Les Nouveaux Ports ouverts de la Chine

Les Nouveaux Ports ouverts de la Chine
Revue des Deux Mondes3e période, tome 26 (p. 131-159).
LES
NOUVEAUX PORTS OUVERTS
DE LA CHINE

Les conquêtes morales et matérielles qui ont été faites dans l’extrême Orient depuis environ quatre ans sont considérables. Le Céleste-Empire, dans l’ignorance de ce qui se passait en Occident et menacé par l’Angleterre d’une invasion nouvelle, a livré, bon gré, mal gré, quatre nouveaux ports au commerce européen ; en outre, son grand fleuve, le Yangtse, est devenu navigable pour nous. Le Tonkin, aujourd’hui une annexe de la Cochinchine française, n’attend que des hommes intelligens, courageux, pour livrer ses richesses minérales et les voies qui l’unissent au Yunnan. La Corée, pays sauvage et si longtemps fermé, permet l’accès de ses villes maritimes à des consuls japonais. Les îles Soulou, cet éternel repaire de pirates, se transforment en nouveaux centres d’échange, grâce à la conquête définitive et glorieuse que l’Espagne vient d’en faire. A Sumatra, à quelques pas de Delhi, chez un sultan ami des étrangers, des français s’efforcent d’appliquer à une nature vierge la science agronomique dont ils sont pénétrés. Pérak, dans la péninsule de Malacca, appartient depuis deux ans à la couronne britannique, et les rudes Malais musulmans qui la peuplent s’habituent à obéir sans révolte au gouverneur anglais de Singapore. Enfin le mikado, malgré le mauvais vouloir d’une aristocratie expirante, persiste avec une noble énergie dans son désir de transformer le Japon, continuant à s’entourer, pour accomplir son grand œuvre, des lumières de nos savans, de nos légistes, de nos industriels et de nos officiers de terre et de mer.

Dans ces derniers temps, on a répété à satiété que nous ne nous occupions pas assez de ce qui se passait au dehors, que nous avions laissé comme à plaisir péricliter les conquêtes de Dupleix et de ses émules. Ces reproches étaient parfaitement justes avant l’année fatale, mais aujourd’hui ils manqueraient de fondement. Pour se convaincre du revirement qui s’est opéré dans les esprits à ce sujet, il suffit de jeter un coup d’œil sur les bulletins de notre Société de géographie ainsi que sur les diverses publications qui s’y rattachent, et de lire les correspondances étrangères de nos journaux. Un fait qui s’est passé, au mois de janvier de cette année, dans la séance solennelle de la Société de géographie de Paris nous donne une preuve nouvelle de l’ardeur avec laquelle nous cherchons à nous informer de ce qui se fait à l’extérieur. Tous les ans, son secrétaire proclame devant un public d’élite les noms des membres nouvellement admis ; cette année, la liste des adhérens a été d’une longueur tellement démesurée qu’il a fallu rompre avec cet usage.


I

Pour mesurer du reste, et d’un coup d’œil, l’étendue de nos progrès dans l’extrême Orient, il suffit de rappeler qu’il y a trente ans la Chine et les royaumes adjacens étaient encore fermés aux Européens. Canton depuis quatre siècles voyait, il est vrai, à sa porte fonctionner quelques factoreries étrangères, mais ces établissemens étaient sans importance et soumis à des règlemens vexatoires. Voici ce qu’on lit sur l’origine de ces factoreries dans l’Histoire des nations étrangères avec la Chine, publiée par un vice-roi de Canton en 1819 : « Dans le temps de la dynastie des Thang (618 après Jésus-Christ), un marché régulier fut ouvert à Canton, et un officier y fut envoyé pour recevoir les impôts du gouvernement. Dans les temps de Yng-Tsoung et de Chun (1321-1333), il fut ordonné que toutes les nations étrangères y apporteraient un tribut tous les trois ans. Les règlemens furent très sévères, après quoi cent vingt-deux maisons furent bâties pour la commodité des marchands. Dans la douzième année de Tchingte (1518) des étrangers venus de l’ouest, nommés Ta-lan-ki (Français), dirent en arrivant qu’ils apportaient un tribut à l’empereur, et aussitôt ils entrèrent dans la rivière ; avec leurs canons terriblement retentissans ils ébranlèrent au loin la place. Il fut rendu compte de ce tapage à la cour, laquelle ordonna d’expulser les étrangers. Après cette époque, peu de tributs furent apportés à Canton. Le gouvernement s’en aperçut et permit de nouveau aux barbares à cheveux rouges de séjourner dans les factoreries. » Mais, il y a bien moins de trente ans encore, le navire marchand qui eût osé se présenter à une des passes de la Corée, dans un des ports du golfe du Tonkin ou dans la mer intérieure du Japon, eût été infailliblement coulé par les canons des jonques impériales chinoises et japonaises ou attaqué par des pirates féroces. Des missionnaires espagnols, italiens et français pénétraient bien dans ces contrées, mais dès qu’ils manquaient d’habileté ou de prudence, des persécutions sanglantes les en chassaient. Il est utile également de rappeler ici la tentative que fit un Anglais nommé Lindsay en 1832, au nom de la compagnie des Indes, pour forcer l’accès des ports chinois. Cette compagnie, dont une des principales factoreries était établie à Canton, invita cet agent à se présenter avec des marchandises européennes devant les ports les plus importans. M. Lindsay fut partout accueilli, avec défiance et empêché, lui et son équipage, de descendre à terre. Son vaisseau, entouré partout de jonques défiantes, fut en tous lieux l’objet d’une surveillance jalouse. Un missionnaire allemand, du nom de Gutzlaff, accompagnait cette expédition. Pour inspirer de la confiance aux Asiatiques soupçonneux, M. Gutzlaff leur disait qu’il était médecin, et surtout très habile à guérir les maladies morales. Les mandarins lui envoyèrent des idiots et des infirmes ; le missionnaire, un peu désappointé, prescrivit aux malades l’absorption de poudres inoffensives ; mais, dès qu’il voulut leur parler de son Dieu, glisser dans leurs poches le livre divin, infirmes et idiots prenaient la fuite.

Cette expédition infructueuse coûta 150,000 francs à la compagnie des Indes. Des fonctionnaires indigènes qui avaient eu la faiblesse de prêter l’oreille aux discours de M. Lindsay se virent enlever leurs grades ; de simples Chinois furent bâtonnés seulement pour avoir reçu quelques petits cadeaux des barbares. Sur les côtes de Corée et des îles Lieu-Kieou, l’expédition eut le même résultat.

Les songes dorés que procure aux Célestes la drogue de Patna et de Bénarès firent plus pour l’ouverture des ports chinois que les tentatives de M. Lindsay et les pieuses supercheries de l’apôtre allemand. Une contrebande effrénée s’établit au détriment de la santé des infortunés indigènes entre les factoreries européennes et les marchands chinois de la ville de Canton. L’empereur voulut s’opposer à l’empoisonnement de son peuple, mais on lui fit voir par le bombardement de Canton en 1842 et par l’expédition anglo-française de 1860 qu’il n’était pas maître chez lui, qu’il lui faudrait, de gré ou de force, admettre dans Son empire la civilisation européenne, c’est-à-dire l’opium, nos liquides, nos tissus et les trésors spirituels apportés par des nuées de missionnaires anglais, américains, italiens, espagnols et français.

Dès lors on put croire la Chine définitivement ouverte. La compagnie orientale et péninsulaire dut doubler son service de navigation de Southampton à Shanghaï. Nos Messageries maritimes étendirent à leur tour leur exploitation déjà si considérable depuis Marseille jusqu’à Yokohama en touchant aux principaux ports du Céleste-Empire. Un flot d’Européens avides de gain, quelques-uns avec d’énormes capitaux, beaucoup sans autre bagage qu’un grand esprit d’aventures et de la jeunesse, se précipita vers les ports ouverts. Ceux qui arrivèrent là avec de l’argent affichèrent un luxe insolent, traitèrent les indigènes avec dureté et un sans gêne qui rappelait l’époque des conquérans barbares. La cour de Pékin sut refouler ses ressentimens devant cette tumultueuse invasion ; bien conseillée, elle installa partout des douanes dont la direction fut confiée à un Anglais d’une grande intelligence, dévoué aux intérêts chinois, M. Hart. Le rendement des douanes, considérable dès la première année, s’accrut au point d’être aujourd’hui une des sources les plus importantes des revenus publics de l’empire. Le peuple chinois, moins clairvoyant et moins politique que son gouvernement, attentait bien quelquefois à la propriété et à la vie des Européens ; à Tien-tsin, il massacrait le consul de France et nos sœurs de charité, mais à Hong-kong, à Canton, à Shanghaï, le commerce indigène entrait ouvertement en relation d’affaires avec nous, se pliant à nos usages, à nos réglementations, avec une docilité merveilleuse.

Cette période prospère dura dix ans environ. Tout à coup de fortes maisons, dont les succursales à Londres se trouvaient engagées dans de périlleuses spéculations sur le coton, se virent contraintes de déposer leur bilan. Des négocians indigènes furent ruinés, et la confiance aveugle que ces derniers avaient dans la solidité des firms ou signatures étrangères disparut complètement. Le coup fut mortel au crédit des Européens. On s’aperçut dès lors que les Chinois, devenus prudens et moins souples, s’efforçaient d’échapper aux courtiers étrangers ; qu’ils plantaient le pavot dans certaines provinces pour s’affranchir de l’opium indien, et qu’ils devenaient habiles dans l’art de tisser le coton. Dans l’Empire du Milieu, les corporations sont encore de nos jours plus puissantes qu’elles ne l’étaient chez nous au moyen âge ; on les vit resserrer davantage leurs liens pour nous tenir tête et nous battre sur le terrain des affaires. C’est ainsi que les corporations chinoises créèrent des compagnies d’assurances et de transports maritimes. Les jonques lourdes et démodées furent abandonnées, laissées au service des rivières et remplacées par une magnifique flotte marchande et à vapeur, manœuvrée, il est vrai, par des matelots chinois, mais commandée par des capitaines européens. Les Anglais se virent contraints de vendre leurs bateaux en s’apercevant que les immenses transports de marchandises qui se font sur les côtes de l’empire leur échappaient. La presse anglaise, et principalement celle de Shanghaï, se hâta de jeter un cri d’alarme : « Si John Chinaman, disait-elle, récolte désormais son opium, s’il établit des métiers mécaniques pour faire une concurrence désastreuse à nos fabriques, s’il nous enlève la navigation côtière, avec quoi paierons-nous les millions de livres de thé que nous sommes dans l’obligation de lui acheter ? Le drainage de notre or dépasse déjà tout ce qu’on peut imaginer, quel chiffre n’atteindra-t-ii pas lorsque l’importation anglaise ne balancera plus l’exportation chinoise ? Le mal peut être conjuré eu exigeant de l’empereur l’ouverture de nouveaux ports, l’autorisation de trafiquer à l’Intérieur, et l’abolition du lékin ou des taxes provinciales. »

Lorsque le commerce extérieur de la Grande-Bretagne fait un appel à son gouvernement, ce dernier, que n’absorbe pas la politique intérieure, n’entend jamais en vain cet appel ; négocians, consuls, ministres et ambassadeurs s’unissent pour atteindre le but désiré, et il surgit toujours, comme à souhait, des circonstances favorables qui les y mènent. Cette fois encore la mort violente d’un agent consulaire, d’un jeune homme animé d’un profond dévoûment pour son pays, M. Augustus R. Margary, fournit à l’Angleterre l’occasion d’affirmer la volonté de ses commerçans et de la faire triompher.

