Les Noirs américains depuis la guerre civile des États-Unis/01

Les Noirs américains depuis la guerre civile des États-Unis
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 44 (p. 364-394).
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LES
NOIRS AMERICAINS
DEPUIS LA GUERRE

I.
LES PARTISANS DU KANSAS. — LES NOIRS LIBRES DE BEAUFORT.

I. Les États-Unis d’Amérique en 1863, par M. Bigelow, Paris 1863 - II. La Terreur blanche au Texas et mon évasion, par M. J.-C. Houzeau, membre de l’académie de Belgique, Bruxelles, 1862. — III. The freed men of South Carolina, by J. M. Mac Kim, 1862. — IV. Official reports on the Negroes of South Carolina, by Edward Pierce, 1862. — V. The Slave Power ; its character, career and probable designs, by J. E. Cairnes, London 1862.

Dans l’histoire des hommes aussi bien que dans celle de la terre, ce ne sont pas les mouvements brusques et violens qui produisent les résultats les plus considérables : les modifications lentes et souvent inaperçues ont une bien plus haute importance. Comme les lois même de la nature, ces évolutions graduelles de l’humanité se cachent sous la variété des faits qui constituent l’histoire apparente, et de longues années s’écoulent avant qu’on en apprécie la véritable signification. C’est à distance seulement qu’on peut les comprendre dans toute leur grandeur. Les simples accidens de la vie des peuples, les rebellions, les guerres, les péripéties sanglantes des batailles empêchent de voir les transformations profondes que subit la société tout entière. Ainsi, dans l’histoire des choses qui se sont accomplies en Amérique pendant les deux dernières années, les massacres de Bull’s Run, le combat du Merrimac et du Monitor, la prise de la Nouvelle-Orléans, le siège de Vicksburg occupent une beaucoup plus large place que la fuite silencieuse de milliers d’esclaves et l’abolition graduelle de la servitude africaine. On ne saurait s’en étonner : le spectacle d’hommes qui s’entr’égorgent offre un poignant intérêt qui satisfait je ne sais quel instinct barbare et le besoin d’émotions violentes. D’ailleurs les alternatives de la lutte ne demandent pour être comprises aucun effort intellectuel, tandis que les évolutions progressives de la société, embrassant à la fois le passé et l’avenir, doivent être étudiées avec un esprit philosophique. À la longue, les faits s’oublient peu à peu, à moins qu’ils n’aient saisi l’imagination des peuples et ne se soient transformés en légendes ; mais les idées cachées sous le tumulte des événemens se révèlent et grandissent à mesure, semblables aux montagnes qui paraissent d’autant plus hautes qu’on s’éloigne de leur base.

Parmi ces idées, qui se dégageront peu à peu de la crise américaine, aucune, ce nous semble, ne se manifestera d’une manière plus éclatante que celle du droit absolu que les hommes de races diverses ont à la liberté. Sur le sol classique de l’esclavage, les noirs deviendront les maîtres de leur propre corps et se mêleront à la société des blancs, leurs anciens possesseurs ; la servitude, qui dans aucun pays du monde n’avait trouvé de plus audacieux défenseurs, aura été jugée définitivement par ses abominables conséquences. Dans le désir de faciliter leur travail aux écrivains qui raconteront un jour en entier la lutte de l’émancipation, nous allons tâcher de décrire ici les premières phases de cette heureuse transformation des camps d’esclaves en communautés d’hommes libres. Les documens sont rares, car les défenseurs qu’une main cachée suscite aux nègres d’Amérique songent à combattre et non pas à raconter l’histoire de ceux qu’ils sont chargés de secourir ; cependant les faits épars que nous pourrons recueillir et que nous discuterons impartialement suffiront pour faire comprendre la gravité des événemens auxquels notre génération a le privilège inappréciable de pouvoir assister.


I

Pour mesurer plus facilement l’énorme progrès accompli depuis deux années dans la condition des nègres et dans l’opinion publique des Américains du nord au sujet de l’esclavage, il n’est pas inutile de rappeler en peu de mots quelle était la situation à l’époque de la dernière élection présidentielle. Alors l’extension et l’aggravation de la servitude des noirs étaient encore le but primordial des hommes d’état qui dirigeaient la politique des États-Unis. Les planteurs du sud, tout-puissans dans le sénat et sûrs de la complicité du président Buchanan, avaient subordonné toutes les autres considérations à celles de leur propre intérêt et transformé toutes leurs ambitions en articles de loi. Dans les états à esclaves, la liberté républicaine n’était plus qu’un vain mot ; les ministres de tous les cultes n’avaient plus qu’une mission, celle de prôner « l’institution divine ; » les journaux, rendus unanimes par une même passion ou par l’universelle terreur, n’avaient plus qu’un rôle, celui d’affirmer l’excellence de l’esclavage et l’infamie des abolitionistes ; toute protestation contre la servitude s’était depuis longtemps évanouie ; couverte par un immense concert de malédictions, la plainte du nègre n’était plus entendue. Dans le district de la Colombie, commun aux deux fractions de la république, les geôles où l’on fouettait les noirs s’élevaient à côté de la Maison-Blanche et du palais de la nation. Enfin, dans tous les états soi-disant libres, des négocians armaient leurs navires pour la traite des nègres sans redouter les tribunaux de leur pays ; d’autres se faisaient les bailleurs de fonds des propriétaires d’esclaves, et partageaient avec eux les bénéfices sans vouloir partager la honte. Sur aucun point de l’immense territoire américain, les fugitifs des plantations ne pouvaient se dire à l’abri. Des chasseurs de profession, parfois accompagnés de limiers, se lançaient sur la piste du gibier noir, le forçaient soit dans les campagnes, soit dans les rues des cités populeuses, puis, après avoir fait constater leurs prises par des magistrats spéciaux auxquels on payait chaque tête de nègre capturé suivant un tarif réglé d’avance, ils ramenaient les fugitifs à coups de fouet et de prison en prison. Parfois aussi les chasseurs mettaient la main sur des nègres libres, et rarement ces victimes d’une méprise plus ou moins involontaire recouvraient la possession d’eux-mêmes. Les propriétaires d’esclaves prétendaient au droit de parcourir ou même d’habiter les états libres avec leurs domestiques noirs, et de rétablir ainsi la servitude dans les contrées où elle était abolie. Par une loi récente, ils avaient livré aux empiétemens futurs de l’esclavage tout l’espace occupé par les territoires : maîtres absolus d’un tiers de la république, ils s’étaient arrogé encore, par le bill du Nebraska, le droit d’envahir un autre tiers de l’immense superficie des États-Unis. Ce n’est pas tout. Enivrés par leurs victoires successives, ils ne craignaient pas d’attenter à la liberté garantie par la génération précédente aux nègres affranchis ; dans la plupart des états du sud, l’aristocratie féodale avait décrété la servitude pour tous les hommes de couleur émancipés, et dans les autres états à esclaves de simples questions de détail arrêtaient encore le vote de cette mesure impie. Par politesse envers les électeurs du Maryland, de la Virginie et des autres états du centre, les planteurs du sud n’insistaient que faiblement sur la nécessité de rétablir la traite des noirs ; mais il n’est pas douteux qu’en véritables logiciens ils n’eussent pas fini de remporter cette dernière victoire sur la morale. N’y étaient-ils pas autorisés par la décision solennelle de la cour suprême d’après lequelle le nègre n’a « aucune espèce de droit que le blanc soit tenu de respecter ? »

Tout cela était la loi. Grâce à leurs propres efforts et à ceux de leurs complaisans des états libres, les planteurs avaient réussi à jeter le manteau de la légalité sur toutes les turpitudes de l’esclavage et à faire sanctionner tous ses envahissemens. Sur le terrain purement constitutionnel, leur position était à peu près inexpugnable, et s’ils n’avaient pas déchiré de leurs propres mains le pacte féféral qui les protégeait, ils jouiraient encore paisiblement de leurs propriétés vivantes. Leur prétendu droit, si contraire à la morale, était du moins inscrit dans les codes et dans les actes du congrès, et cela suffisait pour maintenir la prépondérance politique des hommes du sud pendant une période indéfinie. Aussi les abolitionistes purs, qui constituaient aux États-Unis une secte de quelques milliers d’individus à peine et qu’on affectait de mépriser comme de pauvres rêveurs, reconnaissaient l’impossibilité légale de forcer l’esclavage dans ses retranchemens, et, ne pouvant espérer l’extinction naturelle de la servitude, demandaient hautement la scission entre le nord et le sud, entre les hommes libres et les planteurs. Les républicains, qui avaient donné leurs voix au général Fremont en 1856 et qui firent triompher la candidature de M. Lincoln en 1860, ne croyaient pas non plus qu’il fût possible de supprimer l’esclavage en s’appuyant sur les lois existantes, et du reste l’abolition eût-elle pu s’accomplir d’une manière constitutionnelle que leur parti n’eût pas même eu le désir de la voter. Le programme adopté à Chicago le prouve : ils admettaient dans les termes les plus explicites que le maintien de l’institution servile était garanti par le droit public et que les états à esclaves pouvaient régler à leur guise toutes leurs affaires intérieures. Placée sous la sauvegarde de la constitution, la servitude était pour les républicains chose sacrée à laquelle ils n’avaient pas plus le droit de toucher qu’un Juif n’eût celui d’écraser un serpent niché dans l’arche sainte. Leur unique but était de conserver à la liberté du travail leur propre territoire. Ils n’attaquaient point, ils se défendaient. Sous la présidence de M. Buchanan, lorsqu’ils firent admettre le Kansas au nombre des états libres, ils revendiquaient un droit solennellement garanti par des compromis antérieurs et représentaient les vœux maintes fois exprimés des habitans du Kansas eux-mêmes. En novembre 1860, lorsqu’ils élirent M. Lincoln, ils n’avaient d’autre intention que d’affirmer l’inviolabilité du travail libre dans les états du nord, et pour donner aux planteurs des gages de leur sincérité, ils ne cessaient de témoigner le dégoût que leur inspiraient les abolitionistes. La fraternité humaine, l’égalité future de toutes les races, la liberté universelle, n’étaient que chimères pour les républicains d’Amérique, et s’ils avaient cru à la scission dont on les menaçait depuis de si longues années, on ne peut douter qu’ils eussent voté en masse pour un candidat favorable à l’extension de l’esclavage. Les radicaux, isolés ça et là dans quelques villes de la Nouvelle-Angleterre, eussent été réduits à une impuissance absolue. N’essayons point de pallier ce fait déplorable : les hommes du nord étaient en grande majorité complices de leurs concitoyens du sud dans le crime de l’esclavage ; ils voulaient simplement s’en épargner le remords.

