Les Nuits d’Orient/Autre nuit d’Orient/2

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 323-333).
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II



Vous qui avez tant de loisirs à Besika, veuillez bien corriger mes fautes de topographie. Hélas ! nous n’avons jamais, nous, pauvres soldats de la plume, le bonheur d’être envoyés, aux frais de l’État, sur de bons vaisseaux, dans les parages classiques, pour étudier nos questions d’Orient ; nous sommes obligés de payer nos voyages, et encore beaucoup de paresseux pensionnés nous reprochent de travailler pour gagner de l’argent, comme si, aujourd’hui, depuis Alexandre Dumas jusqu’au plus novice des écrivains, l’argent gagné en littérature n’était pas employé à des voyages plus ou moins lointains. Chacun de nous veut qu’on puisse dire de lui :

Mores hominum multorum vidit, et urbes.
Virgile, en écrivant ce vers, se l’appliquait à lui-même ; dès qu’il lui tombait quelques sexterces du haut du Palatin, il allait s’embarquer à Brindes, pour revoir la Grèce et suivre le conseil de son ami Horace :
Exemplaria Græca
Nocturnâ versate manu, versate diurnâ ;


aussi, grâce à ces voyages fréquents au pays d’Homère, d’Euripide et de Théocrite, il a fait de sa langue latine une seconde langue grecque et conquis une gloire qui rayonnera encore lorsque toutes les autres gloires ne pourront plus descendre le chemin de la postérité, pour cause d’encombrement.

Je me suis donc figuré, en voyageant économiquement dans la Troade, à travers les omnibus du faubourg Montmartre, que, devant Troie, le rivage était couvert de sable, comme au Prado marseillais. Me suis-je trompé ? Corrigez mon erreur, et excusez-moi ; il m’a toujours manqué un vaisseau gratuit pour aller visiter ce rivage. La nature du sol n’a pas changé à coup sûr depuis Agamemnon : s’il était rocailleux, il est encore rocailleux ; s’il était sablonneux, il est sablonneux. Veuillez bien me suivre dans mon raisonnement hérissé de parenthèses ; nous arriverons toujours au but. C’est une théorie que j’ai bâtie sur le sable : si vous m’envoyez un rocher, ma théorie s’écroule. Heureux marin, que de choses vous avez apprises, grâce au prince Menschikoff, le même ambassadeur qui m’a fait perdre à la Bourse, dans une baisse de 2 francs, tout juste la somme que je destinais à visiter les domaines d’Agamemnon et d’Hector. Je ne pardonnerai jamais cette baisse au prince Menschikoff, même après l’évacuation des principautés ; mon égoïsme m’interdit ce pardon, si la Russie ne m’indemnise pas. En ce moment, on nous annonce que tout est fini, et que les deux Bosphores vont s’embrasser devant la tour d’Héro et Léandre, Dieu soit béni ! mais les innombrables Européens que cette stupide question a ruinés prétendent que tout n’aurait pas dû commencer, et chantent en chœur latin ce prodigieux vers, dans lequel Horace a si bien jugé toutes les questions d’Orient :

Quilquid delirant reges plectuntur Achivi.

Donc, pour la seule faute et les emportements d’un ambassadeur,

Unius ob noxam et furias Ajacis Oilei,


je suis obligé de renoncer au voyage de Ténédos, de vous de mander des renseignements, de vous ouvrir de nombreuses parenthèses, et de vous indiquer à tâtons et en aveugle un terrain où se trouve pour moi la véritable question d’Orient.

Parlons au sérieux et rentrons dans ma théorie de classibus hic locus ; il en est temps, n’est-ce pas ? Tâchez de me suivre, mon cher ami, sur un chemin qui peut-être n’existe pas. Les Grecs avaient formé un retranchement à peu de distance de leurs vaisseaux ; avez-vous relevé le gisement de cette palissade ? Hector le renversa avec une poutre ; c’était le jour où ce héros rentra dans Ilium, couvert des dépouilles d’Achille, exuvias indutus Achillis. Or, je présume qu’entre cette palissade et les vaisseaux il y avait un large espace sablonneux, où les Grecs s’amusaient à des jeux innocents dans les entr’actes de leur drame de dix années. Tous les jeux à raies et à cases ont été inventés à coup sûr par les soldats, couchés sur le sable, auprès de la mer, qui fournit des cailloux, et pendant un siége ennuyeux.

