Les Noces d’or de M. et Mme Van Poppel/07

Paul Lacomblez, éditeur (3p. 141-201).


VII


Un soleil doux, tamisé par la brume matinale, rayonnait sur la place Sainte-Catherine envahie par les marchandes de fruits et de légumes. Le filet à la main, les ménagères circulaient entre les étals : marchandeuses intrépides, tenaces, toutes fières d’obtenir enfin le rabais d’une « cens ».

À vrai dire, les vendeuses se montraient assez accommodantes aujourd’hui :

— Allo, venez ici, criaient-elles en rappelant les pratiques dédaigneuses, mais ça est parce que c’est vous !

Il semblait qu’elles voulussent se débarrasser de leurs denrées à toute offre acceptable, afin de pouvoir au plus vite plier bagage.

La grosse Jeannette, la doyenne du marché, expliquait à la vieille Rosalie les raisons de cette hâte singulière :

— Vous comprenez, ils viennent de retour de l’Hôtel-de-Ville à onze heures, et moi je veux aller une fois voir comment est-ce que ça est dans l’église.

— Hein, quelle affaire ! répondait la bonne servante de Cappellemans. François était invité, savez-vous, mais il ne sait pas aller à cause d’une commande à Anvers.

— Och, ça est dommage !

— Oui, ils sont passés tout à l’heure rue Sainte-Catherine, même que Mme Van Poppel m’a fait un petit bonjour. Oeïe, elle a une si belle robe ! Et ça veut justement réussir qu’il fait si beau ! Allo, je suis bien contente pour eux.

En effet, le ciel était sans nuages. Des effluves réchauffants vaguaient dans l’air ; jusque dans l’ombre de l’église et des maisons, on sentait comme une tiédeur délicieuse. Toutes les figures souriaient, rajeunies. On eût dit d’une matinée printanière, si les petits érables de la place n’avaient montré, au bout de leurs branches, quelques feuilles jaunes et recroquevillées qui marquaient l’automne finissant.

Oui, c’était le charmant été de la Saint-Martin, aux vaporeuses lumières d’ambre : c’étaient les derniers adieux, les suprêmes caresses du soleil avant les frimas et les boues du méchant hiver.

Brusquement, une voiture découverte sortit de la rue Sainte-Catherine et se dirigea vers l’église. Elle amenait un élégant jeune homme en habit de gala et coiffé d’un haut de forme miroitant. Dans son impatience, il se tenait debout, les mains accrochées au dossier du siège.

C’était Ferdinand Mosselman, le Commissaire des fêtes, qui accourait grand train de l’Hôtel-de-Ville pour avertir la cure de l’arrivée des jubilaires.

Il bondit légèrement sur le trottoir, escalada le perron de l’église, tira une porte et disparut.

L’apparition de cette estafette mit le marché sens dessus dessous : les vendeuses abandonnaient leurs étals et s’interpellaient :

— Ils sont là !

En ce moment, les portes de l’église s’ouvrirent au large et l’on aperçut la grande nef sabrée d’un immense rayon de soleil et là-bas, tout au fond, le chœur étincelant de lumières.

Une foule s’engouffrait déjà dans le sanctuaire par les deux portes latérales, tandis qu’une multitude de gagne-petit et de marchandes d’oranges se massaient au bas du perron, afin de ne pas manquer le défilé du cortège. La police, sérieusement renforcée pour la circonstance, maîtrisait avec peine tout ce monde dévoré de curiosité et d’impatience.

Sur ces entrefaites, le Suisse parut et fit sensation ; il était accompagné de plusieurs ouvriers qui, sous sa surveillance, se mirent à dérouler au milieu de l’escalier un épais tapis rouge.

Tout à coup, des clameurs retentirent du côté de la rue Sainte-Catherine et aussitôt une trombe de gamins se précipita en criant :

Zij zien do ! zij zien do !

Ils étaient là. Une rumeur courut dans la foule. On s’agitait, on se marchait sur les pieds.

Soudain, un brillant équipage apparut sur la place et voilà que les cloches se mirent en branle et sonnèrent à toute volée dans le ciel bleu !

Il y eut de fortes poussées quand le premier landau s’arrêta devant l’église : de longues acclamations retentirent de toutes parts :

Vive M. et Mme Van Poppel !

Déjà, le fringant Mosselman dégringolait les marches du perron. Il ouvrit la portière et, plein de sourires, il aida les jubilaires à descendre de voiture.

La toilette de Mme Van Poppel soulevait des cris d’admiration. La vieille dame, bien qu’un peu courte et replète, avait bonne grâce : sa figure, fripée mais vermeille, resplendissait de bonheur. Elle était coiffée d’un petit chapeau, genre capote, surmonté d’une aigrette, et portait une robe de soie mauve, recouverte d’un long châle de dentelle noire. La réception à l’Hôtel-de-Ville l’avait probablement aguerrie contre les émotions, car c’est d’une allure vive et dégagée qu’elle monta l’escalier au bras de M. Van Poppel, très ému lui, un peu engoncé et moins alerte que de coutume dans son habit d’épais drap noir.

Ferdinand les mena jusqu’au seuil de l’église devant le Suisse qui attendait, compassé, très digne, sous la statue de la bonne Sainte-Catherine ; puis il courut chercher les personnages de la suite.

La deuxième voiture contenait Mmes Platbrood et Spruyt, nées Van Poppel, et leurs époux. Mme Platbrood avait revêtu sa belle robe de soie noire et Mme Spruyt, habillée à la mode de Turnhout, arborait une volumineuse toilette de velours grenat, rehaussée de dentelles au crochet.

Mosselman les fit monter l’escalier en toute hâte, les rangea derrière le couple jubilaire et repartit pour aller recevoir M. et Mme Théodore Van Poppel ainsi que M. et Mme Joseph Kaekebroeck, qui ornaient la troisième voiture.

La jeune Mme Van Poppel, en robe bleue, manqua le pied et faillit s’étaler de tout son long sur le trottoir :

— Ouye, ouye ! firent les spectateurs.