Aussi le parti républicain caressait la chimère d’un compromis définitif, comme si les passions pouvaient se condamner jamais à osciller autour d’un centre de gravité. Plus logiques et doués de cette prescience instinctive que donne toujours un principe absolu, les hommes du sud comprenaient fort bien qu’un accord à l’amiable était impossible entre deux groupes d’états où la condition sociale des travailleurs offre un antagonisme si complet. Ils savaient qu’une victoire décisive serait remportée tôt ou tard par l’une ou l’autre des sociétés hostiles, et la prévision de l’avenir leur faisait confondre dans une même haine les républicains de tout le nord et les abolitionistes de Boston. Et comment n’auraient-ils pas abhorré ce parti qui, tout en respectant l’esclavage, venait de lui faire subir son premier échec ? L’histoire des quatre-vingts dernières années avait appris aux planteurs que le maintien de leurs privilèges avait pour condition essentielle une série non interrompue de triomphes, et qu’un temps d’arrêt dans leurs conquêtes deviendrait inévitablement le signal du recul. En effet, l’esclavage, abandonné à ses propres forces, ne peut soutenir la concurrence avec le travail libre : il se limite nécessairement à un petit nombre d’industries ; il épuise la terre, il fatigue les hommes, il ne peut les utiliser que par masses, et surtout il leur ôte cet aiguillon de l’intérêt privé, sans lequel l’ouvrier, dépourvu de toute initiative, devient une machine sans intelligence. Pour contre-balancer ces causes d’infériorité, les planteurs avaient la grande ressource d’étendre indéfiniment leur domaine et de garder avec un soin jaloux le monopole des produits spéciaux qui faisaient leur richesse ; mais l’admission du Kansas au nombre des états libres, puis le triomphe des républicains dans les élections présidentielles de 1860, prouvèrent aux esclavagistes qu’ils ne devaient plus espérer l’accroissement de leur empire. Les travailleurs libres, dont la multitude augmente si rapidement dans la république américaine, allaient peser de plus en plus sur leur frontière, ils allaient peut-être pénétrer dans les territoires du sud-ouest et faire concurrence aux propriétaires d’esclaves pour la production du coton. Enserrée dans un cercle toujours plus étroit, la puissante aristocratie du sud était condamnée à la mort lente de l’étouffement.

Mieux valait pour les chevaliers du cercle d’or jouer le tout pour le tout et risquer la perte soudaine de leurs privilèges en essayant de reconstruire l’Union à leur profit. Insoucieux de la constitution qui les avait abrités si longtemps et qu’on pouvait maintenant retourner contre eux, violateurs des lois qu’ils avaient eux-mêmes dictées, et qui prononçaient désormais leur condamnation, ils déchirèrent l’ancien pacte fédéral, sans attendre que les vainqueurs eussent porté la moindre atteinte aux garanties légales de l’institution servile, sans attendre même que fussent expirés les pouvoirs de M. Buchanan, le président qu’ils avaient fait élire. Les républicains du nord n’étaient pas encore revenus de leur stupeur, que déjà la scission était consommée. On sait maintenant, à n’en pouvoir douter, que les rebelles ne voulaient point s’en tenir à la proclamation de leur indépendance, mais que leur ambition était de fonder au profit de l’esclavage une nouvelle union sur les ruines de l’ancienne. Protégés par le roi Cotonet convaincus de la toute-puissance de l’intérêt, ils comptaient fermement sur la complicité de la France et de l’Angleterre dans leur œuvre de reconstruction ; quant au peuple des États-Unis, ils espéraient pouvoir le capter par les moyens qui leur avaient si souvent réussi dans le congrès. Aux états du centre, ils vantaient les bénéfices que procure l’élève des nègres destinés aux marchés du sud ; aux états de l’ouest, ils promettaient les avantages du libre échange ; à la Pennsylvanie et à New-York, ils offraient l’appât du lucre.

Les six petits états de la Nouvelle-Angleterre devaient être les seuls à être exclus, comme indignes, de la confédération esclavagiste. C’est que les partisans zélés de l’émancipation, qui se trouvent principalement dans ces états, s’appuient, eux aussi, sur un principe, la liberté, et n’ont jamais eu l’idée chimérique d’opérer un compromis avec les planteurs. Rendus clairvoyans par l’habitude de la pensée, ces hommes, auxquels on refusait tout sens pratique, sont les seuls parmi les gens du nord qui n’ont pas été pris au dépourvu et ne se sont pas trompés sur le résultat final de la séparation. À la nouvelle du bombardement et de la reddition du fort Sumter, l’émotion fut indicible dans toutes les villes du nord, et des comités de défense s’organisèrent spontanément sur tous les points menacés. Et pendant que la population tout entière était en proie à un délire patriotique, pendant que deux cent mille volontaires couraient aux armes, la société des abolitionistes de Boston se réunissait tranquillement pour tenir sa dernière séance. « Durant ces trente dernières années, nous avons travaillé, nous avons combattu, nous avons souffert avec joie ; maintenant laissons aux événemens le soin de continuer notre œuvre ! Nos prédictions s’accomplissent : nous n’avons plus qu’à voir défiler devant nous les jours de bataille portant avec eux la liberté ! » En effet, le premier jour de la rébellion peut être également considéré par les nègres d’Amérique comme le premier de leur hégire. Les coups de canon tirés par les esclavagistes caroliniens contre le fort Sumter ont été le vrai signal de l’émancipation des noirs, et ce sont les maîtres eux-mêmes qu’une singulière ironie du destin a chargés d’être les libérateurs !

II

Rigide interprète de la légalité, le président Lincoln arrivait au pouvoir avec un sentiment profond de son immense responsabilité et la ferme intention de remplir strictement le mandat qu’il avait reçu de ses concitoyens. Ce mandat était de rétablir purement et simplement la constitution tout entière, même avec les garanties qu’elle offre aux propriétaires d’esclaves ; il devait ramener dans l’Union les états rebelles, et leur imposer le respect des lois en les respectant lui-même et en faisait exécuter celles que le congrès avait votées contre les noirs fugitifs. D’ailleurs, s’il avait eu la volonté d’agir, non pas en magistrat constitutionnel, mais en chef révolutionnaire, il ne fût probablement pas entré à la Maison-Blanche. Nommé par une simple minorité des électeurs populaires[1], il aurait bientôt vu cette minorité se tourner contre lui et faire cause commune avec la majorité démocratique, dont les voix s’étaient dispersées sur d’autres candidats. Aussi, quelles que fussent ses opinions particulières sur l’esclavage, M. Lincoln se garda bien de les manifester. En sa qualité d’homme politique, il avait toujours affirmé que l’extradition des noirs fugitifs était un devoir civique ; devenu candidat à la présidence, il ne cessa de professer la même opinion, qui du reste était conforme à celle de presque tout son parti. Enfin, nommé président, il ne négligea aucune occasion de rassurer les hommes du sud et de témoigner en faveur de leurs droits constitutionnels. Dans son message, il déclarait ne vouloir en aucune manière attenter à l’institution patriarcale ; il acceptait la doctrine antique en vertu de laquelle l’esclave qui s’enfuit dérobe son propre corps ; il reconnaissait le droit absolu du maître à la récupération de sa propriété vivante. Par un excès de prévenance, il s’abstenait même d’aborder le sujet si délicat des territoires et de faire la moindre allusion aux anciens compromis maintes fois violés par les esclavagistes. En terme supplians, dont la sincérité ne pouvait être mise en doute, il conjurait ses frères du sud de rentrer dans l’Union avec toutes leurs prérogatives et leur offrait ses bons services pour écarter définitivement cette fâcheuse question de l’esclavage, cause de tant de malheurs.

Le congrès était disposé à imiter le président dans cette politique de conciliation à outrance. En votant l’organisation de trois territoires, dont l’un au moins, celui du Colorado, était exposé à l’invasion du travail esclave, les sénateurs allèrent même, dans leur courtoisie pour les planteurs, jusqu’à négliger d’introduire une clause assurant aux agriculteurs libres l’occupation de ces vastes contrées. Plus tard, lorsque la guerre éclata, les généraux de l’armée ne furent pas moins polis pour les propriétaires de nègres que ne l’étaient les membres du gouvernement et de la législature. Des ordres formels enjoignaient aux troupes de rendre consciencieusement à leurs maîtres les esclaves fugitifs qui s’égaraient dans les lignes fédérales. Parfois même les soldats étaient chargés par leurs officiers de prêter main-forte aux chasseurs et de traquer les noirs dans les forêts. Telles étaient les premières scènes de cette guerre qui doit avoir pour inévitable résultat la liberté des nègres dans tous les états méridionaux.

Quelques incidens toutefois révélaient d’avance la tournure que la lutte entre les hommes libres du nord et les propriétaires d’esclaves du sud était destinée à prendre tôt ou tard. Les volontaires du Massachussetts, qui, par une heureuse circonstance, dit le sénateur Sumner, avaient été les premiers à verser leur sang pour la république, étaient en grande partie de zélés abolitionistes, et leur prompte réponse à l’appel du président était un signe de l’ardeur qu’ils allaient porter à la délivrance des esclaves. En dépit de la loi d’extradition et des ordres de leurs chefs, ces soldats improvisés donnaient joyeusement un asile aux rares fugitifs qui venaient les implorer ; souvent même ils étaient les premiers à conseiller l’évasion et à faciliter le départ des nègres pour la Pennsylvanie. De là des altercations entre les volontaires et leurs officiers, et parfois des conflits entre les tribunaux civils et l’autorité militaire. Cependant ces difficultés furent bientôt écartées dans le département du Potomac. La sévérité croissante de la discipline, le zèle des juges entièrement dévoués aux propriétaires d’esclaves éclaircirent peu à peu les rangs des abolitionistes purs ; d’ailleurs ceux-ci ne pouvaient échapper au prestige que doit nécessairement exercer toute loi, même abhorrée, sur des hommes auxquels l’amour de la constitution, la grande loi, avait mis les armes à la main. Et puis ces rudes gens du nord, qui se trouvaient pour la première fois en contact avec les élégans gentilshommes de la capitale, craignirent bientôt de se déshonorer en s’occupant de cet être méprisé qu’on appelle a stinking nigger. Pendant les premiers mois de la guerre, tout officier visant aux belles manières donnait la preuve de sa distinction aristocratique en confondant les nègres et les abolitionistes dans un même sentiment de mépris.

