Les Nuits d’Orient/La Tamise/4

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 127-140).
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IV

IV



Le lendemain, à cinq heures, un fantôme déguisé en lune se leva vers l’est, à la place où se lève le soleil du midi ; un brouillard diaphane, un brouillard d’été tamisa les rayons de l’astre, et nous donna un jour d’un violet clair, assez semblable à celui que Virgile décrit dans les Champs-Élyséens. À travers cette gaze crépusculaire, on aurait cru voir un soleil enrhumé. Mon compagnon le nabab découvrit une pensée railleuse au fond de mon silence, et me dit :

— Oui, il doit vous paraître bien étonnant de voir un Anglo-Indien comme moi, habitué comme moi à un soleil véritable, et venant réchauffer sa vieillesse aux rayons glacés du nord. C’est une question de tombe, voila tout. Le soleil indien me donnerait peut-être quelques années de plus ; mais les dernières années de la vieillesse n’allongent pas la vie ; que faire d’un temps qu’on ne peut employer à rien ? J’ai en horreur les cimetières de l’Inde ; ils sont trop souvent ravagés par les animaux ou les hommes. Les morts y dorment en sursaut. Vous connaissez sans doute la nécropolis de Liverpool, dans la haute ville, au sommet de Copperas-Hill ; c’est là que mon père et ma mère ont leur tombe. Je ne veux pas me séparer d’eux. »

Nous traversions en ce moment la Tamise une seconde fois, pour débarquer à Woolwich, qui est le plus proche voisin de Greenwich ; l’arsenal et l’hôpital se touchent ; si c’est le hasard qui a établi le voisinage de ces deux choses, le hasard est très-intelligent.

L’entrée de l’arsenal de Woolwich est interdite aux étrangers : la même prohibition est écrite à la grille de l’arsenal de Toulon. Cependant j’ai rencontré beaucoup d’Anglais dans l’arsenal de Toulon, j’y ai même conduit l’honorable post-captain Grey, fils de l’illustre ministre de ce nom et commandant du Belveder, charmante frégate de 34 pièces de canon. En revanche, un Anglais m’a introduit, malgré la consigne, dans l’arsenal de Woolwich. Les consignes absolues n’existent pas. On entre presque toujours dans les endroits où il est défendu d’entrer. Il suffit même de lire, à Paris, sur une porte : Le public n’entre pas ici, pour pouvoir affirmer qu’on entrera. Je ne suis pas le public, dit un jour un voyageur au gardien d’un établissement impénétrable. — C’est juste ! dit le gardien, et il laissa passer.

Il n’y a aucune comparaison à établir entre les arsenaux de Toulon et de Woolwich ; l’arsenal de Toulon est une merveille, un monde de surprises, un chantier de géants ; Woolwich est un dépôt de piles de boulets et de pièces de canon. C’est dans les ports militaires qu’on se fait une juste idée de la puissance maritime de l’Angleterre, ce n’est pas à Woolwich. Les Anglais sont de grands frotteurs de métaux, aussi rien n’est charmant à voir, en fait de destruction, comme leurs canons et leurs boulets ; tout cela est poli comme un assortiment de meubles de boudoir ; tout cela est timbré du lion et de la licorne,

The lion ant the unicorn
Were fighting for the crown,

comme dit une chanson enfantine de Malte, à propos du blason de l’Angleterre. L’idée de graver les armes d’un pays sur les boulets de canon est assez ingénieuse ; il est toujours agréable de savoir par qui on est tué. Un boulet anonyme intrigue trop le soldat qui le rencontre sur son chemin. Le boulet, proprement timbré comme un exploit d’huissier, dit au soldat : C’est l’Angleterre qui te fait l’honneur de te tuer ; regarde la licorne et le lion, et sois reconnaissant.

Ce qu’on voit à la surface de l’arsenal de Woolwich n’excite pas une grande curiosité ; mais on dit tout bas, et mes oreilles en frémissent encore, on dit que cette surface vulgaire cache des secrets souterrains, interdits non-seulement aux étrangers, mais même aux nationaux. Je ne garantis pas la valeur de cet on dit mystérieux ; je me borne à timidement hasarder ces deux syllabes si courtes, on dit, préface ordinaire de tant de longues faussetés.

Si cet on dit n’est pas, comme presque toujours, le commencement d’un mensonge, j’en rends grâce à Dieu, en ma qualité d’ennemi de la guerre et d’ami acharné de la paix.