Dès que la Grande-Bretagne apprit que la France s’établissait au Tonkin et qu’elle avait un port militaire à l’embouchure du Songkoï ou Fleuve-Rouge, elle songea à rendre notre occupation inutile en ouvrant l’ancienne route qui conduisait autrefois du Yunnan à Bhamô, en Birmanie. A cet effet, M. Wade, ambassadeur à Pékin, donna ordre à M. Margary, attaché au consulat de Shanghaï, de se rendre, par l’intérieur de la Chine, de cette dernière ville à Bhamô, pendant que le colonel Browne, avec une forte escorte, s’acheminerait par la même voie de Rangoon à Shanghaï. Le départ des deux voyageurs était calculé de manière que M. Margary rencontrât le colonel Browne aux limites de la frontière chinoise, c’est-à-dire au centre d’une contrée où il n’y avait aucune sécurité pour un voyageur isolé. Avant de remettre un passeport à l’infortuné agent, M. Wade eût dû se souvenir que les autorités de la frontière ouest du Yunnan étaient particulièrement hostiles à sa nation. Une partie de cette région montagneuse, habitée par des tribus musulmanes, s’était soulevée pendant quinze ans contre l’autorité de l’empereur. Un Anglais, le major Sladen, était venu à Momien en 1868 au milieu des révoltés, avait vécu ouvertement avec eux pendant quelques semaines, faisant croire ainsi que les sympathies de l’Angleterre étaient assurées à l’insurrection. Les mahométans furent vaincus, leurs villages et leurs récoltes brûlés, mais les Chinois gardèrent et gardent encore rancune au major Sladen de son séjour à Momien, et, de leur côté, les mahométans ne pardonnèrent pas aux Anglais de n’avoir pas envoyé des forces à leur secours. M. Margary avait-il été prévenu de ces hostiles dispositions ? Ce n’est pas probable ; mais il ne pouvait entièrement, selon nous, se dissimuler les dangers de sa mission ; il connaissait la longueur de son voyage, l’isolement dans lequel il allait vivre et l’importune curiosité qui devait s’attacher à sa personne dans des localités où pas un Européen ne s’était encore montré.

Pour se conformer aux instructions qu’il avait reçues, M. Margary a écrit jour par jour ses impressions. Ce journal, publié aujourd’hui par ordre du gouvernement anglais, s’arrête à Ta-li-fu. Ses notes de voyage, depuis cette ville jusqu’au jour de son massacre, ont été perdues ; il devait les avoir sur lui lorsqu’il a été assassiné, et il faut donc abandonner tout espoir de les retrouver. Nous ne pouvons nous dispenser de donner un résumé très succinct de ces notes, curieuses à tous les points de vue ; elles décrivent un pays inconnu jusqu’à nos jours, et nous montrent les Chinois de l’intérieur de l’empire sous un aspect nouveau, et bien différent, certes, de celui que nous leur attribuons à tort.

C’est dans la soirée du 22 août 1874 que le jeune voyageur, n’ayant avec lui qu’un domestique et un secrétaire chinois, quitta Shanghaï pour Hankow, sur le bateau à vapeur américain le Hirado. Située sur la rivière Yangtse, la ville de Hankow est considérée comme le point central de la Chine. M. Margary y trouva un télégramme de M. Wade, qui, de Pékin, lui mandait d’aller rejoindre à Rangoon, et par mer, le colonel Browne. Cependant, comme M. Wade laissait à M. Margary le choix de la route, ce dernier répondit à son supérieur qu’il continuait son voyage par terre, mais à très petites journées, de façon à recevoir dans un bref délai de nouvelles instructions avant de pénétrer plus avant vers l’ouest. M. Margary loua un bateau, se procura des traites chez un banquier indigène, lequel, moyennant un intérêt de 4 pour 100, se déclara satisfait. Le départ de Hankow eut lieu le A septembre, le thermomètre marquant 92 degrés Farenheit. Le 6, on jeta l’ancre devant P’ai-chou, nom d’un petit village d’un pittoresque aspect et entouré d’arbres superbes. M. Margary et son secrétaire mirent pied à terre. Ce qu’ils croyaient être un village était une ville admirablement bâtie, entourée de riches cultures et dénotant chez ses habitans un grand bien-être. Ceux-ci furent d’abord très polis ; mais lorsque les voyageurs arrivèrent près du quartier des jonques, la foule les insulta et les suivit jusqu’à leur bateau en dansant ironiquement en rond autour d’eux. P’ai-chou est situé sur la rive droite du fleuve. Après un jour de repos à Lu-ch’i-kou, ou se trouvaient une jonque de guerre et vingt et une canonnières, M. Margary arriva le 11 septembre à Lo-shan ; il résolut d’y attendre une réponse au télégramme qu’il avait envoyé de Hankow à M. Wade, réponse qui malheureusement ne devait jamais lui parvenir.

Il perdit là une semaine dans une attente inutile, et ce délai eût été insupportable si, à l’ancre, le bateau n’eût été garanti d’une chaleur torride, sous les feuillages de mûriers magnifiques. M. Margary descendit tous les jours à terre pour s’y livrer au plaisir de la chasse, abondante en perdrix et en faisans. Un jour, en allant rendre visite au mandarin militaire qui représente l’autorité de l’empereur à Lo-shan, sa chaise à porteurs fut entourée par une bande de conscrits en route pour Formose, qui criaient à tue-tête : « Ha ! ha ! voilà un diable étranger ! assommons le diable étranger ! » Margary avait laissé dans son bateau son Penang lawyer[1], c’est-à-dire un solide gourdin, et son regret fut vif de ne l’avoir pas sous la main. Les jeunes braves, le voyant sans armes, saisirent les extrémités des bambous qui supportaient la chaise, imprimant au léger véhicule le plus insupportable des roulis. Le sourire aux lèvres, le dépit au cœur, notre voyageur méditait comment il pourrait, de son poing fermé, frapper la face du plus entreprenant des conscrits, lorsqu’un coup violent donné par son domestique dans la poitrine d’un des assaillans fit faire le vide autour d’eux. Le mandarin était heureusement un homme aimable et paisible, qui offrit à M. Margary deux licteurs pour protéger son retour. Dès que M. Margary fut sur son bateau, il harangua la foule en ces termes : « Pourquoi m’entourez-vous d’une si rude manière ? Est-ce là votre politesse pour les étrangers ? J’ai entendu dire cependant que le peuple chinois se distinguait des autres peuples par sa courtoisie. Est-ce celle que vous me montrez ? Irai-je dire à mes compatriotes comment vous m’avez traité ? » L’effet de ce petit discours, prononcé en langue indigène, fut étonnant. Les assaillans se retirèrent en silence, presque confus, les plus vieux d’entre eux reprochant aux plus jeunes leur manque de respect.

Il est dans la nature des Chinois de s’incliner devant une supériorité physique ou morale. Un bon coup de bâton et quelques mots énergiques dans leur langue font qu’ils vous respectent. Isolés, ils sont doux et polis ; en nombre, ils sont dangereux. Le mandarin, en homme qui connaît les usages, rendit dès le lendemain la visite qu’il avait reçue. Il vint à cheval, et parla à M. Margary du livre d’un de ses compatriotes nommé Pin ; ce Pin, après avoir été en Europe, avait écrit ses impressions de voyage. L’auteur y représente, paraît-il, l’Angleterre comme la première des nations. M. Margary, flatté, offrit du Champagne, du soda-water et une cigarette à l’élogieux visiteur. Celui-ci, non moins civil, passa à son premier domestique la cigarette aux trois quarts consumée, et le domestique, après l’avoir aspirée une fois, en remit poliment les débris aux autres serviteurs présens. Le 20 septembre, M. Margary, n’ayant plus l’espérance de recevoir de nouvelles instructions de M. Wade, prit le parti de continuer son voyage. Favorisé par une violente brise du nord-est, il laissa dans la même journée les eaux fangeuses du Yangtse pour pénétrer dans les ondes pures et aux couleurs ver pâle du lac de Tungting. A l’entrée de cette belle nappe d’eau se trouve la fameuse île de Chün-shan célèbre dans tout l’empire parce qu’elle produit le meilleur thé de la Chine. Une certaine quantité de la récolte est prélevée pour l’usage du Fils du Ciel ainsi que pour celui des principaux dignitaires de la province. Le lac est peu profond et sans animation ; à peine quelques voiles se distinguent-elles à l’horizon. Il est infesté par des nuages de mouches, qui, armées d’un dard aigu, en rendent la traversée insupportable. Les Chinois, dont l’imagination est naturellement poétique, prétendent que ces mouches sont les gardiens ailés de l’Esprit du lac et qu’elles ont reçu mission d’en défendre le séjour. Le 22, l’expédition entra dans la rivière Yuan et s’arrêta quelques instans devant une grande ville du nom de Ni-h’sin-tang. L’armée aux dards acérés de l’Esprit disparut là aussi rapidement qu’elle s’était montrée. Les bords de ce cours d’eau sont des plus pittoresques. Au lieu des cloaques et des sentiers pierreux qui déshonorent ordinairement en Chine les rives des fleuves, on ne voit ici au bord des berges que des champs de cotonniers admirablement cultivés, ou de grandes prairies bordées de saules centenaires. Les fermes sont bien tenues ; les hommes, les femmes et les enfans paraissent vivre dans l’aisance, et M. Margary reçut de tous les indigènes un accueil affable. Malheureusement, à son départ de Lo-shan, notre voyageur se sentit attaqué par les fièvres et la dyssenterie.