Heureusement, Ferdinand attrapa la tante Adèle par le bras et la remit d’aplomb. La pauvre femme, si timide déjà « en société », perdait tout à fait contenance entre ces deux haies de curieux goguenards ; son mari d’ailleurs n’était pas plus résolu, ni moins rouge : ils eussent donné gros pour que cette parade fût terminée.

Tout autre était Adolphine, superbement habillée de soie havane ; elle rayonnait de plaisir et ne témoignait aucune gêne. Très exubérante à son ordinaire, elle refusa gaiement la main de Mosselman :

— Non, non, je sais bien toute seule, savez-vous !

Et elle sauta plutôt qu’elle ne descendit de la voiture, malgré les vives représentations de Joseph qui murmurait :

— Voyons, voyons, Phintje !

Mais Phintje n’y prenait pas garde et elle poussa la désinvolture jusqu’à crier à une marchande d’oranges qu’elle reconnaissait dans la foule :

— Hé, bonjour Wantje !

Ce qui lui valut presque une ovation.

— Dépêchons, insistait l’impatient Mosselman, on vous attend là-haut vous savez !

Et il les entraîna sur l’escalier.

Cependant, plus rapide que le Péléade, Ferdinand se trouvait de nouveau sur le trottoir. Cette fois, la quatrième voiture s’avançait, portant la jeunesse ; c’étaient la belle Pauline Platbrood avec sa jolie cousine Maria Spruyt, toutes deux en toilette claire ; Hippolyte et Hermance Platbrood, le jeune Ernest Spruyt, la petite Jeanne Van Poppel et enfin Alberke Kaekebroeck, ce dernier assis sur les genoux de sa marraine.

Le débarquement de tout ce petit monde demanda quelques minutes :

— Allons, allons les enfants, s’écriait Mosselman, un peu plus vite que ça, je vous prie !

Et il aidait garçonnets et fillettes. Il enleva lui-même Alberke et Jeanne dans ses bras, puis, galamment, il offrit la main aux deux cousines qui sautèrent avec légèreté sur le sol.

Un murmure d’attendrissement accueillit l’arrivée de cette troupe enfantine. Mais déjà l’infatigable Ferdinand l’avait rassemblée et la poussait devant lui sur le beau tapis rouge.

Cette fois, il ne redescendit plus et laissa la cinquième voiture se vider toute seule : elle n’apportait d’ailleurs que de vieux cousins de province qui, la mine enluminée et joviale, le coude hors de la portière, s’étalaient sur les coussins en fumant de gros cigares. On les avait placés sous la garde d’Émile Platbrood. Ce dernier intriguait fort le public avec sa figure un peu amaigrie et hâlée à la suite de son récent voyage : des gens se le montraient du doigt :

— Tenez, ça est celui-là qui a été sur la mer…

Et comme le jeune homme montait l’escalier entre ses provinciaux, il sourit en entendant cette réflexion nullement malveillante :

— Oeïe oui, ça est une smoel du Congo !

Mais le sixième et dernier landau apparut, excitant l’enthousiasme général. Ce n’était qu’un immense bouquet où les bottes de fleurs naturelles se mariaient aux gerbes et aux palmes d’or ! La foule poussait des cris d’admiration devant cet hommage magnifique.

Cependant, Mosselman se multipliait là-haut et donnait ses dernières instructions. Il avait si chaud qu’il ne pouvait s’empêcher de soulever sa « buse » pour s’éponger le front avec son mouchoir, au risque de manquer d’élégance. Enfin, tout fut prêt. Alors, le jeune homme adressa un léger signe au Suisse impassible. Aussitôt, celui-ci redressa encore sa haute taille et nasilla :

— Suivez-moi, Mesdames et Messieurs !

Il se retourna et, faisant sonner sa hallebarde sur les dalles, il franchit le seuil de l’église dans le subit orage des orgues triomphantes.

Les trois nefs étaient bondées. Bien des yeux se mouillèrent lorsqu’on vit, à la tête du cortège, la petite Jeanne Van Poppel qui marchait à reculons en donnant la main aux jubilaires :

Och arme, exhalaient les bonnes femmes, cher anchke !

Et rien n’était plus charmant que cette fillette qui semblait en effet un ange exprès descendu du ciel pour recevoir les augustes époux dans la maison du Seigneur et les conduire à l’autel.

On arriva enfin dans l’abside où M. et Mme Van Poppel furent accueillis et complimentés par le curé de Sainte-Catherine, entouré des enfants de chœur qui agitaient de grands rameaux d’or ; puis on les invita à s’asseoir sur des sièges d’apparat, tandis que les personnages de la suite s’installaient derrière eux.

La messe commença. C’était l’office des grandes cérémonies. Trois prêtres, magnifiquement chasublés, s’agitaient devant l’autel. L’orgue tonnait au jubé et la maîtrise chantait ses grands airs.

Mais le recueillement des fidèles n’avait rien d’extatique : on chuchotait partout avec entrain, principalement dans le transept réservé aux personnes munies de cartes d’invitation. Là, bourdonnait l’innombrable essaim des amis et connaissances de la famille Van Poppel. C’étaient, pour ne citer que les gens de marque, les vieux époux Kaekebroeck, la petite Mme Mosselman avec son père et le vieux Jérôme, les Posenaer, les Rampelbergh, M. et Mme Spineux arrivés le matin même de Rixensart, les Cluyts, les de Myttenaere, les Scheppens, Mme Timmermans, les demoiselles Janssens, le Colonel Meulemans, etc. etc. On remarquait encore le lieutenant Verhulst, garçon de haute taille, bien découplé, la figure brûlée, énergique ; il avait des cheveux ras et drus, la moustache forte et la barbiche blonde ; le jeune Africain excitait une vive curiosité parmi l’assistance.

Tout ce monde échangeait force impressions sur les toilettes du cortège. On convenait que bonne-maman Van Poppel était éblouissante. Adolphine aussi remportait de grands suffrages. Pauline Platbrood était charmante : son air de gravité mélancolique attendrissait tous ceux qui savaient le roman de son cœur.

Quant à Maria Spruyt, qui lui ressemblait en noir, elle plaisait beaucoup. Mais il n’était personne qu’elle intéressât davantage que le lieutenant Verhulst ; le jeune homme ne la quittait pas des yeux et faisait à son propos mille questions à ses vieilles cousines : il ne se souvenait pas de l’avoir jamais vue.

