Les Nouvelles Aventures d’Arsène Lupin/I/5

herlock sholmès dans la bibliothèque de m. destange
Les Nouvelles Aventures d’Arsène Lupin
par Maurice LEBLANC

LA DAME BLONDE

V. — un enlèvement



Herlock Sholmès ne broncha pas. Protester ? Accuser ces deux hommes ? C’était inutile. À moins de preuves qu’il n’avait point, et qu’il ne voulait pas perdre son temps à chercher, personne ne le croirait.

Tout crispé, les poings serrés, il ne songeait qu’à ne pas trahir, devant Ganimard triomphant, sa rage et sa déception. Il salua respectueusement les frères Leroux, soutiens de la Société, et se retira.

Dans le vestibule il fit un crochet vers une petite porte basse et ramassa une menue perle de jais qui tachait la blancheur d’une dalle. Dehors il se retourna et lut, près du no 40 de la maison, cette inscription : « Lucien Destange, architecte, 1877 ». Même inscription au no 42.

— Toujours la double issue, pensa-t-il. Comment n’y ai-je pas songé ? J’aurais dû rester avec les deux agents cette nuit.

Il dit à ces hommes :

— Deux personnes sont sorties par cette porte pendant mon absence, n’est-ce pas ?

Et il désignait la porte de la maison voisine.

— Oui, un monsieur et une dame.

Il prit le bras de l’inspecteur principal, et l’entraînant :

— Monsieur Ganimard, vous avez trop ri pour m’en vouloir beaucoup du petit dérangement que je vous ai causé. Maintenant, n’êtes-vous pas d’avis qu’il faut en finir ? Nous voici au septième jour. Dans trois jours il est indispensable que je sois à Londres.

— Oh ! oh !

— J’y serai, Monsieur, et je vous prie de vous tenir prêt dans la nuit de mercredi à jeudi.

— Pour une expédition du même genre ? fit Ganimard, gouailleur.

— Oui, Monsieur, du même genre.

Il le salua et s’en fut prendre un peu de repos dans l’hôtel le plus proche ; après quoi, ragaillardi, confiant en lui-même, il retourna rue Chalgrin, apprit le nom du propriétaire, M. Harmingeat, et descendit à la cave par la petite porte auprès de laquelle il avait ramassé la perle de jais.

Au bas de l’escalier il en ramassa une autre, de forme identique.

— Je ne me trompais pas, pensa-t-il, c’est par là qu’on communique… Voyons, ma clef passe-partout ouvre-t-elle le caveau réservé au locataire du rez-de-chaussée ? Oui… parfait… examinons ces casiers de vin… Oh ! oh ! voici des places où la poussière a été enlevée… et, par terre, des empreintes de pas… Il faut qu’il y ait un peu d’effarement dans la bande pour qu’on ait négligé d’effacer toutes ces traces. Décidément, ça ne va pas trop mal. J’assiste aux événements… jusqu’à l’heure prochaine où ce sera moi qui les dirigerai.

Un moment après, il redevenait M. Stickmann, aide-bibliothécaire de M. Destange, et toute la journée il travailla, mais à sa manière, sans perdre de vue le but qu’il se proposait, épiant, furetant, écoutant, se renseignant.

Au dîner, le domestique annonça que M. Maxime Bermond attendait au grand salon avec Mademoiselle. Sholmès dit à M. Destange :

— Je reste encore quelques minutes…, j’ai presque fini ce rayon.

— Si je ne vous revois pas après le dîner, à demain, répliqua M. Destange.

— « Si je ne vous revois pas… » conclut Herlock, ça signifie que l’on reviendra ici. En tous cas, j’ai du temps devant moi. À mon tour, vérifions le contenu de cette armoire… C’est bien cela… les anciens papiers de l’architecte, dossiers, devis, registres, livres de comptabilité. Sûrement je vais trouver un document quelconque… celui dont j’ai besoin, parbleu ! La meilleure preuve, c’est que Lupin lui-même s’en est inquiété.