Les soldats russes ont failli inventer quelque chose à l’avant-dernière question d’Orient, au siège de Varna, espèce de Troie ottomane, dont le dernier assaut fut fait avec une pluie de roubles, comme l’assaut de Danaë. Sans cette pluie, les Russes seraient encore aujourd’hui devant la bicoque de Varna, et Danaë serait couronnée rosière par Jupiter, devant Ténédos. Les jeux de marelle, d’échecs et de dames furent donc inventés par trois ingénieurs soldats, qui ne pouvaient payer des frais de tarots — les tarots sont des cartes inventées quatre mille ans, au moins, avant Charles VI. L’histoire n’en fait pas d’autres — ces soldats assiégeants ne pouvaient aussi jouer à pile ou face ; ils n’avaient pas le sou de poche comme aujourd’hui. L’osselet de mouton, avec la double chance de sa bosse et de son trou, pouvait remplacer avantageusement le pile ou face ; mais il n’y a pas de rôtis de mouton dans les armées assiégeantes et, sans ces rôtis, le jeu est impossible. Restent le sable et les cailloux plats. Si les Russes campent, cet hiver, sur les bords du Danube, ils trouveront ces deux éléments aléatoires, et, en se cotisant deux cent mille, ils pourront inventer quelque chose de bon, après la marelle, les dames et les échecs.

On trouvera toujours un soldat inventeur dans une armée, et, s’il m’est démontré par vous, mon cher ami, que la nature du sol est sablonneuse entre le rivage et le retranchement percé par Hector, j’ose affirmer que c’est bien un soldat grec, nommé Palamède, qui a inventé le jeu des échecs au siège de Troie. Ici cette question d’Orient devient beaucoup plus sérieuse que l’autre, à cause des contradictions furieuses qu’elle va soulever, et qui peuvent amener un casus belli entre la Chine, l’Inde et moi. Un mandarin illettré de la ville Kai-Fong a, dit-on, inventé les échecs à l’embouchure du fleuve Hoang-Ho, qui se jette dans la mer Jaune. Ce mandarin florissait sous le règne de l’empereur Fo-Hi, l’inventeur du mariage et de l’écriture, 2,953 ans avant Jésus-Christ. Rien que cela.

D’un autre côté, on affirme que Pythagore de Samos, voyageant vers le Gange, 525 ans avant l’ère chrétienne, a inventé le moulin de Pythagore, le carré de l’hypothénuse et les échecs, à Almora, sur les rives du fleuve Saint. On attribue enfin cette noble invention à un bonze de Bénarès, et à un porteur de palanquin qui faisait un service de cheval de Ringpur à Sikim, et, dans ses relais, s’arrêtait aux bords du Gange, et jouait avec du sable et des cailloux.

Personne n’admire plus que moi le génie de la Chine et de l’Inde, mais je refuse hardiment à ces deux pays l’invention des échecs, et je rends à Palamède ce qui appartient à Palamède. Une seule chose me plongeait dans l’indécision à une époque : sur la foi d’Euripide, je ne croyais pas le moins du monde à l’histoire du siège de Troie ; vous savez qu’Euripide nie l’existence d’Hélène, et traite de fantôme la femme de Ménélas. Si Hélène n’a pas vécu, me disais-je, il n’y a pas eut de siège de Troie et pas de Palamède. Cela me rendait perplexe, et je me disposais volontiers à transplanter cette grande question d’Orient chez les Chinois ou les Indiens. Toutefois, après de mûres réflexions, je revenais à Palamède. Euripide nie Hélène, parce qu’il ne peut admettre que deux peuples se soient battus pour une blonde. C’est fort peu galant de la part d’Euripide, et nier une guerre parce qu’on n’en admet pas le motif, c’est raisonner à faux. Ainsi, en 1953, les Euripide ne croiront pas à notre histoire présente ; il est impossible, diront-ils, qu’en 1853 on ait fait une émeute de cour, on ait dépensé soixante millions, on ait ruiné des milliers de familles, on ait dévasté le domaine du crédit public, dans l’unique but de protéger des Grecs schismatiques qui ne voulaient pas être protégés. Quant à Hélène, elle peut très-aisément être admise comme prétexte de guerre et question d’Orient. Euripide a tort. Si le fils du sultan eût enlevé une princesse russe et l’eût amenée à Constantinople, per freta navibus, on expliquerait très-bien le passage du Pruth, et le reste. Si le grand poëte Euripide a nié le siège de Troie, c’est à cause de la répulsion que lui inspiraient les femmes blondes ; cela tient à un vice d’organisation grecque, dans un pays où tous les cheveux sont noirs. Hippolyte, dans la tragédie originale, va beaucoup plus loin qu’Euripide : il n’aime ni Phèdre, ni Aricie, ni aucune femme brune ou blonde ; il aime la lune, et lui adresse des madrigaux grecs pleins de tendresse ; il est jaloux d’Endymion, et ne dépenserait pas un Périclès d’or pour acheter tous les gynécées d’Athènes et tous les modèles féminins de Pradier. Racine, dans sa Phèdre française, n’a pas osé suivre son modèle jusqu’à la lune ; il a inventé Aricie, qui est pâle comme la lune, pour ne pas dire plus.