— Mais si, répondaient les bonnes filles, vous savez bien, c’est la petite Spruyt qui venait toujours acheter des images à la boutique…

Il cherchait en vain dans sa mémoire ; il ne se rappelait pas cette gamine. Le Congo avait effacé tous ses souvenirs d’enfance.

Cependant, des critiques qui ne demandaient que d’être un peu soutenues pour devenir moins timides, s’élevaient contre les robes de Mme Platbrood et de sa sœur, Mme Spruyt. La première avait eu tort de se mettre « comme en deuil ». Pour la seconde, elle était déjà un peu marquée pour s’attifer ainsi de couleurs voyantes…

Il va sans dire que Mme Rampelbergh se montrait la plus difficile. Profitant d’une accalmie de l’orgue, elle raconta à Mme Timmermans la robe qu’elle se proposait de revêtir au grand banquet de l’après-midi. Ce n’était rien moins qu’une toilette jaune empire, genre Récamier ! Elle expliqua tous les avantages de cette mode aux étoffes flottantes, surtout chez les personnes d’un léger embonpoint comme elle…

Effrayée par tant d’opulence, l’excellente Mme Timmermans avoua qu’elle n’avait pu faire autant de frais. Et puis, à quoi bon, est-ce qu’elle n’était pas maintenant une vieille femme !

Chose grave, le droguiste commençait à s’impatienter ; son âme voltairienne maugréait sourdement contre toutes ces cérémonies qui traînaient en longueur. M. Posenaer reconnut également que ça n’en finissait pas. Alors, tous deux prirent M. Verhoegen à partie. Où le grand ordonnateur Mosselman avait-il eu la tête en commandant ce grand tralala ? C’était absurde : est-ce qu’une simple bénédiction n’était pas largement suffisante ?

Mais le cordier, très vexé, ne se rangeait pas à cet avis ; tout au contraire, il approuvait fort son beau-fils de n’avoir rien négligé pour que la fête fût célébrée avec le plus d’éclat possible. Toutefois, il voulut bien reconnaître avec ses amis qu’il faisait « une chaleur de bête » dans cette église et il leur accorda qu’il prendrait un verre avec plaisir.

Pendant ce temps, le vieux Jérôme interrogeait Mme Mosselman sur les parents de province qu’il voyait dans le chœur. Et Thérèse, très savante en ascendances, lui répondait couramment :

— Tu vois, celui qui est à droite d’Émile Platbrood, et bien ça est un cousin, le fils d’une fille du second lit d’un oncle de M. Van Poppel. Tu comprends ?

Jérôme ne comprenait rien du tout. Il était réfractaire aux déductions généalogiques. Peu lui importait du reste : il était content et croyait sa petite Thérèse sur parole.

Parmi tous ces invités bruyants, M. et Mme Spineux semblaient assez dépaysés. Ils étaient arrivés le matin même par le chemin de fer et c’est à peine s’ils avaient eu le temps d’embrasser leur fille, Mme Théodore Van Poppel, et leur chère petite Jeanne, qui partaient justement pour l’Hôtel-de-Ville. Aussi se démanchaient-ils le cou pour tâcher de les découvrir dans le chœur. Le Colonel Meulemans, qui se trouvait à côté d’eux, les complimenta sur la gentillesse de la petite Jeanne et la façon dont elle avait conduit ses grands-parents à l’autel :

— Mazette, c’est qu’elle n’était pas gênée le moins du monde ! Elle a fait ça avec une grâce et un sérieux vraiment extraordinaires. Ah, c’est une gamine bien intelligente !

— Oh oui, dit Mme Spineux violemment attendrie, elle apprend si bien. Voulez-vous croire qu’elle a eu le premier prix général dans sa classe ! Elle est si en avance pour son âge !

Mais, en ce moment, une impérieuse sonnette annonça l’élévation. Le caquetage s’interrompit brusquement et un silence plein de majesté tomba dans l’immense église.

Puis, les conversations repartirent, couvertes par les orgues tempétueuses. La maîtrise exécuta un très bel Agnus Dei ; après quoi, l’office parut se précipiter et l’on arriva bientôt à l’Ite Missa est.

Il était temps. Le petit Albert, en dépit des remontrances de Pauline, ne tenait plus en place ; Adolphine dut intervenir et lui promettre une bonne paire de gifles.

Quant aux respectables jubilaires, ils paraissaient véritablement fatigués. Mais il leur fallut encore subir l’allocution d’usage, où le prêtre célébra leurs vertus et leur souhaita cette sainte longévité qui est comme l’image de la constance et de la vigueur régulière de l’âme — une phrase probablement tirée des Confessions de l’Évêque d’Hippone. Puis, à l’aide d’un petit goupillon de luxe, l’officiant projeta l’eau bénite, ce qui fit éternuer M. Van Poppel.

Cette fois, la cérémonie était terminée. Les prêtres se retirèrent en cortège et l’orgue entonna la marche nuptiale de Mendelssohn.

Alors, le Suisse vint chercher les vénérables époux et les reconduisit processionnellement jusqu’au seuil du temple.

M. et Mme Van Poppel se donnaient le bras. Suivis par la famille, ils s’avançaient lentement entre deux rangs compacts de spectateurs qui s’inclinaient sur leur passage. Et ils avaient l’air de deux personnages insignes, tant l’émotion du bonheur et de la reconnaissance envers ce cher peuple cordial empreignait leurs honnêtes visages de quelque chose d’auguste et de souverain…

Mosselman n’était pas demeuré inactif pendant la cérémonie religieuse : il avait couru jusqu’à la corderie pour hisser le grand drapeau ourlé par Thérèse. C’était un signal. Aussitôt, comme sous la baguette d’un magicien, toute la rue de Flandre se pavoisa de bannières et d’oriflammes ; en même temps, une armée d’ouvriers plantaient des mâts le long des trottoirs et dressaient deux arcs de triomphe, le premier à l’entrée de la rue, le second à la hauteur du Papenvest.