Voici donc le mystère. Il y a des savants méditatifs et très-inventeurs, qui ont employé trente-huit ans de paix générale à découvrir des secrets infernaux, des trucs d’extermination auprès desquels nos fusils, nos canons et nos sabres ne sont plus que des hochets d’enfants. Quelle est la nature de ces secrets ? Là, le mystère recommence. Les uns disent qu’un grave penseur du congrès de la paix, voulant mieux faire qu’un long discours pour sa divine cliente, a redécouvert ce formidable feu grégeois qui, au dire de Joinville, épouvanta les soldats de saint Louis au bord du Nil. Les autres affirment que le feu grégeois est la moindre des choses, un amusement, une plaisanterie d’écolier, un feu d’artifice de Chinois. Il s’agit bien de feu grégeois dans les souterrains de Woolwich ! On parle d’un inépuisable trésor de bombes asphyxiantes, dont l’effet infaillible est l’anéantissement instantané d’une armée ennemie. Vous figurez-vous un pareil résultat ? Il est cinq heures du matin ; deux années navales ou terrestres sont en présence. Les Anglais lancent leurs bombes chimiques : il ne reste plus que des Anglais vivants sur le champ de bataille : tout a disparu ! à cinq heures un quart tout est fini ! On parle encore de certaines fusées mystérieuses auprès desquelles les fusées de Congrève sont des gerbes de feu d’artifice. Rien ne résisterait ainsi à cette dernière découverte ; mille Vésuves en éruption sur une ligne anglaise, telle serait l’image de cette artillerie, créée, dit-on, par un philanthrope du congrès de la paix, à Birmingham. Allez vous frotter contre mille Vésuves, avec vos fusils et vos canons ! Enfin, le génie de la destruction philanthropique a, dit-on encore, mis le comble à son art en inventant des machines énormes, à pompes pneumatiques, qui suppriment la respiration d’une armée ennemie, à trois cents toises de leurs affûts. Il y a peut-être de l’exagération dans tous ces on dit ; mais Qu’importe ! au-dessous de ce luxe de découvertes, on trouve à coup sûr une vérité formidable et rassurante à la fois, surtout quand on songe que nous ne sommes pas restés en arrière, nous, en France, et que Vincennes garde aussi ses secrets souterrains, comme Wolwich.

Bénissons les progrès de la science ; ils sauveront le monde de la barbarie, en fondant l’ère éternelle de la paix. C’est en exagérant ainsi les périls des guerres, qu’on les supprime tout à fait. Quelque courageux qu’on soit, on aime à trouver sur un champ de bataille des chances de salut ; chaque soldat espère bien survivre à son voisin pour raconter sa bataille à la chaumière. Dès qu’il sera bien démontré que deux armées peuvent disparaître de la surface du globe, à la minute où elles se rencontrent, on y regardera certes à deux fois avant de trouver un casus belli. Ceux qui sont braves, et ils sont rares partout, quoi qu’on en dise, sont habitués à mépriser des dangers connus et classés. Viennent des dangers surnaturels et invinciblement exterminateurs, et nous verrons s’il reste beaucoup de héros ! L’histoire est là pour nous prouver que les hommes les plus braves ont reculé de peur devant des dangers révélés aux batailles pour la première fois. Les Romains ne peuvent pas être accusés de poltronnerie ; y eut-il jamais des soldats plus braves ? eh bien ? ils sacrifiaient sur l’autel de la Peur, comme dit Rousseau ; ils prenaient lâchement la fuite devant les chariots armés de faux, devant les éléphants de Pyrrhus, à la bataille d’Héraclée, devant les torches de résine allumées par Annibal sur les cornes des taureaux, enfin devant tout ce qu’ils n’avaient jamais vu. Au siége de Syracuse, les braves marins et les héroïques soldats du grand Marcellus se couchaient à plat ventre sur le pont des trirèmes, et frissonnaient comme des conscrits toutes les fois qu’ils voyaient s’agiter un soliveau sur les remparts de Syracuse, parce qu’ils voyaient la main formidable d’Archimède derrière ce soliveau. Bien plus ! les Romains étaient si honteux d’avoir peur trop souvent, qu’ils se crurent obligés d’inventer un mot qui sauva un peu leur amour-propre ; ils inventèrent la terreur panique ; ils prétendirent que la grande voix du dieu Pan retentissante au fond des bois était la cause de toutes les poltronneries des héros.

Vox quoque per lucos vulgo exaudita silentes
Ingens.

