Les Nuits attiques/Livre II
Texte établi par Charpentier et Blanchet, Garnier, (Volume 1, p. 81-152).
Livre deuxième
I. De quelle manière le philosophe Socrate avait coutume d’exercer son corps à la patience. Constance d’âme de ce sage.
Parmi les travaux et les exercices volontaires par lesquels Socrate cherchait à s’aguerrir contre la souffrance, voici, dit-on, une des épreuves qu’il s’imposait : on prétend que souvent il restait debout, dans la même attitude, la nuit, le jour d’un soleil à l’autre, sans remuer les paupières ; immobile, à la même place, les regards dirigés vers le même point, plongé dans des pensées profondes, comme isolé de son corps par la méditation. Favorinus, parlant de la fermeté d’âme de ce sage, nous disait un jour, en rappelant ce fait : « Souvent Socrate restait dans la même position d’un soleil à l’autre ; immobile, plus droit qu’un tronc d’arbre. » Telle était aussi, dit-on, sa tempérance, que jamais il n’éprouva le plus léger dérangement dans sa santé. Pendant cette peste qui, dans le commencement de la guerre du Péloponnèse, dépeupla la ville d’Athènes, Socrate, grâce à sa sobriété, à l’égalité de son genre de vie, à son éloignement des plaisirs, à la force de sa santé, échappa facilement au fléau destructeur qui frappait tout le monde.
II. Devoirs et procédés réciproques des pères et des fils, soit pour se mettre à table, soit pour prendre des sièges, et dans d’autres cas semblables, tant en public qu’en famille, lorsque les fils sont magistrats et les pères simples particuliers. Dissertation du philosophe Taurus sur ce sujet. Exemple tiré de l’histoire romaine.
Un jour Taurus reçut la visite du proconsul de la province de Crète, qui, accompagné de son père, était venu à Athènes pour le voir et faire sa connaissance. Ils arrivèrent fort à propos. Taurus venait de congédier ses disciples ; nous étions assis à l’entrée de la maison, et nous nous entretenions familièrement. Le proconsul et son père se présentent. Taurus se lève avec dignité et, après les compliments d’usage, se rassied, On avance le premier siège qui se trouve sous la main, et, pendant qu'on en va chercher d’autres, Taurus invite le père du proconsul à s’y placer ; mais celui-ci refuse en disant: « Que mon fils le prenne; il est magistrat du peuple romain. — Sans préjudice de la dignité de ton fils, répond Taurus, assieds-toi, et nous examinerons ensmble lequel de vous deux doit s’asseoir le premier ; si le siège de père doit l’emporter sur les droits du magistrat. » Enfin, le père s’étant assis, et le siège pour le proconsul ayant été apporté, Taurus se mit à disserter, et avec quelle justesse ! sur la différence et les égards que les pères et les fils se doivent réciproquement. Voici le précis de sa dissertation : « Lorsqu’un fils parait dans les lieux publics, lorsqu’il remplit ses fonctions de magistrat le père doit abdiquer ses droits et céder la place pour un moment; mais, hors des affaires publiques, dans la famille, dans toutes les circonstances de la vie privée, dans les repas, dans les promenades, dans les réunions intimes, le magistrat s’efface pour faire place au père, simple particulier ; et la dignité paternelle reprend les droits que lui donne la nature. Or, votre visite, l'examen que je fais avec vous de ces sortes de procédés, tout appartient à la vie privée ; jouis donc chez moi, dit Taurus, des droits et des honneurs dont il est juste que tu jouisses chez toi. » Sur ce sujet et sur d’autres encore, Taurus tint des discours semblables, avec autant de gravité que de politesse.
Je ne crois pas m’écarter de mon sujet en transcrivant ici ce que j’ai lu sur cette question de prééminence dans le sixième livre des Annales de Claudius Quadrigarius : « Ensuite on nomma consuls Sempronius Gracchus, qui l’avait été déjà, et Q. Fabius Maximus, fils du consul de l’année précédente. Un jour, le père qui n’était que proconsul, s’avançant à cheval au-devant de son fils, crut que son titre de père le dispensait de mettre pied à terre. Comme on savait que la plus parfaite intelligence régnait entre le fils et le père, les licteurs n’osèrent pas ordonner à ce dernier de descendre. Mais quand il fut plus près, le consul dit au licteur : « Fais ton devoir. » A peine le licteur de service a-t-il entendu l’injonction faite par le consul, qu’il ordonne a Maximus de descendre. Fabius obéit et félicite son fils de savoir faire respecter l’autorité du peuple romain. »
III. Pour quelles raisons les anciens ont introduit dans certains mots la lettre aspirée h.
Nos ancêtres ont introduit dans beaucoup de mots la lettre h,
qu'il serait peut-être plus juste de regarder comme une aspiration,
pour leur donner plus de force et de vigueur, et pour en
rendre le son plus accentué, plus énergique. En cela il me semble
qu'ils ont voulu prendre pour modèles les écrivains attiques; car
c'est reconnu que ces derniers, contre l’usage du reste de la Grèce,
aspiraient la première lettre des mots ἰχθὺς, poisson, ἵρος sacre,
et autres semblables. De même on a dit chez nous lachrymae,
larmes, sepulchrum, sépulcre ; ahenum, d’airain ; vehemens, véhément ;
inchoare, ébaucher ; helluari, dévorer ; hallucinari, se tromper ;
honera, fardeaux; honustus, charge. Il est évident que, dans
tous ces mots, l’on n’a employé la lettre ou l’aspiration h, que pour
donner au son plus de force et de vigueur, et, pour ainsi dire,
plus de nerf. A propos du mot ahenus, que je viens de citer, je
me rappelle que Fidus Optatus, grammairien distingué de Rome,
me fit voir un manuscrit du deuxième livre de l'Énéide, précieux
en son antiquité, et qu’il avait acheté deux mille sesterces dans
le quartier des Sigillaires ; ce manuscrit passait pour être l’original
même de Virgile. On y lisait ces doux vers avec cette orthographe :
Vestibulum ante ipsum primoque in limine Pyrrhus
Exsultat telis et luce coruscus aena.
Devant le vestibule, et sur le seuil même, Pyrrhus se dresse resplendissant de l’éclat de ses armes d’airain.
On avait écrit aena, mais on voyait au-dessus une h. De même
dans les meilleures éditions de Virgile, on lit ainsi ce vers:
Aut foliis undam tepidi despumat aheni.
Ou bien, avec un rameau, elle écume la chaudière bouillante.
IV. Ce qui a engagé Gabius Bassus à appeler divination un certain genre de jugement. Explication de ce même mot par d’autres jurisconsultes.
Dans un procès, lorsqu’on cherche un accusateur, et quel (xxx) rend un jugement qui confère à un citoyen pris parmi ceux qui se présentent, soit au nombre de deux ou de plusieurs, le d (xxx) d’accusation ou d’inscription, cet acte des juges s’appelle divination. On a cherché souvent d’où venait cette expression. Gabius Bassus, dans le troisième livre de son traité de l’Origine des mots s’exprime ainsi : « Ce jugement s’appelle divination, parce qu'il faut, pour ainsi dire, que le juge devine, divinat, quelle sentence il doit porter. » Cette définition de Bassus me parait incomplète, ou, disons mieux, insuffisante et sèche. Mais, sans doute, Bassus veut dire que ce jugement s’appelle divination parce que, dans les autres causes, le juge a coutume d’éclairer sa religion par l’instruction de l’affaire, par les preuves et par l’audition des témoins ; tandis que, lorsqu’il faut désigner un accusateur, le juge n’a que de très faibles raisons pour motiver son choix ; et qu’il est, pour ainsi dire, obligé de deviner lequel est celui qui est le plus propre à remplir ce rôle. Voilà l’opinion de Bassus. Mais d’autres pensent que le mot divination vient de ce que, l’accusateur et l’accusé étant deux choses corrélatives, inséparables, et qui ne peuvent subsister l’une sans l’autre, et le genre de cause dont il s’agit présentant un accusé sans un accussateur, il faut avoir recours à la divination pour savoir ce que la cause ne donne pas, ce qu’elle laisse inconnu, l’accusateur.
V. Paroles ingénieuses et expressives du philosophe Favorinus, pour distinguer l'éloquence de Platon de celle de Lysias.
En parlant de Platon et de Lysias, Favorinus avait coutume de
dire : « Changez ou supprimez un mot dans un passage de Platon ;
quelque adresse que vous y mettiez, vous altérerez cependant
l’élégance du discours. Traitez de même Lysias, vous altérerez
la pensée. »
VI. De quelques expressions de Virgile condamnées comme incorrectes et peu élégantes. Réfutation de ces critiques.
Quelques grammairiens du dernier siècle, et parmi eux Cornutus Annéus, homme qui ne manquait ni d’instruction ni de mérite, reprochent à Virgile, dans des commentaires sur les oeuvres de ce poète, d’avoir employé une expression commune peu élégante dans les vers suivants :
Candida succinctam latrantibus inguina monstris
Dulichias vexasse rates, et gurgite in alto
Ah timidos nautas canibus lacerasse marinis.
On dit que Scylla déchaîna contre les vaisseaux du souverain de Dulichium les monstres aboyants, horrible ceinture de ses flancs d’albâtre ; qu’elle saisit las matelots épouvantés, et les livra sous les flots à la voracité de ses chiens affamés.
Le mot vexasse, disent ces critiques, n’a pas assez de force ; il n'exprime qu’un mal faible et léger ; il ne convient nullement à l'horrible peinture d’un monstre épouvantable qui saisit des hommes et les déchire.
Même observation sur un autre mot qui se trouve dans ces deux vers :
Omnia jam vulgata ; quis aut Eurysthea durum,
Aut illaudati nescit Busiridis aras ?
Tous les autres sujets sont devenus vulgaires ; qui ne connaît la cruauté d'Eurystée et les autels de l’exécrable Busiris ?
Illaudati, disent-lls, est encore une expression impropre qui n'a pas assez de force pour dépeindre l’horreur qu’inspire un monstre tel que Busiris : attendu qu’un tyran qui avait l’habitude d’immoler les étrangers de toutes les nations qui entraient dans ses États, n'est pas seulement indigne d’éloges, il doit être voué à l’opprobre et à l’exécration du genre humain.