Tout cela fut exécuté avec une promptitude remarquable et malgré l’affluence des curieux et des ketjes. En une heure, la physionomie de la vieille rue s’était complètement transformée ; mille banderoles éclatantes ondulaient mollement dans le soleil ; des guirlandes de sapin, des festons de fleurs multicolores décoraient les façades. Et tout cela chantait aux yeux une joyeuse mélodie de nuances.

Ces turbulents apprêts avaient assemblé dans la rue une foule énorme, qui s’épaissit encore, vers midi, du flot de curieux que l’église dégorgeait par ses quatre portes.

Ce fut un beau moment, quand le landau des jubilaires franchit l’arc de triomphe et roula lentement sous ce plafond de banderoles, au milieu d’une glorieuse poussière et des cris d’allégresse !

À tous les étages, les fenêtres encadraient des têtes ravies qui lançaient des vivats enthousiastes tandis que, massé sur les trottoirs, un peuple acclamait les heureux vieillards. On célébrait la dignité de leur vie, leur généreuse opulence ; on les remerciait de tous les dons qu’ils répandaient sur les pauvres hères. Ce jour mémorable était le triomphe de la bonté et de la modestie.

Une animation extraordinaire régna tout l’après-midi dans la rue de Flandre. Il y eut une revue des sociétés du quartier qui défilèrent, musique en tête, devant la demeure de M. et Mme Van Poppel. Les délégations se succédaient, portant d’immenses palmes d’or et des bouquets à collerettes.

Déjà, les ouvriers de la maison Stoufs suspendaient aux mâts les lanternes vénitiennes et fixaient dans les guirlandes de fil de fer des milliers de vetpottekes de toutes couleurs.

Il y avait une telle cohue que le tramway des Étangs Noirs n’avançait qu’avec une extrême prudence, précédé du conducteur qui tenait les chevaux à la bouche et dispersait la marmaille.

Les cabarets en fête regorgeaient de buveurs et arboraient aux fenêtres du premier étage d’immenses transparents couverts d’inscriptions votives.

La maison de Mosselman se distinguait entre toutes par la richesse de sa décoration. Dans les entrelacs des vitrines anglaises, serpentaient le lierre et le houblon. Du haut en bas, la façade était feuillagée et fleurie. La petite caravelle d’or, qui voguait au-dessus de la porte, avait hissé ses plus coquets pavillons en attendant que son château-de-poupe et sa mâture s’illuminassent, ce soir, de feux électriques.

D’autres boutiques n’étaient pas moins ornées. Les vitrines étaient amusantes. C’est ainsi que le charcutier Schonnians avait composé, à l’aide de boudins blancs et noirs, un compliment ému à l’adresse des jubilaires.

M. Seghers (importation directe de la Havane) s’était piqué au jeu : avec ses tabacs, ses cigares et ses pipes, surtout avec ses rolles d’Alost, il avait élevé une pyramide vraiment imposante au sommet de laquelle M. et Mme Van Poppel, figurés par deux « postures » de plâtre doré, se tenaient par la main et bénissaient le monde.

Les boulangers vendaient des mannekes de belle pâte qui avaient la prétention de représenter les héros du jour. Enfin, les pâtissiers, plus inspirés peut-être que par la Première Communion, étalaient des Parthénons de nougat pleins de style, des tartes énormes, toutes suppurantes d’une onctueuse crème, des gâteaux crénelés, les plus formidables qu’on eût jamais vus !

Bref, tout le monde s’était mis en frais. Mosselman pouvait être fier du résultat de sa propagande. Il n’y avait pas jusqu’aux impasses qui n’eussent fait un joli bout de toilette : dès le matin, l’eau avait ruisselé dans leurs rigoles. À cette heure, les ruelles étaient proprettes, tapissées de sable fin ; des banderoles palpitaient le long des façades lézardées et déjà, du fond des bouges, montaient des ronflements d’orchestrion.

Soudain, vers trois heures et demie, une fanfare éclata et l’on vit apparaître douze marmitons tout de blanc vêtus, portant sur leurs têtes des mannes remplies de casseroles de cuivre rouge. Encore une idée de Mosselman !

Ils s’avançaient à la file, par rang de taille. Le premier, gros rôtisseur rubicond et joufflu, pliait presque sous le poids de sa charge énorme. Le deuxième, très robuste aussi, écuyer tranchant, la ceinture armée d’un coutelas d’ogre, suait à grosses gouttes sous son fardeau. Puis, les statures diminuaient graduellement, si bien que, tout à la queue, venait un petit bonhomme pas plus haut que ça, qui portait fièrement sur sa tête un immense pâté de Bruxelles !

Des clameurs de joie saluèrent ce cortège imprévu, digne d’un conte de fées.

Et c’était toute la marmitonnerie de chez Smets qui se rendait à la maison des jubilaires pour le grand banquet de cinq heures !

La table avait été dressée en fer à cheval dans la vaste pièce qui donne sur le jardin. Elle était somptueuse, toute resplendissante de fruits et de fleurs. Sept candélabres, de douze bougies chacun, venaient au secours du lustre. Il n’y avait pas moins de soixante couverts. Tout un peuple de garçons et de bonnes assuraient le service.

Au sommet de la courbe, siégeaient les héros du jour. Mme Van Poppel avait à sa gauche le colonel Meulemans ; à la droite de M. Van Poppel se tenait la mère Kaekebroeck.

Mosselman, régisseur souverain, avait ensuite éparpillé les membres de la famille un peu partout au milieu des amis et connaissances. Le placement de Mme Posenaer lui avait tout de même donné quelque tablature. Malgré tout, il éprouvait un certain malaise à rencontrer cette ancienne amie. Il avait bien tort. Charlotte, que la maternité enfermait désormais dans les joies domestiques, ne se souvenait plus de lui. Les femmes sont en effet charmantes ; on l’a dit justement : elles oublient jusqu’aux faveurs qu’on a reçues d’elles…

Ferdinand avait donc placé la petite dame, très loin de lui, dans la courbe du fer à cheval, à côté de M. Spineux qui écoutait avec résignation le récit de toutes les gentillesses et de toutes les maladies des jeunes Posenaer. Quant à lui, il s’était ménagé un coin des plus agréables ; c’est ainsi qu’il avait pour voisines Pauline Platbrood et Maria Spruyt, et pour vis-à-vis la turbulente Adolphine. Il ne voulait pas s’ennuyer, se sentant d’ailleurs en verve de badinage. Par surcroît de précaution, en mari malin, il avait relégué son amoureuse femme entre deux vieux présidents de société, à l’autre bout de la table, de manière que Thérèse lui tournât le dos et ne pût l’observer sous aucun prétexte. Mais il avait un remords : il s’attendrissait gentiment sur l’innocente victime de sa petite canaillerie :

— Hein, dit-il, en se penchant vers la blonde et pensive Pauline, cette pauvre Thérèse est un peu loin de nous… Mais que voulez-vous, il n’y avait pas moyen de faire autrement. Ce que j’ai dû tripoter pour caser tout ce monde !