Le consul Pontius entendit cet épouvantable Houhou dans les défilés du Samnium, et il passa sous les fourches caudines avec ses Romains. Ce fut une débâcle de poltrons, la veille tous héros. Une fois que les Romains eurent mis leurs accidents de lâcheté sur le compte de Pan, ils se trouvèrent à l’aise, et ne rougirent plus. Tant pis pour le dieu Pan ! Pourquoi leur faisait-il peur ? Si, de l’antiquité, nous descendons aux âges modernes, nous trouverions beaucoup de terreurs paniques sans l’excuse de Pan ; cette fois, et pour ne citer que deux héros, et certes les plus braves entre tous, nous lisons que le chevalier Bayard, surnommé Sans-Peur, avait peur des arquebuses à croc, et que Louis IX, dès qu’il voyait éclater le feu grégeois, il se jetoit à terre, dit Joinville et tendoit ses mains, la face levée au ciel, et crioit à haute voix à Notre-Seigneur, et disoit en pleurant à grandes larmes, sire Dieu Jésus-Christ, garde-moi et toute ma gent ! Ces peurs héroïques sont très-naturelles les arquebuses à croc et le feu grégeois étaient deux dangers inconnus. À ces belles époques de candeur et de bonne foi, on avait le courage d’avouer sa peur ; même, dans une histoire fabuleuse, Homère ne croit pas déshonorer Hector en le faisant fuir devant Achille. Pour Hector, Achille était le feu grégeois ; le fils de Thétis avait un bouclier magique forgé par Vulcain ; c’était encore un danger inconnu, et non classé.

Malgré les admirables réflexions de la Rochefoucauld, la forfanterie moderne a entassé beaucoup d’absurdités dangereuses sur le courage. Toutefois, après les grands exemples cités plus haut, nous persistons à croire que les machines de destruction absolue, aujourd’hui découvertes chez nos voisins et chez nous, diminueront considérablement le nombre des héros et augmenteront le nombre des sages. L’héroïsme est une belle chose, mais la sagesse vaut mieux. Faisons des vœux pour la découverte d’une artillerie d’Etnas. Si, révélés soudainement à l’horizon des batailles, les chariots armés de faux, les torches de résine, les éléphants avec leurs tours, les soliveaux de Syracuse, les arquebuses à croc et les feux grégeois ont épouvanté les plus braves soldats de l’antiquité romaine, le plus courageux des chevaliers et le plus héroïque des rois militaires, aujourd’hui, croyez-le bien, devant les fusées infernales, les bombes asphyxiantes et les balistes pneumatiques, il n’y aura plus que des poltrons et la paix.

Telles sont les réflexions qui me furent inspirées par ma visite à l’arsenal de Woolwich. On y voit quelques canons trompeurs ; mais leur ancienne devise Ultima ratio regum, est aujourd’hui un mensonge et un anachronisme. Le canon stupide, c’est l’enfance de l’art, grâce à Dieu ! Le boulet ricocheur est une plaisanterie volante, un papillon d’artilleur, un meurtrier de hasard ; celui qui lance un boulet et qui tue un homme fait un racroc, comme un joueur de billard. Vieilles armes à suspendre en panoplies avec les arcs de Guillaume Tell, les frondes des îles Baléares, et les flèches des derniers Mohicans ! Parlez-moi des bombes asphyxiantes et des fusées infernales, ces anges d’extermination complète qui dorment dans les limbes de Vincennes et de Woolwich ! La voilà maintenant, la dernière raison des rois, et les rois réfléchiront longtemps avant de la donner ; ils réfléchiront peut-être toujours.

En sa qualité de vieux soldat, mon hôte le nabab est un ami intime de la paix, et nous nous applaudissions ensemble de ces philanthropiques inventions qui doivent tuer la guerre. Tout à coup je reculai de surprise lorsqu’il m’annonça, en souriant, et avec proposition d’un pari de cinq livres, qu’un illustre général français, portant un des plus glorieux noms de la marine française, venait de faire une descente en Angleterre, qu’il avait remporté une victoire éclatante sur les Anglais, et que, ce jour-là même, les vaincus lui donnaient un dîner d’honneur à Blake-Hall, de l’autre côté de la Tamise. J’étais bien tenté d’accepter le pari de cinq livres ; mais comme j’ai l’habitude de ne tenir que les paris que je propose et de refuser ceux qui me sont proposés, je priai le nabab de me donner gratis le mot de cette énigme étrange ; il consentit et m’expliqua tout. J’aurais perdu mon pari ! c’était perdre avec beau jeu.

En effet, la veille, un de mes excellents amis, M. de la Bourdonnais, après avoir pris un congé de quelques jours au club des échecs de Paris, avait fait sa descente en Angleterre, il avait livré une bataille mémorable aux amateurs anglais du club de Westminster. Une bataille de la Bourdonnais était toujours pour lui une victoire. Les joueurs d’échecs anglais se montrèrent, en cette circonstance, ce qu’ils sont toujours, c’est-à-dire de parfaits gentilshommes ; ils décernèrent au vainqueur français un dîner triomphal.