Mais comment s’y reconnaître dans ce chaos de paperasses ? Après de longues recherches il consultait sa montre, quand il aperçut, au second plan, une série de registres placés par ordre d’ancienneté. Il prit alternativement ceux des dernières années, et aussitôt il examinait la page de récapitulation, et, plus spécialement, la lettre H. Enfin, ayant découvert le mot Harmingeat, accompagné du chiffre 63, il se reporta à la page 63 et lut :

« Harmingeat, 40, rue Chalgrin. »

Suivait le détail de travaux exécutés pour ce client en vue de l’installation d’un calorifère dans son immeuble. Et en marge cette note : « Voir le dossier M B »

— Eh ! je le sais bien, murmura Sholmès, le dossier M B, c’est celui-là qu’il me faut. Quand je l’aurai, j’en saurai, sur le domicile actuel de M. Lupin, un peu plus qu’il ne le désire… Mais soyons prudent…

Il referma l’armoire, éteignit les ampoules électriques qui éclairaient la partie supérieure de la bibliothèque, et monta sur la galerie supérieure où il se dissimula derrière les étoffes de la rampe.


Herlock Sholmès entend une conversation édifiante

Clotilde entra, accompagnée de Maxime. Ils s’assirent et restèrent silencieux assez longtemps, l’attitude plutôt gênée. Puis elle dit :

— Vous excusez mon père, n’est-ce pas ? Il s’est senti un peu las.

— Il m’a semblé moins vaillant, M. Destange.

— Oh ! bien moins. Sa santé laisse beaucoup à désirer. Le médecin défend toute fatigue, toute émotion.

Ils parlèrent de choses indifférentes et se turent de nouveau.

La pendule sonna neuf heures.

— Il est tard, dit Maxime, est-ce que je ne devrais pas…

Clotilde se leva sans répondre, marcha de droite et de gauche avec agitation, puis tomba dans un fauteuil et se mit à sangloter, la figure entre les mains.

Maxime se jeta à ses genoux et l’attira contre lui.

— Voyons, ma chère Clotilde, ne pleurez pas… Pourquoi pleurez-vous ?

Peut-être y avait-il dans sa voix un peu de cet agacement que les larmes de femme causent à l’homme moins épris. Mais il y avait une grande pitié aussi, et le geste dont il enlaçait la jeune fille était infiniment tendre.

— Dites-moi votre chagrin… Ne suis-je pas toujours votre ami ? Pourquoi pleurez-vous, Clotilde ?

— Vous ne m’aimez plus, vous ne m’aimez plus ! balbutia-t-elle.

— Mais si, je vous aime.

— Non, non, tout me prouve que c’est fini… Vous vous ennuyez près de moi. Dès que nous sommes seuls, vous cherchez des prétextes pour vous éloigner. Vous ne m’aimez plus.

Il l’entoura de ses bras et la consola doucement.

— Vous êtes une enfant, ma chère Clotilde. Est-ce que je pourrais ne plus vous aimer ?

Malgré tout elle se laissait prendre au son de cette voix caressante, et elle écoutait, avide d’espoir et d’illusion. Un sourire amollit son visage, mais un sourire si triste encore ! Il la supplia :

— Ne soyez pas triste, Clotilde, vous ne devez pas l’être. Vous n’en avez pas le droit.

Elle lui montra ses mains blanches, fines et souples, et dit gravement :

— Tant que ces mains seront mes mains, je serai triste, Maxime.

— Mais pourquoi ?

— Elles ont tué.

Maxime s’écria :

— Taisez-vous, ne pensez pas à cela, le passé est mort, le passé ne compte pas.

Et il baisait ses longues mains pâles, et elle le regardait avec un sourire plus clair comme si chaque baiser eut effacé un peu de l’horrible souvenir.

— Il faut m’aimer, Maxime, il le faut parce qu’aucune femme ne vous aimera comme moi. Pour vous plaire, j’ai agi, non pas même selon vos ordres, mais selon vos désirs secrets. J’ai accompli des actes contre lesquels tous mes instincts et toute ma conscience se révoltaient, mais je n’ai pas pu résister… je ne sais plus ce que je fais… je n’existe plus… je suis vous… Il faut m’aimer, Maxime.

— Je ne vous aime pas parce qu’il le faut, Clotilde, mais pour l’unique raison que je vous aime.

— En êtes-vous sûr ? dit-elle tout heureuse.

— Je suis sûr de moi comme de vous. Seulement, Clotilde, ma vie n’est pas la vôtre, vous le savez. Ma vie est violente et fiévreuse, et je ne puis pas toujours vous consacrer le temps que je voudrais.

Elle s’affola aussitôt.

— Qu’y a-t-il ? un danger nouveau ? Vite, parlez.

— Oh ! rien de grave encore. Pourtant…

— Pourtant ?

— Eh bien, il est sur nos traces.

— Sholmès ?

— Oui. C’est lui qui a lancé Ganimard dans l’affaire du restaurant Hongrois. C’est lui qui a posté, cette nuit, les deux agents de la rue Chalgrin. J’en ai la preuve : Ganimard a fouillé la maison ce matin, et Sholmès l’accompagnait.