Sa pitié ne dura guère, car, tout de suite, il se mit à papillonner auprès de Maria Spruyt, qui, décidément, l’émoustillait très fort avec ses beaux cheveux noirs et sa nuque violente. Mais la jolie fille ne lui prêta qu’une attention distraite et se reprit aussitôt à parler avec son voisin de gauche qui n’était autre que Jacques Verhulst, le fameux Congolais. Celui-ci faisait l’admiration de la petite provinciale de Turnhout, fascinée par la figure énergique et les yeux de lion du jeune explorateur ; il lui contait d’ailleurs des histoires étonnantes, expliquait librement la beauté et le costume des négresses :

— Dans le Haut-Congo, ces dames se promènent sans aucun vêtement. Elles ne portent qu’une ceinture de paille avec des franges… C’est dommage que je n’aie pas une photographie sur moi…

— Oeïe, oeïe, s’exclamait naïvement Maria, moi je ne saurais pas m’habituer !

À cet aveu, Verhulst ne put s’empêcher de sourire. Il la rassura :

— Oh, ce n’est pas une affaire !

Et subitement enhardi :

— Tenez, dit-il en se reculant pour la mieux regarder, je vous vois très bien en pagne… Mais ce ne serait pas la même chose avec une grosse dame, avec Mme Rampelbergh, par exemple !

Et ils se penchèrent sur leur assiette pour éclater de rire.

En dépit de sa fameuse robe jaune Récamier, Malvina n’avait jamais semblé aussi formidable. Ses neuf mentons pendaient comme un fanon de bœuf et allaient se répandre dans les vagues de sa gorge outrageusement remontée sous la ceinture. Elle soufflait fortement.

Le timide Théodore Van Poppel, qui était assis à sa gauche, la considérait avec terreur, comme s’il se fût trouvé à côté d’une chaudière dont le manomètre indiquât le maximum d’atmosphères et prête à éclater ; mais M. Verhoegen, placé à sa droite, décochait à la commère mille compliments de haute graisse, ce qui la faisait héroïquement minauder.

Verhulst avait raison : Malvina en pagne, voilà une évocation qui effarait la pensée.

On n’en était encore qu’aux croustades et déjà un joyeux tapage s’élevait dans la salle. Progressivement, les figures s’animaient, s’élargissaient ; quelques-unes, sans attendre des vins plus capiteux que le Chablis et le Haut Médoc, commençaient à reluire comme des « batardelles ».

Au milieu du bruit, M. et Mme Van Poppel gardaient une attitude calme et souriante. Au vrai, cette journée si remplie d’incidents, les avait beaucoup fatigués ; ils se demandaient comment ils arriveraient au bout du festin. Aussi, le Colonel Meulemans, qui voyait la lassitude de sa respectable voisine, employait toutes les ressources de son aimable verbosité pour la sortir d’un assoupissement invincible. Il y parvint en parlant des petits qui festoyaient dans le salon, à une table dressée exprès pour eux.

— Hé, hé, dit-il, les enfants n’ont pas l’air de s’ennuyer là-bas ! Ils font presqu’autant de bruit que nous !

En effet, des cris perçants, des rires de gosses brochaient sur le gros vacarme des fourchettes et des conversations.

La bonne-maman s’attendrit :

— Chers cœurs ! Ça est le bel âge, savez-vous ! Et dire qu’on a été aussi comme ça !

Et le Colonel, qui mettait des intentions de finesse dans ses moindres banalités, répondit gaîment :

— Mon Dieu oui, à qui le dites-vous ! Hélas, ça ne nous rajeunit pas !

Mais une grande discussion s’était engagée là-bas, dans le clan Rampelbergh. Le droguiste, très en train, tenait tête pour le moment à cinq grosses dames qui l’accablaient d’invectives ; mais aussi, sa faute était grave : il calomniait indignement les femmes.

— Regardez, disait-il, quand elles descendent d’un tram, vous êtes sûr que ça est toujours à l’envers. Alors pardaff ! elles tombent sur leur derrière et ça est bien fait !

Les protestations ne l’arrêtaient pas : bien mieux, il enchérissait sur ses premiers compliments. Il conclut :

— Les femmes, ça est charmant, mais mon Dieu que ça est tout de même bête !

— Non, mais ça est un malhonnête, s’écria Mme Cluyts dont la gorge, démontée, se soulevait comme le golfe de Gascogne.

— Ne faites pas attention, fit le père Kaekebroeck, il ne sait déjà plus ce qu’il dit, tellement qu’il est plein.

— Oui, il a son compte, confirma M. Posenaer d’une langue pâteuse, car il était lui-même assez éméché.

— Écoutez, dit le droguiste en faisant un doux regard à toutes ses harpies, je demande pardon à deux genoux. C’était pour de rire. Les femmes ça est de la crème ! Eh bien, quand je serai une fois député, je vous donnerai quelque chose… quelque chose de beau, savez-vous…

— Et quoi donc ? s’écrièrent toutes les dames en chœur.

— Le droit de suffrage !

On le conspua. Toutefois, il résistait avec bravoure :

— Eh bien, ça est pourtant la pappe universelle !

Mais en ce moment, agréable surprise, parut le sorbet au kirsch qui fut comme un baume pour les estomacs déjà saturés de nourriture. Puis, surgirent les gibiers, auxquels succédèrent les homards et le pâté de Bruxelles, arrosés du fameux Chambertin 65.