Le 25, il atteignait Ch’ang-tê. A peine avait-il envoyé sa carte par un messager, au préfet de la ville, qu’un jeune mandarin à bouton écarlate, du nom de Li-pi-cheng, vint se présenter à M. Margary, en lui disant qu’il avait ordre de l’accompagner jusqu’aux limites du district. Ce fonctionnaire était heureusement d’un commerce agréable ; il avait longtemps résidé à Shanghaï, et professait pour les Européens une grande estime. Après avoir été le favori du fameux vice-roi Li-hung-ch’ang, un souffle de disgrâce avait renversé sa fortune, et son séjour loin du soleil qui brille à Pékin, dans la ville de Ch’ang-tê, n’était qu’un amer exil. Margary le consola de son mieux, et il y réussit en lui promettant de le faire rentrer en grâce à la cour céleste par l’intermédiaire de l’ambassadeur anglais, M. Wade.

Le 28, l’expédition arrivait, au lever d’un soleil éblouissant, en face de T’ao-yuen-hsien, qui est une ville grande et florissante, mais sans murailles. C’était la première fois que M. Margary voyait une cité de cette importance sans aucune apparence de fortification. La population y est fort indépendante, paraît-il ; le principal commerce du pays est la poterie ; aussi chaque maison est décorée extérieurement et intérieurement de potiches élégans d’où émergent, selon le goût chinois, des orangers microscopiques ou des plantes d’ornemens. En laissant T’ao-yuen-hsien, le Yuan, avec ses eaux transparentes, devient étroit et coule encaissé entre de belles gorges rocheuses. Les hauteurs voisines, couvertes de sapins sombres, et superposées avec une profusion étrange, conservent entre elles une régularité pleine de grandeur ; elles sont coniques et n’ont pas plus 200 pieds d’élévation. D’après la description qu’en fait. M. Margary, ces sites ressembleraient à ceux que les voyageurs admirent entre Charleville et Givet, et qui sont connus dans les Ardennes sous le nom pittoresque des « Dames de Meuse. » Du reste, la province de Hu-nan tout entière est un champ fécond d’études géologiques, et dans un passé lointain cette contrée a dû évidemment subir des convulsions terribles. Au moment où nos voyageurs se disposaient à passer la nuit sous une roche s’élevant en voûte naturelle au-dessus de la rivière, leur surprise fut grande de voir venir à eux une misérable embarcation, montée par deux êtres plus misérables encore. C’étaient deux Chinois en loques, émissaires du préfet de T’ao-yuen ; ces pauvres gens venaient avec empressement, disaient-ils, pour « protéger les étrangers jusqu’à la prochaine ville. » Certes, le digne magistrat ne s’était pas mis en frais pour organiser une pareille escorte, mais du moins l’ordre qu’il avait reçu de protéger M. Margary était observé. C’est ainsi que cela se pratique en Chine : les fonctionnaires obéissent, mais sans s’inquiéter si ce qu’ils exécutent atteindra le but indiqué. Le mandarin au bouton écarlate, ennuyé de sa mission, profita de l’arrivée de ces deux personnages pour fausser compagnie à M. Margary.

Notre jeune Anglais se trouva seul plus que jamais ; la fièvre, la dyssenterie, les rhumatismes, s’abattirent sur lui au point de lui faire songer un instant à revenir sur ses pas. Pour surcroit de disgrâce, la rivière, jusqu’alors navigable, devint hérissée de roches quartzeuses et féconde en rapides dangereux. Le bateau, tiré à la cordelle par cinq hommes de l’équipage, n’allait plus que lentement. La difficulté de se procurer une bonne nourriture devenait aussi de plus en plus grande ; des poulets, quelques maigres canards, étaient invariablement les seules provisions que l’on pût acheter ; encore arrivait-il parfois, dans les villages pauvres, que poulets et canards étaient introuvables. Tout Européen qui entreprendra un pareil voyage devra se munir de viande de boucherie en conserves ; sans cette précaution, la perte de ses forces physiques est certaine. A la date du 5 octobre, M. Margary se sentit tellement épuisé qu’il cessa jusqu’au 25 d’écrire son journal officiel. Les notes qu’il trace jusqu’à cette date sont au crayon et presque indéchiffrables. A Yu-ping-hsien, autrefois grande ville, une agréable rencontre releva heureusement son moral fort abattu. Le premier magistrat de cette cité était un de ses anciens amis, l’interprète chinois de la légation anglaise à Pékin ! Le fonctionnaire indigène fit tirer trois coups de canon pour rendre hommage à son visiteur, l’obligeant, en outre, à venir prendre quelques jours de repos à la préfecture. M. Margary accepta, revêtit son uniforme de gala et arriva en chaise au yamen, où une foule empressée de voir « l’étranger » s’était rendue. « La ville, dit M. Margary, m’offrit le triste spectacle de la désolation. Il y a dix ans, les tribus barbares qui habitent les montagnes du nord s’abattirent sur la malheureuse cité, et tuèrent 20,000 de ses habitans. Depuis lors, la mort semble y régner. Seul, le quartier de la ville où me fit conduire mon hôte présente un peu d’animation. J’entrai dans la salle de réception, qui n’est en somme qu’un lieu public où les Chinois sont libres de pénétrer quand bon leur semble et à toute heure du jour. C’est une étrange coutume ! Même en traitant d’affaires politiques, on ne peut écarter une foule avide de vous voir et de vous entendre. Un mandarin n’oserait pas déclarer qu’il veut être seul, et même on peut affirmer que la curiosité de ses subordonnés paraît extrêmement lui plaire. Un divan est placé au fond de ces salles de réception dont quelques chaises recouvertes d’étoffe rouge complètent l’ameublement. Le premier magistrat occupe le centre du divan, et ses employés, par rang de grade, se groupent autour de lui sur les chaises. A quatre heures, une table carrée fut apportée devant moi, et un festin m’y fut servi. C’était un très bon petit dîner, et je m’empressai de montrer aux curieux qui nous entouraient avec quelle dextérité je me servais, en guise de fourchette, des bâtonnets chinois. Les mets nous furent offerts dans des bols, selon l’usage. Je mangeai quelques champignons qui baignaient grassement dans une sorte de bouillon, du mouton préparé de deux façons différentes, ainsi que du poulet. Le dernier plat était composé d’un gros morceau de porc auquel, comme toujours, je m’abstins de toucher. Pas de pain, bien entendu, mais du riz à l’eau ; je sais l’engloutir avec une merveilleuse rapidité, tout en faisant une pause pour l’assaisonner d’un peu de viande ou d’une sauce bien relevée. »

Mieux portant après ce repas, M. Margary écrivait le 26 octobre à sa famille : « Je suis en retard, mais je vais faire de prodigieux efforts pour être le 30 novembre à ma destination. Quel ne sera pas mon bonheur lorsque je rencontrerai le colonel Browne et son escorte, lorsque j’aurai des nouvelles d’Europe ! Il me faut passer encore sept longues semaines sans que j’entende parler de vous ! .. J’espère que je reviendrai avec le colonel Browne à Yunnan-fou et que nous pourrons rester cinq à six jours dans cette belle ville, achetant de vieilles porcelaines, nous promenant sur le lac, et cela jusqu’au moment où nous reviendrons par la grande rivière à Shanghaï ! Combien je serai heureux d’y retourner ! Peut-être demanderai-je un congé pour aller rétablir ma santé et vous embrasser ! »

Le 27 octobre, l’expédition arriva devant la grande ville de Ch’ên-yuan-fou. A l’entrée se trouve un pont de cinq ou six arches, lequel assurément serait considéré comme une œuvre d’art en Europe. Des hauteurs rocheuses entourent la cité et lui donnent un encadrement pittoresque. M. Margary mit là pied à terre, se dirigea avec ses domestiques et quatre hommes, qui lui avaient été envoyés pour le protéger, vers un établissement où il comptait passer la nuit. Ce n’était pas un hôtel, mais une maison de halte où les voyageurs trouvent des chaises à porteurs, des coulies, des chevaux, tout ce qu’il faut pour entreprendre une excursion par terre. Comme il y a dans la ville plusieurs de ces établissemens, leurs propriétaires envoient, ainsi que cela se pratique en Europe, des agens au-devant des voyageurs pour s’assurer des cliens. Celui de ces courtiers qui, le premier, avait rencontré M. Margary, ayant obtenu la promesse de l’avoir pour hôte, était reparti, sa mission accomplie, aussi rapidement qu’il était venu. Cette façon d’agir avait beaucoup intrigué M. Margary et ses gens. Quoique la distance du bateau à l’hôtel fût courte, une foule compacte entoura bientôt les voyageurs, au point de les empêcher d’entrer dans leur logement. Ils y réussirent cependant ; la porte fut fermée au nez des importuns, mais il fallut toute l’énergie de quatre hommes de garde pour empêcher qu’elle ne cédât sous les poussées de la multitude. L’intérieur du caravansérail, chose extraordinaire en Chine, était remarquable par sa propreté, et les chambres s’y trouvaient divisées en petits compartimens assez semblables aux boxes de nos écuries élégantes. Heureux de se trouver sous un pareil abri, M. Margary donna l’ordre d’y faire venir ses bagages ; mais, à son grand étonnement, on lui répondit que la foule s’y opposait. Il n’y avait qu’une chose à faire, s’adresser au hsien, ou premier magistrat de la ville, et lui demander protection. La porte fut ouverte, et M. Margary se présenta aux émeutiers le front haut, l’air résolu. Les assaillans reculèrent pied à pied devant lui, et notre héros put arriver sans avoir, été ni touché, ni frappé, jusqu’au yamen. La demeure du hsien n’était qu’à deux cents pas de l’hôtellerie, et ce singulier fonctionnaire, qui depuis une heure entendait les cris de la foule, n’avait pas bougé ! « Lorsque je vis les manières rudes de ce personnage, dit M. Margary, je devinai tout de suite que j’étais en présence d’un mandarin de la pire espèce. Je pris un air de colère, je lui exposai mes griefs, mais je n’obtins en réponse qu’un éclat de rire. Devenu furieux, je lui mis sous les yeux mon passeport et la lettre de recommandation que j’avais pour le vice-roi de la province. Ses manières changèrent aussitôt, et il donna des ordres pour que ma maison fût gardée. Il fit venir une chaise, j’y montai, dans l’espoir de pouvoir retourner à mon logement, mais je ne pus y réussir ; la foule me repoussa, ainsi que mon escorte, jusque dans l’intérieur du yamen. En route, j’écrasai d’un coup de poing le nez d’un des assaillans qui avait eu l’audace de soulever mes rideaux et de m’insulter. Une tentative fut même faite pour renverser le palanquin, mais je fus préservé de ce ridicule par mes hommes. En ce moment critique passa un mandarin militaire, qui d’un mot ou d’un geste eût pu disperser la foule, il s’en dispensa et laissa faire. Je dus coucher au yamen, où je fis venir mon cuisinier ; ce drôle, pour comble d’infortune, me servit le plus maigre des dîners. Mon hôte, très embarrassé de ma présence chez lui, se chargea heureusement de me louer des chevaux, une chaise à porteurs, et le lendemain au petit jour je quittai sans bruit cette ville inhospitalière. »