Le nabab Edmond était au nombre des convives il connaît très-bien le jeu, comme tout riche Indien, et, dans sa jeunesse, il a souvent joué sur un échiquier tracé sur le sable du Gange, avec ses porteurs de palanquin, en allant de Calcutta au Penjaub. Chose merveilleuse ! le nom de la Bourdonnais est aussi populaire dans l’Inde que celui de Napoléon, mais ce n’est pas à cause des services rendus par le marin de Saint-Malo, gouverneur de l’île de France ; c’est parce que ce glorieux nom est porté par le plus grand joueur d’échecs de notre siècle. Philidor appartient au siècle dernier. Nous sommes même si oublieux, en France, que peu de contemporains se souviendraient du gouverneur de l’île de France, si Bernardin de Saint-Pierre ne l’eût immortalisé, dans Paul et Virginie, avec cette phrase : M. de la Bourdonnais arrive à cheval. Eh bien, j’en suis pourtant ravi, dans l’intérêt de mes théories pacifiques, le gagneur de batailles sur le champ de l’échiquier est populaire dans toute l’Asie ; les bonzes, les brahmes, les nababs, les mandarins connaissent le Philidor de Saint-Malo, et ils ont oublié son aïeul qui livrait des batailles sanglantes sur l’océan indien.

On dirait que la sagesse chinoise, qui a inventé toutes nos inventions, a voulu donner le change aux passions belliqueuses de l’homme en inventant un jeu où la gloire du combat n’est jamais achetée avec du sang. Par malheur, l’idée primitive de ces pacifiques guerres de soldats de bois n’a pas été comprise par les illustres capitaines des époques antiques et modernes. Sous Charles-Quint, lorsque l’Europe était en feu, les empereurs et les rois ne se contentaient point de se livrer des batailles formidables ; ils jouaient encore aux échecs dans les entr’actes du sang. Charles-Quint jouait avec tous les Philidors de son temps, Damiano, Jacobus de Cessolis, Jérôme Vida, le docteur Gio Leonardo de Naples, Ruy Lopez d’Alcala, Boy le Syracusain. Les maréchaux de l’échiquier recevaient de fortes pensions, soit des princes d’Espagne, soit du pape Urbain VIII. Ce sage pontife, ami de la paix, offrait même à Boy de Syracuse un logement splendide dans le Vatican. Sébastien, roi de Portugal, appela le Syracusain à sa cour de Lisbonne et perdit 8,000 écus en jouant avec lui. Philippe II et son frère, don Juan d’Autriche, firent au même joueur des offres si brillantes qu’il abandonna tout, excepté ses pensions de maréchal d’échiquier, et vint lutter avec eux. Don Juan d’Autriche le conduisit même en guerre, et Boy le Syracusain eut ainsi l’honneur d’assister à la bataille de Lépante à côté de Michel Cervantes, cet Homère du moins fou des batailleurs.

Nous étions ce jour-là en plein XVIe siècle ; Boy de Syracuse reparaissait à Londres sous un autre nom, nous assistions au triomphe d’un batailleur pacifique, d’un Guillaume le Conquérant par le droit des échecs. Le petit-fils du marin immortalisé dans Paul et Virginie, notre cher et invincible de Labourdonnais reçut au festin de Blak-Hall la couronne de l’échiquier universel ; on lui porta un toast avec des vins de France, et les vaisseaux indiens qui descendaient la Tamise entendirent retentir ce nom glorieux, et apportèrent la nouvelle dé l’innocente victoire aux échiquiers du fleuve Jaune et du Coromandel.

En finissant mon travail sous ce titre, la Tamise, je suis ainsi naturellement amené à donner une idée qui ne sera pas adoptée, à coup sûr, pour cause de paradoxe. Ce malheureux abbé de Saint-Pierre a-t-il été traité de fou ? a-t-on ri aux larmes de sa théorie sur la paix universelle ? On est toujours regardé comme un penseur sérieux, lorsqu’on dit que la guerre est un mal inévitable, et que les hommes ont été mis au monde pour se massacrer fraternellement. Cela n’est jamais regardé comme un paradoxe. Eh bien, n’importe, proposons. Toute bonne idée a échoué à son émission première. Échouons.

