Les Noces d’or de M. et Mme Van Poppel/03

Paul Lacomblez, éditeur (3p. 59-77).


III


Les Kaekebroeck, revenus de la Petite-Espinette, recevaient ce soir-là leurs parents et amis, car ils partaient la semaine suivante pour les bords de la mer, ainsi qu’ils avaient accoutumé de faire chaque année aux premières chaleurs du mois de juillet.

La maison de la rue du Boulet, demeure spacieuse et confortable, convenait à merveille à ces réunions intimes où la gaieté s’épanouissait librement et déridait jusqu’aux plus vieilles figures.

Les invités étaient nombreux : il y avait là le père et la mère Kaekebroeck, les Platbrood, le jeune ménage Van Poppel, les Rampelbergh, le père Verhoegen, les Mosselman, Pauline et la petite Jeanne.

Quant à Alberke, il était ailleurs ; peu soucieux d’honorer le banquet de sa présence, il avait demandé et aussitôt obtenu la permission de « manger en bas » avec Léontine, les grands dîners, il le savait par expérience, ne lui réussissant guère. Aussi, les jours de gala, préférait-il descendre à la cuisine où il régnait en maître, « courant entre les jambes » des bonnes, furetant dans tous les coins, prélibant la première saveur des plats, tournant les sauces d’un petit doigt qui, d’habitude, n’était pas si culinaire…

Tout le monde mourait de faim et le potage fut acclamé.

Cependant, au milieu de l’animation générale, il semblait que Joseph Kaekebroeck n’eût pas aujourd’hui sa verve ordinaire et qu’il fît effort pour présider cette grande table ; visiblement, il manquait d’entrain.

Adolphine le regardait parfois à la dérobée avec une sorte d’affectueuse commisération et l’interrogeait tacitement de ses grands yeux tendres. Mais Joseph la rassurait d’un clignement furtif qui voulait dire : « Ne t’inquiète pas, ça ira… »

Tout de même, il ne put donner le change à la vieille madame Kaekebroeck qui, fort étonnée de son mutisme, se tourna vers lui :

— Eh bien, Jefke, qu’est-ce que c’est avec vous ? Vous ne parlez pas, vous ne mangez pas… Vous êtes dérangé ?

— Mais non, maman, dit-il d’une voix faible, je réfléchissais à quelque chose…

Il se redressa ; mais son brusque mouvement lui arracha un petit cri. Une crispation douloureuse passa sur sa figure.

Tous les convives cessèrent un instant de manger pour le considérer avec surprise.

— Qu’avez-vous donc, mon gendre ? interrogea alors M. Platbrood. C’est vrai, vous n’avez pas votre mine de tous les jours. Vos traits sont tirés… On voit que vous êtes souffrant…

— Oui, oui, cria M. Rampelbergh, je le disais justement à Mme Platbrood, il regarde si droldement…

— Tout le monde est dans les loques avec cette chaleur, remarqua le père Verhoegen. Voulez-vous croire que j’ai changé trois fois de chemise rien qu’aujourd’hui ?

— Mais papa, s’écria Thérèse, est-ce qu’on dit ça !

— Allo, Jefke, fit résolument le père Kaekebroeck, où est-ce que vous avez mal ? Dans vot’ ventre ?

Furieux et pudique, Joseph essayait de se dérober aux questions. C’est en vain que ses regards suppliaient l’ami Mosselman de lui prêter assistance ; Ferdinand, placé au bout de la table n’y prenait pas garde, trop occupé d’ailleurs de sourire à la douce Pauline dont le corsage échancré l’émoustillait ce soir plus qu’il n’aurait osé le dire, surtout à sa femme…

— Hé, repartit enfin Joseph avec un sourire forcé, je n’ai rien de grave ; seulement, c’est rudement désagréable. Enfin, que voulez-vous, ça doit suivre son cours…

Mais cette réponse, pleine de réticences, loin de contenter personne, ne fit que surexciter la curiosité générale. On insista de nouveau :

— Voyons, où est-ce que ça vous fait mal ?

— Écoutez, lança alors Adolphine, je l’ai dit à Joseph… Mais c’est un embêtant, savez-vous, il ne veut jamais se soigner ! S’il aurait seulement laissé venir M. Buysse, et bien ça serait fini.

— Mais qu’est-ce qu’il a, sacrebleu ?

Adolphine regarda son mari et, bravant sa figure sévère, elle parut se décider tout-à-coup :

— Eh bien, oui, na, je le dirai maintenant… Il a un clou à son…

Elle recula devant le mot propre, parce qu’il ne l’était pas.

— Enfin, il a un clou où vous savez bien !

Joseph était sur le point d’éclater, mais il n’en eut pas la force sous la pluie de condoléances ironiques qui l’inondait de toutes parts.