Dans cet autre vers :
Per tunicam squalentem auro latus haurit apertum ;
Le fer pénètre dans son flanc, à travers sa tunique couverte d’or. ils prétendent qu’on ne peut pas dire : auro squalens, parce qu’il n’y a rien de plus opposé au brillant et à l'éclat de l'or que la souillure et la malpropreté, idée que fait naître le mot squalere. Mais je crois que l’on peut répondre ainsi à ces critiques : d’abord vexasse est un mot plein de force ; il vient évidemment du verbe vehere, entraîner, qui déjà indique l’action d’une force étrangère ; car celui qui est entraîné n’est pas maître de lui. Mais vexare, qui en est dérivé, a, sans contredit, plus de force encore, et marque une impulsion plus violente. On s’en sert au propre pour exprimer l’agitation de quelqu’un qui est emporté, enlevé, poussé en sens contraire, par une force supérieure. C'est ainsi que taxare (toucher souvent) a plus de précision et d'énergie que tangere (toucher), dont il est le fréquentatif ; jectare (jeter souvent ou en grand nombre), de force et d’étendue que jacere (jeter), dont il est tiré ; quassare (agiter fortement) désigne une action plus grave, plus violente que quatere (agiter.) Parce qu’on dit souvent, vexatus fumo, vento, pulvere (incommodé par la fumée, par le vent, par la poussière), ce n’est pas une raison pour que le mot vexare perde sa force et sa signification réelle, signification que lui ont conservée les anciens écrivains, fidèles observateurs de la propriété de chaque expression. M. Caton dans son discours sur les Achéens, s’exprime ainsi : Quumque Hannibal terram Italiam laceraret atque vexaret, lorsqu’Annibal désolait et ravageait l'Italie.
Caton emploie ici le mot vexare, en parlant de l’Italie, à laquelle Annibal fit éprouver alors tout ce que l’on peut imaginer de calamités, de barbaries, de cruautés.
M. T, Cicéron, dans son quatrième discours contre Verrès : « Il a tellement dévasté, pillé cette province, qu’elle semble avoir été écrasée non par une guerre, non par un ennemi qui respecte encore les droits de la religion, de l’humanité, mais par des barbares, par des pirates : a barbaris praedonibus vexata esse videatur.
Quant au mot illaudatus, on en peut aussi justifier l’emploi de deux manières : d’abord on peut soutenir qu’il n’est point d’homme de mœurs assez perverses pour qu’on ne puisse trouver dans ses actions ou dans ses paroles quelque chose qui soit digne d’éloges. De là ce vers si ancien devenu proverbe :
- Souvent un simple jardinier dit des choses fort judicieuses.
Mais s’il se rencontre un homme qui jamais, dans aucune circonstance,n’ait mérité d’éloges, on peut lui appliquer l’épithète
de illaudatus ; c’est le plus pervers et le plus méchant de tous
les hommes. De même on donne l'épithète d'inculpatus à l'homme
qui ne s’est jamais rendu coupable d’aucune faute ; ce mot exprime
le plus haut degré de vertu, comme illaudatus le dernier
degré de la perversité. Homère loue moins ses héros des vertus
qu’ils possèdent que des vices qu’ils n’ont pas. Par exemple,
il dit :
- Ainsi parla le devin irréprochable.
Et :
- Tous les deux s’élancèrent sans y être contraints.
Ailleurs :
- Là vous n’eussiez point vu le divin Agamemnon se livrer au
- sommeil, hésiter, refuser le combat.
Ainsi Épicure, définissant le souverain bien, dit que c’est l’absence de tout mal : « La dernière limite du bonheur, c’est l’absence de toute douleur. »
C’est encore par la même raison que Virgile a dit inamabilis (qu'on ne peut aimer), en parlant du marais de Styx. De même que pour lui illaudatus renferme l’idée d’absence de tout ce qui peut être loué, de même inamabilis désigne l’absence de ce qu’on peut aimer ; aussi donne-t-il à ces deux mots le sens le plus odieux. Illaudatus peut encore être justifié d’une autre manière. Laudare, dans la langue primitive, signifie désigner par le nom, appeler. Encore de nos jours, dans les procès, on emploie laudari en parlant du demandeur, au lieu de nominari (être appelé). Illaudatus a presque le sens de illaudabilis, qui ne mérite ni souvenir ni place dans la mémoire des hommes, qui ne doit pas être nommé. Ainsi il se disait de celui dont une assemblée générale de l’Asie, convoquée après l’incendie du temple de Diane d’Éphèse, défendit de jamais prononcer le nom. Il nous reste à parler des critiques qui portent sur les mots : tunicam squalentem auro ; le poète désigne par là l’épaisseur du tissu d’or, disposé en forme d’écailles. En effet, squalere se dit au propre du rapprochement et de l’aspérité des écailles que l’on voit sur le corps des serpents et des poissons. C’est le sens de ce mot, et chez d’autres poëtes, et chez Virgile lui-même dans quelques passages :
- In plumam squamis auro conserta tegebat ;
Il était revêtu d’une peau ornée de lames d’airain disposées en forme de plumes et enrichies d’or ;
et ailleurs :
- Jamque adeo rutilum thoraca indutus ahenis
- Horrebat squamis.
Déjà il avait pris sa cuirasse brillante, couverte d’écailles d’airain.
Attius dit dans ses Pélopides :
- Ejus serpentis squamae squalido auro et purpura praetextae.
Les écailles de ce serpent se hérissent éclatantes de pourpre et d’or.
On employait donc squalere pour désigner tout objet rendu épais et rude par une cause quelconque, et dont le nouvel aspect inspirait un sentiment d’horreur. Ainsi d’abord, pour désigner des corps grossiers et couverts d’aspérités par un amas de malpropreté, on se servait du mot squalor. Un long usage de ce mot,pris dans ce sens, a fait oublier et pour ainsi dire souillé sa signification première ; si bien que squalor ne se prend plus que dans le sens de saleté, ordures.
VII. Des devoirs des enfants envers leurs pères. Opinion des philosophes qui dans leurs livres ont agité la question de savoir si, toujours et en toutes circonstances, un fils doit obéir aux ordres de son père.
On a souvent agité, dans les écoles de philosophie, la question de savoir si, toujours et en toutes circonstances, un fils doit obéir aux ordres de son père. Les philosophes grecs et latins qui ontécrit sur les devoirs distinguent, à ce sujet, trois règles de conduite dignes d’attention, qu’ils ont examinées avec beaucoup de sagacité. Voici ces trois règles : la première est qu’un fils doit obéir à tous les ordres de son père ; la deuxième, qu’il faut obéir dans certaines circonstances, et ne pas obéir dans d’autres ; la troisième, qu’il n’est aucun cas où le fils soit obligé d’obéir. Comme au premier aspect cette dernière opinion présente quelque chose d’odieux, c’est par elle que nous commencerons notre examen. Les ordres d’un père, disent ces philosophes, sont justes ou injustes : s’ils sont justes, le fils doit obéir non parce qu’il reçoit un ordre, mais parce qu’il faut faire ce qui est bien ; s’ils sont injustes, le fils ne doit point agir, parce que le mal est défendu. Ils concluent ensuite en disant : un fils ne doit donc jamais obéir aux ordres que lui donne son père. Mais cette conclusion est inadmissible ; c’est une subtilité qui ne mérite pas la moindre attention, comme nous le prouverons bientôt. La première des trois propositions citées plus haut, savoir : qu’il faut avant tout obéir aux ordres d’un père, n’est ni vraie ni raisonnable. Qu’arrivera-t-il en effet si un père ordonne à son fils de trahir sa patrie, de tuer sa mère, ou d’accomplir une action honteuse ou infâme ? Ici, le parti le plus sage et le plus sûr est le moyen terme : il faut en certains cas obéir, désobéir en d’autres. Mais lorsque l’on est contraint de désobéir aux ordres d’un père il faut le faire avec mesure, avec respect, sans éclat, sans reproches amers ; de telle sorte que l’on ait plutôt l’air d’éluder les ordres paternels, que de les repousser. Quant à la conclusion rapportée plus haut, à savoir que l’on ne doit jamais obéir, elle est fausse ; voici comment on peut la réfuter et même la renverser : Toutes les actions des hommes, de l’avis des plus illustres philosophes, sont honnêtes ou déshonnêtes. Tout ce qui est honnête en soi, comme, par exemple, garder la foi jurée, défendre sa patrie, aimer ses amis, nous devons le faire, qu’un père nous l'ordonne ou ne l’ordonne pas. Au contraire, ce qui est honteux et tout à fait injuste, nous devons nous en abstenir, quand même un père nous l’ordonnerait. Quant à cette espèce d’actions qui tiennent le milieu, et que les Grecs appellent ἀδιάφορα indifférentes, μέσα moyennes, comme aller à la guerre, cultiver ses champs, briguer les honneurs, plaider, se marier, partir pour exécuter un ordre, se rendre où l’on est appelé ; toutes ces actions et d’autres encore n’étant par elles-mêmes ni honnêtes ni déshonnêtes, et ne devenant louables ou répréhensibles que selon la manière dont elles sont accomplies, il faut dans toutes ces choses obéir aux ordres d’un père. Par exemple, un père veut que son fils se marie, embrasse la profession d’avocat ; comme, en ces deux cas, il s’agit d’actes qui ne sont ni honnêtes ni déshonnêtes, l’autorité paternelle doit jouir de tous ses droits. Mais si un père ordonnait à son fils d’épouser une femme perdue de réputaton, une prostituée, une infâme, ou de plaider pour un Catilina, un Tubulon, un P. Clodius, le fils ne devrait pas obéir, puisque ces actes reçoivent des circonstances un caractère d’infâmie, et par cela méme ne sont plus indifférents. On ne peut ne pas établir sans distinction cette proposition : les ordres d'un père sont honnêtes ou déshonnétes. Il faudrait, pour la compléter, ajouter : Ou ne sont ni justes ni injustes ; alors on pourra conclure que, dans certains cas donnés, il faut obéir aux ordres d’un père.
