Les Nouvelles Aventures d’Arsène Lupin/I/3

arsène lupin est ému
Les Nouvelles Aventures d’Arsène Lupin
par Maurice LEBLANC

LA DAME BLONDE

III. — herlock sholmès ouvre les hostilités.



Que désirent ces messieurs ?

— Ce que vous voulez, répondit Arsène Lupin, en homme que ces détails de nourriture intéressaient peu… ce que vous voulez, mais ni viande ni alcool.

Le garçon s’éloigna, dédaigneux.

— Comment, encore végétarien ? m’écriai-je.

— De plus en plus, affirma Lupin.

Nous dînions tous deux dans un petit restaurant des environs de la gare du Nord où Arsène Lupin m’avait convoqué. Il se plaît ainsi, de temps à autre, à me fixer le matin, par télégramme, un rendez-vous en quelque coin de Paris. Il s’y montre toujours d’une verve intarissable, heureux de vivre, simple et bon enfant, et toujours c’est une anecdote imprévue, un souvenir, le récit d’une aventure que j’ignorais.

Il me dit :

— Vous avez lu le Temps d’aujourd’hui ?

— Ma foi, non.

— Herlock Sholmès a dû traverser la Manche cet après-midi.

— Diable ! Et pourquoi ?

— Un petit voyage que lui offrent le comte et la comtesse de Crozon. En ce moment ils confèrent tous trois avec Ganimard.

Jamais, malgré la formidable curiosité qu’il m’inspire, je ne me permets d’interroger Arsène Lupin sur les actes de sa vie privée. Il y a là, de ma part, une question de réserve sur laquelle je ne transige point. À ce moment d’ailleurs, son nom n’avait pas encore été prononcé au sujet du diamant bleu. Je patientai donc. Il reprit :

— Le Temps publie également une interview de ce bon Ganimard, d’après laquelle une certaine dame blonde, qui serait mon amie, aurait assassiné le baron d’Hautois et tenté de soustraire à Mme de Crozon sa fameuse bague. Et bien entendu, il m’accuse d’être l’instigateur de ces forfaits.

Un léger frisson m’agita. Était-ce vrai ? Devais-je croire que l’habitude du vol, son genre d’existence, la logique même des événements, avaient entraîné cet homme jusqu’au crime ? Je l’observai. Il semblait si calme ! Ses yeux vous regardaient si franchement ! J’examinai ses mains ; elles avaient une délicatesse de modelé infinie, des mains inoffensives vraiment, des mains d’artiste… Je murmurai :

— Ganimard est un halluciné.

— Mais non, mais non, Ganimard a de la finesse… parfois même de l’esprit. Ainsi cette interview est un coup de maître. Premièrement il annonce l’arrivée de son rival anglais pour me mettre en garde et lui rendre la tâche plus difficile. Deuxièmement il précise le point exact où il a mené l’affaire, pour que Sholmès n’ait que le bénéfice de ses propres découvertes. C’est de bonne guerre, et j’avoue…

Il s’interrompit subitement, secoué par une quinte de toux, et il se cacha la figure dans sa serviette, comme quelqu’un qui a avalé de travers.

— Une miette de pain ? lui demandai-je… buvez donc un peu d’eau.

— Non, ce n’est pas ça, dit-il, d’une voix étouffée… Le besoin d’air… Vite, donnez-moi mon pardessus et mon chapeau, je file…

— Ah ! çà mais, que signifie ?…

— Ces deux messieurs qui viennent d’entrer… vous voyez le plus grand… eh bien, en sortant, marchez à ma gauche de manière à ce qu’il ne puisse m’apercevoir.

— Celui qui s’asseoit derrière vous ?… Qui est-ce donc ?

— Herlock Sholmès.

Il fit un violent effort sur lui-même, comme s’il avait honte de son agitation, reposa sa serviette, avala un verre d’eau, et me dit en souriant, tout à fait remis :

— C’est drôle, hein ? je ne m’émeus pourtant pas facilement, mais cette vision inattendue…

— Qu’est-ce que vous craignez, puisque personne ne peut vous reconnaître, au travers de toutes vos transformations ? Moi-même, chaque fois que je vous retrouve, Il me semble que je suis en face d’un individu nouveau.

