainqueur et poursuivait maintenant sa route vers le nord.

On eût fort étonné le centarque, si on lui eût dit qu’il ne mentait pas tout à fait.

Il se couvrit donc le visage de ses mains, et balbutia, à travers des larmes feintes :

— César était seul : il combattait encore. Autour de lui, un monceau de cadavres témoignait de sa redoutable valeur. Mais sa poitrine, percée de mille coups, lui refusait le souffle…

— Oh ! mon rêve ! murmura Œlian.

— Bon ! se dit Corvinus ; — il a fait un rêve !… Mercure ! dieu éloquent des menteurs, merci !

— Sa main affaiblie, poursuivit-il, pouvait à peine soutenir son glaive… Il m’aperçut debout encore et combattant de mon mieux.

— « Mon ami, me dit-il, — je ne veux pas que César tombe vivant aux mains de ces barbares… Si tu parviens à te sauver, prends mon épée dans ma poitrine et porte-la toute sanglante à ceux que j’aimais… »

— Il dit, et la lame de son propre glaive disparut dans son sein. Je me laissai tomber parmi les morts pour accomplir la dernière volonté de César. Et me voici venu vers vous qu’il aimait, vous apportant son épée toute sanglante.

Il leur tendit en effet le glaive.

— Oh ! c’est donc vrai ! c’est donc bien vrai ! s’écria Mysœïs, car cette preuve lui semblait irrécusable ; — c’est l’épée de César.

Œlian dit :

— Le dieu est au ciel !

Puis il montra la porte à Corvinus d’un geste grave et triste.

— Laissez-nous, centarque, dit-il.

Corvinus obéit aussitôt, feignant de respecter cette grande douleur.

Il sortit, — mais il demeura en observation derrière la claire-voie.

Et vous eussiez lu sur son grossier visage la satisfaction qu’il avait d’avoir si bien joué son rôle.

XI

Œlian et Mysœïs restèrent longtemps à contempler en silence le glaive rougi du sang de César.

Puis Mysœïs dit :

— Ceux qui ont appartenu à César ne doivent point survivre à César.

Son front était fier et son œil brillait.

L’enthousiasme qui débordait de son cœur monta au cerveau d’Œlian.

— Mourons par le même glaive que César, s’écria-t-il, et que son sang divin se mêle à notre sang !

Mysϕs baisa le glaive, et appuyant le tranchant contre son bras nu, elle fit glisser la lame.

Un jet de sang s’élança hors de la veine ouverte.

— À moi ! à moi ! s’écria Œlian.

Mais Mysœïs, souriante et charmante, avant de passer à l’affranchi l’épée de César, s’ouvrit encore la veine de l’autre bras.

L’eau de la piscine devint rosée.

Les chiens inquiets flairaient au vent et s’agitaient.

Corvinus se frottait les mains derrière la claire-voie aux barreaux d’airain.

Œlian s’ouvrit les veines à son tour.

L’eau de la piscine frémissait sous le quadruple jet. Sa teinte se faisait plus foncée.

Les deux chiens gémirent à l’odeur du sang.

Œlian et Mysœïs se tenaient par la main.

— Les siècles futurs, dit Myeœïs, parleront d’Œlian et de Mysœïs, les serviteurs fidèles.

— Une parcelle de l’immense gloire de César, répondit Œlian, rejaillira sur notre souvenir.

— Qu’eussions-nous fait désormais dans la vie ?

— Et les sages n’ont-ils pas dit que la mort était le plus doux des sommeils !

Il y eut un court silence.

L’eau rougissait, tandis que les fronts devenaient pâles.

Le centarque regardait et retenait son souffle.

Mysϕs porta ses mains jusquՈ ses yeux avec fatigue.

— Mes paupières retombent malgré moi, murmura-t-elle.

Puis, elle ajouta avec un soupir :

— J’étais bien jeune encore !…

— Mes yeux se voilent, dit Œlian ; — j’avais de longs jours à être heureux !

La tête de Mysœïs oscilla sur le contour merveilleux de ses épaules.

— Un sommeil, répéta-t-elle ; — non !… ce n’est pas un sommeil !… À mesure que mes yeux s’aveuglent, il me semble que mon esprit s’éclaire… La mort, qui vient, me dit que l’âme est immortelle.

— Que les dieux soient loués ! dit Œlian ; — si l’âme ne meurt pas, nos âmes serviront César et l’aimeront dans l’autre vie.

L’eau de la piscine était couleur de sang.

Les chiens pleuraient.