Plutarque, dans le deuxième livre de son traité sur Homère, accuse Épicure d’avoir fait un syllogisme vicieux, irrégulier et incomplet, dans ce passage qu’il cite : « Pour nous, la mort n’est rien ; en effet, ce qui se dissout est insensible ; or ce qui est insensible ne peut nous affecter, » Épicure, dit Plutarque, a omis ce qui devait se trouver dans la majeure de son argument: « La mort est la séparation de l’âme et du corps. » Et comme s’il eût mis on avant cette proposition et qu’on l’eût admise, s’en sert pour prouver autre chose. Cependant ce syllogisme peut marcher si cette proposition ne se trouve pas dans la majeure. »
Cette observation de Plutarque, sur la forme et sur l’ordre du syllogisme, ne manque pas de justesse. Car si on veut un syllogisme conforme aux règles de l’école, il faut dire ; « La mort est la dissolution de l’âme et du corps ; or, ce qui se dissout est insensible, et ce qui est insensible ne peut nous affecter. » Mais Épicure, quelque opinion qu’on s’en fasse, ne me paraît pas avoir omis par ignorance la première partie de son syllogisme. Sans doute, il ne prétendait pas faire un syllogisme parfait et en forme, comme on en fait dans les écoles de philosophie, La mort étant la cause évidente de la séparation du corps et de l’âme, il n'a pas cru qu’il fût nécessaire de rappeler une vérité connue de tout le monde. Et s’il a placé aussi la conclusion au commencement de son raisonnement, au lieu de la mettre à la fin, qui dira que c’est par ignorance ? Dans Platon, il n’est pas rare de trouver des syllogismes sans cet ordre méthodique qu'enseignent les maîtres ; car cet écrivain sait s’affranchir de la règle avec une élégante liberté.
Dans le même livre, Plutarque accuse encore le même Épicure d’avoir employé une expression impropre et prise dans un sens inusité. Épicure a dit : Ὄρος τοῦ μεγέθους τῶν ἡδονῶν, ἡ παντὸς τοῦ ἀλγοῦντος ὑπεξαίρεσις, le dernier degré du bonheur c’est l’absence de tout mal. Plutarque soudent qu’il aurait fallu dire τοῦ ἀλγεινοῦ, et non pas τοῦ ἀλγοῦντος ; car il faut ici exprimer l’absence de la douleur, et non l’absence de celui qui souffre.
Cette critique est minutuese et frivole, et Plutarque se montre ici envers Épicure sévère jusqu’à la chicane. Au reste, Épicure, loin de rechercher avec tant de soin l’élégance dans le choix de mots et de l’expression, en est, au contraire, l’ennemi.
Le jurisconsulte Servius Sulpicius, homme de lettres des plus distingués, écrivit un jour à M. Varron pour lui demander le sens d’un mot que l’on trouve dans les livres des censeurs. Ce mot était favissae Capitolinae. Varron répondit qu’il se rapellait que Q. Catulus, chargé de faire des réparations au Capitole, avait dit un jour qu’ayant voulu faire baisser le terrain devant ce monument, afin d’augmenter le nombre des degrés qui y conduisent et d’élever la base de manière à la mettre en proportion avec la hauteur du faîte, n’avait pu parvenir à son but à cause des favissae, espèces de caves ou de fosses creusées sous le sol qui supporte le temple de Jupiter, où l’on déposait les vieilles statues enlevées du temple, et divers objets provenant d’offrandes.
Dans la même lettre, Varron ajoute qu’il n’a pu trouver l’étymologie de ce mot favissae, mais qu’il a entendu dire souvent à Q. Valérius Soranus, que les anciens latins appelaient flavissœ ce que nous désignons aujourd’hui par le mot de thesauri, venu du grec, parce qu’on y enfouissait non de l’argent ou de l’airain brut, mais des pièces de métal fondues et frappées au coin de l'État : flata signataque pecunia (argent monnayé, frappé) ; et qu’il conjecturait d’après cela que la seconde lettre de flavissae ayant été retranchée, on avait eu le mot favissae, nom donné aux caves ou souterrains, dont les prêtres du Capitole se servaient pour garder les anciens objets du culte.
L. Sinicius Dentatus, tribun du peupio sous le consulat de Sp. Tarpéius et de A. Hatérius, était doué d’un courago surhumain, si nous en croyons les annales ; aussi reçut-il, à cause de ses exploits, le surnom d’Achille romain. Il se trouva, dit-on, à cent vingt batailles ; il fut quarante-cinq fois blessé, toujours par devant, jamais par derrière ; il obtint pour récompenses huit couronnes d’or, une obsidionale, trois murales, quatorze civiques, quatre-vingt-trois colliers, plus de cent soixante bracelets, dix-huit javelots, vingt-cinq phalères. Le peuple lui donna des dépouill militaires de toutes sortes, récompenses, pour la plupart, des combats singuliers auxquels il avait appelé les ennemis. Neuf fois il triompha avec ses généraux.
Parmi ces anciennes lois de Solon, qui furont gravées sur des tables de bois, et-que les Athéniens, pour en assurer à jamais la durée, consacrèrent par des serments empruntés à la religion et par des prescriptions pénales, il y en avait une dont voici le sens au rapport d’Aristote : « Si la discorde, des dissensions intestines soulèvent et divisent le peuple en deux partis ; si l’irritation fait prendre les armes ; si on en vient aux mains, le citoyen qui, en ces moments de discorde civile, ne se joindra pas à l’une des deux factions, qui restera à l’écart, loin des troubles qui désolent la cité, sera chassé de sa maison, de sa patrie, sera dépouillé de tous ses biens et puni de l’exil. » Après avoir lu cette loi portée par un si sage législateur, je fus d’abord saisi d’étonnement : je cherchai pour quel motif il infligeait un châtiment au citoyen qui aurait voulu rester étranger à la sédition et à la guerre civile ; mais plusieurs personnes, qui avaient examiné à fond l’utilité de cette loi et la pensée du législateur, me dirent que cette loi était très-propre à étouffer les séditions, loin de les fomenter. Il en est ainsi, en effet ; si tous les citoyens vertueux, voyant leurs efforts impuissants pour calmer la sédition et pour ramener les esprits aigris, prenaient parti pour l’une ou l’autre fraction, il arriverait que chaque parti comptant de tels hommes dans ses rangs, et subissant l’autorité de leur caractère, se laisserait commander, gouverner par eux, reviendrait peu à peu à des sentiments de concorde et d’union. Car ces citoyens vertueux chercheront à maîtriser, à calmer ceux de leur parti, à sauver leurs adversaires plutôt qu’à les perdre. Le philosophe Favorinus pensait qu’il fallait agir ainsi pour calmer les haines qui divisent des frères ou des amis. « Le devoir des hommes bienveillants qui sont restés neutres dans le démêlé, quand ils voient les efforts inutiles pour ramener la concorde, est de se ranger de l’un ou de l’autre côté ; ils doivent, disait-il, à la faveur de la confiance qu’ils inspirent, chercher à rétablir la paix entre les deux partis. Mais aujourd’hui, ajoutait Favorinus, dans les procès, les amis communs se retirent, et croient agir loyalement, abandonnant les deux parties à elles-mêmes ; par cette conduite ils livrent leurs amis à des avocats malveillants ou avares, qui irritent les haines, échauffent la querelle par amour de la discussion ou par cupidité. »
Les anciens orateurs, les historiens ; les poëtes, ont employé le pluriel liberi lorsqu’il ne s’agissait que d’un enfant, fils ou fille. En parcourant les livres de la plupart des anciens, j’ai trouvé souvent ce mot pris dans ce sens, et tout dernièrement encore j’en ai trouvé un nouvel exemple dans le cinquième livre de Mémoires de Sempronius Asellion. Cet Asellion était tribun militaire au siège de Numance, sous les ordres de P. Scipion l’Africain ; il a écrit le récit des événements dont il a été le témoin. Après avoir raconté la mort de Tibérius Gracchus, tribun du peuple, et dit que « toutes les fois qu’il sortait de chez lui, il n'était jamais accompagné de moins de trois ou quatre mille citoyens, » il ajoute un peu plus bas : « Gracchus se mit à prier le peuple de le défendre lui et ses enfants (Ut se defenderent liberosque suos) ; il fit avancer ensuite le seul fils qu’il eut, et, en versant presque des larmes, le recommanda à la bienveillance du peuple. »
Dans le texte ancien du discours de M. Caton contre Tibérius exilé, on lit ces mots : Quid si vadimonium capite obvoluto stitisses (hé quoi ! si vous aviez comparu devant le tribunal la tête couverte d’un voile). C’est bien stitisses qu’il fallait employer ici. Mais des correcteurs ignorants et présomptueux ont remplacé l’i par un e, et ont écrit stetisses, comme si stitisses était un mot absurde et vide de sens. Toutefois, c’est bien plutôt la correction qui est absurde, et ceux qui la font devraient comprendre que si Caton a écrit stitisses, c’est qu’on dit : sistitur vadimonium, et non pas statur.
Chez les premiers Romains, ni la naissance ni la fortune ne donnaient autant de droit aux respects publics que 1a vieillesse ; les jeunes gens respectaient les vieillards à l’égal de leurs parents et des Dieux. Dans tous les lieux publics, dans toutes les circonstances, les vieillards occupaient le premier rang et jouissaient de toutes les prérogatives. Au sortir des festins, comme nous le lisons dans les plus anciennes annales, ils étaient reconduits jusque chez eux par les jeunes gens. On pense généralement que les Romains ont emprunté cette coutume aux Lacédémoniens, chez qui, d’après les lois de Lycurgue, en toutes circonstances, les plus grands honneurs sont réservés à la vieillesse. Plus tard lorsque l’on eut compris la nécessité de favoriser l'accroissement de la population, et qu’on eut accordé des récompenses et donné des encouragements à la paternité, dans certains cas, on préféra les hommes mariés et les pères de famille aux vieillards qui n’avaient ni femme ni enfants. Ainsi, d’après le chapitre septième de la loi Julia, le consul qui jouira le premier de l'honneur des faisceaux n’est pas celui qui est le plus âgé, mais celui qui a eu le plus d’enfants, soit vivants encore sous autorité paternelle, soit morts dans les combats. Si les deux consuls ont le même nombre d’enfants, celui qui est marié légitimement ou qui l’a été, a le pas sur son collègue ; si les deux consuls sont époux et ont un nombre égal d’enfants, on fait revivre les anciens usages ; l’âge reconquiert ses droits, et le plus âgé des consuls se fait précéder des licteurs. Mais si les deux consuls sont célibataires, ou s’ils ont un nombre égal d’enfants, ou si, mariés, ils sont sans enfants, l'âge devra-t-il avoir la préférence ? C’est ce que la loi ne dit pas. Cependant j’ai entendu dire que le consul, autorisé par la loi à prendre les faisceaux, dans le premier mois, cède ce droit à son collègue, lorsque ce dernier a pour lui l’avantage de l’âge ou de la naissance, ou l’honneur d'un second consulat.
