Les Nouvelles Aventures d’Arsène Lupin/II/1

au coin du feu
Les Nouvelles Aventures d’Arsène Lupin
par Maurice LEBLANC

LA LAMPE JUIVE


Devant le succès considérable obtenu aussi bien dans Je sais tout qu’en librairie par les aventures d’Arsène Lupin, nous avons demandé à Maurice Leblanc de nous faire assister à une nouvelle lutte entre son héros et le grand policier anglais Herlock Sholmès.




Herlock Sholmès et Wilson étaient assis à droite et à gauche de la grande cheminée, les pieds allongés vers un confortable feu de coke.

La pipe de Sholmès, une courte bruyère à virole d’argent, s’éteignit. Il en vida les cendres, la bourra de nouveau, l’alluma, ramena sur es genoux les pans de sa robe de chambre, et sortit de sa pipe de longues bouffées, qu’il s’ingéniait à lancer au plafond en petits anneaux de fumée.

Wilson le regardait. Il le regardait comme le chien, couché en cercle sur le tapis du foyer, regarde son maître, avec des yeux ronds, sans battements de paupières, des yeux qui n’ont d’autre espoir que de refléter le geste attendu. Le maître allait-il rompre le silence ? Allait-il lui révéler le secret de sa songerie actuelle et l’admettre dans le royaume de la méditation dont il semblait à Wilson que l’entrée lui était interdite ?

Sholmès se taisait.

Wilson risqua :

— Les temps sont calmes. Pas une affaire à nous mettre sous la dent.

Sholmès se tut de plus en plus violemment, mais ses anneaux de fumée étaient de mieux en mieux réussis, et tout autre que Wilson eût observé qu’il en tirait cette profonde satisfaction que nous donnent ces menus succès d’amour-propre, aux heures où le cerveau est complètement vide de pensées.

Wilson, découragé, se leva et s’approcha de la fenêtre.

La triste rue s’étendait entre les façades mornes des maisons, sous un ciel noir d’où tombait une pluie méchante et rageuse. Un cab passa, un autre cab. Wilson en inscrivit les numéros sur son calepin. Sait-on jamais ?

— Tiens, s’écria-t-il, le facteur.

L’homme entra, conduit par le domestique.

— Deux lettres recommandées, Monsieur, si vous voulez bien signer ?

Sholmès signa le registre, accompagna l’homme jusqu’à la porte, et revint, tout en décachetant l’une des lettres.

— Vous avez l’air tout heureux, nota Wilson au bout d’un instant.

— Cette lettre contient une proposition fort intéressante. Vous qui réclamiez une affaire, en voici une. Lisez…

Wilson lut :

« Monsieur,

« Je viens vous demander le secours de votre expérience. J’ai été victime d’un vol important, et les recherches effectuées Jusqu’ici ne semblent pas devoir aboutir.

« Je vous envoie par ce courrier un certain nombre de journaux qui vous renseigneront sur cette affaire, et s’il vous agrée de la poursuivre, je mets mon hôtel à votre disposition et vous prie d’inscrire sur le chèque ci-inclus, signé de moi, la somme qu’il vous plaira de fixer pour vos frais de déplacement.

« Veuillez avoir l’obligeance de me télégraphier votre réponse, et croyez, Monsieur, à l’assurance de mes sentiments de haute considération.

« Baron Victor d’Imblevalle,
« 18, rue Murillo. »

— Hé ! Hé ! fit Sholmès, voilà qui s’annonce à merveille… un petit voyage à Paris, ma foi, pourquoi pas ? Depuis mon duel avec Arsène Lupin, je n’ai pas eu l’occasion d’y retourner. Je ne serais pas fâché de voir la capitale du monde dans des conditions un peu plus tranquilles.

Il déchira le chèque en quatre morceaux, et tandis que Wilson, dont le bras n’avait pas recouvré son ancienne souplesse, prononçait contre Paris des mots amers, il ouvrit la seconde enveloppe.

Tout de suite un mouvement d’irritation lui échappa, un pli barra son front pendant toute la lecture, et froissant le papier, il en fit une boule qu’il jeta violemment sur le parquet.

— Quoi, qu’y a-t-il ? s’écria Wilson effaré.

Il ramassa la boule, la déplia et lut avec une stupeur croissante :

« Mon cher Maître,

« Je vous en supplie, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de ne pas vous occuper de l’affaire pour laquelle on sollicite votre concours. Vous savez l’admiration que j’ai pour vous et l’intérêt que je prends à votre renommée. Eh bien, croyez-moi, votre intervention causera beaucoup de mal, tous vos efforts n’amèneront qu’un résultat pitoyable, et vous serez obligé de faire publiquement l’aveu de votre échec.

« Profondément désireux de vous épargner une telle humiliation, je vous conjure, au nom de l’amitié qui nous unit, de rester bien tranquillement au coin de votre feu.

« Mes bons souvenirs à M. Wilson, et pour vous, mon cher Maître, le respectueux hommage de votre dévoué

« Arsène Lupin. »

— Arsène Lupin ! répéta Wilson, confondu…

Sholmès se mit à frapper la table à coups de poing.

— Ah ! mais, il commence à m’embêter, cet animal-là ! Il se moque de moi comme d’un gamin ! L’aveu public de mon échec ! Ne l’ai-je pas contraint à rendre le diamant bleu ?

— Il a peur, insinua Wilson.

— Vous dites des bêtises ! Arsène Lupin n’a jamais peur, et la preuve c’est qu’il me provoque.

— Mais comment a-t-il connaissance de la lettre que nous envoie le baron d’Imblevalle ?

— Qu’est-ce que j’en sais !