LES AFFRANCHIS DE CÉSAR.
NUITS DE PARIS

Corvinus, haletant, ne riait plus. Des gouttes de sueur froide étaient à ses tempes.

— Écoute, dit encore Mysœis, cela me fait du bien d’avoir renvoyé cet enfant, le blond Ar-Bel… Je prie les dieux de lui être favorables.

— Et moi, répliqua Œlian, je suis heureux d’avoir laissé l’épouse à l’époux… Que le destin leur soit propice !

— Œlian, tu as un noble cœur !

— Mysœïs, tu étais bonne autant que belle !

Leurs voix faiblissaient.

Ils se regardèrent et ne se virent plus.

— Où es-tu, Œlian ?

— Mysœïs, Mysœïs, où es-tu ?…

Leurs mains déjà froides se cherchèrent une dernière fois et se trouvèrent.

— César ! dieu puissant, dirent-ils avec le premier effroi de la mort, — protège ceux qui n’ont pas voulu vivre après toi !…

Puis, Mysœïs murmura :

— Adieu, mon Œlian, je t’aimais !

— Adieu, répondit Œlian ; adieu, Mysœïs, je t’aime !

Puis, le silence, et la dernière goutte de sang pâli…


La lampe tremblait au plafond. — Les cassolettes jetaient dans l’air leurs tièdes parfums.

Vorax léchait les blessures de Mysœïs. — Vultur, le museau renversé en arrière» lançait vers la voûte, un hurlement long et lugubre.

Œlian et Mysœïs étaient étendus, morts, l’un auprès de l’autre.

Œlian, le front sur son bras ; Mysœis, la tête dans les boucles dénouées de ses cheveux noirs. Leurs mains étaient jointes.

Et dans ces bassins horriblement rouges, beaux comme ils étaient après la mort, vous eussiez dit deux merveilleuses statues de marbre de Paros.

Corvinus pressa sa poitrine révoltée.

— Oh ! fit-il, en frissonnant de tout son corps, — ils ont été bien longtemps à mourir !

L’émotion qui lui serrait la poitrine comme un étau de fer était violente, mais toute physique. Elle ne pouvait durer.

— Par Bacchus ! s’écria-t-il en secouant sa torpeur, — il me faut une belle nuit pour chasser le souvenir de cette mauvaise heure !… À la petite Gauloise, maintenant !

Il jeta un dernier regard sur la scène de mort, et ses yeux fascinés s’y attachèrent encore pendant plus d’une minute.

Puis il s’enfuit, poursuivi par les deux formes blanches qu’il voyait dans la nuit.

Pour gagner la retraite habitée naguère par Œlian et Mysœïs, il fallait traverser une partie de la forteresse.

Le centarque tâtonnait dans l’ombre, et il lui semblait ouïr au loin comme un bruit de bataille.

— Le choc des coupes ressemble au choc des armures, se disait-il ; — mes coquins de triaires ne m’ont pas attendu pour commencer le festin !…

Il allait toujours.

Quand il passait devant les fenêtres donnant passage au vent au dehors, de vagues clameurs arrivaient à ses oreilles.

Il pensait :

— Pourquoi les chansons à boire sonnent-elles aujourd’hui comme des cris d’agonie ?

Pendant toute sa route à travers la forteresse, il ne rencontra pas une âme.

Il arriva devant la retraite de l’affranchi et de l’esclave. Il s’arrêta pour peigner un peu sa barbe et ses cheveux en désordre.

Car ce n’est pas le soldat français qui a inventé la coquetterie burlesque. Le jour où le premier uniforme militaire fut confoctionné, en écorce d’arbres, en mailles de fer ou en tissu de poil on y fit une poche pour mettre un peigne à barbe.

Et c’est une grande erreur, de penser que la cire à moustaches date de la fondation de l’École polytechnique.

L’École polytechnique a inventé les fausses hanches et les corsets à poitrine de dindon. C’est bien assez pour sa gloire.

Les soldats romains connaissaient le charme de la toilette. Le mot latin qui signifie astiquer doit se trouver quelque part dans le dictionnaire de nos vilains petits Catulles du second Théâtre-Français.

Corvinus, ayant un peu réparé son extérieur, poussa la porte qui fermait la chambre de Mysœïs. — Il vit Ghella assise sur le lit de l’esclave.

Cela lui rendit un peu de cœur.

Ghella était charmante, et, d’instinct, le centarque porta la main au pommeau de son épée, — ce talisman qui abrégeait pour lui la résistance des femmes.

Par la fenêtre ouverte, les clameurs arrivaient plus fortes ; mais Corvinus n’en était plus à s’inquiéter de si peu. C’était bon dans les grands corridors noirs.