Et l’animation augmenta avec la chaleur…

Depuis longtemps, Adolphine ne mangeait plus et opposait à l’insistance de ses voisins des refus énergiques :

— Oeïe non, savez-vous ! Je ne sais plus ; tenez, je suis toute ronde !

Elle était d’ailleurs beaucoup moins gesticulante que de coutume. Elle semblait préoccupée et échangeait à tout moment avec son mari des signes mystérieux. Joseph la calmait d’un regard ; mais lui aussi paraissait plus grave qu’à l’ordinaire. À peine parlait-il à ses voisines, Mmes Scheppens et de Myttenaere, très vexées qu’il ne trouvât pas un mot aimable pour leurs atours. Visiblement, une pensée l’obsédait. Parfois, il fixait longuement M. Platbrood qui était assis en face de lui, et ses yeux tâchaient à voir dans le fond de son âme.

En réalité, au milieu de la joie volumineuse, le bon Joseph, ce tendre railleur, se rappelait la promesse solennelle qu’il avait faite à Pauline et à Cappellemans.

Certes, il l’avait déjà remplie à moitié : c’est lui qui, par ses discours habiles, aussi ingénieux que ceux d’Ulysse, avait doucement endormi la rancune et changé les sentiments de son beau-père à l’égard du brave plombier. C’est lui qui avait endoctriné le farouche Manneback et obtenu l’appui de cet influent poëlier pour assurer l’élection de Cappellemans en remplacement de feu Maskens.

C’est lui qui avait couru les bureaux du Ministère pour faire décorer le jeune sauveteur. Grâce à lui enfin, Cappellemans, l’humble artisan, était sorti de l’ombre et avait conquis une véritable popularité dans le « bas de la ville ».

Oui, il avait beaucoup fait. Mais Joseph Kaekebroeck était une de ces âmes rares qui ne se contentent jamais d’une bonne action qu’elles n’ont pu accomplir qu’en partie.

Il avait promis aux deux amants que le jour des noces d’or de M. et Mme Van Poppel serait pour eux l’aurore du bonheur. Et Cappellemans n’était pas là… Et Pauline, la pauvre Pauline, le front couvert de pâleur, s’étiolait de chagrin dans cette fête magnifique !

C’est pourquoi, plein d’anxiété, Joseph Kaekebroeck se demandait si le plan qu’il avait préparé avec la connivence des vieux Van Poppel allait échouer ou réussir…

Tout à coup, le vin de Champagne détonna et les toasts commencèrent. C’est le Colonel Meulemans qui se leva le premier pour féliciter les augustes époux et les appela Philémon et Baucis, comme il se doit. Speech grave, lieux communs émus qui firent tout de même grande impression sur l’assistance et mouillèrent bien des mouchoirs.

Puis, ce fut M. Van de Putte qui parla au nom de la Fédération des sociétés du quartier, et décerna aux jubilaires le titre de membres d’honneur d’une douzaine de maatschappijen, dont il énuméra les noms avec une emphase sonore, un geste large, comme s’il était à la tribune de la Convention pour revendiquer les droits du genre humain !

Il y eut ensuite le toast de M. Platbrood qui félicita Ferdinand Mosselman pour la manière dont il avait rempli ses délicates fonctions d’ordonnateur.

À son tour, M. Rampelbergh voulut dire quelque chose. Il se leva, non sans effort, et dut se cramponner tout de suite aux épaules de ses voisines, Mmes Cluyts et Timmermans qui, très effrayées, se courbèrent en poussant de grands cris. Alors, il s’accrocha à la table au-dessus de laquelle son torse se balança lentement, comme un ballon qui roule sur son amarre.

Douche ! murmura Émile Platbrood en se penchant sur la belle Mlle de Myttenaere, il a une fameuse prune savez-vous !

Cependant, le droguiste s’était raffermi et calé : il riait, promenant sur l’assistance sa figure aiguisée de malin satyre. Puis, ayant rassemblé ses esprits, il voulut parler. Mais sa langue s’embarrassa dans sa bouche. Il avait un bœuf dessus, comme dit Eschyle, et ne put émettre que quelques grognements inintelligibles.

Toutefois, il n’eut garde de se décourager : il tenait à manifester son ivresse par quelque propos délicat. Soudain, il désigna sa femme de son long doigt mince et se tordit de joie devant sa robe jaune. Mme Récamier en fut si outrée qu’elle cria :

— Allo, assoyez-vous seulement, espèce de soulard !

Mais le bonhomme méprisa cette injure. Il se renversa, repartit en avant et, la langue désempâtée, il lança cette fois d’une voix pure :

Smoel toe, Madame de Réclamier !

Et il retomba sur sa chaise en crevant de rire.

Fort heureusement, on apportait la glace qui représentait une immense corbeille chargée de fruits auxquels, par une savante chimie, le pâtissier avait su donner leur saveur individuelle. Des hourras éclatèrent et l’incident Rampelbergh fut oublié.

Alors, le lieutenant Verhulst, qui était devenu très tendre, confia à l’oreille de Maria Spruyt qu’il ne savait plus du tout ce que c’était que ça « de la glace ». Et la jeune fille, honnête petite âme qui avait la tradition des plaisanteries séculaires, répondit comme on fait aux enfants :

— Oeïe, oeïe, prenez garde savez-vous ! Il faut d’abord souffler dessus…

— Tenez, dit le hardi Congolais en élevant sa cuiller, vous voulez une fois souffler pour moi ?

Elle souffla gentiment et Verhulst absorba la froide crème en faisant une mine d’extase. De son côté, Mosselman essayait d’émoustiller Pauline, mais le galant conteur de fleurettes en était pour ses frais et n’aboutissait à rien. Ses plus vives boutades, non plus que les tendres exhortations d’Adolphine, n’avaient aucune prise sur la jeune fille dont la figure, si fraîche ce matin, maintenant fanée et sans ardeur, exprimait une tristesse profonde. Pauline ne songeait qu’à François. Pourquoi était-il absent de cette fête ? Il avait été invité cependant… Mon Dieu, est-ce qu’il était tombé malade !