Lui me reconnaîtra, dit Arsène Lupin. Lui, il ne m’a vu qu’une fois[1], mais j’ai senti qu’il me voyait pour la vie, et qu’il voyait, non pas mon apparence, toujours modifiable, mais l’être même que je suis… Le mieux serait d’agir franchement… de m’en remettre à lui… sans quoi… Tenez, j’ai l’impression que ses yeux se posent sur ma nuque, sur mes épaules… et qu’il cherche… qu’il se rappelle…

Il réfléchit. J’avisai un sourire de malice au coin de ses lèvres, puis, obéissant, je crois, à une fantaisie de sa nature primesautière plus encore qu’aux nécessités de la situation, il se leva brusquement, fit volte-face, et s’inclinant, tout joyeux :

— Par quel hasard ? C’est vraiment trop de chance… Permettez-moi de vous présenter un de mes amis…

Une seconde ou deux, l’Anglais fut déconcerté. D’instinct, il tourna la tête de droite et de gauche, tout près à se jeter sur Arsène Lupin. Qui l’en empêcha ? Ne voulut-il pas se montrer moins beau joueur que son adversaire, ou plutôt se dit-il qu’il n’avait point qualité pour mettre la main sur lui ?

Froidement, il fit les présentations.

— Monsieur Wilson, mon ami et collaborateur. — Monsieur Arsène Lupin.

La stupeur de Wilson provoqua l’hilarité. Ses yeux écarquillés et sa bouche large ouverte barraient de deux traits sa figure épanouie, à la peau luisante et tendue comme une pomme, et autour de laquelle des cheveux en brosse et une barbe courte étaient plantés comme des brins d’herbe, drus et vigoureux.

— Allons, Wilson, vous ne cachez pas assez votre ahurissement devant les événements les plus naturels de ce monde, ricana Herlock Sholmès avec une nuance imperceptible de raillerie. Mais asseyez-vous, M. Lupin… Puis-je me permettre de vous offrir un verre de whisky ? Du porto ? Non ? Et votre ami est-il aussi sobre que vous ?

J’acceptai son offre, et bientôt, tous quatre, assis à la même table, nous causâmes tranquillement.


Un portrait d’Herlock Sholmès

Herlock Sholmès est un homme… comme on en rencontre tous les jours. Âgé d’une cinquantaine d’années, il ressemble à un brave bourgeois qui aurait passé sa vie, devant un bureau, à tenir des livres de comptabilité. Rien ne le distingue d’un honnête citoyen de Londres, ni ses favoris roussâtres, ni son menton rasé, ni son aspect un peu lourd rien, si ce n’est ses yeux terriblement aigus, vifs et pénétrants.

Et puis, c’est Herlock Sholmès, c’est-à-dire une sorte de phénomène d’intuition, d’observation, de clairvoyance et d’ingéniosité. On croirait que la nature s’est amusée à prendre les deux types de policier les plus extraordinaires que l’imagination ait produits, le Dupin d’Edgard Poë, et le Lecoq de Gaboriau, pour en construire un à sa manière, plus extraordinaire encore et plus irréel. Et l’on se demande vraiment, quand on entend le récit de ces exploits qui l’ont rendu célèbre dans l’univers entier, on se demande si lui-même, ce Herlock Sholmès, n’est pas un personnage légendaire, un héros sorti vivant du cerveau d’un romancier génial, d’un Conan Doyle, par exemple.

Tout de suite, il mit la conversation sur son véritable terrain, et comme Arsène Lupin l’interrogeait sur la durée de son séjour, il répondit :

— Cela dépend de vous, M. Lupin.

— Oh ! s’écria l’autre en riant, si cela dépendait de moi, je vous prierais de reprendre votre paquebot dès ce soir.

— Ce soir, c’est un peu tôt. Mais j’espère que dans huit ou dix jours… J’ai tant de choses en train, le vol de la banque anglo-chinoise, l’enlèvement de Lady Egerton… Voyons, M. Lupin, croyez-vous que cela suffira ?

— Largement, si vous vous en tenez à la double affaire du diamant bleu. C’est, du reste, le laps de temps qu’il me faut pour prendre mes précautions, au cas où la solution de cette double affaire vous donnerait sur moi certains avantages dangereux pour ma sécurité.


herlock sholmès examine la bague

— Eh mais, dit l’Anglais, c’est que je compte bien prendre ces avantages en l’espace de huit à dix jours.

— Et me faire arrêter le onzième peut-être ?

— Le dixième, dernière limite.

Lupin réfléchit et, hochant la tête :

— Difficile, difficile…

— Difficile, oui, mais possible, donc certain…

— Absolument certain, dit Wilson, comme si lui-même eût distingué nettement la longue série d’opérations qui conduirait son collaborateur au résultat annoncé.

Herlock Sholmès sourit :

— Wilson, qui s’y connaît, est là pour vous l’attester.