Dans le sixième livre de l'Énéide, on lit ce passage :
Vois ce jeune homme appuyé sur un sceptre : le sort lui a donné la place la plus voisine de la lumière. C'est lui qui, le premier, naîtra du mélange de notre sang avec le sang italien ; il s'appellera Silvius, du nom albain, et sera le rejeton tardif de tes vieux ans. Ton épouse, Lavinie, élèvera dans les forêts ce roi, père des rois de la race qui règnera dans Albe la Longue.
On a cru trouver quelque contradiction dans ces mots :
. . . . . Tua postuma proles,
et :
Quem tibi longaevo serum Lavinia conjux
Educet silvis regem.
En effet, si ce roi Silvius, comme le rapportent toutes nos anciennes annales, naquit après la mort de son père, et reçut pour cela le surnom de Postumus, pourquoi Virgile ajoute-t-il :
Quem tibi longaevo serum Lavinia conjux
Educet silvis regem
Car, évidemment, le poëte veut dire ici que Lavinie mit au
monde Silvius et l’éleva pendant la vieillesse d’Énée. C’est aussi
l'opinion de Césellius dans son recueil intitulé Lectures antiques,
où il dit : « Le fils posthume n’est pas celui qui naît après la
mort de son père, mais celui qui vient au monde le dernier,
comme Silvius, qui vint au monde tardivement, quand Énée
était déjà vieux. » Mais Césellius ne s’appuie ici d’aucune autorité.
Au contraire, beaucoup d’historiens, comme nous l’avons
déjà dit, font naître Silvius après la mort d’Énée. Aussi Sulpicius
Apollinaris, entre autres erreurs qu’il relève dans Césellius,
lui reproche cette explication. « Cette erreur, dit-il, tient à l’interprétation
du mot longaevus, qui, dans ce vers, ne signifie pas
vieux (ce qui serait contraire aux traditions), mais jouissant
d'une vie éternelle dans le séjour de l’immortalité. En effet,
Anchise qui tenait ce langage à son fils, savait fort bien qu'au
sortir de ce monde ce dernier serait placé au rang des Immortels
et jouirait d’une félicité éternelle. » Cette explication ne manque
pas d’esprit ; mais autre chose est une vie de longue durée, autre
chose une vie éternelle : en parlant des dieux, on les appelle
immortales, et non pas longaevi.
M, T. Cicéron fait une remarque ingénieuse et juste sur les prépositions in et cum, quand elles sont jointes à un verbe ou un substantif : suivies d’une s ou d’une f, elles sont longues, dans tous les autres cas elles sont brèves. Voici les paroles de Cicéron : « Qu’y a-t-il encore de plus propre à flatter l’oreille que cet usage établi contre la règle pour certains mots ? nous faisons brève la première lettre d’indoctus, et longue la première d’insanus ; nous faisons également brève la première d’inhumanus, et longue la première d’infelix. De sorte que in, quand il est joint aux mots qui commencent par les mêmes lettres que sapiens ou felix, se prononce long ; tandis qu’il est bref partout ailleurs. Même observation pour composuit, consuevit, concrepuit, confecit. Consultez la règle, elle vous condamne ; consultez l'oreille, elle vous approuve. Pourquoi ? C'est que l'oreille est flattée. Or, le discours doit se plier à tout ce que demande le plaisir de l'oreille. »
Il est évident que l'harmonie est la cause de ces différences remarquées par Cicéron ; mais que dire de la préposition pro, qui, tantôt brève, tantôt longue, est en dehors de l'observation de M.T. Cicéron ? Ainsi elle n'est pas toujours longue lorsqu'elle est suivie d'une f, cette lettre qui, d'après Cicéron, a la vertu de rendre longue les prépositions in et cum ; car dans proficisci, profundere, profugere, profanum, profestum, la préposition pro est brève ; dans proferre, profligare, proficere, elle est longue. Pourquoi cette lettre, qui d'après Cicéron peut rendre longue la syllabe qui la précède, ne produit-elle pas, dans tout autre mot du même genre, le même effet en vertu de la même règle de l'harmonie ? Pourquoi rend-elle longue, dans un mot, telle syllabe qu'elle fait brève dans un autre? D'ailleurs la préposition cum n'est pas longue seulement devant les lettres s, f, dont parle Cicéron : elle est longue dans le mot coopertus, employé par Caton et par Salluste pour désigner un homme accablé de dettes ; elle est encore longue dans coligatus et conexus. Du reste, il est possible qu’ici cette préposition soit longue à cause de l’élision de n ; car toujours on compense la suppression d'une lettre par l’allongement de la syllabe, comme on peut le remarquer aussi dans le verbe cogo, dont la première syllabe est longue. Dans coegi, co est bref, ce qui n’est point contraire à notre opinion : car le parfait coegi ne se forme pas régulièrement de cogo.
Phédon d’Élis, disciple de Socrate, vécut dans l’intimité de ce philosophe et dans celle de Platon, qui donna son nom à son divin traité de l’immortalité de l’âme. Ce Phédon, doué de la beauté du corps et des plus heureuses facultés de l’intelligence, fut d’abord esclave ; quelques-uns ont même prétendu que dans son enfance il fut vendu à un prostitueur pour un infâme commerce. On ajoute que Cébès, cédant aux conseils de son maître Socrate, l'acheta et le nourrit des saines doctrines de la philosophie. Phédon devint bientôt lui-même un philosophe célèbre, et composa sur Socrate des dialogues d’un style plein d’élégance. Il y a encore beaucoup d’illustres philosophes qui ont commencé par être esclaves : entre autres ce Ménippe que M. Varron a cité dans ses Satires, intitulées Cyniques par les uns et par lui-même Ménippées. Il y eut encore Pompylus qui fut esclave du péripatéticien Théophraste ; Persée, de Zénon le stoïcien ; Mys, d'Épicure : tous trois furent des philosophes distingués. Diogène le Cynique, lui aussi, fut esclave ; à la vérité, il était né libre et avait été vendu. Xéniade de Corinthe, voulant l’acheter, demanda ce qu’il savait faire : « Commander à des hommes libres », répondit-il. Xéniade, frappé de cette réponse, l’acheta, l'affranchit, et lui confia l’éducation de ses enfants en lui disant : « Voici des enfants, liberos, à qui vous commanderez. » Épictète, cet illustre philosophe, fut esclave aussi ; c’est un fait trop récent pour qu’il soit nécessaire de le rappeler ici. On cite de ce sage deux vers qu’il a composés sur lui-même ; il y donne à entendre que l’homme qui, dans cette vie, est toujours aux prises avec l’adversité, n’est pas pour cela l’objet de la haine des dieux ; mais qu’il est dans notre existence des mystères que bien peu de personnes peuvent comprendre. Voici ces vers :
« Épictète naquit dans l’esclavage ; il est boiteux, pauvre comme Irus, et néanmoins cher aux Immortels. »
J’ai remarqué que le mot rescire, apprendre, a une signification propre, qui n’a rien de commun avec celles des autres verbes dont le radical est précédé de cette préposition re ; dans rescribere, répondre, relegre, relire, restituere, restituer, elle a un sens tout autre que dans rescire. En effet, lorsque nous apprenons un fait auquel nous ne nous attendions pas, une nouvelle inespérée, nous employons rescire. Pourquoi, dans ce seul mot, la particule re a-t-elle ce sens singulier ? Voila ce que je cherche encore. Mais je puis assurer que, chez tous les écrivains dont le style est le plus pur, je n’ai jamais trouvé ce verbe pris dans un autre sens : ils l'emploient toujours quand il s’agit d’un secret révélé ou d’un événement contraire à l’espoir ou à l'attente publique, quoique scire se dise également de tout événement heureux ou malheureux, prévu ou non.
Névius, dans son Triphallus, s’exprime ainsi :
Si unquam quidquam filium rescivero
Argentum amoris causa sumpse mutuum :
Extemplo illo te ducam, ubi non despuas.
Si jamais j’apprends que mon fils emprunte de l’argent pour ses amours, je te conduirai aussitôt dans un lieu où tu ne pourras pas même cracher.
Claudius Quadrigarius, dans le premier livre de ses Annales : Ea Lucani ubi resciverunt, sibi per fallacias verba data esse, dès que les Lucaniens eurent appris qu’ils avaient été trompés par un mensonge. Ce même Quadrigarius dit encore dans le même livre, en parlant d’un événement funeste et imprévu : Id ubi resciverunt propinqui obsidium, quos Pontio traditos supra demonstravimus : eorum parentes cum propinquis capillo passo in viam provolarunt : « aussitôt que les parents des otages livrés à Pontius, comme je l’ai dit plus haut, en furent informés, on les vit tous accourir sur la route, éplorés, les cheveux en désordre. » Enfin M. Caton, dans le quatrième livre des Origines : Deinde dictator jubet postridie magistrum equitum arcessi. Mittam te, si vis [inquit], cum equitibus. — Sero est, inquit magister equitum : jam rescivere. Ensuite, le lendemain, le dictateur fit venir le maître de la cavalerie : « Si vous voulez, lui dit-il, je vous ferai partir avec vos troupes, — Il est trop tard, répondit celui-ci : les ennemis sont déjà instruits de nos projets. »
Les enclos où l'on nourrit les bêtes fauves, nos vivaria, sont appelés leporaria par M. Varron dans le troisième livre de l'Économie rurale.
Voici le passage : « Il y a trois sortes d’endroits où l’on nourrit des animaux : les volières, ornithones, les parcs, leporaria, les viviers, piscinae. J’appelle ornithones les lieux où l’on élève tous les oiseaux qui se trouvent dans une métairie ; leporaria non seulement des parcs pour les lièvres, comme l’entendaient nos ancêtres mais encore toute espèce d’enclos ou de bâtiment fermé et palissadé attenant à une métairie, et dans lequel on nourrit des bètes fauves. » Dans le même livre, Varron dit un peu plus loin : « Lorsque tu achetas à M. Pison la terre de Tusculum, il y avait beaucoup de sangliers dans le parc à bêtes, in leporario. » Aujourd’hui, au lieu de leporaria, on se sert généralement du mot vivaria, qui correspond aux παραδέισοι des Grecs. Quand au terme de leporaria, employé par Varron, je ne me rappelle pas l’avoir trouvé dans aucun auteur plus ancien que lui. On lit dans Scipion, l'écrivain le plus pur de son temps, roboraria, mot qui, de l’avis de quelques érudits de Rome, a le sens de vivaria, et vient de ces pallissades en chêne qui environnaient les parcs, et que nous voyons encore aujourd’hui en Italie autour d’un grand nombre d'enclos.