Soudain, une harmonieuse fanfare de cristal domina le tapage et M. Van Poppel se leva, une flûte à la main :

— Chut, chut !

Les serveurs s’arrêtèrent dans leur élan, demeurèrent immobiles comme au château de la Belle-au-bois-dormant, et un silence, que les bruits assourdis de la rue rendaient encore plus profond par contraste, s’établit dans la vaste pièce.

— Merci, merci mes chers parents, mes chers amis !…

Une émotion entrecoupait les paroles du brave homme : ses lèvres frémissaient, des larmes coulaient sur ses joues. Mais, peu à peu, la voix s’affermit, devint claire. Alors, dans cette langue populaire et cordiale, cette langue de source qui ne cherche pas ses mots, car elle est toute d’entraînement et d’impulsion native, il dit son bonheur. Il chanta la bonté de sa chère femme : ils s’aimaient déjà en 1830, quand ils n’étaient encore que des ketjes.

Il rendit grâce à ses enfants qui ne lui avaient donné que des satisfactions dans la vie et célébra l’union de la famille. Puis il dit combien Mme Van Poppel et lui étaient sensibles à cette manifestation grandiose des bonnes gens de la rue de Flandre. C’était trop, beaucoup trop… On les avait comblés ; ils ne méritaient pas ces hommages.

— Et pourtant, dit-il à la fin d’une période, il y a quelque chose qui manque à notre bonheur, n’est-ce pas Matje ?

Il s’interrompit un instant pour regarder Mme Van Poppel et puiser dans ses yeux l’inspiration des paroles heureuses.

Alors, voilà que sous forme de naïve parabole, il se mit à narrer l’histoire d’une bonne fille et d’un bon garçon qui s’aimaient tendrement et désespéraient de pouvoir « se marier ensemble ».

On écoutait avec attention. L’assistance avait compris ; tous les yeux se fixaient sur M. Platbrood qui, la tête penchée, affectait un air impassible.

Pauline, un instant stupéfaite, sanglotait maintenant tout bas dans sa serviette.

Cependant, le bon-papa poursuivait avec une chaleur croissante. Il vanta les qualités des timides amoureux qu’il finit par désigner plus clairement. Parbleu, c’était sa petite-fille Pauline Platbrood et François Cappellemans, le fils de son ami Prosper Cappellemans qu’on avait enterré au mois de mars…

Enfin, dans une péroraison vibrante, M. Van Poppel adjura son gendre Hippolyte de mettre le comble à la joie de cette journée mémorable en donnant son consentement à l’union de Pauline et de François. Bon-papa et Bonne-maman le lui demandaient comme l’accomplissement de leur vœu le plus cher, car ils répondaient du bonheur de ces jeunes gens si vertueux…

C’était la voix de la vieillesse qui plaidait pour la jeunesse et l’amour. Une émotion inexprimable poignait les convives. Elle redoubla quand Mme Van Poppel, tout en larmes, s’écria à son tour :

— Och oui, Hippolyte, faites ça ! Ils sont qu’à même si braves !

— Vive Cappellemans, rugissait le droguiste, ça c’est un Jan !

M. Platbrood restait interdit. Il ne s’attendait pas à cette requête si touchante qui empruntait aux circonstances un caractère vraiment solennel. De toutes parts, on le pressait de répondre. Les dames l’enveloppaient suppliantes :

— Allo, oui, faites ça, M. Platbrood !

Il hésitait encore. Un violent combat se livrait dans son âme. Soudain, sa figure se détendit et s’éclaira de bienveillance. Il avait vaincu sa vanité. Il venait de faire volte-face à ses dernières préventions et toute la bonté foncière de son cœur jaillit à ses lèvres.

Il se leva et, dans l’anxiété générale :

— Allons mes amis, puisque vous le voulez tous… Et moi aussi parbleu, j’aime François Cappellemans !

Des acclamations sans fin retentirent, si bruyantes que l’on crut un moment que le plafond allait crouler sur les têtes. On entourait Pauline en pâmoison dans les bras de sa grande sœur.

Soudain, les portes du salon s’ouvrirent à deux battants et un serveur annonça :

M. François Cappellemans !

Ce fut un coup de théâtre. Oui, c’était le jeune plombier qui s’avançait, chancelant, horriblement pâle, entre ses amis Kaekebroeck et Mosselman.

D’un brusque élan, M. Platbrood s’était porté vers le jeune homme en lui ouvrant ses bras. Et ce geste de tendresse effaçait pour toujours le mauvais passé.

Cependant, Pauline s’était échappée de l’étreinte d’Adolphine pour se jeter au cou de ses parents. Des larmes ruisselaient sur son visage embelli par l’expression du bonheur ; en un instant, elle avait retrouvé le frais sourire de sa bouche, le bleu rayon de son regard.

— Allons, allons mes enfants, dit M. Platbrood, ce n’est pas moi qu’il faut remercier, mais nos chers Bon-papa et Bonne-maman !

Déjà, la jeune fille avait saisi François par la main et l’entraînait. Tous deux, ils tombèrent à genoux devant les vieux Van Poppel qui étendirent sur les fiancés leurs mains frémissantes et les bénirent, leur souhaitant de perdre leurs années comme eux dans la rapidité d’une vie heureuse.

Ce fut un moment d’expansion et d’enthousiasme indescriptibles. Tout le monde s’embrassait. Un souffle de tendresse et de joie passait dans la salle. On criait, on portait des santés. C’était un magnifique tintamarre.

Joseph et Adolphine, aussi heureux que le jour de leurs accordailles, se pressaient éperdument.

Le lieutenant Verhulst, animé de cette aimable ivresse qui surexcite le cœur, enlaça Maria Spruyt et lui donna deux grosses baises croquantes que la jeune fille lui rendit avec une fougue toute provinciale.

De son côté, Émile Platbrood empoignait la belle Elisa de Myttenaere, et lui murmurait dans le cou des paroles lyriques, définitives.

Quant à M. Rampelbergh, il embrassait toutes les dames, même la sienne. Il assurait qu’il avait une bountje pour Mme Timmermans et la poursuivait à travers les chaises. Il n’y avait pas jusqu’au Colonel Meulemans qui n’eût son « plumet » et ne plongeât très profondément les yeux dans l’opulente poitrine que Mme Cluyts posait sur son plastron comme des boulets de la Porte de Hal !