— Oh ! Maxime, j’ai peur.

— Il n’y a pas de quoi s’effrayer. Mais j’avoue que la situation est énervante. Que sait-il ? Où se cache-t-il ? Sa force réside dans son isolement. Rien ne peut le trahir.

— Et alors que décidez-vous ?

— L’extrême prudence, Clotilde. Depuis longtemps je suis résolu à changer mon installation et à la transporter là-bas, dans l’asile inviolable que vous savez. L’intervention de Sholmès brusque les choses. Quand un homme comme lui est sur une piste, on doit se dire que fatalement il arrivera au bout de cette piste. Donc, j’ai tout préparé. Après-demain, mercredi, le déménagement aura lieu. À midi, ce sera fini. À deux heures, je pourrai moi-même quitter la place, après avoir enlevé les derniers vestiges de notre installation, ce qui n’est pas une petite affaire. D’ici là…

— D’ici là ?

— Nous ne devons pas nous voir, et personne ne doit vous voir, Clotilde. Ne sortez pas. Je ne crains rien pour moi. Je crains tout dès qu’il s’agit de vous.

Il ajouta pensivement :

— Ah ! Clotilde, pourquoi vous ai-je mêlée à ma vie aventureuse ? J’aurais dû rester le Maxime Bermond que vous avez aimé, il y a cinq ans, et ne pas vous faire connaître… l’autre homme que je suis.

Elle dit très bas :

— J’aime aussi cet autre… et je ne regrette rien.

Il la baisa au front.

— Allons, Clotilde, adieu, je vous verrai mercredi, à deux heures. Mais surtout ne bougez pas, je ne suis pas tranquille avec Sholmès. Je le sens qui rôde dans l’ombre et qui se rapproche de plus en plus…

Ils s’éloignèrent en causant, et Sholmès l’entendît encore qui disait :

— Avez-vous eu le temps de visiter cette armoire ? Il y a probablement des papiers dangereux…

Un moment se passa. Une femme de chambre vint fermer l’électricité. Herlock Sholmès, ne jugeant pas l’heure favorable, s’installa sur une pile d’in-folio, et s’assoupit. Vers minuit il fit jouer le ressort de sa lanterne et recommença ses investigations dans l’armoire de chêne. Ce n’est qu’au matin que, sur la seconde moitié d’un registre, il découvrit le fameux dossier M B.

Il comportait quinze pages. L’une reproduisait la page consacrée à M. Harmingeat de la rue Chalgrin. Une autre détaillait les travaux exécutes pour M. Vatinel, propriétaire, 25, rue Clapeyron. Une autre était réservée au baron d’Hautois, 134, avenue Henri-Martin, une autre au château de Crozon, et les onze autres à différents propriétaires de Paris.

Sholmès copia cette liste de onze noms et de onze adresses, puis il remit les choses en place, ouvrit une fenêtre, et sauta sur la place déserte, en ayant soin de repousser les volets.



La dame blonde et herlock sholmès se trouvent en présence


Dans sa chambre d’hôtel il alluma sa pipe avec la gravité qu’il apportait à cet acte, et, entouré de nuages de fumée, il étudia les conclusions que l’on pouvait tirer du dossier M B, ou pour mieux dire, du dossier Maxime Bermond, alias Arsène Lupin.

À huit heures, il envoyait à Ganimard ce pneumatique :

« Je passerai sans doute, ce matin, rue Pergolèse et confierai à vos soins une personne dont la capture est de la plus haute importance. En tous cas, soyez chez vous cette nuit et demain, mercredi, jusqu’à midi, et arrangez-vous pour avoir une trentaine d’hommes à votre disposition… »

Puis il choisit sur le boulevard un fiacre automobile dont le chauffeur lui plut par sa bonne figure réjouie et peu intelligente, et se fit conduire sur la place Malesherbes, cinquante pas plus loin que l’hôtel Destange.

— Mon garçon, fermez votre voiture, dit-il au mécanicien, relevez le col de votre fourrure, car le vent est froid, et attendez patiemment. Dans une heure et demie, vous mettrez votre moteur en marche. Dès que


une demande d’entretien

je reviendrai, en route pour la rue Pergolèse.

Il franchit le seuil de l’hôtel et gagna la bibliothèque. M. Destange l’y rejoignit, et ils travaillaient ensemble depuis un long moment lorsque Clotilde entra, dit bonjour à son père, s’assit dans le petit salon et se mît à écrire.