Voici comment s’exprime Scipion dans son cinquième discours contre Claudius Asellus : « Lorsqu’il voyait des champs bien cultivés des villas superbes, il fallait, disait-il, élever un mur dans l'endroit le plus élevé ; il ordonnait de rendre la route plus droite ; il faisait passer à travers la vigne de celui-ci, dans les parcs, roborarium, et dans les viviers, piscina, de celui-là, au milieu des métairies de cet autre. » Les lacs et les étangs qui renferment le poisson sont désignés par le mot propre de piscinae. On appelle communément apiaria les lieux où l’on met des ruches d’abeilles ; mais je ne me rappelle pas qu’aucun écrivain renommé pour la pureté de son style ait employé ce mot soit dans la conversation soit dans ses ouvrages. Marcus Varron dit dans son troisième livre de l’Économie rurale : « Voilà comment il faut disposer μελισσῶνες, endroit où sont placées les ruches, que quelques-uns appellent mellaria. » Mais le mot dont se sert Varron est grec car on dit chez les Grecs μελισσῶνες, comme on dit ἀμπελῶνες, vignobles, δαφνῶνες, lieux plantés de lauriers.
De compagnie avec un certain nombre de Grecs et de Romains disciples du même maître, je faisais voile, par une belle nuit d’été, de l'ile d’Égine vers le Pirée : la mer était calme, le ciel pur et serein ; assis tous ensemble à la poupe, nous admirions la splendeur des astres qui brillaient au firmament. Alors un d'entre nous, très versé dans la langue des Grecs, nous dit quelle était la constellation que l’on appelle Ἄμαξα, chariot ; il nous fit voir l’Ourse Ἄρκτος, le Bouvier βοώτης, et nous apprit pourquoi l’une de ces constellations est appelée la grande Ourse, et l'autre la petite Ourse ; de quel côté ces deux constellations se meuvent pendant la nuit ; pourquoi Homère dit que l’Ourse seule ne se couche pas, quoique d’autres étoiles ne se couchent pas non plus.
Quand notre ami eut terminé sa dissertation aussi savante qu’instructive, me tournant alors vers mes compatriotes : « Et vous, ignorants, me direz-vous pourquoi nous appelons Septentriones la constellation que les Grecs appellent Ἄμαξα ? Il ne suffit pas de me répondre : C’est parce que nous voyons sept étoiles dans cette constellation ; je veux une explication satisfaisante de toutes les parties du mot. » Alors un de ceux qui avaient le plus étudié les monuments anciens des lettres et des sciences, se tournant vers moi : « Le vulgaire des grammairiens, dit-il, se contente de dire que Septentriones vient de la réunion de sept étoiles. Triones, disent-ils, n’a pas de sens, c’est une terminaison de mot ; de même que dans Quinquatrus, mot qui sert à désigner le cinquième jour après les ides, atrus ne signifie rien ; pour moi, je partage l’opinion de L. Élius et de M. Varron, qui prétendent que dans les campagnes on appelait les bœufs triones, corruption de terriones, mot qui désignait les animaux propres à cultiver la terre. C’est pourquoi cette constellation nommée par les Grecs le Chariot Ἄμαξα, parce qu’elle a cette forme, reçut de nos ancêtres le nom de Septentriones, à cause des sept étoiles dont la disposition semble figurer des bœufs attelés au joug. Après cette explication, ajouta-t-il, Varron en donne une autre : il se demande si le mot triones ne vient pas de la position des sept étoiles, qui forment des triangles par chaque groupe de trois étoiles. » De ces deux opinions, la dernière nous parut la plus ingénieuse et la plus vraisemblable ; car, en jetant les yeux sur cette constellation, nous vîmes que les étoiles étaient disposées de manière à former des triangles.
On avait l’habitude, à la table de Favorinus, lorsqu’on était dans l’intimité, de lire des vers de quelque ancien poëte lyrique ou quelques fragments d’histoire grecque ou latine. Un jour, en lisant un poëte latin, trouvant le nom du vent Iapyx, nous demandâmes à notre hôte quel est ce vent, dans quelle direction il souffle, et quelle est l’étymologie de ce mot si rarement employé. Nous le priâmes, en outre, de vouloir nous apprendre et le nom et la direction des autres vents ; car généralement on est peu d'accord sur leur dénomination, sur leur position et sur leur nombre. Alors Favorinus : « Personne n’ignore, dit-il, que le ciel est divisé en quatre régions, l’orient, l’occident, le midi et le nord. L’orient et l’occident sont mobiles et changent chaque jour ; le midi et le nord sont des points fixes. En effet, le soleil ne se trouve pas toujours dans la même région du ciel ; de là divers noms donnés à l’orient ; il est équinoxial, quand le soleil parcourt cet espace que les Grecs appellent ἰσημερινός ; solstitial, égalité des jours et des nuits, à l’époque du solstice d’été ; brumal, au solstice d'hiver. C’est ce que les Grecs appellent : θεριναὶ τροπαί καὶ χειμεριναὶ. De même, le soleil ne se couche pas toujours dans le même endroit ; de là, plusieurs espèces d’occidents, qu’on désigne par les mêmes noms. Le vent qui vient d’orient au printemps, c’est-à-dire pendant l’équinoxe, s’appelle Eurus, mot qui, selon les étymologlstes, vient de ἀπὸ τῆς έοῦς ῥέων, soufflant du côté de l’aurore. Les Grecs le nomment encore ἀπηλιώτης, vent de l’orient équinoxial ; les matelots romains, Subsolanus. Le vent qui vient du côté où se trouve l’orient pendant le solstice d'été est appelé Aquilo en latin, et βορέας en grec. C’est, dit-on, à cause de la manière dont souffle ce vent qu’Homère l'appelle Αἰθρηγενέτης, qui amène la sérénité ; on croit que le nom de Borée vient du mot grec βοη, cri, mugissement, parce que ce vent est impétueux et retentissant. Le troisième vent, qui souffle de l’orient, pendant le solstice d’hiver, est appelé Vulturne chez les Romains. Les Grecs, ayant recours à un mot composé, l'appellent Εὐρόνοτος, parce qu’il souffle entre le Notus et l’Eurus. Les trois vents d’orient sont donc l’Aquilon, le Vulturne, l’Eurus : ce dernier est au milieu. A ceux-ci sont opposés trois autres vents qui partent de l’occident : le Caurus, que les Grecs appellent Αργέστης, le rapide, il souffle contre l’Aquilon ; le Favonius, en grec Ζέφυρος, vent d’occident, il est opposé à l’Eurus ; l’Africus, en grec Λίψ, le vent de la pluie. De γίρω, répandre, verser, il souffle contre le Vulturne. L’orient et l’occident, qui sont opposés l’un à l’autre, ont donc six vents. Le midi, qui ne varie jamais, n’a qu’un vent ; les Latins l’appellent Auster, les Grecs Νότος, parce qu’il amène la pluie et le brouillard ; car le mot νοτις veut dire humor, humidité. Par la même raison, le septentrion n’a qu’un vent ; ce vent, opposé à l’Auster, est appelé Septentrionarius en latin, Απαρκτίας, qui vient de l’Ourse, du nord, en grec. Au lieu de ces huit vents, quelques-uns n'en admettent que quatre, suivant en cela, disent-ils, l’opinion d'Homère, qui ne connaissait que l’Eurus, l’Auster, l’Aquilon et le Zéphire, Voici les vers dans lesquels Homère nomme ces quatre vents :
« Avec l’Eurus se précipitent le Zéphire, le Notus au souffle violent, et le froid Borée qui bouleverse les flots et chasse les nuages. »
Ainsi, on ne distingue dans le ciel que les quatre grandes régions déjà nommées, et l’on n'établit aucune division dans l’orient ni dans l’occident. Plusieurs, au contraire, admettent jusqu’à douze vents, parce qu’ils en placent quatre intermédiaires dans les régions du septentrion et du midi ; c’est ainsi que d’abord on avait introduit quatre vents intermédiaires, deux à l’orient et deux à l’occident. On donne encore d’autres noms à ces vents, usités chez les habitants des contrées où ils soufflent et tirés soit du nom des lieux, soit de quelque cause particulière. Nos Gaulois, par exemple, appellent le vent qui souffle de leur pays Circius, probablement à cause de la violence de ses tourbillons. Les Apuliens donnent à leur vent le nom même de leur pays : c’est le vent Iapyx. Je crois que c’est le même que le Caurus ; car il vient de l’occident, et semble opposé à l’Eurus. Aussi Virgile dit-il que Cléopâtre, fuyant en Egypte, après la défaite de sa flotte, était poussée par le vent Iapyx ; il donne aussi ce nom à un cheval d’Apulie. Il y a un autre vent, le Caecias, qui, selon Arislote, soufle de telle façon qu'au lieu de chasser les nuages, il les attire à lui ; de là ce vers devenu proverbe :
« Il attire à lui tous les maux, comme le Caecias attire les nuages. »
Outre ces vents, il y en a encore d’autres, ou plutôt ce sont d’autres noms de vents, propres à chaque contrée : ainsi l’Atabulus dont parle Horace et dont j’allais traiter ; les vents Étésiens, les vents appelés Prodromes, qui, à certaine époque de l’année, au commencement de la canicule, soufflent de différents côtés du ciel.
Je pourrais, puisque déjà je suis entré dans beaucoup de détails, vous entretenir de tous ces vents ; je vous en expliquerais les noms, si déjà vous ne m’écoutiez depuis longtemps, comme si je faisais une démonstration en règle ; or, au milieu d’une nombreuse compagnie réunie à table, il n’est ni juste ni bienséant qu’un même personnage garde toujours la parole.