— Et vous décidez ?

— Je décide de partir.

— Quand ?

— Dans dix minutes.

— Sans attendre les journaux dont le baron vous annonce l’envoi ?

— À quoi bon ?

— J’expédie un télégramme ?

— Inutile. Arsène Lupin connaîtrait mon arrivée. Je n’y tiens pas.

— Et nous revenons ?

— Ah ! ah ! mon vieux camarade, vous partez aussi. Vous ne craignez donc pas que votre bras gauche ne partage le sort de votre bras droit ? À la bonne heure ! Vous êtes un gaillard.



Herlock sholmès et wilson s’embarquent pour la france


L’après-midi, les deux amis s’embarquaient à Douvres. La traversée fut excellente. Dans le rapide de Calais à Paris, Sholmès s’offrit trois heures du sommeil le plus profond. Il s’éveilla heureux et dispos. La perspective d’un nouveau duel avec Arsène Lupin le ravissait, et devant ses compagnons de voyage, il se frotta les mains de l’air satisfait d’un homme qui se prépare à goûter des joies abondantes.

En gare, il saisit sa valise et son plaid, donna son ticket et sortit allègrement avec Wilson.

— Monsieur Sholmès, n’est-ce pas ?

Une femme marchait auprès de lui, une jeune fille plutôt, dont la mise très simple soulignait la silhouette distinguée ; Comme il se taisait, par habitude de prudence, elle répéta :

— Vous êtes bien Monsieur Sholmès ?

— Que me voulez-vous ? dit-il assez bourru, croyant à une rencontre douteuse.

Elle se planta devant lui.

— Écoutez-moi, Monsieur, c’est très grave, je sais que vous allez au 18 de la rue Murillo. Eh bien, il ne faut pas. Non, vous ne devez pas y aller, je vous assure que vous le regretteriez. Si je vous dis cela, ne pensez pas que j’y aie quelque intérêt. C’est par raison, c’est en toute conscience.

Il essaya de l’écarter. Elle insista :

— Oh ! je vous en prie, ne vous obstinez pas… Ah ! si je savais comment vous convaincre ! Regardez tout au fond de moi, tout au fond de mes yeux… ils sont sincères… ils disent la vérité…

Elle offrait ses yeux éperdûment, de ces beaux yeux graves et limpides, où semble se réfléchir l’âme elle-même. Wilson hocha la tête :

— Mademoiselle a l’air bien sincère.

— Mais oui, implora-t-elle, et il faut avoir confiance… et vous avez confiance, n’est-ce pas ?… je le sens… j’en suis sûre… Ah ! comme je suis heureuse !… Tenez, Monsieur, il y a un train pour Calais dans vingt minutes… Eh bien, vous le prendrez… vite, suivez-moi… le chemin est de ce côté et vous n’avez que le temps…

Elle cherchait à l’entraîner. Sholmès lui saisit le bras et avec beaucoup de douceur :

— Excusez-moi, Mademoiselle, de ne pouvoir accéder à votre désir, mais je n’abandonne jamais une tâche que j’ai entreprise.

Et il passa outre, accompagné de Wilson, qui, au bout de quelques secondes, se retourna et salua profondément la jeune fille.

HERLOCK SHOLMÈS — ARSÈNE LUPIN

Ces mots qui se détachaient en grosses lettres noires avaient heurté l’Anglais dès les premiers pas. Il s’approcha ; une théorie d’hommes-sandwich déambulaient les uns derrière les autres, portant à la main de lourdes cannes ferrées dont ils frappaient le trottoir en cadence, et, sur le dos, d’énormes affiches où l’on pouvait lire :


LE MATCH HERLOCK SHOLMÈS-ARSÈNE LUPIN

ARRIVÉE DU CHAMPION ANGLAIS. LE GRAND DÉTECTIVE S’ATTAQUE AU MYSTÈRE DE LA RUE MURILLO. LIRE LES DÉTAILS DANS L’« ÉCHO DE FRANCE »

Le grand détective s’avança vers l’un de ces hommes avec l’intention très nette de le prendre entre ses mains puissantes et de le réduire en miettes, lui et son placard. La foule cependant s’attroupait autour des affiches. On plaisantait et l’on riait.

Réprimant un furieux accès de rage, il dit à l’homme :

— Quand vous a-t-on embauché ?

— Ce matin.

— Vous avez commencé votre promenade ?…

— Il y a une heure.

— Mais les affiches étaient prêtes ?

— Ah ! dame, oui. Lorsque nous sommes venus ce matin à l’agence, elles étaient là.

Ainsi donc, Arsène Lupin avait prévu que lui, Sholmès, accepterait la bataille. Bien plus, la lettre écrite par Lupin prouvait qu’il désirait cette bataille et qu’il entrait dans ses plans de se mesurer une fois de plus avec son rival.

Pourquoi ? Quel motif le poussait à recommencer la lutte ? Herlock eut une seconde d’hésitation. Il fallait vraiment que Lupin fût bien sûr de la victoire pour montrer tant d’insolence, et n’était-ce pas tomber dans le piège que d’accourir ainsi au premier appel ?

— Allons-y, Wilson ! Cocher, 18, rue Murillo, s’écria-t-il en un sursaut d’énergie.

Et les veines gonflées, les poings serrés comme s’il allait se livrer à un assaut de boxe, il sauta dans une voiture.

La rue Murillo est bordée de luxueux hôtels particuliers dont la façade postérieure à vue sur le parc Monceau. Au numéro 18, s’élève une des plus belles parmi ces demeures, et le baron d’Imblevalle qui l’habite avec sa femme et ses enfants, l’a meublée de la façon la plus somptueuse, en artiste et en millionnaire. Une cour d’honneur précède l’hôtel, et des communs le bordent à droite et à gauche.