Nous ne sortirons pas des parenthèses, elles ressemblent à des principautés danubiennes ; il faut conclure pourtant. L’équinoxe arrive dans vingt jours, et, si ma lettre continue à battre la campagne dans la mer Icarienne, elle court la chance de ne pas vous trouver en rade de Besika. Donc la négation d’Euripide ayant été niée, je vous prie d’assister en imagination aux scènes de repos qui se sont jouées sur le rivage troyen, et dont Homère et Virgile ne parlent pas. Les soldats grecs, fracti bello fastique repulsi, s’ennuient comme des hommes heureux, au bord de la mer. Achille s’est retiré dans sa tente et chasse les mouches, comme dit Homère endormi ; vous devez avoir aussi beaucoup cultivé cette chasse, à Besika. Il faut bien faire quelque chose dans une tente ou à bord d’un vaisseau, en attendant un vingtième ultimatum.

Non loin d’Achille, Patrocle fait la sieste. Agamemnon regrette sa fille Iphigénie et pense à sa femme Clytemnestre et à son jeune cousin nommé Egyste, qui a payé un remplaçant pour esquiver la conscription. Ulysse est parti avec Diomède pour enlever les chevaux de Rhésus. Nestor raconte ses éternelles aventures de Pylos à des amis complaisants. Ménélas regarde de loin les tours d’Ilium, avec l’espoir de découvrir la chevelure de sa femme, comme un astronome étudie le lever d’une comète. Ajax, fils d’Oïlée, et Ajax, fils de Télamon, causent politique, assis sur leurs boucliers : on s’ennuie partout. Le sirocco plombe l’horizon ; la cigale chante sur les pins ; les coques des mille vaisseaux gémissent ; les matelots et les rameurs dorment depuis sept ans, comme les dormeurs de la légende ; un repos muet habite ces lieux, comme les monts Cimmerions, dont parle Ovide, muta quies habitat. Que faire ?

Palamède était mollement étendu sur la rive, à l’ombre d’une lance, et jouait au jeu primitif de la marelle avec Epéus l’ébéniste ; ils promenaient leurs six cailloux verts et blancs de la pointe au centre des lignes tracées sur le sable, lorsque tout à coup Palamède s’ennuya de ce jeu stupide inventé par Adam au bord d’un fleuve de l’Éden, et comprit qu’il y avait quelque chose de mieux à faire en ce genre avec des raies et des cailloux. Epéus lui dit : Vous avez raison. Epéus était Laconien, et parlait peu, more Laconum. Encouragé par l’ébéniste, Palamède, après des loisirs aussi nombreux que les vôtres de Besika, se mit un jour à tracer sur le sable (y a-t-il du sable ?) soixante-quatre cases. Cela fait, il sourit à son œuvre informe, et, courant au rivage, il choisit dans les algues, vilior algâ, une certaine quantité de cailloux blancs comme l’ivoire et verts comme les huîtres de Bordeaux. Les tours d’Ilium donnèrent l’idée des tours d’échecs ; le cheval de bois, déjà médité par Epéus, donna l’idée d’une autre pièce ; Ménélas donna l’idée du fou ; Clytemnestre et Agamemnon, Priam et Hécube, donnèrent l’idée des deux rois et des deux reines. Les Grecs et les Troyens se personnifièrent dans les pions. Ces pièces une fois trouvées, Palamède donna à chacune une marche, un esprit, un caractère, une attribution ; il y eut bien encore des tâtonnements et des essais pour régulariser les parties ; mais le plus difficile était fait. La mêlée s’engagea, les combinaisons surgirent de toutes les cases ; le reste fut accompli, comme toujours, par le plus intelligent des génies, le hasard. Enfin, les crocs-en-jambes des lutteurs suggérèrent l’idée du premier gambit. Gambito, croc-en-jambes, disent encore les Italiens.

