Les Nuits d’hiver (Henry Murger)/Études sur Henry Murger (Paul de Saint-Victor)

Les Nuits d’hiver
(p. 279-285).


Qu’il me soit permis, même après la page si émue et sympathique que M. Arsène Houssaye a consacrée à Henry Murger, de lui adresser ici un dernier adieu. Il y a place sur son tombeau pour plus d’une couronne, et il me semble que tous ceux qui l’ont connu doivent à sa mémoire un salut et un témoignage.

Il est difficile de définir en deux mots ce talent nuancé et mobile. On pourrait dire cependant que Henry Murger fut le poëte de la pauvreté. Il l’avait connue de bonne heure : elle s’était emparée de toute sa jeunesse ; il avait fini par l’accepter avec une résignation mélancolique et moqueuse. La pauvreté devint bientôt sa muse ; c’est d’elle qu’il tient ce rire mouillé de larmes qui est la physionomie de son talent. — Comme ces voyageurs qui s’immortalisent en hivernant dans une région désolée. Henry Murger dut sa renommée à cette bohème des arts et des lettres où il fit une station si longue et si rude. D’autres avant lui l’avaient entrevue, mais de loin et sans l’aborder ; Murger en revint comme d’un pays natal, et il en rapporta de si curieux et de si touchants récits, qu’on peut dire que c’est lui qui l’a découverte.

 

On se souvient de l’impression produite par les Scènes de la vie de bohème, et du succès éclatant que remporta plus tard le drame sorti de ce livre. C’était le bûcher du supplice transformé en feu d’artifice, l’esprit niant la douleur, l’amour embrassant la misère, le Roman tragi-comique de la jeunesse enfermée dans la tour de la Faim, et y chantant ses tortures. — Je viens de relire ce drame étrange ; le deuil du poëte l’assombrit sans doute ; mais, cette fois, il m’a semblé mortellement triste sous sa gaieté stoïque. Que de noires réalités éclaire cette verve éblouissante ! la mansarde nue, le foyer sans feu, la table sans pain, et, à travers les fleurs fanées de la fenêtre, la morne façade de l’hôpital qui apparaît comme l’étape fatale de ces précaires existences ! L’amour même ne colore ce sombre intérieur que d’un rayon fugitif. Musette, la fille de plaisir, a un cœur d’hirondelle ; elle s’envole au premier froid. Mimi, la fille de la douleur, n’y apparaît que pour mourir.

On se souvient de cette dernière scène qui fit couler tant de larmes : Mimi rentrant blessée au cœur dans son pauvre nid battu par le vent. Rien de plus touchant que cette agonie enfantine doucement balancée entre le ciel et la terre, mélange ingénu de larmes et de sourires, de résignations et de désespoirs. Elle expire, et ses yeux voilés admirent encore la robe de Musette, et ses mains, prises du tremblement t’es mourants, en chiffonnent encore la frange de dentelles. — Vous diriez une enfant a demi sombrée dans la terre, se retenant aux fleurs de son tombeau. Son amant lui revient ; mais il n’est plus temps : sensitives froissées ne refleurissent pas.

 

Henry Murger savait toutes les angoisses et tous les périls de la bohème douloureuse ; il en avait rapporté des blessures qui saignèrent jusqu’au dernier jour. Il y a quelque chose du rire sardonique dans le récit enjoué qu’il fait de ses misères ; on y sent des larmes retenues et des sanglots étouffés. Il a exprimé avec une mélancolie pénétrante ce souvenir du martyre subi et de l’épreuve traversée. Dans la dédicace de sa Vie de bohème, il se retourne et regarde, avant d’en sortir, la « cité dolente » qu’il a si longtemps habitée : ses illusions se dissipent, ses mirages s’évanouissent, elle lui apparaît un instant dans toute son horreur.

 

Ce qu’il aurait pu dire encore, c’est qu’il était sorti de cet orage sans défaillance et sans amertume : c’est que l’adversité ne fléchit jamais la droiture de son caractère, c’est que la souffrance avait attendri son âme au lieu de l’aigrir. Étranger aux passions du monde littéraire, il n’en connaissait que les amitiés et les enthousiasmes. Jamais il n’abusa du don terrible qu’il avait d’ajuster la raillerie et d’aiguiser l’épigramme ; sa verve brillait sans blesser : c’était une arme de luxe dont il ne se servait que pour les fêtes de l’esprit. Ce qu’on ne saurait trop dire encore, c’est ce respect de son talent que M. Édouard Thierry a dignement loué sur sa tombe. Il n’accorda pas une ligne à l’art vulgaire ; il ne fit jamais à la popularité de ces avances qui dégradent. Ce poëte de la bohème était le plus consciencieux et le plus soigneux des artistes. Il mettait à polir une phrase le temps qu’un lapidaire met à tailler un bijou. Une nouvelle à la main jetée dans le courant du journal, lui coûtait souvent toute une nuit de veilles ; la moindre de ses flèches était ciselée. Sa vie souffrait de cette production si laborieuse et si. lente ; mais il préférait la gêne à l’imperfection volontaire. La nécessité même, qui force si souvent la plume du poëte à courir comme un outil vulgaire et rapide, ne lui arracha jamais une page ébauchée.