Voilà ce que nous dit Favorinus dans ce repas, avec une élégance d’expressions, une politesse et une grâce parfaite. Quant au vent qui souffle des Gaules, qu’il appelle Circius, M. Caton, dans le troisième livre de ses Origines, l’appelle Cercius et non Circius. Il dit dans un endroit où il parle des Espagnols qui habitent en deçà de l’Èbre : « Il y a dans ce pays des mines de fer et d’argent très riches ; une montagne très élevée de sel pur dans laquelle de nouvelles couches se forment sans cesse au fur et à mesure qu’on en extrait. Là, le vent Cercius, quand on parle, vous emplit la bouche ; il renverse un homme armé, une voiture chargée. » Quant à ce que j’ai avancé plus haut avec Favorinus, que les vents Élésiens soufflent de différents côtés du ciel, je ne sais si, tout en adoptant l’opinion commune, je ne me suis pas trompé. P. Nigidius, dans le deuxième livre de son traité sur les Vents, s’exprime ainsi : « Les vents Élésiens et les vents du midi, qui soufflent annuellement, suivent le cours du soleil. » Mais il faudrait savoir quel est le sens de ces mots : secundo sole flant.
Je lis souvent les comédies de nos anciens poètes, imitées pour la plupart de Ménandre, de Posidippe, d’Apollodore, d’Alexis et de plusieurs autres comiques grecs. Tandis que je suis occupé à cette lecture, ces comédies, bien loin de me déplaire, me paraissent d’un style si fin, si gracieux, qu’il me semble que l’on ne peut rien faire de mieux. Mais quand je viens à les comparer aux comédies grecques, dont elles sont imitées, quand je fais un rapprochement attentif et détaillé entre la copie et l’original, aussitôt mon admiration se refroidit, disparaît ; le génie latin pâlit devant les saillies et l’élégance du génie grec, qu’il ne peut égaler. Tout dernièrement encore, j’en ai fait une expérience frappante : je lisais le Plocium de Cécilius, avec quelques personnes, et nous trouvions à cette lecture un fort grand plaisir. L’envie nous prit de lire, en même temps, le Plocium de Ménandre, qui est la pièce originale. A peine avions-nous commencé, grands dieux ! que l’imitation nous parut froide et lourde ! que Cécilius fut jugé inférieur à son modèle ! Il n'y a pas une plus grande différence entre les armes de Diomède et celles de Glaucus. Nous arrivâmes à cette scène où un vieillard se plaint de sa femme fort laide, mais très-riche, qui vient de le contraindre à vendre une esclave jeune et jolie, entendue au service, qu'elle soupçonnait d'être la maîtresse de son mari. Je ne dirai pas combien ces deux auteurs diffèrent dans cette scène; il suffit de mettre les deux morceaux sous les yeux du lecteur. Commençons par Ménandre :
« Ma riche épouse va dormir tranquillement sur l'une et l'autre oreille, après l'importante et mémorable expédition qu'elle vient de faire. Elle en est venue à ses fins : cette fille lui faisait ombrage, elle l'a chassée de la maison, pour que tous les regards s'arrêtent sur le visage gracieux de ma Cléobyle. Ma femme, ma souveraine, est vraiment charmante : c'est l'âne au milieu des singes. Mais à quoi bon ces plaintes ? je veux me taire et oublier cette nuit, cause de tous mes chagrins. Malheur à moi d'avoir épousé cette Cléobyle avec ses dix talents ! Une femme haute d'une coudée ! et elle est d'une fierté, d'une insolence qui me poussent à bout ; par Jupiter Olympien et par Minerve ! non, cela n'est pas supportable. Cette pauvre petite qui servait plus vite que la parole, qui me la rendra ? qui me la ramènera ? »
Écoutons maintenant Cécilius :
On est malheureux quand on ne peut cacher son chagrin.
Comment le pourrais-je avec une femme de ce caractère et de cette tournure ? Quand je me tairais, mon malheur en serait-il moins évident ? hormis la dot, elle a tout ce qu'un mari ne souhaite nullement. Puissé-je au moins servir de leçon au sage ! Je suis esclave ; quoique libre, je suis prisonnier sans qu'on ait pris la ville. Elle m'enlève tout ce qui me plaît , direz-vous que c'est pour mon bonheur ? Tandis que je soupire après sa mort, je suis moi-même un mort au milieu des vivants. Elle prétend que j'entretiens un commerce secret avec mon esclave ; que je la trahis : aussi, prières, plaintes, instances, menaces, elle a si bien fait qu'il m'a fallu vendre cette fille. Je parierais que maintenant elle va dire à ses amies et à ses parentes : « Qui de vous, dans sa jeunesse, a obtenu de son mari ce que moi, vieille femme, je viens d'obtenir du mien? je l'ai contraint à chasser sa maîtresse. » Voilà ce qu'on dira ; et propos de courir sur mon compte, malheureux !
Outre l'infériorité de la pièce latine pour le style et pour la pensée, je suis étonné que Cécilius , rencontrant dans son modèle des traits pleins de naturel et de comique et pouvant les reproduire, n'ait pas essayé de le faire ; il néglige ces beautés comme indignes de plaire, et les remplace par des bouffonneries : ainsi il laisse de côté, je ne sais pourquoi, un passage de Ménandre où le tableau de la vie humaine est reproduit avec une simplicité, une vérité, un charme parfaits. C'est lorsque le vieux mari, s'entretenant avec un autre vieillard, son voisin, maudit en ces termes l'orgueil de sa riche épouse :
Oui, Lamia, j'ai épousé une riche héritière : ne te l'avais-je pas dit ?
Non.
A la maison, aux champs, partout elle règne en tyran. C'est le plus terrible des fléaux : elle est odieuse à tout le monde, à mon fils et surtout à ma fille.
Le mal est sans remède, je le vois bien.
Cécilius, dans le même endroit voulant faire rire, tient un langage qui ne convient ni au personnage, ni à la situation. Voici comment il gâte ce passage :
Dis-moi, je te prie, ta femme te ferait-elle enrager ?
Eh ! peux-tu me le demander !
Mais encore ?
Ne m'en parle pas ; aussitôt que je rentre chez moi, à peine suis-je assis qu'elle m'embrasse et m'infecte de son haleine fétide.
Elle sait bien ce qu'elle fait ; elle veut t'obliger à rendre tout le vin que tu as bu hors de chez toi.
On peut encore rapprocher deux morceaux qu'il est assez facile de juger ; voici le sujet de cette nouvelle scène : la fille d'un homme sans fortune a été déshonorée par son amant pendant une fête nocturne ; le père n'en sait rien, la fille passe pour vierge ; cependant elle est devenue enceinte, elle, va devenir mère. Un esclave fidèle qui ignore que sa jeune maîtresse est sur le point d'accoucher, s'arrêtant devant la maison, entend les gémissements et les plaintes de la fille dans les douleurs de l'enfantement. La crainte, la colère, le soupçon, la pitié, la compassion s'emparent de lui. Ces mouvements de l'âme, ces différentes émotions, dans la comédie grecque, sont exprimés avec une force et une vérité merveilleuses. Le style de Cécilius, au contraire, est flasque, sans dignité, sans grâce; l'esclave qui, après information, sait ce qui est arrivé, parle ainsi chez Ménandre :
« O trois fois malheureux l'homme qui sans fortune se marie et devient père de famille ! Qu'il est insensé ! il n'a point d'amis pour le soutenir ; et si un événement malheureux l'expose au mépris du monde, il ne peut couvrir sa honte avec de l'or. Sa vie est à découvert, nue, isolée, battue par la tempête ; il lutte en vain contre la misère; il ne trouve que sa part de maux, sans pouvoir trouver sa part de bonheur. Je parle ici d'un seul, qu'il serve d'exemple à tous. »
Voyons si la pureté et le naturel de ce morceau auront inspiré Cécilius. Voici ses vers, on y trouve quelques emprunts faits à Ménandre, et le style ampoulé de la tragédie :
« Oui, il est malheureux l'homme pauvre qui donne le jour à des enfants destinés à vivre dans la misère. Sa fortune et sa position en font un esclave ; le riche, au contraire, couvre son infamie de son opulence. »
Oui, je le répète, lorsque je lis ces vers de Cécilius, sans chercher à les comparer, je n'y vois ni faiblesse ni froideur ; mais lorsque je les rapproche de ceux du poète grec, je suis d'avis que Cécilius n'aurait pas dû imiter un modèle qu'il ne pouvait atteindre.
Chez les anciens Romains, la frugalité, la simplicité dans les repas, n'étaient pas seulement une affaire d'ordre et d'économie domestique, mais une obligation publique maintenue par la sévérité de plusieurs lois. J'ai lu tout dernièrement, dans les Conjectures de Capiton Attéius , un décret du sénat, porté sous le consulat de C. Fannius et de M. Valérius Messala, enjoignant aux principaux citoyens qui, dans la célébration des jeux Mégalésiens, s'inviteraient réciproquement à des repas, selon l'antique usage, de s'engager par serment devant les consuls, d'après une formule consacrée, à ne pas dépenser pour chaque repas plus de cent vingt as, sans y comprendre les légumes, la farine et le vin ; à ne servir aucun vin étranger ; à ne pas mettre sur la table plus de cent livres d'argenterie. Après ce sénatus-consulte, fut portée la loi Fannia, qui permet de dépenser cent as par jour pendant les jeux Romains, les jeux du Peuple, les Saturnales et dans quelques autres circonstances, et qui désigne, dans chaque mois, dix jours où l'on pouvait en dépenser trente : les jours ordinaires, la dépense devait être de dix as. Le poète Lucilius fait allusion à cette loi lorsqu'il dit :
« Les misérables cent as de Fannius. »
Quelques commentateurs de Lucilius se sont trompés lorsqu'ils ont pensé, d'après ce passage, que la loi Fannia permettait de dépenser cent as par jour. Fannius ne permet cette dépense que pour certains jours de fête, comme je viens de le dire ; il a même désigné ces jours. La dépense pour les autres jours est fixée tantôt à trente as, tantôt à dix. La loi Licinia fut ensuite portée ; cette loi, comme celle de Fannius, permettait cent as de dépense pour des jours désignés, et en accordait deux cents pour les repas de noce, trente pour les jours ordinaires. Elle réglait pour chaque jour la quantité de viande salée et fumée ; toutefois, elle laissait le propriétaire libre d'user, comme il le voudrait, des productions de ses terres, de ses vignes, de ses arbres. Le poëte Lévius fait mention de cette loi dans sa pièce intitulée Jeux de L'Amour, il dit qu'un chevreau qu'on avait apporté pour un repas fut renvoyé, et que, conformément à la loi Licinia, les convives durent se contenter de fruits et de légumes.