Sholmès attendit, puis, prenant un volume :

— Voici justement un livre que Mlle Destange m’a prié de lui remettre dès que je le trouverais.

Il se rendit dans le petit salon et dit à Clotilde :

— Je suis M. Stickmann, le nouveau secrétaire de M. Destange.

— Ah ! fit-elle sans se déranger.

— Oui, et je désirerais vous parler, Mademoiselle.

— Veuillez vous asseoir, Monsieur, j’ai fini.

Elle cacheta sa lettre, repoussa ses papiers, appuya sur la sonnerie d’un téléphone, obtint la communication avec sa couturière, pria celle-ci de hâter l’achèvement d’un manteau de voyage dont elle avait un besoin urgent, et enfin se tournant vers Sholmès :

— Je suis à vous, Monsieur. Mais notre conversation ne peut-elle avoir lieu devant mon père ?

— Non, Mademoiselle, et je vous supplierai même de ne pas hausser la voix. Il est préférable que M. Destange ne nous entende point.

— Pour qui est-ce préférable ?

— Pour vous, Mademoiselle, comme vous allez en juger. Pardonnez-moi si je me trompe sur certains points secondaires ; ce que je garantis, c’est l’exactitude générale des faits que j’expose. Il y a cinq ans, Monsieur votre père a eu l’occasion de rencontrer un M. Maxime Bermond, lequel s’est présenté à lui comme entrepreneur… ou architecte, je ne saurais préciser. Toujours est-il que M. Destange s’est pris d’affection pour ce jeune homme, et comme l’état de sa santé ne lui permettait plus de s’occuper de ses affaires, il confia à M. Bermond l’exécution de quelques commandes qu’il avait acceptées de la part d’anciens clients, et qui semblaient en rapport avec les aptitudes de son collaborateur.

Herlock s’interrompit. Il lui parut que la pâleur de la jeune fille s’était accentuée. Ce fut pourtant avec le plus grand calme qu’elle prononça :

— J’ignore absolument les faits dont vous m’entretenez, Monsieur, et surtout, je ne vois pas en quoi ils peuvent m’intéresser.

— En ceci, Mademoiselle, c’est que M. Maxime Bermond s’appelle de son vrai nom, vous le savez aussi bien que moi, Arsène Lupin.

Elle éclata de rire.

— Pas possible ! Arsène Lupin ?

— Comme j’ai l’honneur de vous le dire, Mademoiselle, et puisque vous refusez de me comprendre à demi-mot, j’ajouterai qu’Arsène Lupin a trouvé ici, pour l’accomplissement de ses projets, une amie, plus qu’une amie, une complice aveugle et… passionnément dévouée.

Elle se leva, et, sans émotion, ou du moins avec si peu d’émotion que Sholmès fut frappé d’une telle maîtrise, elle déclara :

— J’ignore le but de votre conduite, Monsieur, et je veux l’ignorer. Je vous prie donc de ne pas ajouter un mot et de sortir d’ici.

— Je n’ai jamais eu l’intention de vous imposer ma présence indéfiniment, répondit Sholmès, aussi paisible qu’elle. Seulement, j’ai résolu de ne pas sortir seul de cet hôtel.

— Et qui donc vous accompagnera, Monsieur ?

— Vous !

— Moi ?

— Oui, Mademoiselle, nous sortirons ensemble de cet hôtel, et vous me suivrez, sans une protestation, sans un mot.



Le faux m. stickmann démasque ses batteries


Ce qu’il y avait d’étrange dans cette scène, c’était le calme absolu des deux adversaires. Plutôt qu’un duel implacable entre deux volontés puissantes, on eût dit, à leur attitude, au ton de leurs voix, le débat courtois de deux personnes qui ne sont pas du même avis.

Dans la rotonde, par la baie grande ouverte, on apercevait M. Destange.

Clotilde se rassit en haussant légèrement les épaules. Herlock tira sa montre.

— Il est dix heures et demie. Dans cinq minutes nous partons.

— Sinon ?

— Sinon, je vais trouver M. Destange, et je lui raconte…

— Quoi ?

— La vérité. Je lui raconte la vie mensongère de Maxime Bermond, et je lui raconte la double vie de sa complice.

— De sa complice ?

— Oui, de celle que l’on appelle la Dame blonde, de celle qui fut blonde.

— Et quelles preuves lui donnerez-vous ?

— Je l’emmènerai rue Chalgrin, et je lui montrerai le passage qu’Arsène Lupin, profitant des travaux dont il avait la direction, a fait pratiquer par ses hommes entre le 40 et le 42, le passage qui vous a servi à tous les deux, l’avant-dernière nuit, ainsi que le démontre la trace de vos pas sur la poussière.

