Les Noms des acteurs et le programme de la pièce


LES NOMS DES ACTEURS
et
LE PROGRAMME DE LA PIÈCE !



En avril 1876 entra à la Petite République française — qui n’a rien à voir dans la suite de cette affaire — comme commis d’ordre, un ancien employé du ministère des finances, nommé M. Deroussen. Les journaux l’appellent de Roussen ; pourquoi ?

M. Péphau, aujourd’hui directeur de l’hospice des Quinze-Vingts, était alors administrateur du journal. Son aide déploya tant de zèle, indiqua de si grosses économies à réaliser, et fit preuve de si nombreux talents, qu’on n’hésita pas à lui donner la survivance du chef appelé tout d’un coup à d’autres fonctions.

M. Deroussen est un solennel silencieux. Il avait alors trente-huit ans, et qui l’eût vu marcher grave, compassé et raide dans sa lévite noire, eût été tenté de croire que ce taciturne aux regards fuyants était né à cet âge-là. Avec ses lunettes d’or reposant sur un nez osseux et que surplombait son front fuyant et indécemment dégarni, il portait dans toute sa personne un tel air de dignité et une si hautaine sécheresse, que rien qu’à son approche le thermomètre tombait au-dessous de zéro.

Tout le monde le craignait, chacun en avait peur ; on l’appelait Croquemitaine. Il avait une façon à lui de recevoir ses employés, de les laisser parler et de ne leur point répondre. On pouvait tout lui dire, tout lui raconter ; jamais, de sa part, la plus légère réplique ; la statue du Silence fourrageant des papiers d’un œil terne et sans rayon. Il congédiait ses visiteurs de la même façon qu’il les avait accueillis : rigide et sans voix.

Au bout de neuf ans, cet homme, entré à la Petite République aux appointements de deux cent cinquante francs par mois, possédait près d’un million. La succession de Péphau avait été bonne, et les économies à réaliser fructueuses pour leur inventeur.

Ce fut il y a quatre ans qu’il acheta une partie de l’île de Porquerolles, et qu’il rêva la gloire et le profit d’un Saint Vincent-de-Paul républicain.

Toujours au journal la Petite République, Gambetta imperator et Tony Révillon rédacteur en chef, se présenta un soir une grosse réjouie, haute en couleur, grassouillette, souriante et parlant haut : c’était une demoiselle Ninous, produit du Gers, et mariée avec un certain Lapeyrère. Qu’est devenu ce Lapeyrère ? On se le demande.

Cette grosse personne, lasse de filer de la passementerie et, de recouvrir des boutons, dans un petit logement de la rue des Abbesses, à Montmartre, eut, un jour, la fantaisie d’écrire des romans.

Tony Révillon, dit l’ami des dames, l’accueille avec son plus amoureux sourire et reçoit la Goualeuse sans la lire. Je n’essaierai pas de vous dire ce que valait l’œuvre ; mais je sais que l’auteur s’implanta, d’un bond, dans la maison. Laide, mais bavarde et accorte, cette grosse Marianne conduisit la pluie et le beau temps à la rédaction ; elle faisait rire le Maître et pleurer les abonnés.

L’homme sec que nous connaissons, M. Deroussen, séduit sans doute par le talent de la romancière, paya sa copie douze sous la ligne, et les deux futurs complices de Porquerolles n’eurent bientôt plus de secrets l’un pour l’autre.

Pierre Ninous submergea de sa prose l’hôtel de la Chaussée-d’Antin, et à coups de douze sous la ligne, quand on en a pondu ou fait pondre un millier par jour, on devient bientôt riche.

Donc la poule pondait et Deroussen couvait… l’œuf aux écus. Lui n’avait eu pendant toute sa vie qu’une ambition : devenir riche, très riche. Sans passion, sans jeunesse, la fortune était l’unique objectif de cette âme glabre et de ce tempérament avide, qui n’avait jamais mis le pied dans un café, ne s’était jamais offert aucune fantaisie et, devenu millionnaire, dînait encore à quarante sous.

On créa la Famille petit journal de modes qui rapporta beaucoup d’argent.

Ce fut alors que l’administrateur pensa qu’il était de son devoir et de ses intérêts de devenir le chef légal de la communauté et il demanda à la dame la faveur de sa grosse main.

Mme Ninous possède des mains d’une épaisseur et d’une envergure dont on ne saurait se douter quand on ne les a pas vues ; de grosses saucisses de Francfort, toutes rouges, accrochées à une épaule de mouton. Ah ! je comprends qu’elle ait donné un joli coup de main à son amant pour faire fortune !