« On sert pour régal, dit-il, la loi Licinia ; le chevreau est épargné. »
Lucihus fait aussi allusion à cette loi lorsqu'il dit :
« Tâchons de nous soustraire à la loi Licinia. »
Plus tard le dictateur L. Sylla, voyant que toutes ces lois tombaient en désuétude, que la plupart des Romains dissipaient dans des festins d'immenses patrimoines, et que des fortunes entières étaient absorbées par le luxe, porta, devant le peuple, une loi d'après laquelle, aux calendes, aux nones, aux ides, pendant les jeux et les fêtes solennelles, on ne devait dépenser que trente sesterces ; la dépense des autres jours ne devait pas excéder trois sesterces. Outre ces lois, j'ai trouvé encore la loi Émilia, qui détermine non le taux de la dépense, mais le genre des aliments et la manière de les assaisonner ; puis la loi Antia, qui, outre les dispositions relatives aux dépenses, portait que les magistrats ou ceux qui allaient le devenir, ne pourraient accepter une invitation que chez certaines personnes désignées. Enfin la loi Julia, portée sous le règne de César Auguste, fixait à deux cents sesterces la dépense des jours ordinaires; à trois cents celle des calendes, des ides, des nones et des autres jours fériés ; à mille celle des noces et du lendemain. Atteins Capiton prétend qu'il existe un édit, qu'il attribue à Auguste ou à Tibère, je ne me rappelle pas au juste auquel des deux, portant que la dépense de la table, pour les jours fériés, sera de trois cents sesterces à deux mille. Cet édit avait pour but de mettre un frein quelconque aux dépenses folles d'un luxe insensé.
On a beaucoup discuté pour savoir si l'on doit, en latin comme en grec, se laisser guider par l'analogie ou par l'anomalie. L'analogie est la déclinaison semblable des mots semblables, on l'appelle quelquefois proportio en latin. L'anomalie est une irrégularité de déclinaison, fondée sur l'usage. Deux célèbres grammairiens grecs, Aristarque et Cratès, ont défendu avec une égale ardeur, l'un l'analogie, l'autre l'anomalie. M. Varron, dans son livre huitième sur la Langue latine, dédié à Cicéron, enseigne que l'on ne tient aucun compte de l'analogie ; il montre que dans presque tous les mots on obéit à l'usage. Écoutons Varron lui-même. « Nous disons : lupus, lupi ; probus, probi ; mais on dit lepus, leporis. Paro fait au parfait paravi ; mais lavo fait lavi ; pungo donne pupugi ; tundo, tutudi ; mais pingo donne pinxi. Si les verbes cœno, prandeo, poto, font au parfait cœnatus sum, pransus sum, potus sum ; les verbes adstringeor, extergeor, lavor, font adstrinxi, extersi et lavi. Bien que des mots Oscus, Tuscus, Graecus, nous formions les adverbes Osce, Tusce, Graece ; cependant, de Gallus, de Maurus, nous faisons Gallice, Maurice. De probus vient probe ; de doctus, docte ; mais rarus ne donne pas rare, puisque les uns disent raro, les autres rarenter. »
M. Varron, dans le même livre, dit encore : « Sentior n'est pas usité ; ce mot n'aurait pas de sens ; tout le monde cependant dit assentior. Sisenna seul disait en plein sénat, assentio ; beaucoup d'autres, dans la suite, ont employé cette forme; toutefois, ils n'ont pu triompher de l'usage. »
Cependant le même Varron, dans d'autres ouvrages, a vivement défendu l'analogie ; toutes ses dissertations pour ou contre l'analogie ne sont donc réellement que des lieux communs.
Le philosophe Favorinus allant un jour rendre visite au consulaire M. Fronton, atteint de la goutte, voulut que je l'accompagnasse. Nous trouvâmes Fronton entouré d'une réunion d'hommes érudits qui parlaient des couleurs et de leurs noms ; on s'étonnait que, pour désigner tant de nuances si variées, la langue latine ne pût fournir qu'un petit nombre de termes assez vagues. « Il est vrai, dit Favorinus, que la vue saisit beaucoup plus de nuances que la langue n'en peut désigner ; car, sans parler des autres couleurs, combien y a-t-il de nuances dans le rouge et dans le vert qui cependant ne changent pas de nom ? Celte disette de mots se fait sentir bien plus encore dans la langue latine que dans la langue grecque : ainsi nous employons rufus pour désigner la couleur rouge ; mais cette, teinte varie dans le feu, dans le sang, dans la pourpre, dans le safran ; pour exprimer ces variétés, la langue latine n'a pas de mots propres et particuliers ; elle les désigne toutes par une seule expression, rubor, rougeur, couleur rouge, ou si elle les indique, c'est par des mots tirés de l'objet même coloré. Ainsi on dit igneus, flammeus, sanguineus, croceus, couleur de feu, de flamme, de sang, de safran. Russus et ruber ne diffèrent en rien de rufus, et cependant ils ne s'appliquent point aux variétés du rouge ; les Grecs, au contraire, ont les mots ξανθός, ἐρυθρός, πυρρός, φοῖνιξ, qui semblent désigner les diverses nuances du rouge, foncées ou claires, et celles qui résultent du mélange de plusieurs teintes. » Alors Fronton prenant la parole : « Je ne nierai pas, dit-il à Favorinus, que la langue grecque, et tu parais la connaître à fond, ne soit plus riche et plus abondante que la nôtre ; mais, pour désigner les couleurs dont tu parlais tout à l'heure, nous ne sommes pas aussi pauvres que tu le crois. En effet, pour désigner le rouge, nous ne sommes pas bornés aux mots rufus, ruber, nous en avons plus que tu n'en as cité tout à l'heure en grec. Fulvus, flavus, rubidus, phœniceus, rutilus, luteus, spadix, sont en effet autant de mots qui expriment les nuances de la couleur rouge ; le rouge vif ardent, le rouge mêlé de vert, le rouge rembruni ou éclairci par une teinte sombre. Phœniceus, dérivé du grec φοῖνιξ , que tu viens de citer; rutilus et spadix, synonymes de phœniceus, et dérivés aussi du grec, désignent le rouge brillant et vif ; c'est la teinte des fruits du palmier avant leur parfaite maturité. C'est même du nom de ces fruits que viennent les mots spadix et phœniceus ; car les Doriens appellent spadix une branche de palmier arrachée de l'arbre avec son fruit. Fulvus désigne une couleur mêlée de rouge et de vert ; tantôt c'est le vert, tantôt c'est le rouge qui domine. Ainsi le poète le plus scrupuleux dans le choix des expressions, Virgile, a appliqué cette épithète à l'aigle, au jaspe, à une coiffure de peau de loup, à l'or, au sable et au lion. Q. Ennius, dans ses Annales, a dit aere fulva, ciel jaunissant, sombre nuage. Flavus désigne le mélange du vert, du rouge et du blanc ; aussi dit-on comœ flaventes, des cheveux roux ; et même, ce dont on s'étonne quelquefois, Virgile a donné l'épithète de flavus aux feuilles de l'olivier. Bien avant lui, Pacuvius avait dit aqua flava, de l'eau jaunissante, et flavus pulvis, de la poussière jaunissante ; ces expressions se trouvent dans ces jolis vers que je cite avec plaisir :
Cedo tamen pedem, lymphis flavis flavum ut pulverem
Manibus isdem, quibus Ulixi saepe permulsi, abluam,
Lassitudinemque minuam manuum mollitudine.
Souffrez que je répande sur vos pieds cette eau jaunissante ; laissez-moi essuyer cette poussière jaune avec ces mains qui souvent ont rendu les mêmes soins à Ulysse ; laissez-moi les frotter doucement pour diminuer votre fatigue.
Rubidus est un rouge foncé dans lequel le noir domine. Luteus,
au contraire, marque un rouge plus clair, dilucidior, d'où vient
probablement ce mot. Tu vois donc, mon cher Favorinus, que la
langue latine est aussi riche que la langue grecque pour désigner
les diverses nuances du rouge. Dans le vert, nous
distinguons tout autant de nuances que les Grecs. Virgile, en parlant
d'un cheval dont la couleur est nuancée de vert, aurait pu employer
caeruleus plutôt que glaucus ; mais il a préféré ce dernier
mot, dérivé du grec, comme étant plus usité. Les anciens Latins
se servaient du mot caesia ; comme les Grecs de γλαυκῶπις, en
parlant de la couleur glauque de certains yeux. Ce mot, dit Nigidius,
vient de caelia, et désigne la couleur du ciel. »
Lorsque Fronton eut ainsi parlé, Favorinus, charmé de l'érudition et de l'élégance du langage de son ami, lui dit : « Avant cet entretien, j'étais convaincu que la langue grecque l'emportait sur la nôtre pour ces sortes de mots; mais tu fais, mon cher Fronton, ce que dit Homère :
« Tu as vaincu ou du moins tu as rendu la victoire douteuse. »
« J'ai écouté avec plaisir toutes ces explications, mais j'ai été charmé surtout de ce que tu as dit sur la nuance désignée par le mot flavus. Tu m'a fait comprendre un fort beau passage du quatorzième livre des Annales d'Ennius, passage que jusqu'ici je ne comprenais pas du tout :
- Verrunt extemplo placide mare marmore flavo :
- Caeruleum spumat mare conferta rate pulsum.
Aussitôt ils fendent doucement la surface de la mer jaunissante ; et l'onde verdâtre écume sous la proue des nombreux vaisseaux.