— Après ?

— Après, j’emmènerai M. Destange chez Me Detinan, nous descendrons l’escalier de service par lequel vous êtes descendue avec Arsène Lupin pour échapper à Ganimard. Et nous chercherons tous deux la communication sans doute analogue qui existe avec la maison voisine, maison dont la sortie donne sur le boulevard des Batignolles et non sur la rue Clapeyron.

— Après ?

— Après, j’emmènerai M. Destange au château de Crozon, et il lui sera facile, à lui qui sait le genre de travaux exécutés par Arsène Lupin lors de la restauration de ce château, de découvrir les passages secrets qu’Arsène Lupin a fait pratiquer par ses hommes. Il constatera que ces passages ont permis à la Dame blonde de s’introduire, la nuit, dans la chambre de la comtesse et d’y prendre sur la cheminée le diamant bleu, puis, deux semaines plus tard, de s’introduire dans la chambre du conseiller Bleichen et de cacher ce diamant bleu au fond d’un flacon… acte assez bizarre, je l’avoue, petite vengeance de femme peut-être, je ne sais, cela n’importe point.

— Après ?

— Après, fit Herlock d’une voix plus grave, j’emmènerai M. Destange au 134 de l’avenue Henri-Martin, et nous chercherons comment le baron d’Hautois…

— Taisez-vous, taisez-vous, balbutia la jeune fille, avec un effroi soudain… je vous défends !… alors vous osez dire que c’est moi… vous m’accusez…

— De crime, non. Vous n’avez pas assassiné le baron d’Hautois. Il était sujet à des accès de folie que, seule, la sœur Auguste pouvait maîtriser. En l’absence de cette personne, il se sera jeté sur vous, et c’est au cours de la lutte, pour défendre votre vie, que vous l’avez frappé. Épouvantée par un tel acte, vous vous êtes enfuie sans même arracher du doigt de votre victime ce diamant bleu que vous étiez venue prendre.

Elle garda longtemps sur son front ses deux mains croisées, puis découvrant son visage douloureux, elle murmura :

— Et c’est tout cela que vous avez l’intention de dire à mon père ?

— Oui, et je lui dirai que j’ai comme témoins Mlle Gerbois, qui reconnaîtra la Dame blonde, la sœur Auguste qui reconnaîtra Antoinette Bréhat, la comtesse de Crozon qui reconnaîtra Mme de Réal. Voilà ce que je lui dirai.

— Vous n’oserez pas.

Il se leva et fit un pas vers la bibliothèque. Clotilde l’arrêta :

— Un instant, Monsieur.

Elle réfléchit et lui demanda :

— Vous êtes Herlock Sholmès, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Que voulez-vous de moi ?

— Ce que je veux ? J’ai engagé contre Arsène Lupin un duel dont il faut que je sorte vainqueur. Dans l’attente d’un dénouement qui ne saurait tarder beaucoup, j’estime qu’un otage aussi précieux que vous me donne sur mon adversaire un avantage considérable. Donc, vous me suivrez, Mademoiselle, je vous confierai à quelqu’un de mes amis. Dès que mon but sera atteint, vous serez libre.

— C’est tout ?

— C’est tout. Je ne fais pas partie de la police de votre pays, et je ne me sens par conséquent aucun droit… de justicier.


Herlock Sholmès s’assure un otage

Elle semblait résolue. Cependant elle exigea encore un moment de répit. Ses yeux se fermèrent, et Sholmès la regardait, si tranquille, presque indifférente au danger qui la menaçait !

— Et même, songeait l’Anglais, se croît-elle menacée d’un danger ? Mais non, puisque Lupin la protège. Avec Lupin rien ne peut vous atteindre. Lupin est tout puissant, Lupin est infaillible.

— Mademoiselle, dit-il, j’ai parlé de cinq minutes, il y en a plus de trente.

— Me permettez-vous de monter dans ma chambre, Monsieur, et d’y prendre mes affaires ?

— Non, répliqua-t-il nettement, craignant qu’elle ne lui échappât.

Elle sourit.

— Vous avez raison… Je sonnerai donc…

On lui apporta son chapeau et son vêtement, et, s’avançant vers son père, elle lui dit :

— Je t’enlève M. Stickmann. Nous allons à la Bibliothèque nationale.

— Tu rentres déjeuner ?