À l’ouest des Alleghanys, là où une simple rivière, l’Ohio, borne les domaines de la servitude sur une longueur de plus de 1,200 kilomètres, la guerre ne sévissait pas encore, et par conséquent les relations entre le maître et l’esclave n’avaient point été troublées. Le Kentucky s’était déclaré neutre et profitait de ses quelques mois de répit pour servir d’intermédiaire commercial entre le nord et le sud ; il ramassait en toute hâte les dollars que lui procuraient cette nouvelle source de trafic destinée à se tarir bientôt. C’est au-delà du Mississipi, sur les frontières du Kansas, qu’on vit les deux sociétés ennemies s’entre-choquer aussitôt après la déclaration de guerre. Dans ce pays, tous les élémens hostiles se trouvaient en contact et fermentaient depuis de longues années, attendant l’occasion favorable pour engager la lutte. Créé par un premier compromis, l’état du Missouri ne pouvait se développer que par une série non interrompue d’autres compromis. Certains comtés étaient habités uniquement par des colons libres, d’autres, situés par une singulière anomalie dans les parties septentrionales de l’état, renfermaient une forte proportion d’esclaves. La ville de Jefferson, chef-lieu du Missouri, était aux ordres des planteurs, tandis que Saint-Louis, la grande cité qui aspire à devenir le siège du gouvernement des États-Unis, était presque entièrement républicaine, et nommait pour représentans au congrès des adversaires de l’esclavage. Des milliers d’émigrans allemands, des exilés politiques, presque tous abolitionistes ardens et complètement étrangers aux subtilités des légistes américains, prêchaient avec ferveur l’émancipation des noirs. Enfin les souvenirs encore récens de la guerre du Kansas, qui avait ensanglanté les frontières pendant plusieurs années, emplissaient tous les cœurs de haine et de vengeance. Dans ces régions, situées à plus de 2,000 kilimètres de Washington et rendues presque indépendantes du gouvernement central par la désorganisation temporaire de la république, la lutte devait nécessairement revêtir un caractère particulier et se transformer en guerre d’émancipation. Chose étrange ! c’étaient ces mêmes populations agricoles du Haut-Mississipi, sur lesquelles les esclavagistes avaient le plus compté, qui étaient les premières à demander l’affranchissement des esclaves. Tandis qu’à Washington le président et les généraux de l’armée faisaient assaut de courtoisie envers les propriétaires de nègres et témoignaient par leurs actes du respect qu’ils portaient à l’institution servile, les volontaires du Missouri et du Kansas agissaient tout autrement et demandaient à se battre, non pour les clauses de la constitution, mais bien pour la liberté du sol. Les deux armées de l’est et de l’ouest, que l’immense vallée de l’Ohio séparait l’une de l’autre, et qui s’étaient levées au même appel, apportaient chacune sur les champs de bataille un esprit différent. L’une, composée d’hommes appartenant pour la plupart aux classes industrielles et commerçante de race anglo-saxonne, n’avait d’autre but que de défendre la loi ; l’autre, dont les rangs étaient en grande partie formés d’agriculteurs allemands encore tout pénétrés des idées de l’Europe sur l’esclavage, voulaient avant tout faire triompher la justice. Les représentans de ces deux tendances diverses étaient d’un côté le légiste Lincoln, de l’autre le pionnier Fremont. Si ces deux hommes n’avaient pas été animés tous les deux du plus sincère patriotisme, et si la guerre, en se répandant comme une immense traînée de feu de la Chesapeake à l’Arkansas, n’avait pas bientôt fondu tous les contrastes et donné la même impulsion à toutes les armées en marche, l’antagonisme naturel des états de l’ouest aurait pu devenir une source de dangers pour la république et la menace d’une deuxième scission bien plus douloureuse encore que la première.

Dès le commencement de la guerre, les esclavagistes du Missouri se sentirent frappés au cœur. Le prix des nègres, cette valeur impressionnable qui est pour les planteurs d’Amérique ce que le cours de la rente est pour les négocians d’Europe, baissa de 80 pour 100 dans l’espace de quelques mois. Des noirs vigoureux, achetés 1,200 dollars à la fin de l’année 1860, étaient revenus en 1861 moyennant une somme de 200 dollars. Les marchands d’esclaves, complètement ruinés maudissaient les républicains du nord et discouraient en faveur de l’insurrection, « le plus sain de tous les devoirs ». Un grand nombre de propriétaires qui disposaient encore de fonds considérables se hâtaient de vendre leurs terres à vil prix et disaient adieu à l’état du Missouri pour aller s’établir dans l’Arkansas avec leur bétail humain. Les évasions d’esclaves devenaient chaque jour plus fréquentes. Les volontaires allemands qui occupaient la ville de Saint-Louis, et que les ennemis de l’Union qualifiaient de terroristes, ne négligeaient aucune occasion de violer la loi d’extradition, et tous les nègres fugitifs trouvaient dans leur camp un accueil empressé. D’ailleurs le général Fremont leur donnait l’exemple. Un jour un planteur vint chercher trois nègres qui s’étaient réfugiés dans le camp : « Allez-vous-en, lui répondit le général. Il se peut que vos esclaves soient ici ; mais aussi longtemps que je garderai mon nom, je ne tromperai jamais la confiance que ces hommes ont mis en ma protection ! »

Cependant la lutte prenait dans le Missouri un caractère d’acharnement féroce, qui contrastait avec les allures tranquilles de la guerre du Potomac. Autour de Washington, les armées ennemies étaient composées à peu près en entier d’hommes appartenant à des états distincts par le climat, les mœurs, les traditions ; mais sur les bords du Missouri, les combattans avaient été voisins avant de s’entre-tuer ; ils se connaissaient les uns les autres et portaient dans la lutte cette animosité personnelle qui donne un caractère si effrayant aux guerres civiles. Une victoire remportée par l’un ou l’autre parti pacifiait le pays à la surface ; mais quelques jours après, chaque village, chaque hameau abandonné par les troupes recommençait la guerre pour son propre compte, et telle région qui le lendemain d’une défaite n’offrait en apparence que de paisibles agriculteurs était couverte de guerillas bientôt après le départ de l’ennemi. Sur tous les points du territoire avaient lieu des rencontres à main armée, depuis la bataille proprement dite jusqu’au simple duel. Un grand nombre de villes et de villages étaient brûlés, les campagnes étaient dévastées, la solitude reprenait son domaine. Des sociétés de brigands, étrangères à tous les partis et constituées par actions comme des compagnies industrielles, exploitaient systématiquement le pays par le vol, le meurtre et l’incendie. Le Missouri, auquel sa position centrale, son réseau de rivières, la fertilité de son territoire et ses montagnes de métal presque pur peuvent faire espérer de devenir un jour l’état le plus important de l’Union, courait le risque d’être changé en un désert ; déjà les citoyens étaient obligés d’implorer du répit pour le paiement de leurs taxes. Il fallait aviser au plus tôt. Le 31 août 1861, le général Fremont proclama la loi martiale, et le premier parmi tous les chefs américains, il osa prononcer le mot redoutable d’émancipation ! De sa propre autorité, il déclara libres tous les nègres dont les maîtres auraient été convaincus de rébellion, et, joignant l’exemple au précepte, il mit en liberté deux esclaves de Saint-Louis qui avaient appartenu à des ennemis de l’Union.

C’était là un geste qui peut nous paraître aujourd’hui bien simple. Pourtant l’Amérique entière en frémit. Depuis le désastre de Manassas, rien n’avait ému le peuple d’un pareil effroi. L’esclavage, cette institution qu’avaient maintenue et justifiée par leur exemple les Washington, les Jefferson et les autres pères de la patrie, un soldat y portait violemment la main. Nouveau Samson, il osait renverser les colonnes du temple, et ne craignait pas d’ensevelir le peuple entier sous les ruines ! Il est vrai que le congrès avait récemment voté comme mesure de guerre un bill autorisant la confiscation des esclaves employés aux travaux de siège ou de défense ; mais ces nègres confisqués par le gouvernement et devenus libres en fait restaient encore des immeubles en droit, et le principe constitutionnel de la servitude demeurait dans toute son intégrité. Par une singularité du bill, l’avantage d’être confisqué et pratiquement émancipé était offert aux esclaves qui aidaient les rebelles en travaillant aux fortifications ou en combattant à côté de leurs maîtres ; le gouvernement fédéral les récompensait d’avoir participé à la rébellion, tandis qu’il maintenait dans l’esclavage les nègres assez naïfs pour ne pas demander le pic ou le fusil. Ce procédé eût été simplement absurde, si, d’après la loi, le noir avait pu être considéré comme une personne ; mais on ne voyait en lui qu’une chose, un corps sans âme, et quand on l’arrachait à son maître, c’était uniquement pour punir celui-ci. « Pourquoi, disait un journal unioniste du Kentucky[2] favorable au bill de confiscation, pourquoi les esclaves des traîtres en armes ne seraient-ils pas confisqués pour le compte du gouvernement ?… Les esclaves sont une propriété aussi bien que les mules. Est-il juste et légitime de confisquer une mule et de l’employer au service des transports ? Si cet acte de confiscation est légal, n’est-il pas également juste et légitime de confisquer les esclaves pour qu’ils servent de charretiers ? Hommes et mules sont des propriétés au même titre. » Malheureusement le général Fremont avait eu le tort de voir des hommes dans ces misérables esclaves ; il leur promettait la liberté comme si pareil privilège était fait pour eux ou pour des bêtes de somme ; il portait atteinte aux droits sacrés des propriétaires. Le président s’empressa d’écrire au général pour le rappeler aux termes stricts du bill de confiscation.