Après avoir sonné, les deux Anglais franchirent la cour et furent reçus par un valet de pied qui les conduisit dans un petit salon situé sur l’autre façade.

Sholmès avait à peine pris le temps de s’asseoir et de jeter un coup d’œil sur les objets précieux qui encombraient cette pièce que la porte s’ouvrit et M. d’Imblevalle entra précipitamment, suivi de sa femme.

Ils étaient tous deux jeunes, de tournure élégante et très vifs d’allure et de paroles. Tous deux ils se confondirent en remerciements et demandèrent aussitôt à Sholmès ce qu’il pensait de l’affaire et s’il espérait la mener à bien.

— Pour la mener à bien il faudrait d’abord la connaître, et je ne sais rien. Je vous prie donc de m’expliquer les choses par le menu et sans rien omettre. Tout d’abord, quel jour le vol a-t-il eu lieu ?

— Samedi dernier, répliqua le baron, dans la nuit de samedi à dimanche.

— Il y a donc six jours. Maintenant je vous écoute.

— Il faut vous dire d’abord, Monsieur, que ma femme et moi, tout en nous conformant au genre de vie qu’exige notre situation, nous sortons peu. L’éducation de nos enfants, quelques réceptions, et l’embellissement de notre intérieur, voilà notre existence, et toutes nos soirées, ou à peu près, s’écoulent ici, dans cette pièce, qui est le boudoir de ma femme et où nous avons réuni quelques objets d’art. Samedi dernier donc, vers onze heures, j’éteignis l’électricité, et, ma femme et moi, nous nous retirâmes comme d’habitude dans notre chambre ?

— Qui se trouve ?…

— À côté, cette porte que vous voyez. Le lendemain, c’est à dire le dimanche, je me levai de bonne heure. Comme Suzanne, — ma femme, — dormait encore, je passai dans ce boudoir aussi doucement que possible pour ne pas la réveiller. Quel fût mon étonnement en constatant que cette fenêtre était ouverte, alors que la veille au soir, nous l’avions laissée fermée !

— Un domestique…

— Personne n’entre ici le matin. D’ailleurs je prends toujours la précaution de pousser le verrou de cette seconde porte, laquelle communique avec l’antichambre. Donc la fenêtre avait été bien ouverte du dehors. J’en eus d’ailleurs la preuve : le second carreau de la croisée de droite, — près de l’espagnolette, — avait été découpé.

— Et cette fenêtre ?…

— Cette fenêtre, comme vous pouvez vous en rendre compte, donne sur une petite terrasse entourée d’un balcon de pierre. Nous sommes ici au premier étage, et vous apercevez le jardin qui s’étend derrière l’hôtel, et la grille qui le séparé du Parc Monceau. Il y a donc certitude que l’homme est venu du parc Monceau, a franchi la grille à l’aide d’une échelle, et est monté jusqu’à la terrasse.

— Il y a certitude, dites-vous ?

— On a trouvé de chaque côté de la grille, dans la terre molle des plates-bandes, des trous laissés par les deux montants de l’échelle et les deux mêmes trous existaient au bas de la terrasse. Enfin le balcon porte deux légères éraflures, causées évidemment par le contact des montants.

— Le parc Monceau n’est-il pas fermé la nuit ?

— Fermé, non, mais en tout cas au numéro 14, il y a un hôtel en construction. Il était facile de pénétrer par là.

Herlock Sholmès réfléchit quelques moments et reprit :

— Arrivons au vol. Il aurait donc été commis dans la pièce où nous sommes ?

— Oui. Il y avait ici, entre cette Vierge du xiie siècle et ce tabernacle en argent ciselé, il y avait une petite lampe juive. Elle a disparu.

— Et c’est tout ?

— C’est tout.

— Ah !… et qu’appelez-vous une lampe juive ?

— Ce sont de ces lampes dont on se servait autrefois, composées d’une tige et d’un récipient où l’on mettait l’huile. De ce récipient s’échappaient deux ou plusieurs becs destinés aux mèches.

— Somme toute des objets sans grande valeur.

— Sans grande valeur en effet. Mais celle


arsène lupin annonce que sholmès va lutter contre lui

ci contenait une cachette où nous avions l’habitude de placer un magnifique bijou ancien, une chimère en or, sertie de rubis et d’émeraudes, qui était d’un très grand prix.

— La justice a été prévenue ?

— Sans doute. Le juge d’instruction a fait son enquête. Les chroniqueurs détectives attachés à chacun des grands journaux ont fait la leur. Mais, ainsi que je vous l’ai écrit, il ne semble pas que le problème ait la moindre chance d’être jamais résolu.

Sholmès se leva, se dirigea vers la fenêtre, examina la croisée, la terrasse, le balcon, se servit de sa loupe pour étudier les deux éraflures de la pierre et pria M. d’Imblevalle de le conduire dans le jardin.

Dehors, Sholmès s’assit tout simplement sur un fauteuil d’osier et regarda le toit de la maison d’un œil rêveur. Puis il marcha soudain vers deux petites caissettes en bois avec lesquelles on avait recouvert, afin d’en conserver l’empreinte exacte, les trous laissés au pied de la terrasse par les montants de l’échelle ; il enleva les caissettes, se mit à genoux sur le sol, et, le dos rond, le nez à vingt centimètres du sol, il scruta, prit des mesures. Même opération le long de la grille, mais moins longue.

C’était fini.

Tous deux s’en retournèrent au boudoir où les attendait Mme d’Imblevalle.