Et il reprit :

— Évidemment, je n’ai pas tous les atouts entre les mains, puisqu’il s’agit d’affaires déjà vieilles de plusieurs mois. Il me manque les éléments, les indices sur lesquels j’ai l’habitude d’appuyer mes enquêtes.

— Comme les taches de boue et les cendres de cigarette, articula Wilson avec importance.

— Mais outre les remarquables conclusions de M. Ganimard, j’ai à mon service tous les articles écrits à ce sujet, toutes les observations recueillies, et, conséquence de tout cela, quelques idées personnelles.

— Quelques vues qui nous ont été suggérées soit par analyse, soit par hypothèse, ajouta Wilson sentencieusement.

— Est-il indiscret, fit Arsène Lupin, de ce ton déférent qu’il employait pour parler à Sholmès, est-il indiscret de vous demander l’opinion générale que vous avez su vous former ?

Vraiment c’était la chose la plus passionnante que de voir ces deux hommes en présence, les coudes sur la table, discutant gravement et posément comme s’ils avaient à résoudre un problème ardu ou à se mettre d’accord sur un point de controverse. Et c’était aussi d’une ironie supérieure, dont ils jouissaient tous deux profondément, en dilettantes et en artistes. Wilson, lui, se pâmait d’aise.

Herlock bourra lentement sa pipe, l’alluma et s’exprima de la sorte :

— J’estime que cette affaire est infiniment moins complexe qu’elle ne le paraît.

— Beaucoup moins en effet, fit Wilson, écho fidèle.

— Je dis l’affaire, car, pour moi, il n’y en a qu’une. La mort du baron d’Hautois, l’histoire de la bague, et, ne l’oublions pas, le mystère du numéro 514, série 23, ne sont que les faces diverses de ce qu’on pourrait appeler l’énigme de la dame blonde. Or, à mon sens, il s’agit tout simplement de découvrir le lien qui réunit ces trois épisodes de la même histoire, le détail qui prouve l’unité des trois méthodes. Ganimard, dont le jugement est un peu superficiel, voit cette unité dans la faculté de disparition, dans le pouvoir d’aller et de venir tout en restant invisible. Cette intervention du miracle ne me satisfait pas.

— Et alors ?

— Alors, selon moi, énonça nettement Sholmès, la caractéristique de ces trois aventures, c’est votre dessein manifeste, évident, quoique inaperçu jusqu’ici, d’amener l’affaire sur le terrain préalablement choisi par vous. Il y a là, de votre part, plus qu’un plan, une nécessité, une condition sine qua non de réussite. Dès le début de votre conflit avec M. Gerbois, vous désignez le lieu où l’on se réunira, l’appartement de Me Detinan. Il n’en est pas un qui vous paraisse plus sûr, à tel point que vous y donnez rendez-vous, publiquement pourrait-on dire, à la dame blonde et à Mlle Gerbois.

— La fille du professeur, précisa Wilson.

— Pour le diamant bleu, que le baron d’Hautois possédait depuis des années, aviez-vous essayé de vous l’approprier ? Non. Mais le baron prend l’hôtel de son frère : six mois après, première tentative… Le diamant vous échappe. On le vend à l’hôtel Drouot. La vente sera-t-elle libre ? Non. Au moment où le banquier Herschmann va l’emporter, une dame lui fait passer une lettre de menaces, et c’est la comtesse de Crozon, préparée, influencée par cette même dame, qui achète le diamant… Disparaît-il aussitôt ? Non : les moyens vous manquent. Mais la comtesse s’installe dans son château. C’est ce que vous attendiez. La bague disparaît.

— Pour reparaître dans la poudre dentifrice du conseiller Bleichen, anomalie bizarre, objecta Lupin.

— Allons donc, s’écria Herlock, en frappant la table du poing, ce n’est pas à moi qu’il faut conter de telles sornettes. Que les imbéciles s’y laissent prendre, soit, mais pas le vieux renard que je suis.

— Ce qui veut dire ?

Sholmès se pencha vers Arsène Lupin, murmura quelques mots à son oreille, et se redressa. Arsène Lupin demeura un instant silencieux, puis, très simplement, les yeux fixés sur l’Anglais :

— Vous êtes un rude homme, monsieur.

— Un rude homme, n’est-ce pas, souligna Wilson, béant d’admiration.

— Peuh ! fit l’Anglais, flatté de ce double hommage si spontané, il suffisait de réfléchir. De même, maintenant que le champ des suppositions est plus restreint, je crois qu’avec un peu d’attention, il me sera facile de découvrir pourquoi les trois aventures se sont dénouées au 25 de la rue Clapeyron, au 134 de l’avenue Henri-Martin, et entre les murs du château de Crozon. Toute l’affaire est là. Le reste n’est que balivernes et charade pour enfant.