Non content d’intervenir ainsi, M. Lincoln révoqua bientôt après le célèbre abolitioniste et le remplaça par le général Halleck, dont l’un des premiers soins fut d’interdire l’entrée du camp à tout noir fugitif ; cependant les partisans du Kansas, insoucieux de toute discipline, n’en continuèrent pas moins leur guerre d’émancipation. Des colons impatiens de toute légalité s’étaient réunis en foule dans ces régions situées aux confins du monde civilisé et forcément négligées par le gouvernement fédéral. Leurs bandes, il faut le dire, étaient composées d’élémens très divers. Nombre de pionniers demi-sauvages étaient accourus uniquement par amour de la bataille. Le plaisir de courir les aventures et de braver le péril, l’orgueil farouche qu’on éprouve à vaincre la faim, le froid ou la fatigue, les émotions de l’embuscade, les hideuses joies du cri de guerre et de la lutte corps à corps, toutes ces choses qui effraient l’homme paisible étaient précisément ce qui attirait ces redoutables jayhawkers. La présence des Indiens ajoutait encore à la fête. La fraction la plus importante de la tribu des Creeks, les Cherokees, les Choctaws, tous les peaux-rouges qui, sous prétexte de civilisation, sont devenus propriétaires de nègres[3], s’étaient soulevés en faveur de la confédération esclavagiste ; ils menaçaient de leurs tomahawks les pionniers du Kansas et scalpaient tout vivans ceux qui tombaient en leur pouvoir. Des coureurs de prairie, des petits blancs du Texas et de l’Arkansas grossissaient ces bandes féroces. À leur tête, on voyait apparaître le terrible Texien Bosse-de-bison, ce guerrier légendaire qui se disait petit-fils de Fra-Diavolo et portait toujours avec ses armes une bible reliée dans la peau d’un homme du nord tué de sa main. En face de pareils adversaires, les capitaines des bandes unionistes devaient eux-mêmes user de procédés sommaires. Un de ces chefs, le sénateur fédéral Lane, démocrate de vieille roche brusquement converti à l’abolitionisme, ne craignait pas de dire à ses soldats : « Détruisez, dévastez, désolez, voilà la guerre ! » Le colonel Jennieson s’exprimait d’une manière encore plus énergique et mêlait à son cri de guerre une sanglante ironie à l’adresse de la cour suprême. « Les rebelles, disait-il, sont hors la loi ! Nous les traiterons partout comme des ennemis de Dieu et des hommes, comme des gens trop vils pour qu’ils puissent rien posséder en propre, comme des êtres n’ayant aucune espèce de droits que les hommes moyaux soient tenus de repecter ! » Ses actes étaient d’accord avec ses paroles : il faisait vivre ses troupes sur les propriétés des planteurs, brûlait les maisons en guise d’adieu, donnait la liberté et des armes aux esclaves.

Mais la vraie force des volontaires du Kansas, celle qui leur fit conquérir définitivement le Missouri à la cause de l’Union, c’était la ferveur abolitioniste de quelques-uns d’entre eux. Ceux-ci avaient fait de la délivrance des nègres la mission de leur vie et saisissaient avec enthousiasme l’occasion d’accomplir leur œuvre sans avoir à craindre les arguties légales. Héros à la façon des puritains leurs ancêtres, ils étaient résolus à vaincre et prêts à mourir. Sans paie, mal vêtus, mal nourris, complétement dégagés de cette vulgaire ambition de l’avancement qui animait la majorité des autres soldats de l’Union, ils combattaient seulement pour les droits de l’homme et pour la liberté du sol. Leur véritable chef et leur modèle, ce n’était ni Jennieson, ni le sénateur Lane, c’était John Ossawatomie Brown, le pendu de Harpers-Ferry ; dans leurs rangs marchait le fils de la victime, brûlant de venger la mort de son père et chantant avec ses compagnons l’hymne de guerre devenu aujourd’hui la Marseillaise des nègres. Nous donnons ici les paroles de ce chant national qui tient à la fois du cantique religieux et de la marche de guerre[4].

« Le corps de John Brown pourrit dans la fosse, — et les captifs qu’il essaya de sauver pleurent encore, — il a perdu la vie en luttant pour l’esclave, — mais son âme marche devant nous ! — gloire ! gloire ! Alleluiah ! — Son âme marche devant nous ! « John Brown était un héros indomptable et sincère. — Le Kansas le vit à l’œuvre pour défendre nos droits. — aujourd’hui l’herbe verdoie sur sa fosse, — mais son âme marche devant nous. — gloire, etc.

« Il prit Harpers-Ferry avec ses dix-neuf braves ; — il épouvanta la vieille Virginie et la fit trembler jusqu’en ses fondemens ; — puis une bande de traîtres lui fit subir la mort d’un traître, — mais on âme marche devant nous. — gloire, etc. « John Brown était le Jean-Baptiste du Christ qui nous viendra, — du Christ qui fera tomber les chaînes des captifs. — bientôt, sous le soleil du sud, tous les noirs seront libres, — car son âme marche devant nous. — Gloire, etc.

« Vous, soldats de la liberté, frappez, c’est le moment, — portez à l’oppression le coup de la mort que le héros essaya de porter, — car l’aurore du vieux John Brown éclate en un beau jour, — et son âme marche devant nous ! — Gloire ! gloire ! Alleluiah ! — Et son âme marche devant nous ! »

Ainsi le fils de John Brown et ses compagnons d’armes, qui chantaient avec lui la gloire de son père, combattaient, non pour le maintien de l’Union, mais pour l’affranchissement des noirs. L’ordre du général Hallack défendant l’admission des nègres fugitifs dans les lignes fédérales n’était pour eux qu’un vain mot et ne leur arrachait qu’un sourire de mépris. Leur œuvre d’émancipation n’en était point interrompue. À la fin de l’année 1861, les deux brigades du Kansas, composés de 2,000 hommes à peine, avaient à elles seules délivré plus de 3,000 esclaves, et les avaient acheminés vers la terre de la liberté ; en outre un grand nombre de noirs s’étaient échappés des plantations sans attendre les bandes libératrices, et, voyageant de nuit à travers les forêts, avaient réussi à gagner la frontière. Entraîné par l’exemple de ses hommes, le sénateur Lane, qui, de son propre aveu, « se serait fait avec joie chasseur de nègres avant la prise du fort Sumter », professait maintenant que « l’affranchissement d’un esclave portait au royaume de Secessiaun coup plus terrible que la mort d’un soldat ; » il priait « le Tout-puissant d’endurcir les cœurs des rebelles comme celui de Pharaon et de les faire persister dans leur crime, afin qu’on pût envahir leur territoire et faire tomber les chaînes de tous les esclaves. » Dans l’espace de six mois, la troupe du brave sénateur, forte de 1,200 volontaires seulement, libéra plus de 2,000 noirs ; souvent elle en comptait dans ses rangs plusieurs centaines qui s’organisaient par compagnies et s’exerçaient au maniement des armes. Lorsque les péripéties de la guerre entraînaient la brigade à une assez grande distance dans l’intérieur du Missouri, les noirs la suivaient dans sa marche et commençaient leur apprentissage d’ouvriers libres en s’occupant des travaux du camp moyennant un salaire de 5 à 10 dollars par mois ; mais après chaque expédition, lorsque la brigade était revenue près de la frontière du Kansas, les affranchis se réunissaient en corps, et sous la conduite d’un chapelain de l’armée se rendaient en caravane vers la terre libre. Ils franchissaient la limite des deux états en poussant des acclamations en l’honeur du vieux John Brown, et, désormais sûrs de leurs propres personnes, ils se divisaient par familles ou par groupes d’amis et s’empressaient d’offrir leurs services aux villageois et aux fermiers du Kansas. Dès la première semaine, ils étaient tous placés et tenaient dans leurs mains la copie du contrat qui leur assurait un salaire régulier, le droit inappréciable d’aller et de venir, celui de conquérir l’aisance ou même la fortune à la sueur de leurs fronts. Des agens spéciaux veillaient à l’exécution des contrats et s’occupaient de l’éducation des nouveaux-venus. Des chapelles, des écoles s’ouvraient dans tous les villages de la frontière immédiatement après l’arrivée des immigrans africains. Plus d’un an s’est écoulé depuis que ces hommes sont devenus libres, et tous les témoignages s’accordent à dire qu’ils travaillent pour leur propre compte avec autant d’ardeur qu’ils mettaient naguère de répugnance à travailler pour le compte d’autrui. Grâce à eux, le Kansas, dont la prospérité actuelle contraste si fortement avec la désolation du Missouri, prouve combien ses énergiques habitans avaient raison de défendre la liberté du sol au péril de leur vie contre les empiètements des planteurs.

Cependant l’état à esclaves de l’Arkansas, aussi bien que l’état libre du Kansas, se peuplait de nègres au dépens du Missouri durant la première période de la guerre. Pour garder leurs troupeaux de noirs que les bandes abolitionistes menaçaient de leur enlever, un grand nombre de planteurs se réfugiaient en toute hâte chez leurs amis du sud. C’était de la part des esclavagistes un aveu d’impuissance, une reculade devant le travail libre, presque une trahison de leur cause. En vain les chefs des rebelles lancèrent-ils des proclamations pour arrêter l’émigration des propriétaires de nègres, les routes de l’Arkansas étaient continuellement encombrées de fugitifs emmenant avec eux leur bétail noir : le gouverneur esclavagiste Claiborne Jackson et le général confédéré Price donnaient eux-mêmes l’exemple et faisaient évacuer leurs plantations du Missouri pour établir leurs nègres dans les vallées de l’Arkansas et de la Rivière-Blanche. Dès le commencement de l’année 1862, les statistiques estimaient que le courant de l’émigration volontaire vers le Kansas et celui de l’émigration forcée vers l’Arkansas avaient fait perdre au Missouri la moitié de sa population asservie. D’après cette estimation, il resterait à peine encore 60,000 esclaves dans l’état[5]. Le représentant Henderson, chargé de défendre les intérêts du Missouri dans le sein du congrès, croit pouvoir évaluer à plus de 90,000 le total de la population servile appartenant encore à ses concitoyens. C’est là un chiffre inspiré peut-être par le désir d’enfler la prime d’affranchissement accordée aux planteurs du Missouri ; toutefois cette évaluation suppose elle-même que le nombre des esclaves a décru dans l’état de 25,000, ou de près d’un quart. On le voit, le premier résultat de la lutte a été de faciliter l’émancipation des noirs par la décroissance du capital vivant des planteurs. Après une année de guerre, les rebelles du Missouri comprirent enfin que l’esclavage n’était plus une bonne spéculation et ne valait plus la peine d’être défendu. Dès que la liberté du travail fut admise par les Missouriens comme une nécessité économique, le pays se pacifia ; les bandes éparses cessèrent d’inquiéter les armées de l’Union, et la guerre se déplaça du côté du sud de l’Arkansas. Une fois de plus l’événement prouvait que l’esclavage avait été la seule cause de la séparation.


