Les Nuits d’hiver (Henry Murger)/Études sur Henry Murger (P.-A. Fiorentino)

Les Nuits d’hiver
(p. 267-272).


Henry Murger, un écrivain plein de grâce et d’originalité, un conteur charmant, un poëte, a été enlevé, en peu de jours, et au moment où ses amis commençaient à s’inquiéter sérieusement de son état. Pauvre Murger ! il ne s’est couché que pour mourir.

Il allait, il venait du journal à la librairie, de la librairie au théâtre, corrigeant ses vers, achevant la page commencée, rêvant à quelque plan de comédie nouvelle. On le rencontrait comme à l’ordinaire ; il ne paraissait ni soucieux ni triste ; souvent même il était gai par boutades, mais d’une gaieté un peu forcée et surexcitée, qui trahissait un secret malaise. Il souffrait, il ressentait déjà ies atteintes de sa mort prochaine, et il souriait pour cacher ses souffrances ; car il a toujours professé, en ce qui touchait sa personne, une indifférence extrême et un dédaigneux stoïcisme.

La dernière fois que je l’ai vu, c’est au foyer du Vaudeville. Il venait de donner une fort jolie pièce au Palais-Royal, le Serment d’Horace, et j’avais été assez heureux pour en dire tout le bien que j’en pensais. Je l’abordai vivement pour le féliciter de son succès. Il fit comme un mouvement de retraite, ce qu’on appelle au théâtre une fausse sortie. Puis, revenant vers moi de l’air le plus aimable et le plus cordial, il me serra la main.

— Ceci ne compte pas, me dit-il ; je ne vous ai pas vu, je ne veux point vous voir ; je tiens à vous remercier chez vous.

— Je vous le défends positivement, cher ami ; c’est moi qui vous rends grâce de tout le plaisir que vous m’avez fait.

— Vous ne m’empêcherez point, je suppose, d’aller vous voir ?

— Si ; je vous mettrai à la porte.

— Nous verrons.

Deux jours après, il passa rue d’Aumale ; je n’y étais pas, et je trouvai, en rentrant, son nom sur une feuille de papier blanc, que je conserve comme une relique.

J’avais connu Murger au Corsaire, il y a une quinzaine d’années. Il était alors fort jeune ; mais déjà son front commençait à se dégarnir, et sa santé était délicate et languissante. Nous l’aimions tous, et il nous aimait ; car il était naturellement bon, doux, affectueux. Il causait à cœur ouvert ; il racontait tout haut ses rêveries et ses châteaux en Espagne. Que de fois j’ai regretté qu’il n’y eût pas un sténographe ! Ses manières étaient dignes et polies ; sa modestie si simple et si franche, qu’on eût dit qu’il ignorait sa valeur. Quand on le plaisantait, sa malice était sans fiel, sa raillerie légère et inoffensive. S’il se fâchait, ses colères ne duraient qu’une seconde, et il avait aussitôt des retours d’une effusion charmante, des tendresses de jeune fille et des ingénuités d’enfant.

Souvent il arrivait en nage, on ne sait d’où ; il s’asseyait au coin d’une table et rédigeait, pour un louis (ce qui était la haute paye pour les mieux rémunérés) une de ses ravissantes scènes de la Vie de bohème. On ne se doute pas de l’esprit, du talent, du style qui s’absorbe et s’engloutit tous les jours dans ces feuilles, grandes ou petites, que la publicité fait éclore et qu’emporte le vent. L’auteur lui-même ne s’en doutait pas, à coup sûr, et il n’a eu, cependant, qu’à ramasser quelques-unes de ces pages éparses pour faire un livre qui est son plus beau titre de gloire et son œuvre la plus curieuse et la plus durable.

On connaît ses autres romans, ses fantaisies, ses pièces : le Pays latin, le Sabot rouge, les Vacances de Camille, le Dernier Rendez-vous, les Scènes de campagne, les Buveurs d’eau, le Bonhomme Jadis, et ce drame poignant de la Vie de bohème, qu’il a tiré de son livre avec M. Th. Barrière, et qui a donné naissance à toutes les Filles de marbre et à toutes les Dames aux camelias. Comme romancier, comme auteur dramatique, Murger n’a eu que des succès, et la popularité, on peut le dire, lui a fait les premières avances.