Sholmès garda le silence quelques minutes encore, puis prononça ces paroles :

— Dès le début de votre récit, Monsieur le Baron, j’ai été frappé par le côté vraiment trop simple de l’agression. Appliquer une échelle, couper un carreau, choisir un objet et s’en aller, non, les choses ne se passent point aussi facilement. Tout cela était trop clair, trop net.

— De sorte que ?…

— De sorte que le vol de la lampe juive a été commis sous la direction d’Arsène Lupin…

— Arsène Lupin ! s’exclama le baron.

— Mais il a été commis en dehors de lui, sans que personne n’entre dans cet hôtel… Un domestique peut-être qui sera descendu de sa mansarde sur la terrasse, le long d’une gouttière que j’ai aperçue du jardin.

— Mais sur quelles preuves ?…

— Arsène Lupin ne serait pas sorti du boudoir les mains vides.

— Les mains vides ! Et la lampe ?

— Prendre la lampe ne l’eût pas empêché de prendre cette tabatière enrichie de diamants, ou ce collier de vieilles opales. Il lui suffisait de deux gestes en plus. S’il ne les a pas accomplis, c’est qu’il ne l’a pas pu.

— Cependant les traces de l’échelle ?

— Comédie ! mise en scène pour détourner les soupçons !

— Les éraflures de la balustrade ?

— Mensonge ! Elles ont été produites avec du papier de verre. Tenez, voici quelques brins de papier que j’ai recueillis.

— Les traces laissées par les montants de l’échelle ?

— De la blague ! Examinez les deux trous rectangulaires du bas de la terrasse, et les deux trous situés près de la grille. Leur forme est semblable, mais parallèles ici, ils ne le sont plus là-bas. Mesurez la distance qui sépare chaque trou de son voisin : l’écart change selon l’endroit. Au pied de la terrasse il est de 23 centimètres. Le long de la grille il est de 28 centimètres.

— Et vous en concluez ?

— J’en conclus que les quatre trous ont été faits à l’aide d’un même bout de bois convenablement taillé.

— Le meilleur argument serait ce bout de bois lui-même,

— Le voici, dit Sholmès, je l’ai ramassé dans le jardin, sous la caisse d’un laurier.

Le baron s’inclina. Il y avait quarante minutes que l’Anglais avait franchi le seuil de cette porte, et il ne restait plus rien de tout ce que l’on avait cru jusqu’ici sur le témoignage même des faits apparents. La réalité, une autre réalité, se dégageait, fondée sur quelque chose de beaucoup plus solide, le raisonnement d’un Herlock Sholmès.

— L’accusation que vous lancez contre notre personnel est bien grave, Monsieur, dit la baronne. Nos domestiques sont d’anciens serviteurs de la famille, et aucun d’eux n’est capable de nous trahir.

— Si l’un d’eux ne vous trahissait pas, comment expliquer que cette lettre ait pu me parvenir le jour même et par le même courrier que celle que vous m’avez écrite ?

Il tendit à la baronne la lettre que lui avait adressée Arsène Lupin.

Mme d’Imblevalle fut stupéfaite.

— Arsène Lupin… comment a-t-il su ?

— Vous n’avez mis personne au courant de votre lettre ?

— Personne, dit le baron, c’est une idée que nous avons eue l’autre soir à table.

— Devant les domestiques ?

— Non, il n’y avait que nos deux enfants et Mademoiselle.

— Mademoiselle ?

— La gouvernante, Mlle Alice Demun… et encore, non, Mademoiselle n’était pas à table, n’est-ce pas, Suzanne ?

herlock sholmès réfléchit

Mme d’Imblevalle réfléchit et affirma :

— En effet, elle était sortie de table.

— Mais, insinua Wilson, vous avez donné votre lettre à porter ? À qui ?

— À Dominique, mon valet de chambre depuis vingt ans, répondit le baron. Toute recherche de ce côté serait du temps perdu.

— On ne perd jamais son temps quand on cherche, dit Wilson sentencieusement.

Sholmès demanda la permission de se retirer et exprima le désir que pendant son séjour il pût se mêler aux allées et venues des gens et participer librement à la vie commune.

Au dîner il vit Sophie et Henriette, les deux enfants des d’Imblevalle, deux jolies fillettes de huit et de six ans. Mademoiselle arriva après. Sholmès tressaillit. C’était la jeune fille de la gare du Nord.

Au même moment un domestique entra qui apportait un télégramme. Sholmès s’excusa, ouvrit et lut :

Vous envoie mon admiration enthousiaste. Les résultats obtenus par vous en si peu de temps sont étourdissants. Je suis confondu.

Arpin Lusène.


Il eut un geste d’agacement et montrant la dépêche au baron :

— Commencez-vous à croire, Monsieur, que vos murs ont des yeux et des oreilles

— Je n’y comprends rien, murmura M. d’Imblevalle abasourdi.

— Mol non plus. Mais ce que je comprends, c’est que pas un mouvement ne se fait ici qui ne soit aperçu par lui. Pas un mot ne se prononce sans qu’il ne l’entende.

En disant ces mots, il regarda la jeune fille. Elle lui souriait doucement, de ses yeux charmants et graves.

— Non, pensa-t-il, deux yeux comme ceux-ci ne mentent pas, Mais alors quel rôle joue-t-elle ?



Des ombres qui se meuvent dans la nuit


Ce soir-là, Wilson se coucha avec la conscience légère d’un homme qui a rempli son devoir et qui n’a plus d’autre besogne que de s’endormir. Aussi s’endormit-il très vite, et de beaux rêves le visitèrent où il poursuivait Lupin à lui seul et se disposait à l’arrêter, et la sensation de cette poursuite était si nette qu’il se réveilla.