III

Les brigades abolitionistes qui avaient lutté avace tant d’énergie pour la délivrance du Missouri auraient certainement continué la guerre dans l’Arkansas sans demander conseil au gouvernement de Washington, si, par le cours naturel des chsoes, l’armée fédérale n’avait pas commencé à prendre largement sa part dans l’œuvre d’émancipation et n’avait ainsi ôté toute raison d’être à l’action isolée des partisans du Kansas. Eclairés par le spectacle des plantations et des marchés de nègres, instruits aussi par leurs défaites, les soldats de l’Union comprenaient enfin que le seul moyen de pénétrer dans les états du sud était de s’en prendre à la cause même de la guerre, à l’esclavage ; ils se demandaient avec irritation s’il n’était pas absurde de marcher à la bataille et de risquer la mort ou la captivité pour que les planteurs, ramenés de force dans l’Union, eussent encore le privilège d’asservir en paix leurs semblables ; ils ne voulaient plus reconnaître à l’aristocratie féodale du sud le droit de commenter la constitution qu’ils avaient eux-mêmes déchirée ; le chant de John Brown devenait leur hymne de guerre ; les paroles de Fremont, qu’on avait d’abord accueillies avec tant de stupeur, étaient maintenant celles de presque toute l’armée.

Le congrès et le président Lincoln, entraînés par la logique des faits, accentuaient aussi de plus en plus leur politique dans le sens de la liberté des noirs. Déjà quelques semaines avant la proclamation du général Fremont, le gouvernement s’était laissé engager dans cette voie, qu’il devait plus tard suivre jusqu’au bout. Des centaines, puis des milliers de nègres échappés au travail forcé des plantations de la Virginie, s’étaient hasardés dans l’enceinte de la forteresse Monroe, à l’entrée de la Chesapeake, et suppliaient le commandant de leur accorder aide et protection ; mais à la piste de ces esclaves venaient les planteurs eux-mêmes réclamant leur bétail humain. Le général Butler reconnut que les nègres réfugiés étaient bien de véritables propriétés ; toutefois il affirmait en même temps que ces hommes, ayant aidé ou pouvant aider à bâtir les fortifications des rebelles, constituaient en réalité une contrebande de guerre. En conséquence, refusant de livrer les noirs, il les déclara de bonne prise comme de véritables articles de contrebande (contrabands). Le secrétaire de la guerre approuva la conduite du général, mais en lui ordonnant de tenir un compte exact des articles confisqués, afin de pouvoir indemniser plus tard ceux des propriétaires qui seraient restés fidèles à l’Union. C’était un accommodement entre la loi et l’équité : les nègres, encore esclaves par une fiction constitutionnelle, étaient néanmoins devenus des hommes libres. Parmi les fugitifs, les uns furent immédiatement employés moyennant salaire aux travaux du port, les autres furent chargés de construire un chemin de fer circulaire auour de la forteresse ; enfin la plupart d’entre eux s’engagèrent comme marins à bord des navires de guerre, et dès le premier mois touchèrent une paie de 8 dollars par mois, non compris les rations. Dans la marine américaine, une véritable égalité règne, parmi les matelots, entre les blancs et les hommes de couleur. Ils travaillent, mangent et s’amusent traternellement ensemble sans faire attention à la différence des races.

En décembre 1861, lors de la réunion du congrès, on put mesurer le chemin parcouru depuis la prise du fort Sumter. Dans son message, le président faisait une proposition qui, deux années auparavant, eût été repoussée avec horreur ; il demandait à la nation américaine d’entrer en relations d’amitié avec les deux républiques noires de Libéria et d’Haïti, et de se faire représenter dans ces états par des chargés d’affaires. Il reconnaissait aussi en termes indirects que les esclaves confisqués étaient vraiment libérés, et, afin d’encourager les états du centre à émanciper leurs nègres, il proposait au congrès l’acquisition d’un nouveau territoire pour y établir les personnes de race africaine. Plus hardies que le président, les chambres passèrent la plus grande partie de leur session à discuter et à voter des bills qui, tout en restant dans les limites posées par la constitution, affaiblissaient de plus en plus le principe de l’esclavage. Elles interdirent aux officiers fédéraux, sous peine de revoi, d’employer leurs soldats à la poursuite des noirs fugitifs ; elles ordonnèrent aux magistrats de ne jamais rendre les nègres sans avoir des preuves évidentes de la fidélité du maître à la cause de la république ; elles aggravèrent les bills de confiscation, et furent sur le point d’adopter une loi qui aurait émancipé purement et simplement les esclaves des rebelles. Bientôt après la discussion de ce bill, on entendait le secrétaire de la guerre applaudir au discours du colonel Cochrane disant à ses soldats : « Prenez l’esclave par la main, donnez-lui un fusil, et demandez-lui, au nom de Dieu, de s’en servir pour la liberté de la race humaine ! »

Cependant la loi sur l’extradition des noirs fugitifs existait encore, et les officiers de l’armée l’interprétaient à leur guise, suivant les idées de leur parti ou les vicissitudes de la guerre. Dans le département de l’ouest, le général Hallack et ses subordonnés continuaient de renvoyer impitoyablement tous les nègres qui s’approchaient des lignes de l’armée ; dans la Virginie occidentale, le général Kelley faisait incarcérer les Africains fugitifs en attendant qu’ils fussent réclamés par leurs maîtres ; au Kentucky, des officiers allaient jusqu’à se transformer en marchands de chair humaine, et revendaient aux propriétaires tous les noirs qui avaient imploré leur protection. Dans l’état libre de l’Ohio, des planteurs du sud faits prisonniers étaient autorisés à garder leurs esclaves, et un pasteur protestant, coupable d’avoir favorisé l’évasion d’un noir, était incarcéré pendant six mois. À Washington même, des troupeaux de nègres fugitifs, hommes, femmes, enfans, étaient, à l’insu du président, enfermés dans de hideux cachots où ils restaient des mois entiers sans vêtemens et presque sans nourriture. Aux portes de la capitale, sur les bords du Potomac, un Africain, qui avait servi d’espion à l’armée fédérale, fut rendu par un officier à son ancien maître, qui, dans un transport de rage, fit aussitôt périr l’esclave sous le fouet. Le jury s’assembla et prononça le verdict suivant : « Esclave Jack, âgé de soixante ans, mort de fatigue et d’épuisement. »

À ces atrocités on peut heureusement opposer un grand nombre de cas qui prouvent combien les mœurs des Américains du nord s’amélioraient à l’égard des nègres. La plupart des généraux, suivant l’exemple qui leur avait été donné par le commandant de la forteresse Monroe, accueillaient tous les fugitifs sans exception, et se hâtaient de leur procurer un travail salarié ; plusieurs juges se déclaraient incompétens quand les maîtres venaient réclamer leurs esclaves enfuis ; le président lui-même, se départant de sa réserve habituelle, disait solennellement que les « contrabans confisqués ne seraient jamais réduits à une nouvelle servitude » et se déclarait « prêt à abdiquer plutôt que de tolérer une pareille infamie ! » Enfin les soldats menaçaient de leurs armes les chasseurs d’esclaves, et quand ils se mettaient en marche, musique en tête, bannières déployées, ils plaçaient les noirs au milieu de la colonne, afin que personne ne s’avisât de les toucher. Aussi le nombre des affranchis s’accroissait-il rapidement dans toutes les parties de la république occupées par les armées du nord. À Saint-Louis du Missouri, au Caire, à Washington, dans la forteresse Monroe et sur tous les points conquis de la côte du sud, des colonies de nègres libres se formèrent sous la protection du drapeau fédéral. De toutes ces colonies, la plus importante et la plus digne d’intérêt est celle de Port-Royal dans la Caroline du sud. C’est là que les Africains des États-Unis ont donné le plus éclatant démenti à ces calomniateurs intéressés d’après lesquels le noir ne saurait travailler, si la vue du fouet ne le tenait courbé sur le sillon.


L’estuaire de Port-Royal, ainsi nommé par le huguenot Jean Ribault en l’honneur de Charles IX, est le meilleur mouillage de la côte redoutable qui s’étend de la Chesapeake au détroit des Florides. Situé entre Charleston et Savannah, les deux plus grandes villes que les confédérés possèdent sur le rivage de l’Océan, il offre aux escadres de l’Union une excellente position stratégique, et permet aux vaisseaux de surveiller efficacement les abords des deux cités voisines. Aussi l’une des premières entreprises tentées par le gouvernement fédéral dans la pensée de rendre le blocus effectif fut-elle de conquérir cet estuaire important. Dans la matinée du 7 novembre 1861, une flotte considérable commença le bombardement des deux forts qui défendaient l’entrée de Port-Royal, et quelques heures après le drapeau étoilé flottait sur les retranchemens de l’ennemi. La prise des forts fit tomber au pouvoir des fédéraux toutes les îles environnantes.

Cet archipel, auquel on donne indifféremment le nom de Port-Royal ou celui de Beaufort, le principal village du comté, s’étend sur une superficie de plus de 700 kilimètres carrés. Séparé de la terre ferme d’un côté par le Broad-River et l’estuaire de Port-Royal, de l’autre côté par le Coosaw-River, et tournant vers la haute mer une plage basse qui continue le rivage de la Caroline, l’archipel présente la forme élégante d’un triangle arrondi. Des canaux tortueux, accessibles aux vaisseaux de guerre, des bayous où peuvent à peine flotter les barques, enfin de simples coulées que le reflux laisse à sec, partagent l’archipel en une multitude d’îlots presque tous habités et couverts de plantations. Des maisons somptueuses, ombragées de magnolias, d’azédarachs, de chênes verts, se mirent dans les eaux de ces bras de mer paisibles comme des fleuves ou des ruisseaux ; de petits villages, entourés d’orangers et de figuiers, s’élèvent çà et là au détour des bayous ; sur les bords de l’eau s’étendent des champs dont le sol alluvial est d’une extrême fertilité. Les îles de Beaufort et celles qui se prolongent au sud vers Savannah, au nord de Charleston, sont ces fameuses îles de la mer (sea islands), qui produisent la variété du coton à longue fibre, si recherchée pour la fabrication des étoffes délicates[6]. Grâce à l’exportation de cette précieuse denrée et à l’excellent riz qu’ils obtenaient en abondance, les propriétaires de l’archipel étaient devenus les plus riches de la Caroline du sud : l’affluence des étrangers qui venaient, pendant la belle saison, respirer la brise de la mer, contribuait encore à grossir leur fortune. Aussi presque tous les planteurs possédaient-ils un nombreux domestique et des centaines de nègres de champ. Sur 40,000 habitans du comté, 33,000 étaient esclaves. Dans tous les états du sud, il n’existait en 1860 que sept comtés où la proportion des noirs fût plus élevé relativement à la population blanche.