C’est pourquoi son œuvre lui survivra. Le fini, en littérature, préserve et protége. Les monuments construits en pierres grossières s’écroulent promptement ; une bague délicatement ciselée passe de main en main et ne périt pas. — L’œuvre de Murger est dédiée tout entière à la pauvreté et à la jeunesse. Le succès l’avait tiré de la bohème, mais son esprit y était resté. Il s’était arrêté, pour ainsi dire, à l’heure des vingt ans ; il continua de chanter les joies et les clartés de l’heure envolée.

 

Sa vie se passa a célébrer les fêtes ou à mener le deuil de ses jeunes années. Il demeura enchanté, pour ainsi dire, dans cette bohème riante et sinistre où avait erré sa jeunesse. Il ne cessa d’en poursuivre et d’en évoquer les fantômes. La plupart de ses romans ne font que reproduire, sous des formes nouvelles, son premier tableau. Seulement, avec le temps, les tons crus s’effacent, couleurs sombres s’éclairent. La bohème, à mesure qu’il s’en éloigne, lui apparaît dans une vapeur poétique. Ses ténèbres s’illuminent, ses aspérités s’adoucissent : ce n’est plus le pays de l’obscurité et de la famine, c’est une heureuse et insouciante Arcadie.

Henrv Murger ne fit que passer au théâtre, mais chacun de ses pas a marqué sur la scène et a laissé trace. Trois ans après la Vie de bohème, il donnait à la Comédie-Française une fraîche et piquante idylle. Ici encore, c’est la jeunesse éternisée, en quelque sorte, sous les cheveux blancs du Bonhomme jadis. Comme ce roi qui, dans son ivresse, voulait que son royaume fût ivre avec lui, le poëte épris de jeunesse voulait que les vieillards mêmes eussent vingt ans, dans le pays de sa fantaisie. — C’est au théâtre que son esprit a souri pour la dernière fois. Il y a deux mois à peine, on applaudissait le Serment d’Horace, une bluette, un rien, une dentelle, mais, brodée de ces mots charmants qui marquent ses moindres œuvres, comme d’un chiffre à lui.

Henry Murger laisse un livre posthume, dont il corrigeait les épreuves, lorsque survint le mal terrible qui l’a dévoré. C’est le recueil de ses vers, jetés à tous les vents, et qu’il rassemblait pour la première fois. Le poëte est mort avant d’avoir eu le temps de lier sa couronne. Je viens de parcourir ces pages volantes qui s’effeuilleront sur un tombeau. C’est la fleur de son talent, ce dessus du panier dont il a parlé tant de fois. L’instrument poétique est faible, mais d’une pureté ravissante. Cette faiblesse même a son charme ; on sent mieux le souffle du cœur à travers les fêlures du roseau brisé. — Là, plus de misères nues ni de sombres réalités ; une brise de printemps souffle dans ces pages, les illusions y chantent, le soleil y brille, la pauvreté marche légèrement sous son bagage d’espoirs et de rêves ; l’amour parle la langue moqueuse et tendre des bohémiens d’Alfred de Musset.

Ce sont encore de frais paysages peints à la plume dans cette forêt de Fontainebleau, qui était comme son lieu d’asile. Ses Chansons rustiques sont de vrais airs de pipeau, faits pour être répétés par les échos des vallées et les violons des ménétriers. L’air des champs fortifie la muse de Murger ; il l’empreint de ces belles couleurs du hâle, qui sont celles de la santé et de la vigueur.

Cependant, en interrogeant les fragments de cette lyre brisée, j’y trouve quelques cordes dont la note plaintive semble tinter un glas ou murmurer un présage.

 

Les funérailles d’Henry Murger ont été, pour sa mémoire, un triste et suprême honneur. La grande famille des lettres et des arts suivait son convoi ; ce n’étaient parmi cette foule que regrets, sympathies, nobles et touchants souvenirs rappelés et murmurés à voix basse. Tous ceux qui l’ont connu regrettaient en lui l’honnête homme, le confrère dévoué, l’ami cordial et fidèle. On se rappelait sa bonté de cœur, sa douceur constante, l’aménité de son caractère et cette gaieté courageuse qui dérobait à l’amitié même le secret de ses afflictions.

Son nom, si cher à la jeunesse, ne périra pas : il résume de cruelles souffrances et de douées ivresses ; il représente les luttes de la vocation contre L’obstacle et du talent contre la misère. — On va lui élever un tombeau ; j’y voudrais voir graver cette figure d’Auguste Préault, dont le masque joyeux, à demi soulevé, découvre un visage sillonné de larmes.

Paul de Saint-Victor.


FIN.