Thérèse enfin, toute heureuse d’échapper à ses présidents de société, sautait des bras de son père dans ceux de Ferdinand à qui ses yeux enflammés promettaient d’infinies délices.

Les enfants avaient fait irruption dans la salle et passaient de mains en mains, subissant de délirantes tendresses. Mais Alberke, se dérobant aux embrassades, courut tout de suite où sa gourmandise l’appelait. Adolphine poussa un cri en l’apercevant juché sur une chaise et s’efforçant d’enfoncer dans sa bouche un morceau de « catherine » presque aussi gros que sa tête ! Elle arriva à temps et lorsque le petit sloukker pensait étouffer.

En ce moment, des fanfares résonnèrent au dehors. Aussitôt, M. et Mme Van Poppel se prirent le bras et passèrent au salon, escortés de tous les convives qui chantaient des dontjes en esquissant un pas de saltarelle endiablée. C’était le cortège de Bacchus !

On ouvrit les trois fenêtres et ce fut un éblouissement. La rue flamboyait, crépitait sous sa parure de feu. L’illumination était si ardente qu’un souffle embrasé pénétrait dans la maison.

Une foule énorme grouillait sur le pavé.

Des vivats frénétiques accueillirent l’apparition des jubilaires, et, soudain, une Brabançonne formidable, jouée par la fédération de toutes les musiques, ébranla les airs...................... ............................

Cependant, blottis dans un encoignure, Pauline et François se contemplaient, ravis d’étonnement, arrachés à la terre.

Leur amour avait grandi, s’était fortifié dans le chagrin. Maintenant, une joie profonde exaltait leurs âmes :

— Dans trois semaines ! murmurait le jeune homme grisé par le doux parfum qui montait du corsage de son amie.

Elle, à demi pâmée sur la poitrine du robuste garçon, répondait naïvement :

— Oeïe, François, je ne sais qu’à même pas le croire !

On respectait leur tête-à-tête. Mais ils ne voyaient personne. Ils n’entendaient rien des clameurs de la ville en fête. Ils n’écoutaient que leurs aveux et se regardaient ardemment, aux yeux et aux lèvres.

Tous les cœurs s’échauffaient au feu de leur désir. De loin, Bon-papa et Bonne-maman les observaient avec tendresse :

— Ça est très joli les noces d’or, dit enfin M. Van Poppel, mais comme c’est dommage qu’on est alors si vieux !

Il poussa un soupir. Mais la bonne-maman, qui avait l’orgueil de la belle verdeur de son époux, se redressa et, gaillarde, avec une flamme de jeunesse qui perçait sous ses rides, elle prit tout le monde à témoin :

— Allo, dit-elle, regardez-le une fois, est-ce qu’il a maintenant l’air d’un péke de Sainte-Gertrude ?

On se récria et M. Van Poppel, coulant un regard malicieux vers sa bonne compagne :

— Hé, hé, fit-il en cambrant le torse, le vieux coq sait toujours chanter… Hein, Matje, je ne suis pas encore floche sur mes jambes !…

À ces mots, il la prit hardiment à la taille et le bal commença.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Un mois après, des tapissiers dressaient une somptueuse marquise de velours cramoisi, rue des Chartreux, devant la porte de M. Platbrood. Et les cloches de Sainte-Catherine sonnèrent les noces de François et de Pauline.

Au cours du banquet nuptial, on annonça les fiançailles d’Émile Platbrood et de Mlle Elisa de Myttenaere, en même temps que celles de Jacques Verhulst et de Mlle Maria Spruyt. Et cela ne surprit personne.


Telles sont les heureuses conséquences du jubilé de M. et Mme Van Poppel.

Telles sont aussi les dernières fêtes de la famille Kaekebroeck. Qu’elle vive désormais à l’abri des biographes indiscrets. Qu’on pardonne à ses mœurs un peu débraillées, à ses libres propos.

Certes, elle ne va pas, rêveuse et mystique, des lys dans les mains, comme une pâle vierge couverte d’albes étoffes. Non, morbleu, elle est grasse et rouge ; c’est qu’elle se nourrit de forte soupe, non de chimères creuses.

Ainsi se montre-t-elle fruste et sincère, bonne surtout, car elle est peuple.

La Famille Kaekebroeck, c’est l’histoire d’un coin de notre Ville chérie, une histoire en petites images crûment coloriées comme celles d’Épinal. Regardons-les avec indulgence. Peut-être témoigneront-elles un jour du passé ingénu, quand Bruxelles, impitoyablement saccagé au profit de la banalité moderne, perdra le souvenir de ses douces ruelles et ne saura plus même la place de son berceau.

Donc, ne soyons pas trop sévères pour ces mannekes et, si leur voix nous offense, comprenons au moins ce qu’ils enseignent à rebours, c’est-à-dire à ne pas parler comme eux.

En vérité, tel est le principal dessein formé par l’auteur de La Famille Kaekebroeck : aérer, désempâter un peu Notre Langue sans lui enlever pourtant ce qu’elle a d’original et de savoureusement expressif dans ses incorrections mêmes.

L’écrivain s’est appliqué à cette tâche avec une grande intrépidité d’optimisme et en s’avisant du procédé de Sparte. Il l’a poursuivie, non sans bravoure, au risque de n’être pas toujours bien compris ; au risque, dans le réalisme de ses tableaux, de passer parfois pour ce qu’il ne croit pas être ; au risque enfin, chose nouvelle et assurément maladroite dans notre trop petit pays, d’atteindre à quelque succès !

Toutefois, nullement présomptueux, il ne s’exagère pas la pureté latine de sa propre syntaxe. Enfant de Bruxelles et portant haut d’ailleurs son cœur belge, il a subi l’influence du milieu et n’a pas échappé à la contagion des idiotismes nationaux. Il a ses tares, ses acceptions vicieuses comme tout le monde.

Il s’en excuse humblement aujourd’hui et permet volontiers qu’on le raille de ce qu’il n’ait pas mieux su allier l’exemple du bon langage à la satire qu’il a voulu faire du mauvais.


FIN