On lui demanda ce qu’il faisait « pour ça » : devant ses réponses évasives, tout le monde s’empressait de lui prescrire un remède.

M. Rampelbergh préconisa l’onguent de mer, comme s’il en vendait encore :

— Ça, c’est le mieux, disait-il. Vous prenez une vieille paire de gants et vous coupez un petit rond en bas… Vous mettez la graisse dessus et vous le collez comme un plekkelaire !

Mais Adolphine était pour des recettes plus ancestrales :

— Non, non, dit-elle, moi, n’est-ce pas, j’avais fait un bon pappin avec du pain d’épices de chez Berrhens. Il n’a pas voulu seulement le laisser mettre !

— Mais, malheureuse, s’écria Joseph furibond, comment est-ce qu’il aurait tenu, ton sacré pappin ? Je ne peux pourtant pas passer ma vie sur le ventre !

— Adolphine a raison, dit alors le père Kaekebroeck. J’ai eu autrefois — je parle d’il y a trente ans savez-vous — des clous sur ma cuisse que c’était une véritable bénédiction… Quand c’était fini sur une cuisse, ça recommençait avec l’autre. J’essayais de tout. Eh bien, je dois le dire, les pappins de pain d’épices, voilà le meilleur, ça tirait tout dehors !

— Sur les jambes, sur les bras, sur tout ce que vous voulez ! ripostait Joseph, mais je voudrais tout de même vous y voir avec un pappin entre vos…

Il n’acheva pas et but un grand verre de vin :

— Allez, dit-il, on voit bien que vous ne savez pas ce que c’est !

— À votre place, conseilla la maman Kaekebroeck, je prendrais une bonne purge d’huile de ricin…

— Peck ! fit Joseph avec dégoût.

— En effet, déclara solennellement M. Platbrood, il n’y a rien de tel pour corriger le sang et chasser les mauvaises humeurs. Mais je recommande aussi les bains chauds, pour amollir… Je sais bien ce que c’est, le cheval m’a donné assez de bubons !

— Mon Dieu, repartit Joseph avec résignation, moi je laisse tout bonnement agir la nature. D’ailleurs, il me semble que ça va beaucoup mieux…

De fait, la douleur avait cessé de le lanciner et les couleurs lui revenaient.

Alors, M.  Rampelbergh se tourna vers sa voisine, l’excellente Mme Van Poppel, et profitant d’une pause :

— Eh bien, dit-il sur un ton d’affectueuse confidence, moi, j’ai eu aussi ça. Demandez un peu à Malvina… C’était en dix-huit cent septante-neuf. Un clou juste dans mon… oui. Comment est-ce que je l’avais attrapé, ça je ne sais pas. Mais, janvermille, c’est le cas de le dire, ça est tout de même une maladie qui me sortait de quelque part !

À cette boutade, les dames poussèrent de grands cris offusqués :

— Ça c’est du propre !

— Eh bien, voilà pourtant l’expression juste ! déclara Joseph. À présent, assez parlé n’est-ce pas, de ce clou du diable. Vous ne désirez pourtant pas que je vous le montre !

On se récria de nouveau ; cette fois, Mme Rampelbergh fut secouée d’une telle crise que l’on craignit vraiment qu’elle ne tombât en apoplexie.

Heureusement, le père Kaekebroeck se mit à lui taper dans le dos et la grosse femme reprit haleine.

— Oeïe, oeïe, gémissait-elle en s’essuyant les yeux avec sa serviette, je suis pour mourir !

On réclama un peu d’air :

— Mais aussi, gronda Joseph, pourquoi, n’ouvre-t-on pas les fenêtres, on étouffe ici !

En effet, l’atmosphère, encore chauffée par les becs de gaz, devenait irrespirable. Le père Verhoegen traduisit l’impression de tous :

— Je suis sûr que ça n’est pas plus pire au Congo !

Joseph saisit la balle au bond :

— Hé, c’est juste, nous avons reçu une longue lettre d’Émile.

— Nous aussi, soupira la bonne Mme  Platbrood ; le garçon se porte bien et nous voilà un peu plus tranquilles.

Aussitôt, les questions jaillirent de tous côtés.

— Il est maintenant à Léopoldville, répondit Joseph. Son inspection sera terminée à la fin de septembre, de sorte qu’il pourrait peut-être s’embarquer à Matadi le 10 octobre. Il pense qu’il reviendra avec le lieutenant Verhulst, vous savez bien, le cousin des demoiselles Janssens…

Cette nouvelle réjouit tout le monde, car elle laissait espérer que les Noces d’or des vieux Van Poppel seraient célébrées dans la première quinzaine de novembre, le jour même de l’anniversaire. Et l’on se mit à supputer la date probable de l’arrivée d’Émile Platbrood à Anvers.