— Et je suis tellement sûr du résultat, dit Arsène Lupin en se levant, que je vais hâter mes dispositions de retraite… sans quoi je risquerais d’être pris au gîte.

— Dépêchez-vous, fit Wilson, plein de sollicitude pour un individu auquel Sholmès inspirait tant de considération et de crainte, ne perdez pas une minute.

— Pas une minute, M. Wilson, le temps seulement de vous dire combien je suis heureux de cette rencontre, et combien j’envie le maître d’avoir un collaborateur aussi précieux que vous.

Ainsi prit fin cette étrange entrevue. On se salua cordialement. Arsène me saisit le bras, et nous sortîmes tous deux.

Mais, à peine dehors, il franchit en courant la chaussée. Deux hommes se tenaient sur le trottoir opposé. Il s’entretint quelques minutes avec eux, puis revint à moi :

— Je vous demande pardon, ce satané Sholmès va me donner du fil à retordre. Mais, je vous jure, qu’il n’en a pas fini avec Lupin… Au revoir… L’ineffable Wilson a raison, je n’ai pas une minute à perdre.

Il s’éloigna rapidement.

Au même instant, Herlock tirait sa montre et se levait à son tour.

— Neuf heures moins vingt. À neuf heures je dois retrouver le comte et la comtesse à la gare. Donc, en route… Surtout, Wilson, ne tournez pas la tête… Peut-être sommes-nous suivis ; en ce cas, agissons comme s’il ne nous importait point de l’être… Dites donc, Wilson, donnez-moi votre avis : pourquoi Lupin était-il dans ce restaurant ?

Wilson n’hésita pas.

— Pour manger.

— Wilson, plus nous travaillons ensemble, et plus je m’aperçois de vos progrès. Ma parole, vous devenez étonnant.

Dans l’ombre, Wilson rougit de plaisir, et Sholmès reprit :

— Pour manger, soit, et ensuite, tout probablement, pour s’assurer si je vais bien à Crozon comme l’annonce Ganimard. Je pars donc afin de ne pas le contrarier. Mais comme il s’agit de gagner du temps sur lui, je ne pars pas.

— Ah ! fit Wilson, interloqué.

— Vous, mon ami, filez par cette rue, prenez une voiture, deux, trois voitures. Revenez plus tard chercher les valises que nous avons laissées à la consigne, et, au galop, jusqu’à l’Élysée-Palace, où vous vous coucherez bien tranquillement, dormirez, et attendrez mes instructions.



Herlock sholmès entre en campagne


Wilson, tout fier du rôle important qui lui était assigné, s’en alla. Herlock Scholmès prit son billet et se rendit à l’express d’Amiens où le comte et la comtesse de Crozon étaient déjà installés.

Il se contenta de les saluer, alluma une seconde pipe, et fuma paisiblement, debout, dans le couloir.

Le train s’ébranla. Au bout de dix minutes, il vint s’asseoir auprès de la comtesse et lui dit :

— Vous avez là votre bague, madame ?

— Oui.

— Ayez l’obligeance de me la prêter.

Il la prit et l’examina.

— C’est bien ce que je pensais, c’est du diamant reconstitué.

— Reconstitué ?

— Un nouveau procédé qui consiste à soumettre de la poussière de diamant à une température énorme, de façon à la réduire en fusion… et à n’avoir plus qu’à la reconstituer en une seule pierre.

— Comment ! Mais mon diamant est vrai.

— Le vôtre, oui, mais celui-là n’est pas le vôtre.

— Où donc est le mien ?

— Entre les mains d’Arsène Lupin.

— Et alors celui-là ?

— Celui-là a été substitué au vôtre et glissé dans le flacon de M. Bleichen où vous l’avez retrouvé.

— Il est donc faux ?

— Absolument faux.

Interdite, bouleversée, la comtesse se taisait, tandis que son mari, incrédule, tournait et retournait le bijou en tous sens. Elle finit par balbutier :

— Est-ce possible ! Mais pourquoi ne l’a-t-on pas volé tout simplement ? Et puis comment l’a-t-on pris ?

— C’est précisément ce que je vais tâcher d’éclaircir.

— Au château de Crozon ?

— Non, je descends à Creil, et je retourne à Paris. C’est là que doit se jouer la partie entre Arsène Lupin et moi. Les coups vaudront pour un endroit comme pour l’autre, mais il est préférable que Lupin me croie en voyage.