Il s’avança vers le lit.

Ghella se prit à trembler.

Comme le centurion allait porter la main sur elle, quelque chose passa en sifflant entre leurs deux têtes.

Corvinus fit un bond en arrière.

Dans le bois du lit, il y avait une hache à long manche qui tremblait encore.

C’était cela qui avait passé en sifflant devant le visage de Corvinus.

Ghella s’était levée radieuse.

— Ar-Bel !… Ar-Bel ! cria-t-elle.

La clameur lui répondit, mais cette fois bien prochaine. — C’était le chant de guerre des Gaulois Parisiens.

— Mon père ! disait Ghella ivre de joie ; — mon père et mon époux !…

Corvinus éteignit la lampe.

Il était temps.

Une silhouette sombre se découpa dans le cadre de la fenêtre.

Ar-Bel était dans les bras de Ghella…


Jules César avait dit au centarque Caius Corvinus, qui avait sollicité l’honneur de rester le dernier dans Lutèce avec sa centurie de triaires :

— Tu couperas le pont et tu te laisseras dériver avec les bateaux jusqu’aux îles qui sont derrière le mont de Mercure… Là, tu retrouveras la légion.

César parlait sans doute des îles Saint-Ouen et Saint-Denis, dont les noms primitifs ne sont point parvenus jusqu’à nous.

Corvinus avait répondu :

— J’ai compris.

Il n’y avait eu que ces paroles d’échangées entre le général et le subalterne.

Par le fait, un chef donne des ordres et n’explique pas ses plans stratégiques aux sous-lieutenants de son armée.

Si Caïus Corvinus eût obéi à César purement et simplement, il eût été déjà, ainsi que sa centurie, hors de la portée des Gaulois confédérés.

Mais en laissant partir l’armée, le centarque n’avait eu d’autre pensée que de passer une bonne nuit d’orgie, après avoir envoyé aux enfers ses deux ennemis, l’affranchi et l’esclave.

Il avait réussi quant à Œlian et à Mysœïs ; mais pour la nuit d’orgie, c’était autre chose.

Nous devons lui rendre cette justice, de dire qu’il comprit tout de suite sa position. Il devina que les Gaulois étaient dans l’ile, et il ne songea qu’à déguerpir.

Les cris qu’il avait entendus, les clameurs qu’il avait prises pour les bruits du festin, c’était sans nul doute ses triaires qu’on égorgeait.

Il n’y avait donc plus à s’occuper des triaires.

Corvinus s’élança hors de la chambre et se reprit à parcourir, fou d’épouvante cette fois, les sombres corridors de la forteresse.

Il ne s’y reconnaissait plus.

Après bien des détours, il s’arrêta tout à coup devant une porte qu’il poussa, et il se trouva dans la salle des thermes, devant ces corps blancs comme neige, demi plongés dans l’eau sanglante…

Il se couvrit les yeux et s’enfuit comme un insensé.

Par les fenêtres, il voyait maintenant des feux courir dans l’île. Les barbares étaient là. Alarix le cherchait pour sa femme Arrhéda assassinée.


Alarix ! oh ! le guerrier terrible !

Alarix le cherchait en effet.

Pour quitter l’ile, il n’y avait qu’un chemin : le pont de bateaux.

Alarix était en tête du pont de bateaux avec sa hache à long manche, — la même hache qui avait coupé la couronne de laurier sur la tête de César.

Les autres Gaulois couraient dans Lutèce abandonnée.

Lui, Alarix, attendait.

Les autres Gaulois lui rabattaient le gibier romain.

Et chaque fois qu’un légionnaire pourchassé arrivait à la tête du pont, la hache d’Alarix se levait. Le légionnaire tombait, le front fendu.

Alarix disait :

— Pour Arrhéda !…

Pour Arrhéda, la pauvre morte, Alarix eut une hécatombe de Romains.

La centurie entière y passa.

Mais le principal coupable, Alarix ne l’eut point sous sa hache.

Il retourna les cadavres un à un, et parmi les cadavres il ne trouva pas Corvinus.

Où était Corvinus ?…


À la proue de ce gigantesque navire qui est maintenant la Cité de Paris, il y avait, parmi les aulnes et les saules chevelus, mouillés par le courant, un petit bateau amarré à la berge.

Pendant que le blond Ar-Bel était avec sa Ghella chérie, pendant qu’Alarix fendait à la douzaine des crânes de triaires, pour la satisfaction posthume de sa belle Arrhéda, un Gaulois entre deux âges, carré d’épaules et portant sur son front bas une forêt de cheveux grisonnants, se glissait le long du bord.