Je ne pouvais accorder ensemble les mots caerulmm et flavo ; mais puisque, d'après ta définition , flavus désigne le rouge mêlé de vert et de blanc, le poète a fait une peinture très juste, lorsqu'il appelle cette onde verdâtre qui écume, une mer jaunissante. »
On connaît le portrait plein de force et de noblesse que Démosthène a tracé du roi Philippe : « Je voyais ce Philippe auquel nous disputions le pouvoir et l'empire de la Grèce, un œil de moins, une épaule brisée, blessé à la main et à la cuisse, abandonner sans regret à la fortune tout ce qu'elle voudrait lui prendre de son corps, afin de vivre puissant et glorieux. » C'est ce passage que Salluste a voulu imiter, lorsqu'il dit dans son Histoire, en parlant de Sertorius : « Sertorius se couvrit de gloire en Espagne, où il servit, en qualité de tribun militaire, sous les ordres du général T. Didius ; il rendit des services signalés dans la guerre des Marses, en levant des troupes et en les armant ; pendant son commandement, il sut se distinguer par des exploits que l'obscurité de sa naissance et la jalousie des écrivains ont laissés dans l'oubli, mais dont il portait les marques sur son visage : il avait un œil crevé, ses joues étaient couvertes de cicatrices ; mais il tirait un noble orgueil de ses blessures, et, loin de s'en affliger, la gloire embellissait ce qu'il avait conservé. »
T. Castricius disait en comparant ces deux portraits : N'est- il point contre nature de se réjouir de la mutilation de son corps ? car la joie n'est autre chose que l'expansion de l'âme, causée par l'accomplissement des vœux les plus ardents. Combien Démosthène est plus près de la nature et plus logique ! « Philippe abandonnait sans regret à la fortune tout ce qu'elle voudrait lui prendre. » Dans ce passage, Philippe ne se réjouit pas, comme Sertorius, de la mutilation de son corps, ce qui est invraisemblable et outré; mais le soin de sa gloire et de sa renommée lui font compter pour rien les mutilations, la perte de ses membres ; il est prêt à sacrifier à la fortune tous ses membres, pourvu qu'elle lui donne la gloire en échange.
Quelle est la cause des tremblements de terre ? Non seulement le vulgaire n'en sait rien, mais les physiciens eux-mêmes ne peuvent dire s'ils sont le résultat de l'action des vents qui se précipitent dans les cavités et les abîmes de la terre, ou de l'ébranlement des eaux qui, resserrées dans les profondeurs du globe, s'agitent et repoussent. C'est ce que croyaient les anciens Grecs, qui donnaient à Neptune les noms de εννοσίγαιος, σεισίχθων, le dieu qui ébranle, qui agite la terre. Faut-il mettre en avant une autre cause, ou l'intervention d'une divinité ? Je le répète, on l'ignore. C'est pourquoi les Romains, fidèles et rigoureux observateurs de tous les devoirs de la vie, surtout de ceux qui concernaient la religion, et toujours attentifs à honorer la divinité, s'empressaient, chaque fois qu'ils avaient été témoins d'un tremblement de terre ou qu'ils en avaient entendu parler, de prescrire, par un édit, des cérémonies publiques ; mais, contre la coutume, ils s'abstenaient de nommer le dieu auquel les vœux publics étaient adressés, de peur qu'en prenant un dieu pour un autre, ils n'enchaînassent le peuple par un culte fondé sur une erreur. Si on violait la sainteté de ce jour, on était obligé d'offrir une victime expiatoire; la victime était immolée au Dieu, à la Déesse ; telle était, d'après. M. Varron, la prescription des pontifes, parce que l'on ignorait quelle puissance, quel Dieu ou quelle déesse ébranlait la terre. Les anciens n'ont pas recherché avec moins d'attention la cause des éclipses de soleil et de lune. M. Caton, si passionné pour l'étude des phénomènes de la nature, a émis à ce sujet une opinion vague et qui annonce une certaine indifférence ; il dit dans le quatrième livre de ses Origines : « Je ne rapporterai pas ici tout ce qui se trouve dans les annales du grand pontife, combien de fois il y a eu cherté de vivres, combien de fois un nuage ou tout autre obstacle est venu intercepter la lumière de la lune ou du soleil. » Ainsi il paraît peu soucieux de savoir et d'apprendre aux autres les véritables causes de ce phénomène.
Ésope le Phrygien, fabuliste, a été justement mis au rang des sages ; les enseignements, les conseils sages et prudents qu'il donne dans ses fables n'ont rien de l'austérité; du ton impérieux si commun chez les philosophes ; ses apologues, au contraire, amusent et plaisent ; il sait, par les grâces de son langage, faire entrer les plus utiles réflexions dans les cœurs gagnés par l'attrait du plaisir. C'est ce que nous prouve la fable du petit oiseau et de sa couvée, récit plein de goût et d'élégance, dans lequel il nous avertit que le succès d'une affaire dont on peut venir à bout tout seul dépend de nous-mêmes, et que nous ne devons jamais nous en remettre aux soins d'autrui. « Il y a, dit-il, un petit oiseau nommé alouette, qui habite et fait son nid dans les blés assez tôt pour qu'au temps de la moisson ses petits soient déjà couverts de plumes. Une alouette donc avait fait son nid dans un champ de blé qui mûrit avant le temps ordinaire ; les blés jaunissaient déjà et les petits étaient encore sans plumes. Un jour, en partant pour aller chercher de la pâture pour ses petits, l'alouette leur recommande de prêter leur attention à ce qui se passerait de nouveau ou à ce qu'on dirait pendant son absence, pour lui en faire part à son retour. Sur ces entrefaites, le maître du champ appelle son fils et lui dit. « Tu vois que ces blés sont mûrs et n'attendent que la faucille ; va donc demain matin, au point du jour, prier nos amis de venir nous aider à faire la moisson. Ayant ainsi parlé, le laboureur se retire. A peine l'alouette est-elle de retour, que ses petits, tremblants, s'empressent autour d'elle et la prient de chercher un autre asile : car le maître du champ, disent-ils, a fait prévenir ses amis pour qu'ils viennent moissonner au point du jour. La mère les rassure et leur dit : « Si le maître compte sur ses amis pour la moisson, les blés ne seront pas coupés demain ; il n'est pas nécessaire que je vous emmène aujourd'hui. » Le lendemain, la mère retourne à la pâture. Le maître attend ceux qu'il a mandés ; cependant, le soleil devient plus ardent ; le temps se passe, point d'amis. Alors, s'adressant à son fils : « Ma foi, dit-il, ces amis-là sont de grands paresseux. Que n'allons-nous plutôt chez nos parents, chez nos alliés, cliez nos voisins, les prier de venir demain nous aider ? » Les petits, effrayés, rapportent cette nouvelle à leur mère. « Ne craignez rien, dit celle-ci, les parents, les alliés ne sont pas assez diligents pour venir aider au premier mandement ; mais faites maintenant bien attention à tout ce qu'on dira. Le jour suivant, l'alouette fait sa course ordinaire. Les parents, les alliés invités à prêter le secours de leurs bras ne paraissent pas. Enfin le maître dit à son fils : « Laissons là parents et amis ; au point du jour, apporte deux faucilles, l'une pour moi, l'autre pour toi, et nous couperons nos blés nous-mêmes demain. » A peine les petits ont-ils rapporté ces paroles à leur mère, que celle-ci s'écrie : « C'est maintenant qu'il faut déloger et se retirer d'ici, car, sans aucun doute, le maître fera ce qu'il a dit, puisque l'afiaire est entre les mains de celui qu'elle intéresse, et qu'il ne la confie à personne. » Là-dessus l'alouette abandonna son nid, et le maître vint moissonner son champ. » Telle est la fable qu'Ésope a composée pour montrer combien peu l'on doit compter sur les secours des amis et des proches. Les livres des philosophes nous donnent-ils des enseignements plus sages ? ne nous avertissent-ils pas de chercher toutes nos ressources en nous, de ne jamais regarder comme notre bien, comme notre propriété ce qui est indépendant de notre volonté ?
Cet apologue d'Ésope a été imité par Q. Ennius, dans ses satires, dans des vers ïambiques de huit pieds, pleins d'élégance et de grâce. Les deux vers qui terminent cette pièce ne sont pas indignes, à mon avis, d'être appris par cœur; les voici :
« Ayez toujours cette maxime présente à l'esprit : ne demandez pas à vos amis une chose que vous pouvez faire vous-même. »
Souvent on a constaté qu'il existe une différence entre les vagues formées par l'Aquilon et les autres vents du nord, et celles que soulèvent l'Auster et l'Africus. Le souffle de l'Aquilon élève les flots jusqu'aux nues, et, aussitôt que le vent se calme, ils s'affaissent, se ralentissent et disparaissent tout à fait. Il n'en est pas de même lorsque souffle l'Auster ou l'Africus; ils ont cessé de mugir, et cependant les flots sont encore amoncelés; ce n'est qu'un certain temps après la chute du vent que les eaux redeviennent tranquilles. On croit expliquer ce phénomène en disant que les vents du nord, partis des plus hautes régions du ciel, tombent sur les eaux, se précipitent dans le sein de la mer, l'agitent en la creusant, la soulèvent, non pas en poussant de côté la partie supérieure des eaux, mais en la bouleversant jusque dans ses entrailles ; ils impriment ainsi aux flots une agitation momentanée, qui ne dure que tant que leur souffle impétueux fond d'en haut sur l'abîme. Mais l'Auster et l'Africus, confinés au midi vers l'extrémité inférieure de l'axe, partant de la plus basse région, parcourent la surface de la mer en roulant les flots plutôt qu'ils ne les soulèvent ; c'est pourquoi les eaux, n'étant pas pressées d'en haut et forcées de s'ouvrir, mais seulement poussées et entre-choquées avec violence, conservent quelque temps l'impulsion reçue et s'agitent encore lorsque le vent a cessé. Cette explication peut s'appuyer sur un vers d'Homère, qui sans doute n'échappera pas au lecteur attentif. Voici ce qu'il dit :
« Là, le Notus pousse les flots contre les rochers. »
Au sujet de Borée, que nous appelons Aquilon, il s'exprime tout autrement :
« Et Borée qui chasse les nuages et soulève des vagues énormes. »
Homère donne à entendre que les Aquilons, qui viennent d'en haut, soulèvent les flots et creusent des gouffres où retombe la vague soulevée ; tandis que l'Auster, partant des régions inférieures, chasse les flots devant lui et les pousse en l'air par la violence de son souffle : c'est là le sens du verbe ὠθέω, qu'Homère emploie avec la même signification lorsqu'il dit : Λάαν ἄνω ωθεί, il pousse la pierre en haut. Les physiciens les plus savants ont remarqué que, lorsque l'Auster souffle, la mer devient verdâtre, bleu foncé ; tandis que par l'Aquilon, elle est plus obscure, plus noire. Je crois avoir trouvé la cause de ce phénomène dans les livres des Problèmes d'Aristote : « Pourquoi, dit-il, quand l'Auster souffle, la mer est-elle bleu foncé, plus noire et plus obscure quand c'est l'Aquilon ? Est-ce parce que l'Aquilon agite moins les flots ? Car plus un objet est immobile, plus il parait noir. »