Quelqu’un frôlait son lit. Il saisit son revolver.

— Un geste encore, Lupin, et je tire.

— Diable ! comme vous y allez, vieux camarade !

— Comment, c’est vous, Sholmès ! vous avez besoin de moi ?

— J’ai besoin de vos yeux. Levez-vous… non, non, n’allumez pas.

Il le mena vers la fenêtre.

— Regardez… de l’autre côté de la grille… dans le parc… Vous ne voyez rien ?

— Ah ! en effet, une ombre… deux même.

— N’est-ce pas ? contre la grille… tenez, elles remuent… Ne perdons pas de temps.

À tâtons, en se tenant à la rampe, ils descendirent l’escalier, et arrivèrent devant le perron qui dessert le jardin. À travers les vitres de la porte, ils aperçurent les deux silhouettes à la même place.

— C’est curieux, dit Sholmès, il me semble entendre du bruit dans la maison.

— Dans la maison ? Impossible ! tout le monde dort.

— Écoutez cependant…

À ce moment, un léger coup de sifflet vibra du côté de la grille, et ils aperçurent une vague lumière qui paraissait venir de l’hôtel.

— Les d’Imblevalle ont dû allumer, murmura Sholmès. C’est leur chambre qui est au-dessus de nous.

— C’est eux sans doute que nous avons entendus, fit Wilson. Peut-être sont-ils en train de surveiller la grille.

Un second coup de sifflet, plus discret encore.

— Je ne comprends pas, je ne comprends pas, dit Sholmès, agacé.

Il tourna la clef de la porte, ôta le verrou et poussa doucement le battant.

Un troisième coup de sifflet, un peu plus fort celui-ci, et modulé d’autre sorte. Et au-dessus de leur tête, le bruit s’accentua, se précipita.

— On croirait plutôt que c’est sur la terrasse du boudoir, souffla Sholmès.

Il passa la tête dans l’entrebâillement, mais aussitôt recula en étouffant un juron. À son tour, Wilson regarda. Tout près d’eux, une échelle se dressait contre le mur, appuyée au balcon de la terrasse.

— Eh parbleu, fit Sholmès, il y a quelqu’un dans le boudoir ! Voilà ce qu’on entendait. Vite, enlevons l’échelle.

Mais à cet instant, une forme glissa du haut en bas, l’échelle fut enlevée et l’homme qui la portait courut en toute hâte vers la grille, à l’endroit où l’attendaient ses complices. D’un bond, Sholmès et Wilson s’étalent élancés. Ils rejoignirent l’homme, alors qu’il posait l’échelle contre la grille. De l’autre côté, deux coups de feu jaillirent.

— Blessé ? cria Sholmès.

— Non, répondit Wilson.

Il saisit l’homme par le corps et tenta de l’immobiliser. Mais l’homme se retourna, l’empoigna d’une main, et de l’autre lui plongea son couteau en pleine poitrine. Wilson exhala un soupir, vacilla et tomba.

— Damnation ! hurla Sholmès, si on me l’a tué, je tue.

Il étendit Wilson sur la pelouse et se rua sur l’échelle. Trop tard… l’homme l’avait escaladée et, reçu par ses complices, s’enfuyait parmi les massifs.

— Wilson, Wilson, ce n’est pas sérieux, hein ? une simple égratignure.

Les portes de l’hôtel s’ouvrirent brusquement. Le premier, M. d’Imblevalle survint, puis des domestiques, munis de bougies.

— Quoi ! qu’y a-t-il, s’écria le baron, M. Wilson est blessé ?

— Rien, une simple égratignure, répéta Sholmès, cherchant à s’illusionner.

Le sang coulait en abondance, et la face était livide. Le docteur, vingt minutes après, constatait que la pointe du couteau s’était arrêtée à quatre millimètres du cœur.

— Décidément, conclut Sholmès, la chance le favorise. Il en sera quitte…

— Pour six semaines de lit et deux mois de convalescence, acheva le docteur… à moins de complications.

Pleinement rassuré, Sholmès rejoignit le baron au boudoir. Le mystérieux visiteur avait fait main basse sur la tabatière enrichie de diamants, sur le collier d’opales et, d’une façon générale, sur tout ce qui pouvait prendre place dans les poches d’un honnête cambrioleur.

La fenêtre était encore ouverte, un des carreaux avait été proprement découpé, et, au petit jour, une enquête sommaire, en établissant que l’échelle provenait de l’hôtel en construction, indiqua la voie que l’on avait suivie.

— Bref, dit M. d’Imblevalle avec une certaine ironie, c’est la répétition exacte du vol de la lampe juive, si l’on accepte la première version admise par la justice. Ce second vol n’ébranle-t-il pas votre opinion sur le premier ?

— Il la confirme, Monsieur.

— Vous persistez donc à soutenir que la lampe juive a été soustraite par quelqu’un de notre entourage ?

— Par quelqu’un qui habite cet hôtel.

— Alors comment expliquez-vous ?…

— Je n’explique rien, Monsieur, je constate des faits isolés les uns des autres, je les juge isolément, et je cherche le lien qui les unit.

— Mais nous allons prévenir le commissaire…

— À aucun prix ! s’écria vivement l’Anglais, à aucun prix ! j’entends ne m’adresser à ces gens que quand j’ai besoin d’eux.

— Cependant les coups de feu… votre ami…

— Il n’importe ! je réponds de tout.

Le baron n’insista pas, le sentant exaspéré de cette agression commise sous ses yeux.

Vers midi d’ailleurs, l’Écho de France dans une édition supplémentaire, publiait tous les détails de cette nouvelle affaire.

