Les Noces d’or de M. et Mme Van Poppel/05

Paul Lacomblez, éditeur (3p. 91-110).


V


Les demoiselles Janssens avaient jadis tenu boutique de papeterie dans la rue de Middleer, tout près du pont de la Senne ; mais la création des boulevards du centre les ayant chassées de ce quartier pittoresque, elles occupaient aujourd’hui, rue de Flandre, le rez-de-chaussée d’une maison toute pareille à celle qu’elles avaient quittée.

Les demoiselles Janssens se ressemblaient beaucoup, au point qu’on les prenait pour des jumelles. Toutes deux étaient longues et minces, sans aucun avantage mammaire ; elles avaient un teint de vieil ivoire, de pâles yeux de béguines, des cheveux d’un gris amer peignés en bandeaux. Le nez était fort, la bouche droite, rentrée. Sur leur menton pointu, une touffe de poils recourbés germait d’un bouton noir, et l’on eût dit une grosse araignée.

Au moral, l’identification était peut-être encore plus complète : même caractère, mêmes goûts. Seul, l’état-civil prétendait les différencier par le prénom et par l’âge : l’aînée s’appelait Prudence et frisait la soixantaine ; quant à la cadette, elle avait cinquante-huit ans et se nommait Félicie.

Les deux sœurs étaient assez dévotes et passaient beaucoup d’heures à l’église. Toutefois, on les considérait à juste titre comme de bonnes âmes dépourvues de fiel et qui ne médisaient de personne.

En dépit des années, elles ne changeaient pas : il semblait d’ailleurs qu’elles eussent toujours été ainsi sans couleur, précocement fanées.

Fruits tardifs d’un hymen de vieilles gens qui les avaient de bonne heure laissées orphelines, elles s’étaient établies avec leur modeste avoir et vendaient du papier, des crayons, des plumes, des gommes, des images et bien d’autres choses.

Elles vivaient quiètes, sans agitations ni désirs, contentes de leur sort, ignorant tout des joies et des tristesses de la vie, quand une cousine, veuve sans fortune, s’avisa de leur léguer en mourant son petit garçon, Jacques Verhulst, un bambin de sept ans.

Bravement, elles avaient accepté la charge ; mais on pense si leur calme existence en fut bouleversée et combien de soucis leur donna cet enfant d’une constitution assez délicate : c’est pour cela, d’ailleurs, qu’elles s’y étaient attachées et l’aimaient comme un fils.

En grandissant, et à force de gâteries, Jacques Verhulst avait recouvré la santé ; il était fort intelligent, mais, caractère sauvage et difficile, épris de voyages aventureux, il s’était refusé à apprendre aucun métier, se réservant, disait-il, pour de grandes choses. Ses lubies causèrent bien du tourment à ses bonnes cousines.

Enfin, devenu majeur, et quand on commençait à désespérer de lui, le jeune homme, las de sa vie oisive, s’était tout à coup engagé. Le régime militaire lui plut d’abord et le transforma. Jacques conquit rapidement les galons de fourrier. C’est vers cette époque d’ailleurs qu’il renoua connaissance avec François Cappellemans, son condisciple à l’école moyenne ; et l’amitié de ce garçon travailleur et rangé acheva de l’amender complètement.

Toutefois, il gardait l’amour des contrées lointaines : peut-être ça lui avait-il poussé en regardant les images que vendaient les vieilles filles. Bien qu’il accomplît strictement son service, le champ d’activité du militaire lui parut bientôt fort étroit : il s’effrayait souvent d’être livré à des occupations sans rapport avec sa vocation secrète. De vagues projets s’emparaient de son esprit qui se précisèrent à la longue et le conduisirent à des résolutions énergiques. Voilà pourquoi Jacques Verhulst s’était, un beau jour, embarqué pour le Congo en qualité de lieutenant de la force publique. Son besoin d’indépendance avait été plus fort que la tendresse qu’il portait à ses deux mères adoptives.