Les planteurs de l’archipel de Port-Royal firent preuve d’une complète unanimité dans leurs sentimens de haine envers les hommes du nord et d’un dévouement absolu à la cause qu’ils avaient embrassée. Appartenant à une caste de grands seigneurs qui se targuent d’une noble origine et méprisent souverainement les classes ouvrières et mercantiles de la Nouvelle-Angleterre, les habitans de Beaufort ne voulurent pas même se trouver en contact avec leurs vainqueurs et s’empressèrent de quitter l’archipel, accompagnés de leurs familles et de leur suite de petits blancs. En cette occasion, ils donnèrent un exemple qui, depuis lors, n’a été que très partiellement suivi dans les divers pays à esclaves conquis par les armes fédérales : ils mirent le feu à leurs entrepôts de coton, détruisirent les approvisionnemens de tout genre qu’ils ne pouvaient emporter, commencèrent eux-mêmes à saccager leurs demeures, et s’ils laissèrent sur pied les récoltes de coton déjà presque mûres, ce fut uniquement parce qu’ils n’eurent pas le temps de les ravager. Toutefois il leur restait leur fortune vivante, consistant en mulets, en bestiaux et surtout en esclaves. Avant l’arrivée de la flotte fédérale, quelques propriétaires avaient déjà expédié sur le continent un certain nombre de leurs nègres, d’autres avaient prêté une partie de leurs travailleurs au gouvernement de l’état pour la construction des remparts de Charleston ; mais la majorité des esclaves se trouvaient encore dans l’archipel lorsque les forteresses de Port-Royal tombèrent entre les mains des Yankees. Aussitôt les planteurs songèrent à la retraite. Choisissant d’abord leurs noirs les plus robustes et les plus adroits, ceux dont les bras ou l’intelligence représentaient le plus fort capital, ils poussèrent devant eux ce troupeau d’hommes désarmés, et plus d’une fois, si l’on en croit le témoignage unanime des noirs, ils firent usage de leurs carabines pour abattre les malheureux qui tâchaient de s’enfuir. Quoi qu’il en soit, l’approche des fédéraux ne permit pas aux sécessionnistes d’emmener tous leurs nègres : la plupart des domestiques vieux ou infirmes, les enfans n’ayant qu’une faible valeur monétaire furent abandonnés dans les cases. Parmi les nègres de champ, un grand nombre trouvèrent le moyen de se cacher et ne se montrèrent qu’après le départ de leurs maîtres. Souvent on leur avait raconté que le seul but des féroces Yankeesétait de capturer les esclaves et de les vendre aux planteurs de Cuba ; néanmoins, dans leur incertitude, les malheureux noirs préféraient rester sur les plantations, attendant leur destinée dans le voisinage des cases et des jardinets qui constituaient leur unique patrie. Ils avaient au moins cette triste consolation, que dans aucun cas les nouveau-venus ne pourraient leur imposer une condition plus dure que celle de leur précédent esclavage. On évalue à 8,000 environ le nombre des nègres qui restèrent dans l’archipel de Beaufort après la fuite précipitée des propriétaires. La moyenne des esclaves trouvés par les fédéraux sur chaque plantation dépassait quarante.

Aussitôt après avoir pris possession des forts, le général Sherman, commandant les troupes de terre de l’Union, lança une proclamation à l’adresse des blancs de la Caroline du sud. Dans ce manifeste, conçu en termes très modérés, le chef des troupes fédérales se plaçait sur le terrain purement constitutionnel : il reconnaissait la légalité de l’esclavage, déclarait « ne vouloir en aucune manière léser les droits et les privilèges des citoyens ou de s’immiscer dans leurs institutions locales et sociales, et protestait de son dévouement respectueux envers le grand état souverain de la Caroline du sud ; » mais il affirmait aussi que « le devoir constitutionnel de sauvegarder l’Union primait tous les autres, et que le maintien des lois spéciales de l’état devait être subordonné aux nécessités militaires créées par l’insurrection. » En dépit de cette affirmation menaçante, il n’en reste pas moins avéré que le général Sherman se croyait encore tenu d’exécuter la loi sur les esclaves fugitifs. Le 9 janvier 1861, il fit rendre un noir qu’un citoyen de la Virginie resté fidèle à l’Union prétendait lui appartenir.

Heureusement que les planteurs caroliniens de l’archipel s’étaient enfuis, laissant derrière eux des milliers de nègres, et quand la proclamation du général unioniste fut affichée sur les murailles de Beaufort, il ne restait plus dans le village qu’un seul blanc, misérable ivrogne, qui n’avait pas eu la force de suivre les hommes de sa race. Les noirs étaient devenus les maîtres des riches habitations, dont ils n’osaient naguère s’approcher qu’en tremblant. Plusieurs d’entre eux, fous de joie, ivres de leur liberté d’un jour, toutefois épouvantés secrètement de leur audace, s’étaient installés dans ces palais et faisaient litière de tous les objets de luxe, incompréhensibles pour eux. D’autres, profitant plus noblement de leur soudaine émancipation, allaient à la recherche d’un ami, d’un frère ou bien d’une femme et d’enfans qui avaient été jadis séparés d’eux, et qui habitaient des plantations éloignées ; enfin un certain nombre de noirs, livrés en proie à une folle épouvante, ne songeaient qu’à se cacher pour échapper à ces hommes du nord, qu’on leur avait dépeints sous des couleurs si atroces, et qu’ils craignaient presque à l’égal de leurs anciens maîtres. En apercevant de loin les soldats fédéraux, ils couraient se réfugier dans les champs de cotonniers, dans les bosquets de chênes verts, ou bien au milieu des joncs, dans les bayous marécageux. Plusieurs centaines de nègres allèrent même chercher asile dans les îlots inhabités de l’archipel, et ne se décidèrent à rentrer sur les plantations que rassurés par leurs amis ou poussés par la faim.

Il est à croire que la plupart des nègres de Beaufort, même ceux qui s’étaient livrés à une joie délirante en voyant leurs maîtres s’enfuir, n’osaient encore se flatter d’être devenus libres. Comme des enfans échappés de l’école, ils profitaient de l’absence des économes, et jouissaient de leur liberté inattendue avec une frénésie d’autant plus sauvage qu’ils y voyaient un simple répit à leur longue servitude. Du reste, la routine ordinaire de leur vie fut à peine troublée par quelques jours d’effervescence. Le commandeur nègre, naguère nommé par le planteur lui-même, avait encore gardé les clés du grenier et du magasin ; c’était lui qui distribuait les rations quotidiennes de maïs et dirigeait les travaux accomplis en commun. Seulement il avait déposé le fouet, cet insigne distinctif de son ancien pouvoir, et n’imposait plus à ses compagnons que par le prestige d’autorité attaché à ses fonctions. On le voit, la servitude avait produit ses conséquences ordinaires : elle avait si bien tué la dignité dans l’âme des esclaves, que les malheureux, délivrés de leurs maîtres, obéissaient encore aux hommes chargés naguère de les fouetter !

Telle est l’influence démoralisante de la captivité, telle est aussi la défiance naturelle de l’esclave, qu’une forte portion des nègres de champ répondaient d’une manière évasive lorsqu’on leur demandait qu’ils préféraient la liberté ou la continuation de l’esclavage. Pauvres gens abrutis, qui comprenaient à peine le sens de ce mot de liberté qu’on n’avait jamais prononcé devant eux, si ce n’est pour en flétrir les noirs affranchis, ils répondaient que « l’homme blanc pouvait disposer de leur sort à sa guise, » ou bien que, « s’ils tombaient entre les mains d’un bon maître, ils ne tiendraient pas à être libres, » ou bien encore « qu’ils accepteraient volontiers la liberté, si on leur donnait en même temps un protecteur blanc. » Ceux auxquels on demandait s’ils prendraient les armes pour aider à repousser une attaque de leurs anciens maîtres répliquaient en frissonnant que « l’homme noir, si longtemps traité comme un chien, n’oserait pas résister au blanc, et s’enfuirait devant lui. » Sentant par instinct que l’étude est la véritable initiation à la liberté, ils n’exprimaient avec énergie d’autre désir que celui d’apprendre, et ne réclamaient pas même la possession de leur propre corps. Bien différents des nègres de champ, que la tâche monotone et pénible des plantations avait généralement transformés en véritables machines, les noirs accoutumés à un travail plus intellectuel et plus indépendant, les pilotes, les charpentiers, les forgerons, parlaient un tout autre langage, et réclamaient hardiment la liberté. Dans l’Île des Dames (Ladies’ island), que les confédérés avaient abandonnée, et que les fédéraux n’occupaient pas encore, ces noirs s’armèrent et firent bonne garde pour empêcher le retour de leurs maîtres. Dans l’île de North-Edisto, d’autres noirs soutinrent le choc d’une compagnie de cavalerie rebelle, composée de planteurs, et la mirent en déroute.

Ne pouvant remettre des esclaves que personne ne lui réclamait, le général Sherman dut s’occuper de leur sort ; mais au lieu de suivre à leur égard une politique franche et de leur déclarer que, devenus désormais des hommes libres, ils jouissaient de nouveaux droits et contractaient de nouveaux devoirs, il préféra garder sur cette question une réserve diplomatique : peut-être aussi attendait-il ses inspirations des événemens. Tous les nègres qui se présentèrent devant les officiers fédéraux furent engagés, les uns en qualité de domestiques, les autres comme portefaix ou arrimeurs. Chacun d’eux devait recevoir en échange de son travail un salaire mensuel de 10 dollars, soit 8 dollars en marchandises et 2 dollars en argent. Il est fâcheux d’avoir à constater que ces premiers engagemens ne furent pas toujours tenus avec une scrupuleuse exactitude : des fournisseurs sordides, chargés de livrer les marchandises aux nègres, leur donnaient le plus souvent des objets avariés et cotés à un taux exorbitant ; en outre des maraudeurs, comme il s’en trouve à la suite de toutes les armées, volaient parfois aux noirs le produit de leurs peines. Quant aux nègres qui n’abandonnaient pas les plantations et continuaient les travaux de l’agriculture, ils devaient recevoir en guise de salaire la centième partie du coton qu’ils recueillaient. Les trois mille balles de la récolte représentant une valeur d’environ 4 million de francs, il s’agissait donc de répartir entre des milliers de noirs une somme de 40,000 dollars ; c’était bien peu, et toutefois, ainsi que le constate le rapport officiel de M. Pierce, cette faible somme ne fut jamais payée.