— Cependant…

— Que vous importe, madame ? l’essentiel, c’est votre diamant, n’est-ce pas ? Eh bien, soyez tranquille, foi de Herlock Sholmès, je vous le rendrai.

Le train ralentissait. Il mit le faux diamant dans sa poche et ouvrit la portière, Le comte s’écria :

— Mais vous descendez à contre-voie ! Un employé protesta. L’Anglais se dirigea vers le bureau du chef de gare. Cinquante minutes après il sautait dans un train qui le ramenait à Paris un peu avant minuit

— Cocher, rue Clapeyron.

Il fit arrêter sa voiture au 23, étudia la maison qui porte ce numéro, ainsi que la maison de Me Detinan, et que celle qui est située à l’angle du boulevard des Batignolles, mesura certaines distances à l’aide d’enjambées égales, et inscrivit des notes et des chiffres sur son carnet.

— Cocher, avenue Henri-Martin.

Au coin de l’avenue et de la rue de la Pompe il régla sa voiture, suivit le trottoir jusqu’au 134, et recommença les mêmes opérations devant l’ancien hôtel du baron d’Hautois et les deux immeubles de rapport qui l’encadrent, mesurant la largeur des façades respectives et calculant la profondeur des petits jardins qui précèdent la ligne de ces façades.

L’avenue était déserte et très obscure sous ses quatre rangées d’arbres entre lesquels, de place en place, un bec de gaz semblait lutter vainement contre des épaisseurs de ténèbres. L’un d’eux projetait une pâle lumière sur une partie de l’hôtel, et Sholmès vit la pancarte « à louer » suspendue à la grille, les deux allées incultes qui encerclaient la menue pelouse, et les vastes, fenêtres vides de la maison inhabitée.

— Si je pouvais entrer, se dit-il, et faire cette nuit une première visite !

La hauteur de la grille rendant impossible toute tentative d’escalade, il tira de sa poche une lanterne électrique et une clef passe-partout qui ne le quittait pas. Mais, à son grand étonnement, il s’avisa qu’un des battants était entr’ouvert. Il se glissa donc dans le jardin en ayant soin de ne pas refermer le battant. Il n’avait pas fait trois pas qu’il s’arrêta. À l’une des fenêtres du second étage une lueur avait passé.

— Et la lueur repassa à une deuxième fenêtre et à une troisième, sans qu’il pût voir autre chose qu’une silhouette qui se profilait sur les murs des chambres. Et du second étage la lueur descendit au premier, et longtemps erra de pièce en pièce.

— Qui diable peut se promener à une heure du matin dans la maison où le baron d’Hautois a été tué ? se demanda Herlock, prodigieusement intéressé.

Il n’y avait qu’un moyen de le savoir, c’était de s’y introduire soi-même. Il n’hésita pas. Mais au moment où il traversait, pour gagner le perron, la bande de clarté que lançait le bec de gaz, l’homme dut l’apercevoir, car la lueur s’éteignit soudain et Herlock Sholmès ne la revit plus.

Doucement il appuya sur la porte qui commandait le perron. Elle était ouverte également. N’entendant aucun bruit, il se risqua dans l’obscurité, rencontra la pomme de la rampe et monta un étage. Et toujours le même silence, les mêmes ténèbres.

Arrivé sur le palier, il pénétra dans une pièce et s’approcha de la fenêtre que blanchissait un peu la lumière de la nuit. Alors il avisa dehors l’homme qui, descendu sans doute par un autre escalier, et sorti par une autre porte, se faufilait à gauche, le long des arbustes qui bordent le mur de séparation entre les deux jardins.

— Fichtre, s’écria Sholmès, il va m’échapper !

Il dégringola l’étage et franchit le perron afin de lui couper toute retraite. Mais il ne vit plus personne, et il lui fallut quelques secondes pour distinguer dans le fouillis des arbustes une masse plus sombre qui n’était pas tout à fait immobile.

L’Anglais réfléchit. Pourquoi l’individu n’avait-il pas essayé de fuir alors qu’il l’eût pu si aisément ? Demeurait-il là pour surveiller à son tour l’intrus qui l’avait dérangé dans sa mystérieuse besogne ?

— En tous cas, pensa-t-il, ce n’est pas Lupin, Lupin serait plus adroit. C’est quelqu’un de sa bande.