Durant deux jours Sholmès abandonnant Wilson aux soins de Mademoiselle, erra, sombre et morose, à travers l’hôtel et le jardin, s’entretint avec les domestiques et fit de longues stations à la cuisine et à l’écurie. Il ne recueillit aucun indice qui l’éclairât, aucun non plus qui infirmât ses suppositions.



Ce que sholmès voit dans un album pour enfants

un album curieux


Mais le troisième jour, après le déjeuner, comme il entrait dans la pièce contiguë au boudoir, et qui servait de salles d’études aux enfants, il trouva Henriette, la plus petite des sœurs. Elle cherchait ses ciseaux.

— Tu sais, dit-elle à Sholmès, j’en fais aussi des papiers comme celui que t’as reçu l’autre soir.

— Des papiers ?

— Oui, comme des télégrammes, — avec des bandes qu’on colle dessus…

Elle sortit. Sholmès qui n’avait écouté que d’une oreille distraite, continua son inspection. Mais tout à coup il se mit à courir après l’enfant dont la dernière phrase le frappait subitement. Il la rattrapa au haut de l’escalier et lui dit :

— Alors, toi aussi, tu colles des bandes sur du papier ?

Henriette, très fière, déclara :

— Mais oui, je découpe des mots et je les colle.

— Et qui t’a montré ce petit jeu ?

— Mademoiselle… je lui en ai vu faire autant. Elle prend les mots sur des journaux et les colle… ça fait des télégrammes, des lettres qu’elle envoie.

Herlock Sholmès rentra dans la salle d’études, singulièrement intrigué par cette confidence et s’efforçant d’en extraire les déductions qu’elle comportait.

Des journaux, il y en avait un paquet sur la cheminée. Il les déplia, et vit en effet des groupes de mots ou des lignes qui manquaient, régulièrement et proprement enlevés. Mais il lui suffit de lire les mots qui précédaient ou qui suivaient, pour constater que les mots qui manquaient avaient été découpés au hasard des ciseaux, par Henriette évidemment. Il se pouvait que dans la liasse des journaux il y en eut un que Mademoiselle eût découpé elle-même. Mais comment s’en assurer ?

Machinalement, Herlock feuilleta les livres de classe empilés sur la table, puis d’autres qui reposaient sur les rayons d’un placard. Et soudain il eut un cri de joie. Dans un coin de ce placard, sous de vieux cahiers amoncelés, il avait trouvé un album pour enfants, un alphabet orné d’images, et, à l’une des pages de cet album, un vide lui était apparu.

Il vérifia. C’était la nomenclature des jours de la semaine. Lundi, mardi, mercredi, etc. Le mot samedi manquait. Or, le vol de la lampe juive avait eu lieu dans la nuit d’un samedi.

Il continua de feuilleter. Deux pages plus loin, autre surprise.

C’était une page composée de lettres majuscules, suivies d’une ligne de chiffres.

Neuf de ces lettres, et trois de ces chiffres avaient été enlevés soigneusement.

Sholmès les inscrivit sur son carnet, dans l’ordre qu’ils eussent occupé, et obtint le résultat suivant :

CDEHNOPRZ — 237

— Fichtre, murmura-t-il, à première vue cela ne signifie pas grand-chose.

Pouvait-on, en mêlant ces lettres et en les employant toutes, former un, ou deux, ou trois mots complets ?

Sholmès le tenta vainement.

Une seule solution s’imposait à lui, qui revenait sans cesse sous son crayon, et qui, à la longue, lui parut la véritable, aussi bien parce qu’elle correspondait à la logique des faits que parce qu’elle s’accordait avec les circonstances générales.

Étant donné que la page de l’album ne comportait qu’une seule fois chacune des lettres de l’alphabet, il était probable, il était certain qu’on se trouvait en présence de mots incomplets et que ces mots avaient été complétés par des lettres empruntées à d’autres pages. Dans ces conditions, l’énigme se posait fatalement ainsi :

REPOND.Z — CH — 237

Le premier mot était clair : répondez, un E manquant parce que la lettre E, déjà employée, n’était plus disponible.

Quand au second mot inachevé, il formait indubitablement, avec le nombre 237, l’adresse que donnait l’expéditeur au destinataire de la lettre. On proposait d’abord de fixer le jour au samedi et l’on demandait une réponse à l’adresse CH.27.

Ou bien CH.237 était une formule de poste restante, ou bien les deux lettres C H faisaient partie d’un mot incomplet. Sholmès feuilleta l’album : aucune autre découpure n’avait été effectuée dans les pages suivantes.

— C’est amusant, n’est-ce pas ?

Henriette était revenue. Elle ajouta :

— Seulement, Mademoiselle m’a grondée.

— Pourquoi ?

— Parce que je vous ai dit des choses…

— Tu n’en as pas d’autres à me dire ?

Elle réfléchit, puis tira d’un menu sac de toile quelques loques, trois boutons et, finalement, un carré de papier qu’elle tendit à Sholmès.

— Tiens, je te le donne. C’est tombé de son porte-monnaie.

— Quand ?

— Dimanche, à la messe, comme elle prenait des sous pour la quête.

C’était un numéro de fiacre, le 8279.

M. d’Imblevalle entrait.

Nettement Sholmès l’interrogea sur Mademoiselle.

Le baron eut un haut-le-corps.

— Mademoiselle, est-ce que vous penseriez… c’est impossible.

— Depuis combien de temps est-elle à votre service ?

— Un an seulement, mais je ne connais pas de personne plus tranquille et en qui j’aie plus de confiance.

— Remarquez que je ne précise rien. J’ai simplement besoin de deux ou trois renseignements. Celui-ci par exemple : est-elle sortie dimanche matin ?