Celles-ci éprouvèrent beaucoup de chagrin. Puis, elles s’étaient résignées et avaient repris leur petite vie monotone et sans heurt de jadis.

Elles vendaient un peu de tout, les bonnes demoiselles Janssens.

Quand, dans un ménage, il manquait quelque bibelot, cette phrase venait naturellement sur les lèvres : « Tiens, on aurait peut-être ça chez les demoiselles Janssens. » Et, en effet, il était rare qu’on ne l’y trouvât pas.

C’étaient les fournisseuses attitrées de lettres à décalcomanies pour les fêtes, de souvenirs de première communion, de jeux de loto, de nain jaune et de cartes. Mais leur renommée venait surtout de ces belles images coloriées, pendues avec des fiches aux ficelles de la devanture : les ketjes assemblés sur le trottoir, les contemplaient pendant des heures, le nez écrasé contre la vitrine tout embuée de leur haleine.

Quand on pénétrait dans le magasin des demoiselles Janssens, on humait d’abord un parfum vraiment distingué de crayon Faber ; mais cette odeur, très furtive, s’évanouissait aussitôt pour laisser la place à des remugles d’oignons cuits, de quinquet à pétrole et de chat. Il y faisait au surplus très sombre, à cause de ces images qui mettaient comme des stores à la vitrine et aveuglaient les carreaux de la porte d’entrée.

Cette atmosphère écœurante et noire convenait aux deux vieilles filles qui la respiraient depuis tantôt quarante ans. Elle était devenue nécessaire à leurs bizarres poumons ; mais on comprenait tout de suite que Jacques Verhulst n’avait pu s’en accommoder et qu’elle eût accentué sa nostalgie des roses et du soleil.

Aussi, les grandes personnes ne s’attardaient guère dans cette boutique inconfortable, défendue par une petite sonnette plus enragée qu’un roquet. Il y faisait glacial en hiver, lourd et irrespirable en été. Fort économes, les demoiselles Janssens ignoraient le gaz ; le magasin n’était jamais éclairé. Le soir, il fallait un certain courage pour franchir le seuil de cet antre où l’on demeurait dans un noir opaque, cabalistique, jusqu’à ce que Prudence ou Félicie arrivât, Psyché dérisoire, avec une antique carcel en porcelaine blanche.

Et cependant, cette boutique surannée était comme un paradis pour les gamins et les fillettes, quand, leur pièce de « cinque » centimes dans la main, ils venaient acheter quelque féroce image d’Épinal. La complaisance des demoiselles Janssens était inaltérable : elles déposaient le ballot sur le comptoir, dénouaient la ficelle, ouvraient le papier de couverture ; puis, sans se lasser jamais, elles feuilletaient les images jusqu’à ce que les petits, haussés sur les pointes, toujours hésitants, eussent fait un choix définitif, ce qui était long.

Elles savaient leurs goûts et disaient parfois de leur voix molle et traînante :

— Non, ça vous n’aimez pas, n’est-ce pas ?

Ou bien :

— Non, ça vous avez déjà eu…

Elles leur étaient bienveillantes.

Les clients disparus, elles retournaient bien vite se tapir dans la petite pièce de derrière qui leur servait de tout, s’occupaient au fricot, à quelque broderie d’église, à moins qu’elles ne jouassent au besigue sous le ronronnement de Pouske, leur gros matou, perché sur la table.

Elles parlaient peu entre elles : c’était inutile, elles avaient les mêmes pensées. Seules, les rares lettres de Jacques Verhulst, absent depuis bientôt cinq années, semblaient leur donner une petite fièvre et ramener dans leurs yeux ternes une flamme de vie. Alors, elles s’échauffaient légèrement, échangeaient quelques impressions avec les amis de Jacques, les Kaekebroeck, les Rampelbergh, ou bien avec Cappellemans. Le droguiste surtout en faisait accroire aux vieilles demoiselles. Ses histoires extraordinaires leur avaient donné une forte répulsion pour les nègres ; il leur semblait impossible que ces êtres affreux eussent rien d’humain et ne fussent pas des suppôts du démon. Aussi, pensaient-elles que c’était à la bonne odeur de leurs prières que le petit cousin devait de rester vivant au milieu des diables ; et, à chaque lettre du jeune officier, elles redoublaient de piété.