Les voilà mariés. Mais que je désirerais savoir ce qu’est devenu Lapeyrère ! Et vous ?

Au mois de juillet dernier, le conseil d’administration de la Petite République ayant refusé d’approuver leur compte, qu’il trouvait peut-être digne d’un apothicaire, ces deux grandes âmes prirent la résolution d’aller vivre dans leurs terres et de consacrer à leurs chers enfants adoptifs les dernières années d’une existence toute de sacrifices et d’abnégation.

Seulement comment faire planter des vignes, récolter des primeurs, vendre en février des tomates cinquante sous la livre et cela sans payer de main-d’œuvre ?

Telle était la question ; ils l’ont résolue.

Pourquoi la châtelaine de Porquerolles aime-t-elle tant la crapaudine ? C’est une sauce pour les pigeons : aussi y a-t-elle accommodée l’Assistance publique.

Charles Quentin n’est point un méchant garçon, au contraire. On l’a connu d’habitude généreux, serviable et peut-être trop complaisant. Souvent de l’ostentation et avec cela un grand désir de paraître ; mais que voulez-vous, l’homme n’est pas plus parfait qu’il n’est de bois.

Intime de Delescluze et fidèle garde du corps de ce fameux ministre de la guerre… civile, il l’abandonna cependant sur la route de la mort et, au lieu de le suivre derrière la dernière barricade, il tenta une pointe du côté de l’opportunisme. Pour le récompenser de sa conversion, Gambetta s’en servit à son journal, et le fit nommer ensuite directeur de l’Assistance publique. Il demeure aujourd’hui réfugié dans un gras fromage, boulevard de Sébastopol, et l’ancien révolutionnaire, l’ancien ami de la vache à Gambon, reçoit l’après-midi, d’un air quiet et béat, mais sans remercier le client, des impôts chaque année plus lourds et plus écrasants, que viennent humblement lui apporter les malheureux contribuables du deuxième arrondissement.

Lorsqu’il était avenue Victoria, Quentin ne parlait à tout venant que de ses efforts en faveur des Enfants-assistés, et la haute protection apportée à ces malheureux déshérités devait être, à lui aussi, la grande pensée de son règne. Il ne tarissait pas sur les soins et les sollicitudes de l’administration envers ces jeunes misérables. Il disait tout cela avec passion, racontait ses projets avec éloquence et j’y croyais.

Voilà donc aujourd’hui, à Porquerolles, le fruit de ses efforts, de ses tentatives et de sa vigilance !

Mais, infortuné Quentin, toi qui, mieux que personne, as connu le couple dont l’affaire se juge à Toulon, qui, vivant près d’eux, presque dans leur intimité et les voyant chaque jour au même journal dont tu étais rédacteur, les tenais en si petite estime, comment en es-tu arrivé à te laisser séduire par eux, à devenir leur compagnon et ensuite leur dupe ?

Tu avais tellement compris, cependant, combien ces enfants, fruits de la misère et du vice, étaient intéressants et dignes de pitié ! Malheureux nés de la fange et dans la fange, et qui portent partout, sur leurs corps et dans leurs âmes, les stigmates du mal héréditaire, pauvres plantes chétives et mal venues, et méritant plus que personne au monde un dévouement de toutes les minutes ! C’est pour eux qu’une tendresse doit être le pansement de la blessure, et une bonne parole le breuvage qui purifie et la nourriture qui réconforte.

Tu les confies à cette… romancière honoraire ; c’est à elle et à son compagnon que tu livres ces pauvres enfants, deux fois victimes, de la destinée d’abord, et de la société ensuite.

On ne se laisse pas leurrer de la sorte ; tu avais charge d’âmes et, quoique libre-penseur, tu eusses dû te montrer plus soumis et moins sûr dans tes agissements.

Quand tu as chassé les religieuses des hôpitaux, je t’avais prédit le châtiment : le voilà.

Te souviens-tu qu’en te montrant le portrait de la sœur Rosalie, placé dans ton cabinet au-dessus de ton bureau, je te disais : « Charles Quentin, examine comme cette sainte à la physionomie céleste prend des airs courroucés en te regardant ».

Moi, je croyais aux filles de Saint-Vincent ; toi, tu as cru au frère Deroussen et à la sœur Ninous. Elles sont gentilles, les infirmières de ta façon !

louis davyl