Désormais M. Margary allait continuer son voyage par la voie de terre, porté sur les épaules de quatre vigoureux coulies. De Ch’ên-yuan, où il avait été si gravement insulté, jusqu’à Kwei-yang-fou, chef-lieu de la province du Kwei-chou, l’accueil que le voyageur reçut, fut partout cordial. Dans plusieurs localités, trois coups de canon saluèrent son entrée au yamen ; des gouverneurs lui prêtèrent de l’argent, d’autres s’efforcèrent de le retenir auprès d’eux pour lui faire prendre quelques jours de repos ; quelques-uns lui donnèrent une escorte de braves, en faisant remarquer cependant que les troupes de l’empereur céleste ne devaient pas être mises en marche pour le service du premier venu. A la sortie de je ne sais plus quelle localité, les autorités chinoises voulurent même lui rendre les honneurs dus à un mandarin de première classe. Ils lui firent remettre leurs cartes par un capitaine de l’armée, à genoux ! Comme c’était la première fois que M. Margary, surpris, confus, recevait un pareil hommage, il crut devoir descendre de son palanquin pour remercier l’officier. Mais celui-ci, tout à fait décontenancé à son tour par cette politesse, courba son front dans la poussière et s’obstina à ne vouloir souffler mot.

Trois jours avant son arrivée à Yunnan-fou, M. Margary prenait son tiffin en plein air, lorsqu’il se vit accosté par un de nos compatriotes. C’était un pauvre hère, missionnaire de profession, qui se rendait aussi au chef-lieu ; sa joie paraissait grande de rencontrer un autre Européen dans ces lointains parages. La conversation commencée en langue chinoise se continua en français. « Nous nous mîmes à la même table, raconte le voyageur anglais, mais mon révérend ami était si pauvre en victuailles que je me crus obligé de lui offrir la moitié de mon beefsteak ; je le vis si joyeux de manger du pain, que je lui laissai dévorer tout ce que j’avais avant que j’eusse fini moi-même mon déjeuner. Voyant son bel appétit, j’ordonnai à mon cuisinier de lui faire une omelette et de lui verser un verre de liqueur. Je lui racontai l’outrage que j’avais reçu à Ch’ên-yuan, et le Français fit cette remarque, que le mandarin de cette ville et ses administrés, avant de jeter les yeux sur mon passeport, avaient dû me prendre pour un père jésuite ou un lazariste. » M. Margary ne croit pas que les missions catholiques civilisent un jour la Chine, au point de vue catholique, bien entendu. Le rôle de propagateur des idées européennes est plutôt réservé aux hommes de négoce. Il est curieux de constater qu’il en est de même dans l’Afrique centrale ; plusieurs de nos explorateurs en ont été repoussés parce qu’on les prenait pour des missionnaires. A Kwei-chou, M. Margary rencontra également un vieil évêque français et deux de ses vicaires. Ils étaient habillés à la chinoise, et la conversation se fit dans la langue des Célestes. En fait, remarque M. Margary, je crois que le vénérable évêque avait oublié son propre langage. Le prélat vit dans un yamen, use du fauteuil vert, se fait appeler ta-jin ou grand homme, attributs réservés au mandarin des premières classes. Cette façon de se donner des titres déplaît aux lettrés et aux fonctionnaires. Remarquons en passant l’extrême tolérance des Chinois en toute chose. Si un habitant de la Chine s’arrogeait chez nous le droit de porter un costume de général, ou la robe écarlate d’un cardinal, ou simplement la toge d’un juge, ne l’en empêcherions-nous pas ?

Avant de pénétrer dans la capitale du Yunnan, je ne dois pas négliger d’ajouter que le pays parcouru en dernier lieu par M. Margary avait gardé les traces de la guerre que les sauvages Miao-tzu y portèrent il y a vingt ans environ. Les villes brûlées, saccagées, se relevaient, il est vrai, mais avec lenteur, et de vastes contrées dont les populations avaient été massacrées restaient encore dépeuplées. Voici ce que M. Margary dit dans son journal de ces peuplades si peu connues : « J’appris quelque chose de ces Miao-tzu et des tribus ; sauvages de leurs montagnes, ainsi que de la cause de leur insurrection. Ce peuple forme deux castes, les Miao-tzu et les Chung-chia, Les premiers, quoique portant le costume chinois, ayant les traits du visage également chinois, — de même que les Shans qui vivent au-delà du Yunnan, — n’ont jamais été de la race des Célestes. Ils étaient les aborigènes de ces contrées, à l’époque où la dynastie de Han (202 ans avant Jésus -Christ) conquit militairement le pays et forma la province actuelle. Les Chung-chia sont les descendans des premiers colons. Les deux « nations » se distinguent entre elles par une certaine différence dans le costume. J’ai vu des individus appartenant à trois ou quatre tribus des Miao et des Chung-chia, et il m’a été très aisé de reconnaître leurs différentes origines. C’est ainsi qu’il y a le blanc, le rouge et le noir Miao : ce dernier porte des boucles d’oreilles et des vêtemens noirs ; les hommes ne portent qu’une boucle, les femmes deux ; il y a encore les Miao bleus, les Miao fleuris, puis enfin, et ce sont les plus anciens, les Miao à bec de canard, ainsi désignés parce que ces montagnards ont dans leur dos, en guise d’ornement, une sorte de bec d’oiseau. Il y a trois classes de Chung-chia : la première s’appelle Pu-Ia-tzu ; les femmes font de leurs cheveux une queue à la chinoise comme les hommes ; la seconde est connue sous le nom Pu-i-tzu ; les femmes riches de cette tribu portent sur la tête en guise de chapeau une assiette d’argent ; enfin la troisième, celle des Pu-lung-tzu, se reconnaît à sa coiffure en forme de corbeau. Ces peuplades existent en grand nombre entre An-hsu-fu et Me-k’ou, et sur la route que j’ai suivie. Les Miao-tzu habitent plus généralement la région située entre Ch’ên-yuan-fou et la capitale. Par les nombreuses ruines que j’ai pu constater, qu’elles soient l’œuvre des impérialistes, ou qu’elles soient l’œuvre des rebelles, la férocité a dû être égale des deux côtés. Le mouvement insurrectionnel se produisit à l’époque où les mahométans occupaient le Yunnan et au moment où les Taïpings rebelles dominaient encore dans le Kiang-si et le Hu-nan. Le motif du soulèvement des tribus était juste. Les vainqueurs avaient oppressé de toutes façons les vaincus. Ceux-ci disaient avec amertume : « Nous sommes Chinois aussi bien que vous l’êtes, et cependant vous nous enlevez nos honneurs et nos richesses… » Les pauvres montagnards avaient donc des motifs sérieux de rébellion : les vainqueurs les bafouèrent cruellement, puis leur enlevèrent d’une manière légale leurs richesses au moyen d’impôts exorbitans.


II

Trois mois déjà s’étaient écoulés depuis le départ de M. Margary de Shanghaï. Il lui fallait encore quarante-neuf jours avant d’atteindre Bhamô, sur les bords de l’Irawady, en pays birman. C’était là qu’il espérait rencontrer le colonel Browne, en compagnie duquel devait s’effectuer le voyage de retour, si, comme tout le faisait supposer, l’accueil des autorités chinoises le permettait. La réception qui lui fut faite dans la grande capitale du Yunnan ne pouvait être plus cordiale. Il en profita pour prendre trois jours de repos assurément bien acquis ; notre aventureux Anglais ne cache pas dans son journal le bonheur qu’il éprouve à reposer sa tête sur un bon oreiller, dans une maison bien close, à l’abri des indiscrétions des curieux. Le 2 décembre, il remontait cependant dans sa chaise pour continuer son voyage, protégé cette fois, non par quelques misérables soldats, mais par deux mandarins de qualité nommés Chon et Yang. Le vice-roi du Yunnan, craignant qu’à Ta-li-fou la population ne fût hostile à son hôte, lui avait attribué cette escorte princière ; il fit plus : partout des ordres furent donnés pour que M. Margary fût traité en mandarin de première classe, avec titre d’excellence, gîte et nourriture assurés.