Or, un soir d’octobre, le facteur remit aux demoiselles Janssens une lettre qui portait le timbre de Stanley Falls. Jacques Verhulst déclarait affectueusement à ses cousines qu’il se languissait d’elles et serait bien heureux de les revoir. Il rentrait donc en Europe pour les embrasser et débarquerait sans doute à Anvers au mois de novembre.

Dans le saisissement que leur causa cette nouvelle, les deux sœurs oublièrent d’en éprouver de la joie. L’idée de se rendre à Anvers, de prendre le « convoi », elles qui n’étaient pour ainsi dire jamais sorties de la ville, les effarait et les empêcha tout d’abord de se réjouir du retour de leur glorieux enfant prodigue. Elles étaient si troublées et gesticulaient d’une manière si insolite que Pouske partagea bientôt leur agitation et se mit à tourner dans la chambre en poussant des miaulements plaintifs.

Enfin, un peu apaisées, elles relurent la lettre brève et joviale du petit cousin, et leur figure, impassible d’ordinaire, s’illumina :

— Nous ne savons qu’à même pas quitter ensemble, dit Prudence, qui soignerait pour le chat ?

— Eh bien, répondit Félicie, vous devez seulement aller seule. Moi, je resterai à la maison…

Mais Prudence se récriait : elle n’oserait jamais s’aventurer en « chemin de fer », et puis elle serait toute perdue à Anvers !

Elles discutaient avec douceur, s’exhortant l’une l’autre à tenter ce redoutable voyage, quand la petite sonnette retentit brusquement dans la boutique.

Vivement, Prudence se leva et, emportant la lampe, passa dans le magasin.

— Hé, c’est vous Polintje ! dit-elle avec une joyeuse familiarité. Félicie, venez un peu, c’est Mlle Platbrood avec les enfants !

En effet, c’était Pauline, accompagnée de ses frère et sœur, Hippolyte et Hermance. La jeune fille venait en voisine, son châle sur la tête. Elle expliqua que les parents étaient allés au théâtre et qu’ils avaient donné aux enfants une petite pièce pour « eux s’acheter des images ».

Les vieilles filles durent s’informer d’abord des vieux Van Poppel ainsi que de toute la famille. Pauline répondit que tout le monde se portait à merveille.

— Allons tant mieux…

Déjà, Félicie déposait le ballot d’Épinal sur le comptoir et montrait les images aux jeunes Platbrood qui se chamaillèrent tout de suite : Hippolyte voulait des vignettes dorées, très chères, tandis que la jeune Hermance, plus économe, préférait des coloriages à cinq centimes.

— Voici les Aventures de M. Frise-Poulet, commença la bonne demoiselle. Ça est si gai !…

Mais Hippolyte, redoutant, à juste titre, que cette histoire ne fût une vive critique de ses défauts, déclarait avec effronterie :

— Non, j’ai déjà eu ça…

— Oeïe, menteur, s’écria Hermance, c’est Monsieur Bilboquet qu’on a…

— Tenez, continua Félicie, qui passait vite dans la crainte que la querelle ne s’envenimât davantage, voici l’Oiseau bleu. Och, ça est si joli ! Et voici la Fée Truitonne… Mais non, ça vous n’aimez pas. Alors, il y a aussi le Quincaillier brutal

Tandis que la bonne fille bonimentait de la sorte, Pauline, à l’autre bout du comptoir, devisait avec la sœur aînée.

— Eh bien, qu’est-ce que vous dites de ça ! Émile revient du Congo. Il s’est embarqué juste aujourd’hui avec Jacques Verhulst !