Malheureusement, ni le talent, ni l’invention, ni le style, ni les qualités les plus charmantes et les plus rares ne suffisent plus aujourd’hui pour assurer l’indépendance et la dignité de l’homme de lettres. Il faut une âme et un corps solidement trempés, une organisation tout à fait exceptionnelle, un tempérament de fer, pour ne point succomber aux luttes, aux fatigues, aux excitations de cette vie dévorante ; il faut produire sans cesse, produire encore, et toujours. Avec les années la sève tarit, la veine s’épuise, le travail devient plus difficile ; l’écrivain lui-même surveille et juge ses œuvres avec un goût plus sévère. C’est le moment où l’on a le plus besoin d’ordre, de calme, de fermeté et de raison.

Depuis quelque temps, la santé de Murger était visiblement altérée ; il réagissait tant qu’il pouvait contre cet état de langueur et de marasme, dont il se sentait envahir ; mais ces efforts mêmes l’affaiblissaient et le consumaient. Pour prolonger des jours si menacés, ce n’eût pas été assez peut-être des soins les plus vigilants et les plus assidus, de la vie la plus paisible et la plus régulière. Mais, lorsque ses amis lui exprimaient leurs craintes ou se hasardaient à lui donner quelques conseils, il souriait doucement, et répétait quelques vers d’une de ses plus sombres ballades.

Murger était peu connu comme poëte ; il avait pourtant écrit des vers charmants, à plusieurs dates, et, par une fatale coïncidence, un volume de poésies, qu’il préparait et achevait, devait paraître le jour de sa mort. Dans ce livre, tout rempli des plus chers souvenirs de sa jeunesse, une chose nous a surtout frappé : c’est la teinte de mélancolie, de désenchantement, parfois de désespoir, qu’y prennent les pensées du poëte ; à chaque page, à chaque strophe, au milieu des images les plus riantes et des rêveries les plus enjouées, il y a quelques allusions d’une tristesse profonde, ou quelque sinistre pressentiment. Le titre même de la plupart de ses pièces est lugubre : Lettre à un mort : la Ballade du désespéré ; Ultima spes mortuorum ; le Requiem d’amour ; la Tournée du diable : le Collier de larmes, etc., etc. On a comparé sa manière à celle d’Alfred de Musset : il n’en a point la forme exquise, la spontanéité, le souffle ; mais peut-être a-t-il plus de sensibilité et d’humour que l’auteur du Spectacle dans un fauteuil. En y regardant de près, on lui trouve un air de famille avec Henri Heine…

Maintenant, je sais les respects et les ménagements que l’on doit à une tombe fermée à peine ; mais ne sort-il point de cette tombe un enseignement pour nous tous, les plus humbles comme les plus illustres, qui vivons de cet écrasant labeur quotidien, dont on ne peut se faire une idée quand on n’y est pas condamné ? Pourquoi faut-il que des hommes d’une grande intelligence et d’un esprit charmant prodiguent ainsi leur vie et la rejettent comme un lourd fardeau ? N’ont-ils pas une mère ou s’ils l’ont perdue, sa chère et sainte image ne veille-t-elle donc pas sur eux à l’heure du danger ? Pourquoi chercher l’oubli, le repos ou des émotions fiévreuses et passagères dans tout ce qui épuise et qui tue, comme si le travail usait trop lentement, comme si la pensée ne tuait pas assez tôt ! Pourquoi tant de faiblesse ou tant d’insouciance ? Passe encore à vingt ans. On peut tout pardonner à la jeunesse…

Un dernier mot, si on veut bien le permettre, en faveur de cette société qu’on dit si dure et si ingrate pour tout ce qui tient une plume. J’espère qu’on ne répétera point ce lieu commun ridicule à propos du charmant poëte que nous venons de perdre. Ni les amitiés fidèles, ni les succès, ni les honneurs ne lui ont manqué. Tous les théâtres lui étaient ouverts ; tous les journaux, toutes les Revues sollicitaient ses écrits, trop rares à leur gré. Dès qu’on l’a su malade, tous les dévouements sont accourus ; sa porte a été assiégée par tout ce qu’il y a de plus honorable et de plus éminent ; deux ministres ont fait demander d’heure en heure de ses nouvelles ; les plus grands médecins de Paris, les lumières de la science, ont veillé à son chevet ; ses derniers moments ont été entourés de pieuses et touchantes sollicitudes. Enfin, — suprême et juste hommage ! — une foule immense où tous les ordres et tous les rangs étaient représentés : — l’Académie, les ministères, les écoles, les lettres, les arts, la critique, — a suivi, à pied, tête nue, son cercueil ; si bien qu’une femme du peuple, voyant l’interminable cortège, a pu s’écrier, dans sa naïveté : « C’est le convoi de quelque millionnaire ! »

P.-A. Fiorentino.