De longues minutes s’écoulèrent. Herlock ne bougeait pas, l’œil fixé sur l’adversaire qui l’épiait. Mais comme cet adversaire ne bougeait pas davantage, et que l’Anglais n’était pas homme à se morfondre dans l’inaction, il vérifia si le barillet de son revolver fonctionnait, dégagea son poignard de sa gaine, et marcha droit sur l’ennemi avec cette audace froide et ce mépris du danger qui le rendent si redoutable.


Une lutte terrible dans la nuit

Un bruit sec : l’individu armait son revolver. Herlock se jeta brusquement dans le massif. L’autre n’eut pas le temps de se retourner : l’Anglais était déjà sur lui. Il y eut une lutte violente, désespérée, au cours de laquelle Herlock devinait l’effort de l’homme pour tirer son couteau. Mais Sholmès, qu’exaspérait l’idée de sa victoire prochaine, le désir fou de s’emparer, dès la première heure, de ce complice d’Arsène Lupin, sentait en lui des forces irrésistibles. Il renversa son adversaire, pesa sur lui de tout son poids, et l’immobilisant de ses cinq doigts plantés dans la gorge du malheureux comme les griffes d’une serre, de sa main libre il chercha sa lanterne électrique, en pressa le bouton et projeta la lumière sur le visage de son prisonnier.

— Wilson ! hurla-t-il, terrifié.

— Herlock Sholmès ! balbutia une voix étranglée, caverneuse.

Ils demeurèrent longtemps l’un près de l’autre sans échanger une parole, tous deux anéantis, le cerveau vide. La corne d’une automobile déchira l’air. Un peu de vent agita les feuilles. Puis Herlock, envahi d’une colère subite, empoigna son ami, et, le secouant :

— Que faites-vous là ? Est-ce que je vous ai dit de vous fourrer dans les massifs et de m’espionner ?

— Vous espionner, gémit Wilson, mais je ne savais pas que c’était vous.

— Alors quoi ? Que faites-vous là ? Vous deviez vous coucher et dormir !

— Je me suis couché… j’ai dormi… Mais votre lettre ?

— Ma lettre ?

— Eh oui, celle qu’un commissionnaire


les prévenances d’arsène lupin

m’a apportée de votre part à l’hôtel…

— De ma part ? vous êtes fou !

— Je vous jure.

— Où est-elle cette lettre ?

À la clarté de sa lanterne, il lut sur une feuille de papier que son ami lui tendait :

« Wilson, hors du lit, et filez avenue Henri-Martin. La maison est vide. Entrez, inspectez, dressez un plan exact, et retournez vous coucher — Herlock Sholmès. »

— J’étais en train de mesurer les pièces, dit Wilson, quand j’ai aperçu une ombre dans le jardin. Je n’ai eu qu’une idée…

— C’est de vous emparer de l’ombre… L’idée était excellente… Seulement, voyez-vous, dit Sholmès en aidant son compagnon à se relever et en l’entraînant, une autre fois, Wilson, lorsque vous recevrez une lettre de moi, assurez-vous d’abord que mon écriture n’est pas imitée.

— La lettre n’est donc pas de vous ? fit Wilson, commençant à entrevoir la vérité.

— Hélas ! non.

— De qui ?

— D’Arsène Lupin.

— Mais dans quel but l’a-t-il écrite ?

— Ah ! çà, je n’en sais rien, et c’est justement ce qui m’inquiète. Pourquoi diable s’est-il donné la peine de vous déranger ? S’il s’agissait encore de moi…



Enfermés ! les prévenances d’arsène lupin


Ils arrivaient à la grille. Wilson, qui se trouvait en tête, saisit un barreau et tira.

— Tiens, dit-il, vous avez fermé ?

— Mais nullement, j’ai laissé le battant tout contre.

— Cependant…

Herlock tira à son tour, puis, effaré, se précipita sur la serrure. Un juron lui échappa.

— Tonnerre de D… elle est fermée ! fermée à clef !

Il ébranla la porte de toute sa vigueur, puis, comprenant la vanité de ses efforts, laissa tomber ses bras, découragé, et il articula d’une voix saccadée :

— Je m’explique tout maintenant, c’est lui ! Il a prévu que je descendrais à Creil et il m’a tendu ici une jolie petite souricière pour le cas où je viendrais commencer mon enquête le soir même. En outre il a eu la gentillesse de m’envoyer un compagnon de captivité. Tout cela pour me faire perdre un jour, et aussi, sans doute, pour me prouver que je ferais bien mieux de me mêler de mes affaires…

Une main s’abattit sur son épaule, la main de Wilson.

— Là-haut… regardez… une lumière…

En effet l’une des fenêtres du premier étage était illuminée.