— Le lendemain du vol ?

— Oui.

Le baron appela sa femme et lui posa la question. Elle répondit :

— Mademoiselle est partie comme à l’ordinaire pour aller à la messe de onze heures avec les enfants.

— Mais, auparavant ?

— Auparavant ? Non… ou plutôt… mais j’étais si bouleversée par ce volt… cependant je me souviens qu’elle m’avait demandé la veille l’autorisation de s’absenter le dimanche matin… pour voir une cousine de passage à Paris, je crois. Mais je ne suppose pas que vous la soupçonniez ?…

Sans plus d’explications, Sholmès s’éloigna et prenant l’automobile que M. d’Imblevalle avait mise à sa disposition, il se rendit à Levallois, au dépôt de voitures dont l’adresse était marquée sur le bulletin de fiacre livré par l’enfant. Le cocher Duprêt, qui conduisait le 8279 dans la matinée du dimanche, n’étant pas là, il dut l’attendre jusqu’à l’heure où il vint relayer.

Le cocher Duprêt raconta qu’il avait en effet « chargé » une dame aux environs du parc Monceau, une jeune dame en noir qui avait une grosse voilette et qui paraissait très agitée.

— Elle portait un paquet ?

— Oui, un paquet assez long.

— Et vous l’avez menée ?

— Avenue des Ternes, au coin de la place Saint-Ferdinand. Elle y est restée une dizaine de minutes, et puis on s’en est retourné au parc Monceau.

— Vous reconnaîtriez la maison de l’avenue des Ternes ?

— Parbleu ! Faut-il vous y conduire ?

— Tout à l’heure. Conduisez-moi d’abord au 36, quai des Orfèvres.

À la Préfecture de police il eut la chance de rencontrer l’inspecteur principal Ganimard.

M. Ganimard, vous êtes libre ?

— Il s’agit de Lupin ?

— Oui.

— Je suis libre.

Tous deux montèrent dans le fiacre. Sur leur ordre, le cocher les arrêta un peu avant la maison et de l’autre côté de l’avenue, devant un petit café à la terrasse duquel ils s’assirent, entre des lauriers et des fusains. Le jour commençait à baisser.

— Garçon, fit Sholmès, de quoi écrire.

Il écrivit, et rappelant le garçon :

— Portez cette lettre au concierge de la maison qui est en face. C’est l’homme en casquette qui fume sous la porte cochère.

Le concierge accourut, et, Ganimard ayant décliné son titre d’inspecteur principal, Sholmès demanda si, le matin du dimanche, il était venu une jeune dame en noir.

— En noir ? oui, vers neuf heures — celle qui monte au second.

— Vous la voyez souvent ?

— Non, mais depuis quelque temps, davantage… la dernière quinzaine, presque tous les jours.

— Et depuis dimanche ?

— Une fois seulement… sans compter aujourd’hui.

— Comment ! elle est venue !

— Elle est là.

— Elle est là !

— Voilà bien dix minutes. Sa voiture attend sur la place Saint-Ferdinand, comme d’habitude. Elle, je l’ai croisée sous la porte.

— Et quel est ce locataire du second ?

— Il y en a deux, une modiste, Mlle Langeais, et un monsieur qui a loué deux chambres meublées, depuis un mois, sous le nom de Bresson.

— Pourquoi dites-vous « sous le nom ? »

— Une idée à moi que c’est un nom d’emprunt. Ma femme fait son ménage : eh bien, il n’a pas deux chemises avec les mêmes initiales.

— Comment vit-il ?

— Oh ! presque toujours dehors. Des trois jours, il ne rentre pas chez lui.

— Est-il rentré dans la nuit de samedi à dimanche ?

— Dans la nuit de samedi à dimanche ? Oui, il n’a pas bougé.

— Et quelle sorte d’homme est-ce ?

— Ma foi je ne saurais dire. Il est si changeant ! Il est grand, il est petit, il est gros, il est fluet… brun et blond. Je ne le reconnais toujours pas.

Ganimard et Sholmès se regardèrent.

— C’est lui, murmura Ganimard, c’est bien lui.

Il y eut vraiment chez le vieux policier un instant de trouble qui se traduisit par un bâillement et par une crispation de ses deux poings.

Sholmès aussi, bien que plus maître de lui, sentit une étreinte au cœur.

— Attention, dit le concierge, voici la jeune fille.

Mademoiselle en effet apparaissait au seuil de la porte et traversait la place.

— Et voici M. Bresson, le monsieur qui porte un paquet sous le bras.



La « filature ». — un suicide


Les deux hommes se levèrent précipitamment et à la lueur des réverbères ils reconnurent la silhouette de Lupin, qui s’éloignait dans une direction opposée à la place et sans s’occuper de la jeune fille. L’institutrice regagna sa voiture.

À distance, et en utilisant l’abri momentané des passants et des kiosques, Ganimard et Sholmès se mirent à la poursuite de Bresson. Mais il ne se retournait pas et marchait rapidement avec une légère claudication de la jambe droite, si légère qu’il fallait l’œil exercé d’un observateur pour la percevoir. Ganimard dit :

— Il fait semblant de boiter.

Et il reprit :

— Ah ! si l’on pouvait ramasser deux ou trois agents et sauter sur notre individu ! Nous risquons de le perdre.

Mais aucun agent ne se montra avant la porte des Ternes, et, les fortifications franchies, ils ne devaient plus escompter le moindre secours.

— Séparons-nous, dit Sholmès, l’endroit est désert.

C’était le boulevard Victor-Hugo. Chacun d’eux prit un trottoir et s’avança selon la ligne des arbres.