Malgré ces déboires, malgré l’incertitude qui enveloppait encore la destinée des anciens esclaves, malgré la brutale conduite de quelques soldats envers les femmes de couleur, les nègres passèrent dans la joie leurs premiers mois de liberté relative. Leur bonheur était plus grand qu’ils n’avaient osé l’espérer. Ils pouvaient augmenter les dimensions des petits champs où ils cultivaient des vivrespour leur propre compte ; ils reconstituaient librement leurs familles et ne craignaient plus de visiter leurs amis ; enfin ils n’avaient plus à redouter le terrible fouet du commandeur. Chaque soir, ils allumaient de grands feux sur le rivage et passaient une partie de la nuit à danser, à chanter des cantiques, à pousser des cris d’allégresse, à répéter leurs prières « jusqu’à tomber en extase[7]. » Avertis par la réverbération des flammes et par tout ce tumulte de joie, les esclaves des plantations riveraines du continent trompaient la surveillance de leurs maîtres, et s’échappaient pour avoir, eux aussi, leur part de liberté. Se cachant de jour dans les marécages, voguant de nuit dans les étroits bayous, souvent dépourvus de nourriture, exposés au froid intense de la saison, ils menaient leur fuite à bonne fin avec cette prudence, cette sagacité, ce courage passif qui caractérisent les races opprimées. Il ne se passait pas une journée que de nouveaux fugitifs n’arrivassent dans le camp fédéral, soit isolés, soit par bandes plus ou moins nombreuses. Des nègres venaient même de Charleston et de Savannah. Pendant le mois de mai 1861, six noirs s’échappèrent de Charleston sur un navire de guerre de six canons, et vinrent livrer leur prise, pavillon flottant, à l’escadre fédérale.

L’augmentation rapide de la population africaine de Port-Royal, les graves difficultés que cette foule de faméliques, sans cesse accrue, ajoutait au problème des approvisionnemens, et surtout les remontrances de la presse abolitioniste du nord, firent enfin comprendre au gouvernement américain qu’il fallait sans retard s’occuper de l’instruction des nègres et de leur organisation en société régulière. Le secrétaire des finances, M. Chase, envoya dans l’archipel un de ses amis, M. Pierce, simple volontaire, qui avait été précédemment chargé de surveiller et d’embrigader les nègres réfugiés sous le canon de la forteresse Monroe. M. Pierce, après s’être rendu un compte rapide de l’état des noirs et des plantations de Port-Royal, s’empressa d’expédier son rapport au secrétaire des finances, et partit pour Boston, où il exposa directement au public la situation des affaires et demanda le personnel et les fonds indispensables à la réussite de son œuvre. En même temps d’autres amis des noirs agissaient aussi à New-York et à Philadelphie. Des sociétés s’organisèrent, les souscriptions affluèrent, et moins de trois semaines après le premier appel de M. Pierce, quatre-vingt-treize missionnaires, parmi lesquels dix-neuf femmes, étaient déjà embarqués pour l’estuaire de Port-Royal. Leur mission était « d’agir en qualité de surveillans et d’instituteurs, les uns pour diriger les travaux des champs, les autres pour enseigner aux enfans et, s’il était possible, aux adultes les premiers élémens des connaissances humaines, pour inculquer aux élèves le respect de leur propre dignité et l’habitude de compter sur eux-mêmes. » Cette petite armée pacifique, bien plus importante dans l’histoire de la civilisation que tous les corps de troupes expédiés de part et d’autre depuis le commencement de la guerre civile, se composait presque en entier d’agens envoyés aux frais de sociétés particulières ; trois seulement avaient reçu leur mission du gouvernement fédéral.

À la fin de mars 1862, lorsque M. Pierce revint à PortRoyal accompagné de son état-major d’instituteurs, la population africaine qu’il avait à diriger comprenait 9,050 personnes, sans compter 2,000 noirs établis dans les camps fédéraux, sous la surveillance directe de l’autorité militaire. En outre il devait pourvoir aux besoins des nègres fugitifs et les répartir sur les diverses plantations. Son œuvre offrait de grandes difficultés. Sur les 9,050 noirs de l’archipel, 693 étaient vieux, malades ou infirmes, 3,619 enfans n’étaient pas encore en âge de travailler, enfin 300 artisans manquaient complétement d’instrumens et ne pouvaient être utilisés que pour le jardinage. Les charrues et les autres instrumens agricoles étaient en grande partie hors de service ; quant aux mulets et aux chars, ils avaient été mis en réquisition pour les besoins de l’armée, et tous les transports devaient désormais se faire à dos d’homme. Un obstacle plus grand encore se présentait : le gouvernement fédéral avait instamment recommandé la culture si importante du cotonniersea-island ; mais les nègres se refusaient à cultiver cette plante, qui leur rappelait seulement les misères de leur vie passée. Sans attendre les conseils des surveillans, ils s’étaient empressés d’accroître considérablement les dimensions des carreaux que les planteurs leur avaient concédés jadis, et, comprenant qu’il importait surtout d’obtenir une forte récolte de vivres pour éviter la famine, ils avaient semé du maïs sur une étendue considérable de terres ; mais nulle part ils n’avaient continué la culture du cotonnier. Cependant ils n’osèrent pas résister longtemps aux conseils d’instituteurs qui les traitaient en hommes libres, et, bien que la saison fût déjà très avancée, ils se mirent courageusement à l’ouvrage. Sur 5,518 hectares mis en culture, les deux cinquièmes environ furent consacrés au coton. À une balle par hectare, ce qui est à peu près le rendement moyen pour le coton sea-island, on aurait pu compter sur un produit de plusieurs millions de francs ; mais les intempéries et le retard apporté dans les travaux ont donné raison à la répugnance des nègres pour la culture du cotonnier ; la récolte a été presque nulle, et désormais tout le travail des plantations s’est reporté sur la production de vivres.

La déférence avec laquelle les noirs de l’archipel se rendent aux conseils qu’on leur donne est d’autant plus remarquable que l’autorité des missionnaires est purement morale. L’entrée des plantations est interdite aux soldats fédéraux, et les officiers eux-mêmes ne peuvent y pénétrer qu’en qualité de visiteurs. Les surveillans, parmi lesquels se trouve une femme, déploient en général une grande activité ; mais, trop peu nombreux pour diriger personnellement les travaux, ils doivent se borner à parcourir sucessivement les cinq ou six plantations qui leur sont confiées, et dont plusieurs sont situées à quelques lieues de distance les unes des autres. D’ailleurs, la plupart des surveillans, n’étant pas agronomes et n’ayant que des notions insuffisantes sur la culture des plantes du sud, sont obligés de s’en remettre complétement, pour l’ordonnance des travaux, à l’intelligence des nègres eux-mêmes. Ceux-ci, visités seulement de semaine en semaine et laissés pendant l’intervalle à leur propre initiative, ne cessent de travailler avec la même régularité, mais avec plus d’entrain qu’autrefois, et ne négligent aucune précaution nécessaire à la réussite de leurs cultures. Groupés en communes réellement indépendantes, mais encore trop peu dégagés des habitudes de l’esclavage pour adopter les mœurs républicaines et nommer directement leurs fonctionnaires, ils ont généralement accepté en qualité de directeur (leader) l’ancien commandeur (driver). Celui-ci peut encore punir, mais seulement dans les cas graves et avec l’autorisation du surveillant. Alors il condamne les hommes coupables de paresse ou de quelque délit à se tenir debout sur une barrique devant leurs compagnons de travail ; quant aux femmes, il ne les soumet pas à la honte d’une punition publique et se contente de les enfermer dans une chambre noire. Ce sont là des procédés enfantins ; mais en tout cas ils produisent de meilleurs résultats que le fouet et le collier de force. De février en mai 1862, on n’eut pas même besoin de recourir quarante fois à ces punition naïves, car la première conséquence d’une liberté encore rudimentaire fut d’apprendre au nègre qu’il devait respecter en sa propre personne la qualité d’homme libre. Le châtiment suprême, celui de mettre le nègre aux arrêts au nom de la loi, n’a jamais été appliqué sur les plantations ; c’est là un déshonneur auquel pas un des anciens esclaves de Beaufort, naguère dégradés et abrutis, n’a voulu s’exposer.

Malheureusement la question si épineuse de la propriété du sol n’a point encore été tranchée, et l’on semble s’en remettre pour la solution de ce grand problème à la décision des événemens. Cependant après la certitude de leur liberté, il n’en est pas de plus importante pour les noirs que celle de leur transformation en propriétaires ; d’ailleurs ont-ils donc moins de droits que les maîtres loyaux à une indemnité pour leur longue servitude et les souffrances qu’ils ont endurées ? Une décision prompte est à cet égard d’autant plus nécessaire qu’il ne manque peut-être pas de spéculateurs avides guettant comme des oiseaux de proie le moment favorable pour se substituer aux anciens maîtres et devenir en réalité propriétaires d’esclaves sous prétexte de philanthropie. Provisoirement, la terre abandonnée par les Caroliniens est devenue le domaine du gouvernement américain qui fait exploiter les habitations à son profit ; toutefois il est entendu de part et d’autre que le champ réservé attenant à la cabane, ce negro-patch comparable au gorod du moujik russe, est désormais la propriété de l’Africain. Bien avant le lever du soleil et longtemps après la tombée de la nuit, on peut voir les nègres à l’ouvrage dans ces petits jardins qui sont pour eux la preuve incontestable de leur liberté.