La route de Yunnan-fou à Ta-li-fou n’est presque partout qu’un sentier de chèvres, et cette route étroite est en outre constamment encombrée par des chariots, des centaines de mulets et d’ânes porteurs de sacs de sel. Aussi que de fois notre voyageur a failli rouler dans la boue avec sa chaise et ses quatre porteurs au grand détriment de sa nouvelle dignité ! Il en riait en compagnie de ses compagnons, tout aussi maltraités que lui. M. Margary a laissé une esquisse curieuse de ces deux personnages. « Le mandarin Chon est jeune et délicat comme une femme ; lorsqu’il parle ; il écoute le son de sa voix et semble répéter un rôle. Son passe-temps favori consiste à fumer de l’opium ; les fatigues du jour n’accablent plus cet homme efféminé dès qu’étendu sur un lit en rotin, son domestique lui passe jusqu’à dix fois différentes une petite pipe pleine de la drogue de Bénarès. » J’enviais cette philosophie, dit Margary, et je ne dis plus de mal de l’opium depuis que j’ai vu combien son usage est utile à certaines natures. Le second mandarin, Yang, vieux soldat de soixante-cinq ans, avait une voix aussi rude que ses yeux étaient doux. Il eut un soin paternel de M. Margary ; il aimait à lui raconter qu’il avait longtemps guerroyé contre les Miao-tzu et les mahométans à l’époque où ces derniers occupaient Ta-li-fou. — On était déjà en décembre ; le froid incommodait beaucoup les voyageurs, et nulle part il ne leur fut possible de se procurer des vêtemens d’hiver. À ce propos, M. Margary fait remarquer que s’il existait une bonne route entre Yunnan-fou et Bhamô, les marchandises européennes trouveraient un grand débouché sur les marchés de Kwei-chou et de Ssu-ch’uan. Le peuple ne peut se procurer du drap, tellement le prix en est élevé. Les allumettes y sont encore inconnues, et les Chinois ne se lassaient pas d’envier celles que le voyageur faisait étinceler devant eux. Il n’y a que très peu de montres, et les classes riches ne demandent qu’à en acheter. Tous les objets dont se servait M. Margary pour sa toilette, ciseaux, rasoirs, couteaux, lime à ongles, etc., plongeaient dans un profond étonnement ceux qui les voyaient.

À Chèn-nan, soit à quatre journées de Ta-li-fou, on affirme à M. Margary que la population de cette dernière ville est très hostile aux étrangers. Les mandarins qui l’accompagnent veulent le dissuader d’y pénétrer. Loin de s’effrayer, le voyageur désire connaître par lui-même les véritables dispositions des habitans, et les accoutumer ainsi à la vue des Européens. Le 16 décembre, il entre hardiment à Ta-li-fou, et écrit sur son journal : Veni, vidi, vici.

Dès le lendemain, M. Margary, accompagné d’un officier en grand uniforme, escorté d’une compagnie de soldats, se met en route pour le yamen où réside le premier magistrat de la ville, un général tartare. Partout les postes lui rendent les honneurs militaires, et trois coups de canon saluent son entrée dans la résidence officielle. Quelle n’est pas la surprise du jeune Anglais ! celui qu’on lui avait dit de redouter le reçoit avec une politesse exquise, comme recevrait un gentilhomme grand seigneur et bien élevé. Il félicite M. Margary sur sa connaissance de la langue chinoise et de son courage à entreprendre un tel voyage. « J’espère, ajoute le général, qu’à votre retour ici vous passerez quelque temps à Ta-li-fou. Il est fort naturel que vous connaissiez bien les pays que vous visitez ; quant à moi, si j’allais chez vous, je n’agirais pas autrement. Lorsque vous reviendrez, vous trouverez pour vous et le colonel Browne un logement préparé. »

Très surpris de cette réception, M. Margary sortit tout joyeux du yamen. Lorsqu’il se promena ensuite dans la plus grande rue de la ville, la foule vint le regarder avec une curiosité presque polie. Il y fuma un cigare, causa avec quelques marchands et prit un malin plaisir à les étonner en parlant leur langage. Ici il faut admirer l’énergie du caractère anglais. Au lieu de prendre un repos assuré et qui lui était nécessaire après tant de fatigues, dès le lendemain, 18 décembre, M. Margary se remettait en route pour la frontière birmane. Il semble, hélas ! qu’un funeste empressement le précipite en quelque sorte au-devant de la fin tragique que rien jusqu’à présent ne peut lui faire soupçonner. La voie qu’il suit en quittant Ta-li-fou est superbe : quoique entourée de hautes montagnes, elle n’a rien des horreurs de la nature bouleversée du Yunnan. On y voit peu de villages, à peine quelques fermes, mais de vastes espaces couverts de jungles, attendant peut-être depuis la création du monde des bras qui les défrichent et les transforment en fécondes récoltes. Les animaux malfaisans abondent dans ces solitudes. Un jour, en traversant une vallée légèrement ondulée, les Chinois de l’escorte s’imaginent découvrir des chevreuils. « Des chevreuils ! des chevreuils ! s’écrient-ils. » M. Margary dépose le livre qu’il lisait, saisit un fusil de chasse qu’il charge avec du plomb n° 4, et court vers les animaux, tout en s’effaçant et en marchant sans bruit dans les hautes herbes. Tout à coup il s’arrête, il a devant lui non pas des chevreuils, mais des félins, des léopards, à ce qu’il suppose. Il eût été prudent de s’en tenir là. Les hommes de l’escorte, qui s’aperçoivent aussi de leur erreur première, poussent de grands cris pour effrayer les carnassiers et aviser M. Margary du danger auquel il s’expose. Les prétendus léopards s’arrêtent, écoutent, lèvent d’un air curieux leur fine tête au-dessus de la jungle, puis se dirigent au petit trot vers des roches, derrière lesquelles ils disparaissent. Sur ces entrefaites, M. Margary a été rejoint par son secrétaire Lin et deux porteurs armés de bétons ; tous les quatre s’élancent vers le repaire et ne s’aperçoivent de leur folie qu’en se sentant enveloppés par une forte odeur de bêta fauve. Après un moment d’hésitation, toujours suivi par le courageux Lin, M. Margary reprend sa course vers les rochers ; les animaux s’y étaient évidemment reposés un instant, car nos imprudens les virent non loin de là battre en retraite, mais ils les virent assez près pour être, convaincus qu’ils avaient poursuivi quatre tigres avec des gaules et deux cartouches bonnes tout au plus à tuer des canards !

Dans une jolie ville chinoise du nom de Sha-yang, à l’abri du yamen d’un petit mandarin qui commandait là, M. Margary fêta le plus joyeusement possible la fête de Noël. Il ordonna à son cuisinier de faire des merveilles, et, grâce à des conserves européennes, le chef put faire paraître sur la table une soupe à la tortue, du veau, un canard rôti, une poule bouillie, un curry, deux puddings et un poisson. D’un flacon tenu hermétiquement fermé jusqu’à ce grand jour. M. Margary fit tomber un mince-pie en poudre, et ce fut avec un mélange d’orgueil et de joie britannique qu’il écrivit à sa famille que, même dans ces lointaines régions, il n’avait pas rompu avec les traditions anglaises, du gâteau de Noël ! À ce festin avaient été invités son secrétaire chinois, qui appartenait depuis longtemps à la religion chrétienne, les deux mandarins de l’escorte, les chefs de la ville, l’un civil et l’autre militaire. Plusieurs des invités se blessèrent légèrement en se servant des fourchettes et des couteaux européens, mais ils ne firent que rire de leur maladresse. Il y eut même des speechs, et M. Margary profita de l’occasion pour faire ressortir avec émotion l’utilité des relations internationales. Le 4 janvier, M. Margary reçut en route des nouvelles de M. Browne et de son escorte. Le colonel ne devait partir que le 15, de façon à rejoindre M. Margary à Bhamô. Le 5, ce dernier entrait dans Tueng-yueh-chou, autrefois Momien. Cette vieille ville est aujourd’hui un monceau de ruines. C’est là que les mahométans rebelles périrent en grand nombre, décimés impitoyablement par leurs vainqueurs. Là mourut aussi le vaillant chef des insurgés, le fameux Tu-wen-Hsin. Notre voyageur voulut voir de près le général qui s’était emparé de Momien en escaladant avec ses troupes les roches qui dominaient entièrement la ville, roches réputées imprenables. « L’aspect de cet homme, a écrit M. Margary, a quelque chose de mystérieux comme le sphinx ; son sourire est d’une douceur féline. Après la victoire, ce général, si doux d’aspect, fit froidement exécuter des milliers de mahométans. »

Quatre jours avant d’arriver à Manwyne, au centre d’une magnifique vallée, le voyageur avait rencontré une peuplade du nom de Payi, singulier mélange de Chinois, de Shons et de Laotiens. Ces hordes couvrent toute la contrée comprise entre la Birmanie, le royaume de Siam, le Cambodge et la Chine. « Leurs vêtemens et leurs costumes m’intéressèrent vivement, dit M. Margary. Divisées en petites principautés, dont je pus visiter en route trois ou quatre, ces tribus sont gouvernées par des chefs qui leur sont propres, mais sous la surveillance des autorités chinoises. Étant l’hôte des chefs, j’ai été bien reçu par eux. Les femmes, au lieu d’imiter la réserve des femmes chinoises, parlent volontiers avec les étrangers. Leur vêtement est merveilleux, et ce merveilleux est dû à leur coiffure qui consiste en un turban ayant la forme d’un énorme bonnet de grenadier ! Une petite jaquette bleue, dont le collet est fermé par une boucle d’argent, couvre le haut du corps ; un jupon court et de même couleur, ornementé par des panneaux rouges, bleus et blancs, complète le costume. Leurs souliers sont rouges et brodés ; elles entourent le bas de leurs jambes d’étoffes bleues couvertes d’ornemens soutachés aux vives nuances. Plusieurs fois, j’ai passé des journées entières avec les chefs de famille ; ils sont fort curieux, et je les vis examiner mon bagage avec de grandes marques d’admiration ; chose étrange, ils écrivent à notre manière, de gauche à droite, et les caractères ont une apparence italique. Les hommes sont légers dans leurs mouvemens, actifs et bien faits. Ils portent une longue jaquette bleue en drap et laissent leurs genoux à découvert à la façon des highlanders. J’en ai vu habillés de blanc avec une ceinture rouge, la tête couverte d’un large chapeau de paille, de la coupe de ceux de Peghorn, et armés d’une longue épée. Les femmes portent des boucles d’oreilles en argent dont les formes varient à l’infini. Elles ont, ainsi que les hommes, d’autres ornemens du même métal. »