Ils s’élancèrent tous deux au pas de course, chacun par son escalier, et se retrouvèrent en même temps à l’entrée de la chambre éclairée. Au milieu de la pièce brûlait un bout de bougie. À côté, il y avait un panier, et de ce panier émergeaient le goulot d’une bouteille, les cuisses d’un poulet et la moitié d’un pain.

Sholmès éclata de rire.

— À merveille, on nous offre à souper. C’est le palais des enchantements. Allons, Wilson, ne faites pas cette figure d’enterrement. Tout cela est très drôle.

— Êtes-vous sûr que ce soit, très drôle ? gémit Wilson, lugubre.

— Si j’en suis sûr, s’écria Holmés, avec une gaîté un peu trop bruyante pour être naturelle, c’est-à-dire que je n’ai jamais rien vu de plus drôle. C’est du bon comique… Quel maître ironiste que cet Arsène Lupin !… Il vous roule, mais si gracieusement !… Je ne donnerais pas ma place à ce festin pour tout l’or du monde… Wilson, mon vieil ami, vous me chagrinez. Me serais-je mépris, et n’auriez-vous point cette noblesse de caractère qui aide à supporter l’infortune ! De quoi vous plaignez-vous ? À cette heure vous pourriez avoir mon poignard dans la gorge… ou moi le vôtre dans la mienne… car c’était bien ce que vous cherchiez, mauvais ami.

Il parvint à force d’humour et de sarcasmes à ranimer ce pauvre Wilson, et à lui faire avaler une cuisse de poulet et un verre de vin. Mais quand la bougie eût expiré, qu’ils durent s’étendre, pour dormir, sur le parquet, et accepter le mur comme oreiller, le côté pénible et ridicule de la situation leur apparut. Et leur sommeil fut triste.

Au matin Wilson s’éveilla, courbaturé et transi de froid. Un léger bruit attira son attention : Herlock Sholmès, à genoux, courbé en deux, observait à la loupe des grains de poussière et relevait des marques de craie blanche, presque effacées, qui formaient des chiffres, lesquels chiffres il inscrivait sur son carnet.

Escorté de Wilson que ce travail intéressait d’une façon particulière, il étudia chaque pièce, et dans deux autres il constata les mêmes signes à la craie. Et il nota également deux cercles sur des panneaux de chêne, une flèche sur un lambris, et quatre chiffres sur quatre degrés d’escalier.

Au bout d’une heure, Wilson lui dit :

— Les chiffres sont exacts, n’est-ce pas ?

— Exacts, je n’en sais rien, répondit Herlock, à qui de telles découvertes avaient rendu sa belle humeur, en tous cas ils signifient quelque chose.

— Quelque chose de très clair, ils représentent le nombre des lames de parquet.

— Ah !

— Oui. Quant aux deux cercles, ils indiquent que les panneaux sonnent faux, comme vous pouvez vous en assurer, et la flèche est dirigée dans le sens de l’ascension du monte-plats.

Herlock Sholmès le regarda, émerveillé.

— Ah ! çà mais, mon bon ami, comment savez-vous tout cela ? Votre clairvoyance me rend presque honteux.

— Oh ! c’est bien simple, dit Wilson, gonflé de joie, c’est moi qui ai tracé ces marques hier, suivant vos instructions… ou plutôt suivant celles de Lupin, puisque la lettre que vous m’avez adressée est de lui.

Peut-être Wilson courut-il, à cette minute, un danger plus terrible que pendant sa lutte dans le massif avec Sholmès. Celui-ci eut une envie féroce de l’étrangler. Se dominant, il esquissa une grimace qui voulait être un sourire et prononça :

— Parfait, parfait, voilà de l’excellente besogne et qui nous avance beaucoup. Cependant comme c’est vous outrager que de refaire ce que vous avez déjà fait, dites-moi tout de suite si votre admirable esprit d’analyse et d’observation ne s’est pas exercé sur d’autres points. Je profiterai des résultats acquis.

— Ma foi, non, j’en suis resté là.

— Dommage ! Le début promettait. Mais, puisqu’il en est ainsi, nous n’avons plus qu’à nous en aller.

— Nous en aller ! Et comment ?

— Selon le mode habituel des honnêtes gens qui s’en vont : par la porte. Veuillez appeler ces deux policemen qui déambulent sur l’avenue. Nous leur déclinerons nos noms et qualités, et les prierons de nous procurer la clef que détient le notaire dont l’adresse est inscrite sur la pancarte.

— Mais…

— Mais quoi ?