— Oeïe mon Dieu, faisait Prudence, la main posée sur la joue en signe de grosse émotion, nous avons aussi reçu une lettre de Jocske. Ça est une affaire maintenant ! Mais il dit qu’il revient seulement dans le mois de novembre…

— Non, non, affirma Pauline, Papa dit comme ça que le bateau l’Albertville arrivera le 30 octobre. On va tous à Anvers, nous autres. Oeïe, je suis si contente !

Cette date du retour, bien plus rapprochée qu’elle ne supposait, bouleversa de nouveau la vieille fille qui interrompit brusquement sa sœur :

— Félicie, venez une fois, Mademoiselle Pauline dit maintenant que Jocske revient le 30 octobre !

— Pas possible ! fit la cadette qui, pour le coup, abandonna ses images.

— Oui sûr, confirma Pauline, ils seront ici le 30 octobre…

Et, pleine de joie, elle se mit à conter que son frère rapportait de beaux cadeaux pour tout le monde, des étoffes, des armes, des peaux de bêtes… et « je ne sais pas tout quoi » !

Les vieilles filles s’exclamaient, quand la sonnette résonna et un jeune homme bondit dans la boutique en criant :

— Mesdemoiselles, j’ai une lettre du Congo ! Jacques revient à la fin du mois !

C’est alors que cet étrange visiteur aperçut Pauline dont l’abat-jour de la lampe mettait la figure dans la pénombre. Tous deux ne purent réprimer un cri de joie :

— Mademoiselle !

— Monsieur François !

Mais, devant les demoiselles Janssens et les enfants, ils se continrent aussitôt et, riant sous cape, ils se saluèrent avec une politesse très cérémonieuse.

L’arrivée de Cappellemans acheva de révolutionner les vieilles filles. Le plombier leur apportait des détails complémentaires : Jacques revenait avec dix perroquets, trois singes et un crocodile empaillé !

— Jésusse Maria !

C’était plus d’émotion que les bonnes demoiselles n’en pouvaient supporter en une fois. Elles furent obligées de s’asseoir tant leurs jambes flageolaient.

— En tout cas, moi je vais à Anvers, déclara Cappellemans. Hein, vous venez avec ?

Mais, quand Pauline lui eut appris que son frère rentrait en même temps que Verhulst, et que toute la famille et les connaissances se disposaient à l’aller chercher le 30 octobre au débarcadère, sa joie ne connut plus de bornes. Car, après le bon accueil que lui avait fait dernièrement M. Platbrood — qui avait approuvé sans réserve ses plans de transformation de la salle de bain — et surtout à cause des rapports nouveaux et sympathiques qu’avaient créés entre le major et lui ses fonctions de capitaine quartier-maître, François ne doutait pas qu’on ne lui permît de se joindre à la bande ; et le cœur lui bondissait dans la poitrine à la pensée de vivre tout un grand jour auprès de sa bien-aimée.

C’est pourquoi leurs regards à tous deux exprimaient de douces espérances.

Cependant, Hippolyte et Hermance, abandonnés à eux-mêmes, avaient éparpillé toutes les images et jouaient maintenant avec Pouske qui faisait le gros dos sur le comptoir. Pauline dut s’excuser de leur gaminerie. Soudain, elle s’effraya en entendant sonner une horloge :

— Mon Dieu, quelle heure est-ce que ça est donc ? Bien huit heures et demie, je suis sûre ? Allons vite, les enfants ! Il faut rentrer à la maison, autrement on aura des ruses demain…

En même temps, François lui faisait un clin d’œil :

— Eh bien, Mademoiselle, comme c’est la brune, je vais vous donner un petit pas de conduite…

Ils prirent congé des demoiselles Janssens, promettant de venir les revoir et de les emmener à Anvers avec eux…

— Oeïe, disaient-elles tout émues et abasourdies, ça on doit tout de même encore voir, savez-vous !

 

Les enfants s’échappèrent et coururent en avant. Il faisait nuit. Pauline se laissa prendre le bras et même elle écarta négligemment sa mantille pour mieux goûter sur sa joue la caresse des soyeuses moustaches de son ami…