Les noirs cultivent comme par le passé les grandes plantations ; mais, pleins de répugnance pour la hideuse promiscuité dans laquelle les maintenait la volonté des planteurs, ils se refusent à travailler comme autrefois par grandes chiourmes ougangs, et préfèrent recevoir séparément leur charge journalière. De son côté, le gouvernement des États-Unis s’engage à leur fournir des vêtemens et de la nourriture, et de temps en temps il leur fait distribuer de petites sommes en attendant que la valeur réelle de leur travail ait été fixée d’une manière certaine. Sans doute les énormes dépenses auxquelles doit suffire le trésor fédéral pour l’achat des munitions de guerre, l’entretien de la flotte et de l’armée, la construction des navires cuirassés, ne permettent pas au secrétaire des finances de rémunérer équitablement les pauvres nègres libérés de Port-Royal ; ceux-ci deviennent en dépit d’eux-mêmes créanciers de l’état, et, bien que leur travail soit une source considérable de revenus[8], ce n’est point eux, nous le craignons, qu’on songe à payer les premiers. Cependant, si les sommes distribuées ne représentent qu’une très faible partie des salaires échus, les travailleurs de l’archipel les reçoivent néanmoins avec joie, car ils les considèrent comme les gages positifs de leurs nouveaux droits. Quant aux noirs employés dans les camps de Port-Royal pour le service de l’armée, ils touchent assez régulièrement leur salaire, qu’un ordre du général Sherman a fixé de 4 à 12 dollars, suivant l’âge, les forces et l’habileté des travailleurs. Du reste, ceux d’entre eux qui savent économiser leurs ressources ont pleine liberté de s’établir comme artisans dans les villages des îles, ou bien de s’installer sur des champs abandonnés pour les cultiver en vrais gentlemen farmers.

Si les nègres des plantations ont été jusqu’ici moins régulièrement payés que leurs frères occupés au service des camps, ils ont heureusement les mêmes occasions de s’instruire, et ils en profitent avec une joie extrême. Quand le nègre tient un livre dans ses mains, il est comme transformé, il est devenu un tout autre homme, car il commence à pénétrer enfin ces mystères du « papier parlé, » qui, pendant de si longs siècles, lui semblaient témoigner en faveur de la divinité du blanc. Plus de trois mille élèves, — tous les enfans en âge de comprendre, aussi bien que les invalides et nombre de vieillards, — se rendent journellement aux diverses écoles établies dans les villages ou sur les plantations de l’archipel ; le soir, quand les enfans rentrent dans leurs cabanes, ils se font professeurs à leur tour et servent de répétiteurs à leurs parens, qui ne peuvent assister qu’à l’école du dimanche. Quelle joie pour les nègres d’ouvrir enfin ce terrible alphabet qu’ils n’auraient pu toucher autrefois sans risquer la torture du fouet, cet alphabet qu’un blanc n’eût pu leur déchiffrer sans se faire condamner à des années d’emprisonnement ! Grâce à l’influence exercée sur eux par leurs instituteurs dévoués et par quelques-unes de ces femmes de la Nouvelle-Angleterre qui cachent une âme si fortement trempée sous des dehors si gracieux, les noirs de Beaufort deviennent policés ; leurs mœurs s’adoucissent, leur langage, qui d’ailleurs n’avait jamais été mélangé de ces jurons si communs dans les bouches américaines, se purifie singulièrement et ne ressemble plus au jargon ridicule que la tradition prête à « Sambo ». Leurs cases, jadis d’une saleté sordide, sont maintenant presque toutes blanchies à la chaux et tenues avec une grande propreté. On y voit quelques meubles autres que l’ancien grabat ; des centaines de familles ont déjà poussé l’amour du comfortable et du beau jusqu’à mettre des vitres à leurs fenêtres et à coller des cartes et des gravures sur les murailles. L’initiative s’est aussi réveillée chez les noirs d’une manière remarquable, et quelques mois à peine après leur émancipation ils prenaient la résolution de pourvoir eux-mêmes aux frais de leur culte, « attendu que la conscience individuelle ne doit reconnaître aucun intermédiaire entre elle et Dieu. » Enfin la joie bruyante et naïve qui caractérise les nègres dans leur état normal commence à faire briller le regard des travailleurs de Beaufort, jadis mornes et abattus. Les négrillons, qui n’avaient aucune espèce de jeux et ne connaissaient d’autre plaisir que celui de se traîner sur le sol ou de se battre en cachette au milieu des ordures, s’amusent aujourd’hui sans crainte à tous les jeux de force et d’adresse avec le même entrain que les petits blancs des écoles du nord.

Les chants des noirs sont également une preuve évidente du changement immense qui s’est opéré. Doués d’un remarquable instinct musical comme la plupart des Africains, les nègres de la Caroline du sud ont l’habitude d’accompagner leur travail par le chant de quelques paroles très simples, exprimant presque toujours un sentiment religieux. Autrefois les airs, chantés sans exception sur le mode mineur, étaient singulièrement mélancoliques ou même lugubres, et quand on entendait résonner au loin ces paroles dolentes, mesurées par le bruit des pioches ou par la cadence des rames, on ne pouvait s’empêcher d’être saisi d’une tristesse profonde. Une seule idée se retrouvait dans tous les chants des noirs, celle de la souffrance physique ou morale, qui est la destinée de l’esclave ; si la ritournelle renfermait en général un mot d’espérance, elle disait aussi que cette espérance, irréalisable sur notre terre, ne pouvait éclore que dans le ciel. « Nous trouverons enfin le repos ! » - « Dieu nous délivrera ! » - « Patientons ! patientons ! » Tels étaient les refrains que les nègres chantaient en chœur après avoir entendu la voix de solo raconter leurs peines. Le chant le plus répandu était celui de la Pauvre Rosy, que l’on peut considérer comme le type de toutes les autres mélopées des esclaves d’Amérique. Chaque stance se compose d’un seul vers répété trois fois avec une lenteur croissante, et suivi d’un refrain plus rapide. Nous donnons ici les quatre premières stances de cette chanson de douleur :


« Pauvre Rosy, pauvre fille ! — pauvre Rosy, pauvre fille ! — pauvre Rosy, pauvre fille ! — Le ciel sera ma demeure !

« Dures épreuves sur mon chemin !… -… Le ciel sera ma demeure !

« Je me demande pourquoi ces gens-là m’en veulent !… -… Le ciel sera ma demeure !

« Quand je parle, je parle avec Dieu !… -… Le ciel sera ma demeure ! etc. »


Tels étaient sans exception les chants des nègres de Beaufort avant la fuite de leurs maîtres ; mais, chose remarquable, depuis que l’aube de la liberté a commencé de luire pour eux, ils ont appris à chanter gaiment, et, changeant l’allure de leur voix, ils ont adopté le mode majeur. Une de leurs nouvelles chansons, simple contre-partie des anciennes, raconte les souffrances auxquelles ils viennent d’échapper, tandis que le refrain, prononcé plus gravement que le reste, rappelle sans doute, en guise de moralité, la mort des planteurs qui tombent frappés sur les champs de bataille :


« Je n’entends plus l’appel du commandeur, — je n’entends plus l’appel du commandeur, — je n’entends plus l’appel du commandeur. — Des milliers et des milliers périssent ;

« On ne me jette plus mon picotin de maïs, — on ne me jette plus mon picotin de maïs, — on ne me jette plus mon picotin de maïs. — Des milliers et des milliers périssent !

« On ne me donne plus cent coups de fouet, — on ne me donne plus cent coups de fouet, — on ne me donne plus cent coups de fouet. — Des milliers et des milliers périssent ! etc. »


Toutes ces remarquables transformations opérées dans la vie des nègres de Beaufort se sont accomplies avant qu’ils eussent acquis la certitude de leur liberté et le titre de citoyens de l’Union. Toujours un doute redoutable planait sur l’avenir, et ce fut plus d’une année après la fuite de leurs maîtres que le général Saxton les réunit au bruit des fanfares et leur cria : « Vous êtes libres ! vous êtes libres ! Répétez cette parole à vos frères, et que bientôt de chaque cabane du continent, on entende un écho : « Moi aussi je suis libre ! » Et pourtant cette période intermédiaire d’apprentissage, pendant laquelle les anciens esclaves ont dû souvent se demander quelle serait leur destinée, a produit des résultats inespérés. Par une singulière coïncidence, c’est dans la Caroline du sud, à l’endroit même où la sécession, fondée sur la servitude du noir, avait pris son origine, qu’a commencé également la première expérience sérieuse tentée sur le sol américain pour transformer les esclaves en hommes indépendans et comptant sur eux-mêmes. Ces mêmes Africains qui ne savaient guère que répondre quand on leur demandait s’ils désiraient la liberté la chérissent aujourd’hui d’un amour farouche, et en même temps les sentimens les plus nobles, l’amour de la patrie, du devoir, de la justice, se sont réveillés dans leurs âmes. Ils ont tenu tout ce que leurs amis espéraient d’eux ; à cette heure c’est aux blancs de remplir leur devoir.

L’expérience est décisive. Quand bien même l’archipel de Beaufort devrait être reconquis par les confédérés, quand bien même les libres colonies de nègres devraient être de nouveau transformées en de hideux campemens d’esclaves, les résultats obtenus n’en resteraient pas moins acquis à l’histoire ; il n’en resterait pas moins prouvé que le nègre affranchi du sud se met à l’œuvre avec plaisir, s’instruit et s’améliore avec ardeur, et voit dans le travail sous toutes ses formes le vrai gage de sa liberté. Telles ont été les conséquences d’une première année de guerre pendant laquelle le gouvernement fédéral de Washington n’osait pas encore prononcer la grande parole d’émancipation. Quelles seront les suites de la politique plus franche adoptée aujourd’hui par les hommes du nord, devenus abolitionistes en dépit d’eux-mêmes ? Cette question mérite d’être étudiée à part.


ELISEE RECLUS.

  1. Lincoln reçut, il est vrai, 180 votes électoraux contre 121 votes donnés à MM Douglas, Belle et Breckinridge ; mais les suffrages populaires se décomposaient ainsi : 1,857,610 voix pour M. Lincoln et 2,801,559 pour ses trois concurrents. Le président a donc été élu par les deux cinquièmes des voix.
  2. Frankfort Commonwealth, 20 novembre 1861.
  3. Lors du recensement de 1860, ces diverses tribus possédaient 7,369 noirs répartis entre 1,154 propriétaires. Un seul planteur creek avait à lui seul 227 esclaves.
  4. Il nous a été impossible de découvrir le nom de l’auteur.
  5. Lors du recensement de 1860, on en comptait 11,031.
  6. En 1860, le district de Beaufort en avait fourni 12,672 balles.
  7. Sing and pray their souls away, dit un de leurs hymnes.
  8. Au 1er janvier 1863, le gouvernement fédéral avait dépensé 225,705 dollars pour les nègres de Beaufort, et le produit de leur travail était évalué à 724,084 dollars. ainsi le bénéfice net dépasse 500,000 dollars. Dans son rapport officiel, M. Chase reconnaît que cette somme appartient légitimement aux nègres eux-mêmes.