Le principe de cette idée appartient aux Romains ; il faut toujours revenir à eux, surtout en fait de guerre. Or, tout le monde sait que, pour épargner le sang de deux armées, on confia la cause de Rome et d’Albe à six combattants. Trois Horaces et trois Curiaces. Admirable logique d’un peuple à son berceau ! Heureux le monde si cet exemple eût toujours été suivi ! Le sang versé depuis ce sextuor de combat rendrait écarlate les flots de l’Océan ; et qu’ont-elles gagné, les nations ? Des ruines, la barbarie, la mort. Rome, qui avait inventé ce duel à six, procureurs fondés de deux nations belligérantes, Rome a renié sa sagesse première ; après avoir mis sur pied de nombreuses légions de soldats, elle a trouvé des rois ravageurs qui ont mis sur pied des légions quatre fois plus nombreuses, et elle a péri stupidement, et elle a été ensevelie dans son vaste camp des prétoriens, non loin du petit tombeau des Horaces. Quelle leçon !

Mais compromettre la vie de six hommes dans un débat de deux peuples, c’est encore beaucoup trop, quoique peu. Le sang de six braves soldats a, dans la balance divine, autant de poids que le sang de deux armées nombreuses ; et ce qui paraissait une chose sage et humaine à des esprits païens, change complétement de nature dans le sens évangélique. La loi de Moïse a été adoucie par la loi du Christ, et l’anathème sublime lancé dans le jardin des Oliviers contre l’homme sanguinaire s’adresse autant à l’individu qu’au peuple. Il n’y a pas de nombre dans l’infini de la création.

Deux nations, deux gouvernements sont en litige ; il s’agit, par exemple, de décider, comme dit Voltaire, si la France ou l’Angleterre posséderont deux pouces de neige au Canada. Casus belli. La diplomatie a épuisé l’arsenal de ses protocoles ; Londres et Paris tiennent à leurs pouces de neige, ils n’en démordront pas. On va mettre sur pied vaisseaux et régiments, s’exterminer selon l’usage, pour habiller de deuil et noyer de larmes des veuves, des mères et des sœurs, en l’honneur du genre qui se dit humain. Arrêtez-vous : il y a un autre moyen décisif et chrétien pour arriver innocemment au résultat de l’arbitrage des deux pouces de neige. Chaque grande capitale compte aujourd’hui d’illustres généraux de l’échiquier. Déjà en 1807, M. Deschapelles visitant Berlin, après la bataille d’Iéna, trouva de très-habiles joueurs d’échecs au club de Berlin. Deschapelles est un autre joueur de première force, et il m’a affirmé la chose, dans un de ces charmants déjeuners qu’il nous offrait deux fois par semaine, sous la treille de son cottage du faubourg du Temple. Or, en 1807, si le jeu d’échecs était déjà si brillamment cultivé en Allemagne, quel progrès doit-il avoir fait depuis ?

On compte aussi de très-forts amateurs à Saint-Pétersbourg. Le nord aujourd’hui a l’intelligence du midi. Les quatre points cardinaux même n’existent plus moralement. Aux glaçons près, tout est midi. L’Angleterre, qui a vu naître le gambit du capitaine Evans, l’illustre Macdonell et M. Stanton, n’a rien à envier aux autres peuples. L’Espagne qui a inventé l’échiquier dallé de marbre blanc et noir, aux pièces vivantes, l’Espagne de Philippe II, de don Juan d’Autriche et de Mina le stratégiste par excellence, peut mettre sur pied une armée de dix étonnants soldats d’échecs. Je cite l’Espagne pour mémoire, car nous n’avons rien à craindre aujourd’hui de ce côté ; le proverbe nuptial allemand a franchi la Bidassoa : Tu felix Hispania nube ! Quant à l’Italie, c’est toujours le pays de Lolli, du Calabrais, du Syracusain. Toute la gloire de ces illustres morts se personnifie aujourd’hui dans la gloire vivante de M. Calvi, un des plus fiers lieutenants d’Alexandre Labourdonnais. La France est en mesure de lutter contre tous, quoiqu’elle ait perdu le pion et deux traits depuis la mort de l’illustre chef de Saint-Malo. Notre phalange est forte et elle a un digne chef dans la maison de Saint-Amant. Eh bien ! maintenant, mon système belligérant s’explique tout seul. S’agit-il de deux pouces de neige canadienne, de deux pouces de sable rhénan, de deux pouces de grève salée, de deux pouces de terrain vert, on nomme trois Horaces et trois Curiaces de l’échiquier. Ceux qui gagneront onze batailles sur vingt et une gagneront les pouces en litige, et personne ne prendra le deuil, et nous laisserons leurs sourires aux épouses, aux mères et aux sœurs, et le budget aussi sera content. Quelle économie ! une armée d’échiquier ne coûte qu’un écu, en marchant bien.