Vous figurez-vous la joie des soldats grecs, lorsque Palamède leur révéla une invention qui ne coûtait aucun frais de cartes et de timbres aux joueurs ? Tout le rivage troyen devint subitement une académie d’échecs. On ne voyait que soldats couchés deux à deux sur le sable et poussant des cailloux blancs et verts. Ce plaisir général devint un bonheur ; l’ennui s’envola vers Ténédos, où vous l’avez trouvé encore ; les matelots se réveillèrent, apprirent la marche et jouèrent sur leurs bancs. La fureur du jeu s’éleva des escouades jusqu’aux régions de l’état-major. Agamemnon et Ménélas oublièrent leurs femmes, avec des gambits ; Achille apaisa sa colère et fit sa petite partie avec Patrocle ; les deux Ajax se firent recevoir au club de Palamède. Nestor seul soutint que les jeux de l’ancien temps étaient supérieurs aux échecs ; on le traita de radoteur.

Dans leur ville, les Troyens ne comprenaient pas l’inaction des Grecs. — Quel est donc ce mystère ? disaient-ils, quarante siècles avant nos opéras. Le sage Priam crut, comme nous aujourd’hui, que la question d’Orient touchait à son terme, et envoya un parlementaire au roi des rois. Le parlementaire trouva le grand Agamemnon courbé sur le sable et méditant un mat contre un Priam en cailloux. — Attendez un moment, dit le roi des rois ; le parlementaire s’assit et regarda. Un moment de joueur d’échecs dure trois heures. Agamemnon avait manqué le mat, et jouait toujours. L’envoyé de Priam se mit dans la gâterie, suivit le jeu avec une intelligente attention, et en saisit la marche parfaitement. Cinq parties terminées, Agamemnon se leva, et dit au parlementaire. Rien n’est terminé ; rentrez à Ilium ; nous reprendrons les hostilités quand bon nous semblera ; si vous voulez que ça finisse, rendez-nous ma belle-sœur, avec une indemnité de cinq cent mille Priams d’or.

Le parlementaire demanda la permission d’étudier encore quelques parties d’échecs, ce qu’on lui accorda. Rentré à Troie, il enseigna le jeu aux cinquante enfants de Priam et à Hélène. Les échecs firent fureur, à la ville comme au rivage. Assiégeants et assiégés ne juraient plus que par Palamède. On ne rêvait que gambit ; on jouait avec une frénésie égale ici et là, ce qui explique nettement ce vers du poëte :

Iliacos intra muros et luditur extra.


Enfin, Hélène et Paris jouaient nuit et jour aux échecs, ce qui était, pour une moitié du moins, à l’avantage de Ménélas : Palamède lui avait fait ce doux loisir.

Voilà maintenant la longueur éternelle du siége de Troie très-naturellement expliquée ; des maris peuvent jouer dix ans aux échecs sans songer que leurs femmes vieillissent ; mais une armée de tant de rois et de tant de pirates ne peut passer deux lustres devant une ville pour en arracher une femme de quarante ans et la rendre à son mari ; à l’époque du rapt, Hélène avait l’âge des femmes mariées qui se laissent enlever, l’âge des femmes de Balzac : elle était donc quarantainaire quand Ilium fut pris. La vogue du jeu d’échecs explique tant de patience, de retard et de temps perdu. Vous comprenez mieux que personne cette théorie, à Besika ; vous surtout, mon cher ami, qui jouez de seconde force aux échecs. Toute l’escadre, n’est-ce pas, anglaise ou française, joue encore au jeu de Palamède devant Ilium, et oublie la question d’Orient. Vous ne pouviez pas inventer ce jeu, mais vous avez eu assez de loisirs, à Besika, pour inventer quelques bons débuts de partie. L’amiral lord Dundas aura probablement suivi l’exemple de son illustre devancier, lord Cochrane, qui, dans une ennuyeuse station devant Bang-Kok, inventa son fameux gambit Cochrane, où le fou du roi noir donne échec et mat au onzième coup. Et vous, mon cher ami, n’avez-vous pas songé aussi, dans vos ennuis en question, à imiter le post-captain Evans qui a illustré son nom avec son gambit, une des gloires de l’échiquier universel ; ce superbe gambit où le sacrifice du pion du cavalier de la reine, au quatrième coup, donne la victoire. Le capitaine Evans a fait cette découverte en cherchant le passage nord au détroit de Behring. Il ne trouva point le passage, il trouva le gambit, ce qui vaut peut-être mieux pour les gens qui craignent les glaçons et les ours blancs. En vérité, mon cher ami, nous ne regretterions rien, si un nouveau gambit sortait de la question d’Orient ; les mânes de Palamède, stationnées avec vous tous à Besika, vous auront sans doute donné de lumineuses inspirations. Nous en rendrons grâces aux dieux immortels.

Passons à d’autres renseignements.