— Où diable a-t-il mis mon bateau, ce coquin-là ? grommelait-il entre ses dents ; — je ne l’ai pourtant pas reconnu parmi ceux qui ont servi à faire le pont !…

Il cherchait, soulevant avec soin les basses branches des saules.

Enfin, il trouva le batelet amarré sous la forteresse.

Il laissa échapper une exclamation de plaisir.

— Mon bon petit bateau ! dit-il ; — mes deux avirons !… tout y est !

Il s’assit sur le banc de l’arrière et caressa doucement le plat-bord.

Puis il se croisa les bras avec une parfaite quiétude, en murmurant :

— Patience ! patience !

Il n’était pas là depuis dix minutes, lorsqu’un Romain de haute taille parut parmi les roseaux de la rive.

À la vue du bateau, le Romain poussa un cri de joie. Il y sauta d’un bond en criant :

— Je suis sauvé !

— Patience ! grommela notre Gaulois entre deux âges.

Le Romain trancha d’un coup d’épée la corde qui retenait le bateau, et celui-ci s’en alla aussitôt à la dérive.

Mais comme le Romain se retournait pour saisir les avirons, il se trouva en face du Gaulois, qui lui dit :

— Si tu veux te laisser garrotter tranquillement, centarque, je te conduirai à mon compère Alarix, qui fera de toi ce qu’il voudra… Si tu ne veux pas, moi, je vais faire ce que je pourrai…

Corvinus ne répondit qu’en portant au Gaulois un furieux coup d’épée.

— Patience ! dit ce dernier en esquivant le coup.

Il sauta par-dessus le banc et cassa d’un coup d’aviron la tête du centarque, qui n’eut pas même le temps de murmurer :

— Je suis citoyen romain !…

Ce fut fait en un clin d’œil.

Quelques minutes après, le bon batelier Thual apportait le crâne de Corvinus à son compère Alarix.

— J’aurais voulu te l’amener en vie, dit-il ; — mais il n’a pas voulu.

XII

Quand Ar-Bel et Ghella eurent une cabane où abriter leurs amours, ils élevèrent un tombeau modeste à la place de ce nid de mousse qui les avait réchauffés, heureux enfants.

Un tombeau pour Œlian et pour Mysœïs, l’affranchi et l’esclave de César.

Ils venaient parfois s’asseoir sur la pierre.

Le temps passa. — Leurs cheveux blanchirent.

Ils n’oublièrent point OElian et Mysœïs.

Et pendant qu’ils parlaient des ans écoulés, de nobles chiens, postérité demi-sauvage de Vorax et de Vultur, bondissaient dans les hautes herbes à l’entour.

Les grands chênes tombèrent pour faire place aux moissons ; à la place des moissons, les demeures des hommes s’élevèrent.

Ar-Bel et Ghella étaient morts depuis dix siècles.

Il y avait encore, au sommet de la montagne Sainte-Geneviève, un carré de granit rugueux qui s’appelait : le Tombeau de l’Esclave…


Quant à Caïus Julius Cæsar, nous n’apprendrons à personne qu’il subjugua les Gaulois, défit les Germains et soumit la Grande-Bretagne, — qu’il passa le Rubicon pour punir son gendre Pompée et le sénat de Rome, — qu’il vainquit en Espagne Afranius et Varron, les lieutenants de Pompée, — et Pompée lui-même en Macédoine, à la fameuse bataille de Pharsale.

On dit qu’ayant appris à Alexandrie que Pompée avait été tué, il versa des larmes. C’est bien possible.

Cela ne l’empêcha pas de conquérir le Pont, l’Égypte, l’Espagne et l’Afrique romaine.

Brutus et d’autres bavards, qu’il avait eu le tort de combler de bienfaits, l’assassinèrent en plein sénat, quarante-trois ans avant Jésus-Christ.

Sa poitrine fut percée de vingt-trois coups de poignard, et il dit à Brutus : « Toi aussi, mon fils !… »

Quoique païen, César a eu l’insigne honneur d’être outragé par tous les barbouilleurs de papier scolastico-philosophique.

Brutus, lui, a eu pour châtiment les alexandrins louangeurs d’une multitude de tragédies.


Séparateur

  1. Le titre de rex était prodigué à toute occasion, dans les derniers âges de la république romaine.
  2. Empereur est ici pour son équivalent latin imperator, qui signifie chef, commandant, et plus spécialement, dans le langage militaire, général victorieux.