A Manwyne, où il est le 11 janvier, Margary trouve quarante soldats birmans qui lui ont été envoyés par le colonel Browne, pour le protéger contre les attaques éventuelles des tribus qui occupent la route entre Bhamô et Manwyne. Je suis convaincu que l’entrée tout à fait insolite de ces hommes armés sur le territoire chinois a dû contribuer quelques jours plus tard à l’assassinat de l’infortuné voyageur. Quoi qu’il en soit, rien ne transpira du mécontentement des mandarins, si, comme je le suppose, ce mécontentement a existé. La malencontreuse escorte était venue à Manwyne à pied, un repos de deux jours lui fut donc nécessaire. Pendant ce délai, M. Margary circula partout sans être molesté ; il s’éloigna même quelque peu de la ville avec un seul domestique pour se livrer au plaisir de la chasse. En ce moment, un homme mal famé, le nommé Si-hrich-tai, qui avait attaqué l’expédition anglaise de 1867, venait de recevoir le commandement militaire du pays en récompense de la bravoure qu’il avait mise à combattre les rebelles mahométans. M. Margary voulut aller voir l’ancien ennemi de ses compatriotes, et cet homme s’agenouilla devant le visiteur européen, lui rendant les plus grands honneurs. Plus tard on a supposé que toutes ces politesses manquaient de sincérité ; elles n’auraient été simulées que pour inspirer une fausse confiance au trop crédule voyageur. L’homme ne se borna pas à ces démonstrations. Il assembla plusieurs chefs des clans sauvages, et leur apprit que M. Margary était porteur d’un sauf-conduit impérial, que les tribus n’avaient qu’une chose à faire : celle de le protéger. M. Margary fut en effet protégé, et, traversant sans trouble les sauvages montagnes qui portent le nom de Kakhyen, il eut enfin le bonheur, à Bhamô, le 17 janvier, de serrer affectueusement dans ses bras le colonel Browne, le docteur et savant naturaliste M. Anderson, et plusieurs autres de ses compatriotes attachés à l’expédition.

Ici finit le journal officiel et commence le tragique épilogue ; mais, avant d’aller plus loin, citons la dernière lettre que Margary écrivit de Bhamô à sa famille : « Vous serez, je n’en doute pas, surpris de me savoir sur un point si éloigné ; cependant j’y suis sain et sauf ! Mes amis m’ont envoyé une garde birmane de quarante hommes qui m’a protégé contre tout, fâcheux incident dans le parcours des montagnes des Kakhyens. Lorsque nous arrivâmes en vue des vastes plaines de la Birmanie, couvertes de jungles, de forêts, et qu’un soleil éclatant illuminait, un transport de contentement s’empara de moi et de mes fidèles compagnons. Nous passâmes la nuit dans une hutte en bambou, élevée sur pilotis, et le jour suivant nous flottâmes joyeusement sur la rivière qui conduit à Bhamô. La vue du drapeau anglais m’y causa une telle sensation de bonheur que je crois n’en avoir jamais éprouvé d’égale dans ma vie ! Nous repartîmes bientôt pour effectuer de nouveau le voyage que je viens de faire, et probablement au mois prochain je pourrai prendre un repos bien mérité. Je suis l’image de la santé parfaite ; on me le dit si souvent que cela devient aussi ennuyeux à entendre que si j’étais toujours traité « d’aimable. » Vous devez vous imaginer combien je suis heureux, et quelles brillantes perspectives j’entrevois pour mon avenir ! » L’expédition, commandée par le colonel Browne, partit de Bhamô au commencement de février ; dans la matinée du 18 de ce mois, elle arriva avec son escorte et ses bagages au dernier poste birman, à un pas de la frontière chinoise, dans la vallée de Nampoung, sombre, et étroite gorge couverte de vignes vierges et entourée de forêts. Là, on apprit que le passage de Birmanie en Chine était gardé par les Kakhyens en armes, et qu’encouragés par les autorités de Seray, première ville chinoise de la frontière, ainsi que par celles de Manwyne, ils avaient l’intention d’arrêter dès le début la marche des voyageurs. Le colonel Browne tint un conseil, et Margary y prit la parole pour soutenir qu’il ne croyait pas à l’inimitié des tribus, qu’il avait vécu avec elles sans être le moins du monde inquiété, et qu’il avait été parfaitement reçu par les mandarins de Seray et de Manwyne. Il proposa, avec son énergie habituelle, d’aller seul en avant, de voir ce qu’il y avait de vrai dans les diverses rumeurs qui leur avaient été transmises, puis, ses informations prises, d’envoyer un messager pour faire connaître la situation. On commit la faute d’accepter cette imprudente proposition. Dans l’après-midi, des bruits de gongs et de cymbales se firent entendre du côté de la frontière chinoise, et des soldats aperçurent sur des arbres élevés quelques Rakhyens épiant les mouvemens des Anglais. Rien n’interrompit cependant le calme du dernier dîner que les voyageurs prirent ensemble, dîner qui se prolongea fort avant dans la nuit, et pendant lequel on parla beaucoup des résultats probables de la mission.

Le 19, de grand matin, M. Margary traversa la frontière, escorté de son fidèle secrétaire chinois, des domestiques qui le suivaient depuis Shanghaï, et de quelques muletiers birmans. Le lendemain, on eut une lettre de lui annonçant son arrivée à Seray. Il y avait été bien reçu et avait continué sa marche dans la direction de Manwyne. La mission suivit ses traces, et arriva le 21 à Seray. À cette date, plus de nouvelles de Margary, et le colonel Browne et ses compagnons remarquèrent que le chef de la ville et ses hommes s’armaient, que les rumeurs d’une attaque prochaine prenaient plus de consistance. Le 22 au matin, l’orage éclatait ; le campement de la mission fut tout à coup entouré de bandés armées, et une lettre envoyée par les Birmans en résidence à Manwyne apprit que Margary avait été lâchement assassiné le 21. Sans la fermeté de l’escorte birmane, à laquelle les assaillans offrirent de fortes sommes s’ils permettaient regorgement des « diables étrangers, » sans la bravoure de quinze cipayes qui constituaient une sorte de garde du corps, la mission eût partagé le sort de M. Margary. Après une journée d’un rude combat, elle put, le soir, repasser la frontière avec ses bagages et trois hommes blessés. A Bhamô, le colonel Browne fit tous ses efforts pour connaître les circonstances du meurtre, mais ce fut en vain. La version la plus exacte est celle donnée par un Birman, qui raconta avoir vu Margary à Manwyne se promenant tantôt avec des Chinois, tantôt seul, dans la matinée du 21. Cet homme raconta aussi que Margary, sur l’invitation de quelques Chinois, avait quitté Manwyne à cheval, pour aller visiter une source d’eau chaude, et que dès sa sortie de la ville il avait été précipité du haut de sa monture et tué à coups de lance.

Ainsi se termina la seconde tentative que les Anglais firent pour pénétrer de Birmanie en Chine, et avec elle la vie d’un des plus nobles enfans de l’Angleterre. Nous allons voir quel parti favorable à ses intérêts cette nation essentiellement politique sut tirer d’une si tragique aventure.


III

Inutile de rappeler ici les longues négociations que M. Francis Thomas Wade, ambassadeur d’Angleterre en Chine, entama avec le gouvernement de Pékin pour obtenir réparation du crime de Manwyne. Les ministres chinois déclarèrent avec quelque apparence de raison qu’ils ne pouvaient se croire responsables de méfaits commis par des tribus sauvages sur lesquelles leur autorité n’était que nominale. Ils soutinrent, ce qui était vrai, que partout où cette autorité était réelle le voyageur Margary avait reçu un accueil bienveillant et comme nul Européen ne pouvait se flatter d’en avoir reçu. M. Wade se borna à dire et à répéter que l’assassinat avait été commis dans une ville chinoise, par des troupes chinoises, et qu’une réparation éclatante était due. Après vingt mois de pourparlers inutiles, le ministre anglais demanda officiellement son passeport, ferma avec éclat le palais de la légation, et se retira à Tien-sin, à bord de l’escadre anglaise, annonçant bien haut une déclaration de guerre à courte échéance. La Chine, alors sans ambassadeur à Londres, ne sachant rien de la guerre turco-russe, ignorant aussi, peut-être l’ignore-t-elle encore, que la France ne peut plus aider, comme autrefois, l’Angleterre dans ses guerres, la Chine, dis-je, se résigna. Mieux valait céder, en somme, que de voir une armée anglaise battre une seconde fois ses soldats, et marcher triomphalement sur Pékin pour en incendier les palais. M. Wade fut donc invité par le gouvernement chinois à se rendre à Che-fou, ville du littoral, afin d’y faire connaître les conditions de la paix. Son excellence Li-hung-chang, vice-roi du Chilhi, grand secrétaire de la chancellerie impériale, fut désigné pour entendre ces conditions et les discuter. Ce vice-roi est un homme courtois, d’une intelligence hors ligne et certainement capable de tenir tête sur un terrain diplomatique à n’importe quel homme d’état européen. Il arriva à Che-fou, où était accouru M. Wade, le 19 août 1876. Dès que la fumée de cette escadre fut signalée à l’horizon, les jonques de guerre qui se trouvaient en rade se couvrirent de drapeaux multicolores et brûlèrent une quantité énorme de poudre en salves désordonnées. Malheureusement, au moment même où les bateaux jetaient leurs ancres, un orage épouvantable éclata. Ce ne fut que le lendemain que Li-hung-chang put descendre à terre. La jetée était couverte de troupes en grande tenue, enseignes déployées. Les trompettes firent entendre leurs fanfares belliqueuses, et les officiers indigènes, quoique gênés par leurs grandes bottes, parvinrent cependant à se présenter en bon ordre et en temps voulu devant leur supérieur. Li-hung-chang monta dans un palanquin, passa rapidement en revue les bataillons agenouillés, puis se rendit à la douane pour y recevoir les hommages du préfet et des mandarins de la province. Ces présentations terminées, le vice-roi fut conduit sur la hauteur, où s’élevait le temple qui devait lui servir d’habitation. Une foule énorme, composée de Chinois et d’étrangers, s’était portée sur son passage.