— C’est fort humiliant… Que dira-t-on quand on saura que vous, Herlock Sholmès et moi, Wilson, nous avons été prisonniers d’Arsène Lupin ?

— Que voulez-vous, mon cher, on rira à se tenir les côtes, répondit Herlock, la voix sèche, le visage contracté. Mais pouvons-nous élire domicile dans cette maison ?

— Et vous ne tentez rien ?

— Rien.

— Cependant l’homme qui nous a apporté le panier de provisions n’a traversé le jardin ni à son arrivée, ni à son départ. Il existe donc une autre issue. Cherchons-la et nous n’aurons pas besoin de recourir aux agents.

— Puissamment raisonné. Seulement vous oubliez que, cette issue, toute la police de Paris l’a cherchée depuis six mois, et que, moi-même, tandis que vous dormiez, j’ai visité l’hôtel du haut en bas. Ah ! mon bon Wilson, Arsène Lupin est un gibier dont nous n’avons pas l’habitude. Il ne laisse rien derrière lui, celui-là… Si, cependant, reprit Herlock… cette bouteille de Château-Berliquet 1884, toute poussiéreuse et tissée de toiles d’araignée.

Il saisit la bouteille, l’engloutit dans une de ses poches, et s’approchant de la grille, héla les deux agents.


Arsène Lupin donne une nouvelle leçon à Herlock Sholmès

… À onze heures Herlock Sholmès et Wilson furent délivrés… et conduits au poste de police le plus proche, où le commissaire, après les avoir sévèrement interrogés, les relâcha avec une affectation d’égards tout à fait exaspérante.

Une voiture les mena jusqu’à l’Élysée-Palace. Au bureau, Wilson demanda la clef de sa chambre.

Après quelques recherches, l’employé répondit, très étonné :

— Mais, monsieur, vous avez donné congé de cette chambre.

— Moi ! Et comment ?

— Par votre lettre de ce matin, que votre ami nous a remise.

— Quel ami ?

— Le monsieur qui nous a remis votre lettre… Tenez, votre carte de visite y est encore jointe. Les voici.

Wilson les prit. C’était bien une de ses cartes de visite, et, sur la lettre, c’était bien son écriture. Il dit anxieusement :

— Et les bagages ?

— Mais votre ami les a emportés.

— Ah !

Ils s’en allèrent tous deux, à l’aventure, par les Champs-Élysées, silencieux et lents. Au rond-point, Herlock alluma sa pipe.

— Je ne vous comprends pas, Sholmès, s’écria Wilson, vous êtes d’un calme ! On se moque de vous, on joue avec vous comme un chat joue avec une souris… Et vous ne soufflez pas mot !

Sholmès s’arrêta et lui dit :

— Wilson, je pense à votre carte de visite.

— Eh bien ?

— Eh bien, voilà un homme qui, en prévision d’une lutte possible avec nous, s’est procuré des spécimens de votre écriture et de la mienne, et qui possède, toute prête dans son portefeuille, une de vos cartes. Songez-vous à ce que cela représente de précaution, de volonté perspicace, de méthode et d’organisation ?

— C’est-à-dire ?…

— C’est-à-dire, Wilson, que pour combattre un ennemi si formidablement armé, si merveilleusement préparé — et pour le vaincre — il faut être… il faut être moi. Et encore, comme vous le voyez, Wilson, on ne réussit pas du premier coup.

À six heures, l’Écho de France, dans son édition du soir, publiait cet entrefilet :


« Ce matin, M. Thénard, commissaire de police du XVIe arrondissement, a libéré MM. Herlock Sholmès et Wilson, enfermés par les soins d’Arsène Lupin dans l’hôtel du défunt baron d’Hautois, où ils avaient d’ailleurs passé une excellente nuit.

« Allégés en outre de leurs valises, ils ont déposé une plainte contre Arsène Lupin.

« Arsène Lupin qui, pour cette fois, s’est contenté de leur infliger une petite leçon, les supplie de ne pas le contraindre à des mesures plus graves. »

— Bah ! fit Herlock Sholmès, en froissant le journal, des gamineries ! C’est le seul reproche que j’adresse à Lupin… un peu trop d’enfantillages… La galerie compte trop pour lui… Il y a du gavroche dans cet homme !

— Ainsi donc, Herlock, toujours le même calme ?

— Toujours le même calme, répliqua Sholmès avec un accent où grondait la plus effroyable colère. À quoi bon m’irriter : je suis tellement sûr d’avoir le dernier mot !


une nouvelle à sensation
  1. Numéro 17. — Herlock Sholmès arrive trop tard.