— Peut-être… ou plutôt non… mais ne t’inquiète pas…

Et elle déclara fermement à Sholmès :

— Je vous suis, Monsieur.

Ensemble, comme il l’avait prédit, tous deux quittèrent l’hôtel.



Une excursion en automobile


Sur la place, l’automobile stationnait, tournée dans le sens opposé. On voyait le dos du mécanicien et sa casquette que recouvrait presque le col de sa fourrure. En approchant Sholmès entendit le ronflement du moteur. Il ouvrit la portière, pria Clotilde de monter et s’assit auprès d’elle.

La voiture démarra brusquement, gagna les boulevards extérieurs, l’avenue Hoche, l’avenue de la Grande-Armée.

Herlock, pensif, continuait ses plans.

— Ganimard est chez lui… je laisse la jeune fille entre ses mains… Lui dirai-je qui est cette jeune fille ? Non, il la mènerait droit au Dépôt, ce qui dérangerait tout. Une fois seul, je consulte la liste du dossier M B et je me mets en chasse. Et cette nuit, ou demain matin au plus tard, je vais trouver Ganimard comme il est convenu, et je lui livre Arsène Lupin et sa bande… Mais quel drôle de chemin nous prenons…

À ce moment, on sortait de Paris par la porte de Neuilly. Que diable ! pourtant, la rue Pergolèse n’était pas en dehors des fortifications.

Sholmès baissa la glace.

— Dites donc, chauffeur, vous vous trompez… rue Pergolèse !…

L’homme ne répondit pas. Il répéta, d’un ton plus élevé :

— Je vous dis d’aller rue Pergolèse.

L’homme ne répondit point. Une inquiétude effleura l’Anglais. Il regarda Clotilde : un sourire indéfinissable plissait les lèvres de la jeune fille.

Alors, il examina plus attentivement l’homme qui se trouvait sur le siège. Les épaules étaient plus minces, l’attitude plus dégagée… Une sueur froide le couvrit, ses mains se crispèrent, tandis que la plus effroyable conviction s’imposait à son esprit : cet homme c’était Arsène Lupin.

— Eh bien. M. Sholmès, que dites-vous de cette petite promenade ?

— Délicieuse, cher Monsieur, absolument délicieuse, riposta Sholmès.

Jamais peut-être il ne lui fallut faire sur lui-même un effort plus terrible que pour articuler ces paroles sans un frémissement dans la voix, sans rien qui pût indiquer le déchaînement de tout son être. Mais aussitôt, par une sorte de réaction formidable, un flot de rage et de haine brisa les digues, emporta sa volonté, et d’un geste brusque tirant son revolver, il le braqua sur Mlle Destange.

— À la minute même, à la seconde, arrêtez. Lupin, ou je fais feu sur Mademoiselle.

— Je vous recommande de viser la joue si vous voulez atteindre la tempe, répondit Lupin sans tourner la tête.

Clotilde prononça :

— Maxime, n’allez pas trop vite, le pavé est glissant, et je suis très peureuse.

Elle souriait toujours, les yeux fixés aux pavés, dont la route se hérissait devant la voiture.

— Qu’il arrête, qu’il arrête donc ! lui dit Sholmès, fou de colère, vous voyez bien que je suis capable de tout.

Le canon du revolver frôla les boucles de cheveux.

Elle murmura :

— Ce Maxime est d’une imprudence ! À ce train-là nous sommes sûrs de déraper.

Sholmès remit l’arme dans sa poche et saisit la poignée de la portière, prêt à s’élancer, malgré l’absurdité d’un pareil acte.

Clotilde lui dit :

— Prenez garde. Monsieur, il y a une automobile derrière nous.

Il se pencha. Une voiture les suivait en effet, énorme, farouche d’aspect avec sa proue aiguë, couleur de sang, et les quatre hommes en peau de bête qui la montaient.

— Allons, pensa-t-il, je suis bien gardé, attendons.

Il croisa ses bras sur sa poitrine, et, tandis que l’on traversait la Seine et que l’on brillait Suresnes, Rueil, Chatou, immobile, résigné, il se demandait par quel miracle Arsène Lupin s’était substitué au chauffeur. Il n’admettait pas que le brave garçon qu’il avait choisi le matin sur le boulevard pût être un complice placé là d’avance. Il fallait pourtant bien qu’Arsène Lupin eût été prévenu, et il ne pouvait l’avoir été qu’après le moment où, lui, Sholmès, avait menacé Clotilde, puisque personne, auparavant, ne soupçonnait son projet. Or, depuis ce moment, Clotilde et lui, ne s’étaient point quittés.