Le lendemain, après s’être présenté le premier chez le ministre d’Angleterre, l’envoyé chinois rendit visite aux représentans des autres puissances. Pourquoi ces derniers avaient-ils quitté en masse leur poste pour se rendre à Che-fou ? Ne se croyaient-ils plus en sûreté à Pékin ? Toujours est-il qu’on vit à Che-fou pendant tout le temps que durèrent les négociations M. Brenier de Montmorand, ministre de France ; M. España, ministre d’Espagne ; M. Butzow, ministre de Russie ; le chevalier de Schaeffer, ministre autrichien ; l’honorable Geo.-F. Sewart, ministre des États-Unis d’Amérique, et M. von Brandt, ministre d’Allemagne. Sous divers prétextes, les Européens au service de la Chine avaient également désiré se rapprocher du lieu des négociations ; parmi les plus connus, nous devons citer notre compatriote, M. Giquel, directeur de l’arsenal militaire de Foochow, M. Hart, inspecteur général des douanes chinoises, et MM. Mac-Pherson et Geo.-B. Glover, tous les deux directeurs des douanes, le premier à Tien-sin, le second à Shanghaï.

On connaît l’insupportable longueur de l’étiquette chinoise. Ce ne fut que dans les premiers jours de septembre qu’eurent lieu les premières conférences, et Li, pour en prolonger la durée, fit des visites et passa des revues. C’est ainsi qu’il perdit beaucoup de temps à inspecter des troupes chinoises façonnées au maniement des armes par des officiers étrangers.

Enfin, le 13 septembre 1876, une convention fut signée entre M. Wade et Li-hung-chang. Mais, avant de quitter Che-fou, le plénipotentiaire céleste voulut prouver que la bonne chère et le savoir-vivre ne lui étaient pas plus inconnus qu’à ses collègues d’Europe. Il réunit à sa table le corps diplomatique, les étrangers de distinction et deux amiraux anglais dont les flottes étaient venues appuyer de leur présence les prétentions de l’Angleterre. Le banquet, servi à l’européenne et à la chinoise, fut très somptueux. Il se composa de douze services, et, dans les intermèdes, les invités durent se résigner à entendre de la musique vocale et instrumentale. Ce qui manqua complètement à cette fête, ce fut la gaîté. Aussi les diplomates purent, sans être distraits, juger en conscience des mérites respectifs de la truffe et du nid d’hirondelle, discerner si le samshu ou l’eau-de-vie de riz est supérieur à notre fine eau-de-vie de Cognac. Li-hung-chang, qui avait endossé pour la circonstance ses plus beaux habits, se leva au dessert, et prononça avec une certaine timidité un speech à l’européenne. « Je veux maintenant remercier mes hôtes du plaisir qu’ils m’ont fait en prenant part à ce pauvre repas… J’ai eu déjà l’honneur de rencontrer plusieurs des personnes qui sont ici présentes, mais jamais il ne m’avait été accordé de les voir toutes réunies autour de moi, et de les entretenir sans souci des affaires publiques. Dans ce port de Che-fou, où souffle une brise pure qui fortifie nos corps, en vue d’un site délicieux bien fait pour réjouir les yeux, il est doux de sentir nos esprits en harmonie avec les beautés de la nature et de pratiquer l’amitié et la franchise, ces deux sentimens les plus nobles du cœur humain. En appliquant ces belles facultés aux relations diplomatiques, les personnes présentes seront toujours sûres de rester unies et de vivre en frères. S’il en est ainsi, — et c’est mon espoir, — mes hôtes illustres justifieront cet adage d’un ancien sage de l’Empire des Fleurs : « Ceux qui vivent enfermés dans les quatre mers sont amis. »

M. Wade, en sa qualité de doyen du corps diplomatique, remercia, mais en donnant à entendre qu’il croyait la paix pour longtemps assurée dans l’extrême Orient. Puis le ministre anglais porta un toast à l’impératrice douairière de la Chine. Ce qui explique cette habile attention, c’est que le jour du banquet correspondait avec l’anniversaire de la naissance de sa majesté chinoise. Après d’autres discours sans importance, Li-hung-chang se leva de nouveau pour porter un toast à la marine française, et en particulier à notre compatriote M. Giquel. « A M. Giquel, dit le vice-roi, à celui qui a aidé fortement la Chine à se créer une marine nationale ! » Le ministre de France répondit, en faisant remarquer que le principal mérite de M. Giquel était dans l’énergie avec laquelle ce dernier avait prouvé aux Chinois qu’ils n’avaient besoin de personne pour devenir un grand peuple. Le banquet terminé, les invités défilèrent devant les troupes sous les armes.

Section première. — Affaire du Yunnan. — 1. — M. Thomas Wade a fait de cette réclamation une note séparée qui sera soumise au trône impérial par les soins du ministre des affaires étrangères et son excellence Li-hung-chang. Une copie de la réponse impériale à cette note sera remise à M. Wade. Les ministres chinois enverront dans différentes provinces, non-seulement des copies de la note de M. Wade, mais encore des copies de la réponse impériale ; elles y seront affichées. Pour assurer la stricte exécution ! de cette clause, des officiers anglais escortés de mandarins seront autorisés à parcourir les susdites provinces en qualité d’inspecteurs.

2. — Un édit impérial sera envoyé au vice-roi et au-gouverneur du Yunnan, à l’effet, de désigner un mandarin intelligent et habile qui traitera ; avec un officier anglais d’un arrangement commercial entre le Yunnan et la Birmanie.

3. — Pendant cinq ans, à partir du 1er janvier 4877, l’Angleterre aura la liberté d’avoir un représentant à Ta-li-fou, ou dans toute autre ville de la province du Yunnan. Cet agent aura pour mission de préparer une base à des transactions d’affaires, s’il y a lieu d’en établir. Il devra être secondé dans ses recherches par les autorités chinoises. L’Angleterre aura la faculté, avant l’expiration des cinq années, d’indiquer l’époque à laquelle la contrée pourra être ouverte au commerce.

4. — Une somme de 200,000 taëls (1,500,000 fr.) sera remise à M. Wade pour être distribuée aux familles des Européens qui ont souffert, ou péri dans le Yunnan, pour couvrir les dépenses faites en investigations, et pour indemniser divers marchands anglais qui ont eu à supporter des vexations de la part de certains officiers chinois.

5. — Une lettre de l’empereur de Chine exprimant ses regrets de la mort de M. Margary sera envoyée en Angleterre par un messager impérial. Le rang et le nom de cet émissaire, ainsi que les grades et les noms des personnes de sa suite, seront soumis à M. Wade afin qu’il puisse en informer son gouvernement. M. Wade se réserve aussi le droit de vérifier les titres qui doivent accréditer la mission chinoise en Angleterre.

Section II. — Code d’étiquette. — 1. — Dans un mémoire en date du 28 septembre 1875, le prince Kung avait voulu non-seulement formuler un règlement d’étiquette applicable aux relations avec les étrangers, mais encore prouver son désir d’étendre ce règlement aux missions chinoises. À l’avenir, afin d’éviter des malentendus, il est convenu que le tsung-li-yamen (ministère des affaires étrangères) invitera les légations européennes à lui adresser un code d’étiquette qui servira de règle aussi bien aux signataires chinois qu’aux signataires européens. Devant nommer des ambassadeurs et des consuls à l’étranger, la Chine considère ce règlement des rapports officiels comme indispensable[2].

2. — Le traité de 1858, article 16, dit que tout Chinois coupable d’avoir commis un crime sur la personne d’un Anglais sera arrêté et jugé par les autorités chinoises et conformément aux lois de l’Empire du Milieu. Si le crime a été commis par un Anglais sur un Chinois, le coupable sera désormais jugé par des Anglais, selon les lois de la Grande-Bretagne. Conformément à l’article de ce traité, le gouvernement anglais avait établi à Shanghaï une cour suprême. De son côté, la Chine avait établi un tribunal dans la même localité, Mais le président de ce dernier tribunal, soit par faiblesse, soit par crainte d’impopularité, n’a jamais su rendre la justice avec équité. En conséquence, il est convenu que le tsung-li-yamen enverra une circulaire à toutes les légations européennes pour les inviter à lui faire connaître quelle lest la manière d’avoir une bonne justice dans tous les ports ouverts aux étrangers. Toutefois, et dès ce jour, il est entendu que, si un crime est commis sur un sujet étranger dans les ports ou dans l’intérieur de l’empire, M. Wade ou son successeur aura le droit d’envoyer un de ses agens sur le lieu du délit afin d’aider aux investigations de la police chinoise. Il est bien entendu qu’aussi longtemps que les lois des deux puissances différeront entre elles, il n’y aura qu’une règle, et cette règle sera la suivante : Si un Chinois accusé d’un crime contre un Anglais est jugé par les autorités chinoises, les autorités anglaises pourront assister en personne aux débats, mais sans intervention de leur part. Il en sera de même si le coupable est un Anglais, jugé par une cour anglaise. Mais si le représentant d’une des deux puissances n’est pas satisfait de la justice rendue, il aura le droit de protestation. La peine qui frappera un coupable sera appliquée d’après la loi à quelle appartiendra le juge.

Section III. — Commerce. — 1. — D’après les termes de ce traité, le lékin ou taxe provinciale ne peut plus frapper les marchandises déposées dans les concessions ou terrains appartenant aux Européens. M. Th. Wade insistera auprès de son gouvernement pour exiger que le droit de perception du lékin s’arrête aux limites desdites concessions. La Chine devra permettre en outre que Ichang, dans la province de Hupeh, Wu-hu, dans l’Anhui, Wen-chow, dans le Tche-kiang, et Pakhoï, dans la province de Canton, soient ajoutés aux cinq ports déjà ouverts aux Européens et autorisés à recevoir des consuls. Le ministre anglais sera autorisé à envoyer des agens de sa nation en résidence à Chang-king afin que ces derniers puissent étudier les ressources commerciales du Sze-chuen. Mais les marchands européens ne pourront avoir sur ce point ni magasins, ni dépôts d’aucune sorte, et cette défense devra s’étendre aux bateaux à vapeur qui remonteront jusqu’à Chang-king. Plus tard, s’il y a lieu, cette prohibition sera levée.

Dans un esprit de conciliation, la Chine permettra aux bateaux à vapeur étrangers de débarquer et de prendre des passagers et des marchandises dans les ports suivans du Yang-tse : Ta’tung ; Anking, dans le Anhwei ; Hukow, dans le Kianghi ; Wusuch, Linghi-k’ow et Sha-shi dans le Hukwang. L’embarquement et le débarquement à bord des bateaux à vapeur ne pourra se faire qu’à l’aide d’embarcations indigènes. Les marchandises européennes, accompagnées d’un certificat de douane, ne seront pas soumises à la surtaxe du lékin. Les produits chinois mis à bord de ces bateaux ne pourront pas être débarqués pour être vendus en Chine. Il sera interdit aux étrangers de résider dans ces ports, d’y avoir des magasins ou des comptoirs.