Ils allèrent ainsi pendant vingt minutes jusqu’au moment où Bresson tourna sur la gauche et longea la Seine. Là, ils aperçurent Bresson qui descendait au bord du fleuve. Il y resta quelques secondes sans qu’il leur fût possible de distinguer ses gestes. Puis il remonta la berge et revint sur ses pas. Ils se collèrent contre les piliers d’une grille. Bresson passa devant eux. Il n’avait plus de paquet.

Et comme il s’éloignait, un autre individu se détacha d’une encoignure de maison et se glissa entre les arbres. Sholmès dit à voix basse :

— Il a l’air de suivre Bresson, celui-là.

— Oui, il m’a semblé déjà le voir en allant.

La chasse recommença, mais compliquée par la présence de cet individu. Bresson reprit le même chemin, traversa de nouveau la porte des Ternes, et rentra dans la maison de la place Saint-Ferdinand.

Le concierge fermait lorsque Ganimard se présenta.

— Vous l’avez vu, n’est-ce pas ?

— Oui, j’éteignais le gaz de l’escalier, il a poussé le verrou de sa porte.

— Il n’y a personne avec lui ?

— Personne, aucun domestique… il ne mange jamais ici.

— Il n’existe pas d’escalier de service ?

— Non.

Ganimard dit à Sholmès :

— Le plus simple est que je m’installe à la porte même de Bresson, tandis que vous allez chercher le commissaire de police de la rue Demours. Je vais vous donner un mot.

Sholmès objecta :

— Et s’il s’échappe pendant ce temps ?

— Puisque je reste !…

— Un contre un, la lutte est inégale avec lui.

— Je ne puis pourtant pas forcer son domicile, je n’en ai pas le droit, la nuit surtout.

Sholmès haussa les épaules.

— Quand vous aurez arrêté Lupin, on ne vous chicanera pas sur les conditions de l’arrestation. D’ailleurs, quoi ! il s’agit tout au plus de sonner. Nous verrons alors ce qui se passera.

Ils montèrent. Une porte à deux battants s’offrait à gauche du palier. Ganimard sonna.

Aucun bruit. Il sonna de nouveau. Personne ne bougea.

— Entrons, murmura Sholmès.

— Oui, allons-y.

Pourtant, ils demeurèrent immobiles, l’air irrésolu, comme des gens qui hésitent au moment d’accomplir un acte décisif, ils redoutaient d’agir, et il leur semblait soudain impossible qu’Arsène Lupin fût là, si près deux, derrière cette cloison fragile qu’un coup de poing pouvait abattre. L’un et l’autre, ils le connaissaient trop, le diabolique personnage, pour admettre qu’il se laissât pincer aussi stupidement. Non, non, mille fois non, il n’était plus là. Par les maisons contiguës, par les toits, par telle issue convenablement préparée, il avait dû s’évader, et une fois de plus, c’est l’ombre seule de Lupin qu’on allait étreindre.

Ils frissonnèrent. Un bruit imperceptible, qui venait de l’autre côté de la porte, avait comme effleuré le silence. Et ils eurent l’impression, la certitude, que tout de même il était là, séparé d’eux par la mince cloison de bois, et qu’il les écoutait, qu’il les entendait.

Violemment, de son poing, Ganimard ébranla la porte.

Un bruit de pas, maintenant, un bruit qui ne cherchait point à se dissimuler.

Ganimard secoua la porte. D’un élan irrésistible, Sholmès, l’épaule en avant, l’abattit, et tous deux se ruèrent à l’assaut.

Ils s’arrêtèrent net. Un coup de feu avait retenti dans la pièce voisine. Un autre encore, et le bruit d’un corps qui tombe…

Quand ils entrèrent, ils virent Bresson étendu, la face contre le marbre de la cheminée. Il eut une convulsion. Son revolver glissa de sa main.

Ganimard se pencha et tourna la tête du mort. Du sang la couvrait, qui giclait de deux larges blessures, l’une à la joue, et l’autre à la tempe.

le suicide de m. bresson

— Est-ce lui ? murmura-t-il, il est méconnaissable.

— Ce n’est pas lui, fit Sholmès.

— Comment le savez-vous ?

L’Anglais ricana :

— Pensez-vous donc qu’Arsène Lupin est homme à se tuer ?

— Pourtant, nous avions bien cru le reconnaître dehors…

— Nous avions cru, parce que nous voulions croire. Cet homme nous obsède.

— Alors, c’est un de ses complices.

— Les complices d’Arsène Lupin ne se tuent pas.

— Alors, qui est-ce ?

Ils fouillèrent le cadavre. Dans une poche Herlock Sholmès trouva un portefeuille vide, dans une autre Ganimard trouva quelques louis. Au linge, point de marque, aux vêtements non plus. Dans les malles, — une grosse malle et deux valises, — rien que des effets. Sur la cheminée un paquet de journaux. Ganimard les déplia. Tous parlaient du vol de la lampe juive.

Une heure après, lorsque Ganimard et Sholmès se retirèrent, ils n’en savaient pas plus sur le singulier personnage que leur intervention avait acculé au suicide.

Qui était-ce ? Pourquoi s’était-il tué ? Par quel lien se rattachait-il à l’affaire de la lampe juive ? Qui l’avait filé au cours de sa promenade ? Autant de mystères ?

Herlock Sholmès se coucha de fort mauvaise humeur. À son réveil il reçut un pneumatique ainsi conçu :

Arsène Lupin a l’honneur de vous faire pari de son tragique décès en la personne du sieur Cresson, et vous prie d’assister à ses convoi, service et enterrement qui auront lieu aux frais de l’État, le jeudi 25 juin.