Un souvenir le frappa : la communication téléphonique demandée par la jeune fille, sa conversation avec la couturière.

Et tout de suite il comprit. Avant même qu’il eût parlé, à la seule annonce de l’entretien qu’il sollicitait comme nouveau secrétaire de M. Destange, elle avait flairé le péril, deviné le nom et le but du visiteur, et, froidement, naturellement, comme si elle accomplissait bien en réalité l’acte qu’elle semblait accomplir, elle avait appelé Lupin à son secours, sous le couvert d’un fournisseur, et en se servant de formules convenues entre eux.

Comment Arsène Lupin était venu, comment cette automobile dont le moteur trépidait lui avait paru suspecte, comment il avait soudoyé le mécanicien, tout cela importait peu. Ce qui passionnait Sholmès au point d’apaiser sa fureur, c’était l’évocation de cet instant, où une simple femme, une amoureuse il est vrai, domptant ses nerfs, écrasant son instinct, immobilisant les traits de son visage, soumettant l’expression de ses yeux, avait donné le change au vieux Herlock Sholmès.

Que faire contre un homme servi par de tels auxiliaires, et, qui par le seul ascendant de son autorité, insufflait à une femme de telles provisions d’audace et d’énergie ?

On franchit la Seine et l’on escalada la côte de Saint-Germain, mais à cinq cents mètres au delà de cette ville, le fiacre ralentit. L’autre voiture vint à sa hauteur, et toutes deux ensemble s’arrêtèrent. Il n’y avait personne aux alentours.

— Monsieur Sholmès, dit Lupin, ayez l’obligeance de changer d’automobile. La nôtre est vraiment ridicule de lenteur.

— Comment donc, s’écria Sholmès, d’autant plus empressé qu’il n’avait pas le choix.

— Vous me permettrez aussi de vous prêter cette fourrure, car nous irons assez vite, et de vous offrir ces deux sandwiches… Si, si, acceptez, qui sait quand vous dînerez ?

Les quatre hommes étaient descendus. L’un d’eux s’approcha, et comme il avait retiré les lunettes qui le masquaient, Sholmès reconnut le Monsieur en redingote du restaurant Hongrois. Lupin lui dit :

— Vous reconduirez ce fiacre au chauffeur. Il attend dans le premier débit de vins à droite de la rue Legendre. Vous lui ferez le second versement de mille francs promis. Ah ! j’oubliais, veuillez donner vos lunettes à M. Sholmès.

Il s’entretint avec Mlle Destange, puis s’installa au volant et partit, Sholmès à ses côtés, et derrière lui, un de ses hommes.

Lupin n’avait pas exagéré en disant qu’on irait « assez vite ». Dès le début ce fut une allure vertigineuse. L’horizon venait à leur rencontre, comme attiré par une force mystérieuse, et il disparaissait à l’instant comme absorbé par un abîme vers lequel d’autres choses aussitôt, arbres, maisons, plaines et forêts, se précipitaient avec la hôte tumultueuse d’un torrent qui sent l’approche du gouffre.

Sholmès et Lupin n’échangeaient pas une parole. Au-dessus de leurs têtes, les feuilles des peupliers faisaient un grand bruit de vagues, bien rythmé par l’espacement régulier des arbres. Et des villes s’évanouirent : Mantes, Vernon, Gaillon. D’une colline à l’autre, de Bon-Secours à Canteleu, Rouen, sa banlieue, son port, ses kilomètres de quais, Rouen ne sembla que la rue d’une bourgade. Et ce fut Duclair, Caudebec, le pays de Caux dont ils effleurèrent les ondulations de leur vol puissant, et Lillebonne, et Quillebeuf. Et voilà qu’ils se trouvèrent soudain au bord de la Seine, à l’extrémité d’un petit quai, au bord duquel s’allongeait un yacht, sobre et robuste de lignes, et dont la cheminée lançait des volutes de fumée noire.



Herlock sholmès vogue malgré lui vers l’angleterre


La voiture stoppa. En deux heures, ils avaient parcouru plus de quarante lieues.

Un homme s’avança en vareuse bleue, la casquette galonnée d’or, et salua.

— Parfait, capitaine ! s’écria Lupin. Vous avez reçu la dépêche ?

— Je l’ai reçue.

L’Hirondelle est prête ?

L’Hirondelle est prête.

— En ce cas, Monsieur Sholmès ?

L’Anglais regarda autour de lui, vit un groupe de personnes à la terrasse d’un café, un autre plus près, hésita un instant, puis, comprenant qu’avant toute intervention, il serait happé, embarqué, expédié a fond de cale, il traversa la passerelle et suivit Lupin dans la cabine du capitaine.