2. — La limite des concessions anciennes est déjà connue ; la limite des nouvelles sera faite par les consuls anglais, les consuls des nations signataires du traité, et les autorités chinoises.

3. — M. Wade engagera son gouvernement à établir un règlement nouveau pour la vente de l’opium. Lorsque cette drogue sera introduite dans un des nouveaux ports, elle sera examinée par des inspecteurs et mise en dépôt. Afin d’éviter la fraude, l’opium ne sera délivré aux acheteurs que lorsque ces derniers auront acquitté le lékin en douane. Le tarif de cette taxe sera fixé par les gouverneurs des provinces.

4. — Par différens traités avec les Européens, la Chine a déjà autorisé la circulation des marchandises étrangères lorsqu’elles sont accompagnées d’une quittance des douanes. Le tsung-li-yamen devra établir des quittances uniformes pour tous les ports. Les étrangers et les marchands indigènes sans exception pourront en faire usage.

5. — Lorsque les marchandises importées auront trois ans de séjour en douane, la faculté d’en payer les droits de drawback sera suspendue.

6. — Les autorités de Hong-kong se plaignent que les bateaux des douanes chinoises en surveillance dans les eaux de la colonie anglaise tracassent les négocians indigènes et les bâtimens marchands. L’Angleterre, la Chine et les autorités de Hong-kong désigneront trois officiers d’un même grade à l’effet de s’entendre pour faire un règlement qui détruise cet abus.

7. — Les nouveaux règlemens seront mis en vigueur pour tous les ports six mois après qu’un édit impérial aura approuvé le présent traité. La date à laquelle les marchandises européennes devront être exemptes du lékin et l’opium soumis à cette taxe sera connue aussitôt que M. Wade se sera entendu à ce sujet avec tous les signataires du traité de 1858.

Article supplémentaire. — L’année prochaine, l’Angleterre se propose d’envoyer une mission d’exploration de Pékin aux Indes anglaises par la voie de Kan-suh et Kokonor, ou par le Szechuen jusqu’au Thibet, et de là dans l’Inde. Lorsque ce projet sera mis à exécution, le tsung-li-yamen délivrera à la mission les passeports nécessaires ; des instructions seront également envoyées aux fonctionnaires chinois du Thibet afin que les explorateurs puissent voyager en toute sécurité.


IV

Il ne me reste plus qu’à faire la description succincte des villes qui, d’après la convention qu’on vient de lire, nous sont désormais ouvertes, à parler des résultats qu’elles ont déjà donnés depuis que quelques Européens s’y sont ’établis. Il semble que les nouveaux ports, Pakhoï, Wenchow, Wuhu et Ichang, ne répondent pas entièrement aux espérances caressées par leurs premiers occupans, — Anglais pour la plupart, ai-je besoin de le dire ? Deux marchés surtout trompent les prévisions, et deux autres, sur lesquels personne ne comptait, présentent au contraire dès le début des résultats inattendus. Ichang est une grande et belle ville chinoise, située sur le Yangtse, à 950 milles au-dessus de Hankow. Par sa situation, le port de Ichang est la tête de la navigation à vapeur du Grand-Fleuve ; il paraissait donc appelé à devenir un centre considérable d’affaires d’où les marchandises étrangères se seraient répandues dans des districts fermés jusqu’à nos jours. Il n’en a rien été. Ce port a été ouvert le 1er avril, en présence d’un consul anglais et du général américain Shepart ; ce militaire, doublé, comme tous les Américains, d’un homme d’affaires, avait été conduit là par un navire de guerre de sa nation, le Monocacy. Il a planté un mât de pavillon à côté du mât de pavillon anglais, et, lorsque le drapeau étoile a été hissé, le Monocacy a salué ce dernier d’une salve de vingt et un coups de canon, ainsi que de l’air national des Yankees : Star spangled banner. La Gazette des douanes chinoises nous apprend dans un de ses derniers numéros que l’importation à Ichang n’a été en deux trimestres que de six piculs d’opium, représentant un droit d’entrée en douane de 177 taëls ou environ 1,400 francs. A l’exportation, néant.

Pakhoï est situé dans la province de Canton, au bord de la mer, à très peu de distance de la préfecture de Lien-chou-fou. C’est une jolie petite ville, admirablement située et contenant 10,000 âmes environ. Son port n’est pas des meilleurs, car, comme celui de Haï-how, il a peu de fond, et les bâtimens d’un fort tonnage seront contraints d’aller mouiller leurs ancres assez loin au large. Le commerce de Pakhoï consiste en sucre, en noix d’aréquiers, en feuilles fraîches de bétel et autres épiceries. Les amateurs de chasse y trouveront en abondance la bécassine, les grands échassiers, le canard sauvage et la perdrix. En face de Pakhoï, au sud de la baie, il y a une pagode célèbre dans tout le Céleste-Empire. Au centre de ce monument s’élève un platane gigantesque où nichent des milliers de pierrots ; les branches de l’arbre, n’ayant d’autres issues que les fenêtres de l’édifice, s’élancent au dehors vigoureuses et touffues, donnant ainsi à la pagode un aspect très pittoresque. Il y a à Pakhoï et dans les petites îles de sa baie beaucoup de nos compatriotes missionnaires qui portent le costume des indigènes, y compris la queue. L’un de ces apôtres modernes habite là depuis dix-huit ans.

C’est le 2 mai seulement, en présence de M. Mao-Kean, le consul d’Angleterre, et de plusieurs mandarins, que le port de Pakhoï a été ouvert. Les canonnières chinoises Fei-hoo et Shew-shi saluèrent le pavillon anglais, et le directeur de la nouvelle douane, pour s’attirer sans doute les sympathies de la population, fit partir dans les jambes des assistans un nombre considérable de pétards. Il n’y a point de bonne fête en Chine sans ces bruyantes démonstrations ; elles ont un avantage, au dire des Célestes, c’est celui d’écarter les mauvais génies. Malgré ce bruit, les revenus de la douane sont restés jusqu’ici insignifians, mais tout fait supposer qu’il n’en sera pas longtemps ainsi.

Wenchow est une grande cité qui s’élève sur la côte du Che-kiang, au bord de la mer, et située à égale distance de Foochow et de Ting-ho. C’est le débouché d’un district très fertile en thé. Il s’y fait également un gros trafic en bois de bambous et autres essences. Ce port a été ouvert le 1er avril, et, comme toujours, en présence d’un agent consulaire de la Grande-Bretagne, assisté d’un navire de guerre de cette nation, le Mosquito. La ville est très propre, — ce qui est rare dans l’Empire des Fleurs, — et les rues spacieuses. Au dire des voyageurs, ce sont les voies urbaines les plus largement ouvertes que l’on connaisse en Chine. Les temples des idoles y’sont tellement répandus que les Européens, faute d’hôtelleries, peuvent s’y loger sans que la population, très tolérante, comme toujours, en matière religieuse, en manifeste de la surprise, Du reste, ce n’est point une exception : dans beaucoup de localités, les pagodes ne sont que des caravansérails où l’on peut coucher et faire la cuisine. Depuis l’ouverture du port de Wenchow, de nombreux navires marchands y ont mouillé, débarquant 60,000 pièces d’étoffes en tous genres. L’exportation, il est vrai, a été presque nulle, mais cette situation changera dès que les productions du pays seront plus connues.

Wuhu, ville située à 50 milles de Nankin, sur le Yangtse, a une population de 60,000 habitans. Le premier Anglais qui s’y est installé a écrit aux journaux de Shanghaï qu’il y avait bu une telle quantité de vin de Champagne en compagnie du gouverneur chinois qu’il lui avait été impossible de donner une idée bien exacte du nouveau port. Le joyeux insulaire y était arrivé au milieu d’une tourmente de neige, ce qui, au dire des indigènes, est le plus heureux des présages. Wuhu est la résidence d’un magistrat civil et d’un tao-tai, — préfet ; il y a aussi un colonel, qui surveille deux camps de braves, et deux officiers de la marine impériale. L’un commande en chef la flotte qui stationne à l’embouchure du Yangtse, l’autre dirige les canonnières chinoises qui font la police intérieure du fleuve. La ville est bien bâtie, et la rue principale n’a pas moins d’une lieue de long. Cette immense voie est bien pavée ; elle est bordée par de magnifiques maisons, quelques-unes à deux étages, toutes ornées d’enseignes en laques rouges, ou noires, sur lesquelles se détachent en lettres d’or les noms des marchands. Lorsque le soleil frappe obliquement la rue, l’aspect en est éblouissant. Le climat est sain, et la population polie pour les étrangers. Les lettrés et les officiers en retraite y sont cependant hostiles à nos missionnaires, fort nombreux dans ces ; régions. Ils n’en craignent pas la morale, mais les empiétemens. Il ne se fait qu’un commerce à Wu-hu, et c’est celui du riz. Aux environs de la ville, la campagne est couverte d’immenses rizières et de champs de blé. Le port a été déclaré libre le 1er avril ; de nombreuses marchandises étrangères s’y sont déjà vendues, et tout fait supposer que les produits européens y trouveront un débouché considérable.

En terminant cette étude, je me demande si, en France, ministres et commerçans ont eu quelque souci de l’ouverture des nouveaux ports et des avantages qui peuvent en résulter pour nous. Je crois que rien n’a été fait jusqu’ici dans ce sens, la politique de combat ayant arrêté partout l’essor de la spéculation. Comment eussions-nous songé en effet à nous créer des relations d’affaires avec des contrées nouvelles, lorsque depuis six longs mois tout était remis en question ? Quoi qu’il en soit, la concession qu’a faite l’empereur de Chine, — concession forcée, il est vrai, — ne peut rester ignorée du gouvernement actuel et de nos chambres de commerce. Il est temps que la France envoie un ou deux délégués dans l’extrême Orient, pour y étudier les nouveaux ports..

  1. Avocat du Penang.
  2. La Chine a déjà en Europe deux ambassades : l’une à Londres, l’autre à Berlin. Il est étrange que notre ambassadeur à Pékin n’ait point réclamé pour Paris une faveur égale.