Lupin referma la porte et, sans préambule, presque brutalement, il dit à Sholmès :

— Que savez-vous au juste ?

— Tout.

— Tout ? précisez.

Il n’y avait plus dans l’intonation de sa voix cette politesse un peu ironique qu’il affectait à l’égard de l’Anglais.

Ils se mesurèrent du regard, ennemis maintenant, ennemis déclarés et frémissants. Un peu énervé, Lupin reprit :

— Voilà plusieurs fois, Monsieur, que je vous rencontre sur mon chemin. C’est autant de fois de trop, et j’en ai assez de perdre mon temps à déjouer les pièges que vous me tendez. Je vous préviens donc que ma conduite avec vous dépendra de votre réponse. Que savez-vous au juste ?

— Tout, Monsieur, je vous le répète.

Arsène Lupin se contint et d’un ton saccadé.

— Je vais vous le dire, moi, ce que vous savez. Vous savez que sous le nom de Maxime Bermond, j’ai… retouché quinze maisons construites par M. Destange.

— Oui.

— Sur ces quinze maisons, vous en connaissez quatre.

— Oui.

— Et vous avez la liste des onze autres.

— Oui.

— Vous avez pris cette liste chez M. Destange, cette nuit sans doute.

— Oui.

— Et comme vous supposez que, parmi ces onze immeubles, il y en a fatalement un que j’ai gardé pour moi, pour mes besoins et pour ceux de mes amis, vous avez confié à Ganimard le soin de se mettre en campagne et de découvrir ma retraite.

— Non.

— Ce qui signifie ?

— Ce qui signifie que j’agis seul, et que j’allais me mettre, seul, en campagne.

— Alors, je n’ai rien à craindre, puisque vous êtes entre mes mains.

— Vous n’avez rien à craindre tant que je serai entre vos mains.

— C’est-à-dire que vous n’y resterez pas ?

— Non.

— Vous y resterez du moins le nombre d’heures que j’estime nécessaire à ma sécurité.

— Non.

— Nous verrons bien.

Lupin ouvrit la porte, appela le capitaine et deux matelots, puis se retournant vers Sholmès :

— Monsieur, donnez-moi votre parole d’honneur de ne pas chercher à vous échapper de ce bateau avant d’être dans les eaux anglaises.

— Je vous donne ma parole d’honneur de chercher par tous les moyens à m’échapper, repartit Sholmès, indomptable.

Sur un signe de Lupin, les deux matelots saisirent l’Anglais, et après l’avoir fouillé lui ficelèrent les jambes et l’attachèrent à la couchette du capitaine.

— Assez ! ordonna Lupin. En vérité, il faut votre obstination, Monsieur, et la gravité exceptionnelle des circonstances, pour que j’ose me permettre…

Les matelots se retirèrent. Lupin dit au capitaine :

— Capitaine, un homme d’équipage restera ici, à la disposition de M. Sholmès, et vous-même lui tiendrez compagnie autant que possible. Qu’on ait pour lui tous les égards. Ce n’est pas un prisonnier, mais un hôte. Quelle heure est-il à votre montre, capitaine ?

— Deux heures cinq.

Lupin consulta sa montre, puis une pendule accrochée à la cloison de la cabine.

— Deux heures cinq ?… nous sommes d’accord. Combien de temps vous faut-il pour aller à Southampton ?

— Neuf heures, sans nous presser.

— Vous en mettrez onze. Il ne faut pas que vous touchiez terre avant le départ du paquebot qui laisse Southampton à minuit et qui arrive au Hâvre à huit heures du matin. Vous entendez, n’est-ce pas, capitaine ? Il ne faut pas que vous arriviez à Southampton avant une heure du matin.

— C’est compris.

Quelques minutes plus tard Sholmès entendit l’automobile qui s’éloignait et sentit que l’Hirondelle démarrait.

Vers trois heures on avait franchi l’estuaire de la Seine et l’on entrait en pleine mer. À ce moment, étendu sur la couchette où il était lié, Herlock Sholmès dormait profondément.

Le lendemain matin, dixième et dernier jour de la guerre engagée par les deux grands rivaux, l’Écho de France publiait cet entrefilet :

« Hier, un décret d’expulsion a été pris par Arsène Lupin contre Herlock Sholmès, détective anglais. Signifié à midi, le décret était exécuté le jour même. À une heure du matin, Sholmès a été débarqué à Southampton. »