— On ira tous le chercher, s’écria le droguiste, ça sera une fine partie !

Cependant, on avait ouvert au large les deux fenêtres qui donnaient sur le jardin, et un doux parfum de glycines fraîchement écloses entrait dans la pièce avec les rumeurs amorties de la ville.

Comme on passait au salon pour prendre le café, Adolphine s’approcha de sa sœur qui, sérieuse et pensive, écoutait toujours l’intarissable Mosselman. Elle l’embrassa avec effusion :

— Allo, lui dit-elle, il ne faut pas être triste comme ça !

Et s’adressant au jeune homme :

— Voyons, faites-la un peu rire, vous ! Moi, je vais vite soigner pour les enfants…

Et elle s’esquiva. En ce moment, la cloche de Sainte-Catherine retentit joyeusement dans les airs.

— Eh bien, fit Mosselman, écoutez cette petite cloche, Mademoiselle Pauline : c’est un présage. Elle dit qu’elle sonnera comme ça pour François et pour vous au mois de novembre. Et ce sera le bonheur !

La jeune fille sourit tristement et branla la tête d’un air incrédule. Alors, Ferdinand lui offrit son bras et, sans trop s’inquiéter de sa femme qui le regardait avec une petite anxiété boudeuse :

— Venez, dit-il, nous allons faire un tour dans le jardin. Je veux maintenant vous raconter quelque chose…

Quand ils rentrèrent, Pauline semblait radieuse ; Mosselman lui avait apparemment donné de bonnes nouvelles de François Cappellemans. À part la jalouse Thérèse, personne ne prit garde à eux tant l’on écoutait avec attention Joseph Kaekebroeck qui, assis sur une pile de coussins mollets, trônait au milieu du salon et lisait, en la commentant, la fameuse lettre de son beau-frère.

Il n’y avait pas jusqu’à la petite Jeanne, perchée sur un tabouret, qui ne fût tout oreilles.

Émile Platbrood avait été envoyé en Afrique par sa Société, une entreprise coloniale anversoise, pour vérifier la comptabilité de diverses factoreries échelonnées sur la ligne du chemin de fer, et étudier sur place quelques questions d’ordre matériel. Et il contait ses impressions de voyage dans une langue arbitraire, mais pleine d’abandon et de naïveté. Il regardait tout avec une curiosité mobile et souriante : ses lettres fourmillaient d’anecdotes.

Étant au Stanley-Pool, il avait eu la fansie de pousser jusqu’à Brazzaville et là, dans la demeure d’un riche colon Hollandais, il avait rencontré un animal extraordinaire, d’une intelligence sans pareille. C’était un grand singe qui prenait les visiteurs par la main et les présentait cérémonieusement à son maître, comme s’il avait lu le Chat botté. Ce n’est pas tout. Ce singe admirable cultivait quelques arts d’agrément. C’est ainsi qu’il dansait à merveille ; mais, chose plus incroyable, il jouait du piano !

« Oui, il jouait le piano aussi bien que Ferdinand Mosselman », assurait Platbrood.

La petite Jeanne était émerveillée et battait des mains :

— Oh, ça c’est un drolle de chinche !

— Écris à Mileke, qu’il doit te le rapporter, lui conseilla Ferdinand.

Aussitôt, la fillette quitta son tabouret et vint s’installer sur les genoux de Mosselman qu’elle se mit à accabler de questions.

— Vois-tu, lui dit Ferdinand très amusé, ça c’est un singe qui ne fait pas comme une petite fille que je connais : lui au moins, il étudie son piano, et c’est pour ça qu’il sait jouer, même à quatre mains, puisque c’est un quadrumane !

— Et quoi il joue ?

— Bè, fit le jeune homme assez interloqué, je ne sais pas moi… des gammes, du Streabbog peut-être !

— Mais non, mais non, interrompit Joseph, tu n’y es pas. Ce macaque est d’une autre force… Parbleu, il joue les singephonies de Beethoven !

Mais ce mot sacrilège lui porta malheur, car il ressentit tout à coup une douleur si vive qu’il en sauta de son fauteuil comme sous la détente d’un ressort :

— Aïe, aïe ! ça me reprend !

Mme Kaekebroeck eut alors pitié de son fils :

— Jefke, dit-elle, il faut seulement vous coucher, si vous avez trop mal. Nous allons partir, il est tout de même le quart de dix heures.

— Oui, nous allons vous laisser, approuvèrent tous les convives ; une bonne nuit et ça ira mieux.

Il essaya mollement de les retenir, mais il était si visiblement abattu que personne n’eut la cruauté de le prendre au mot.

Il voulut cependant reconduire ses amis jusque dans le grand vestibule où on l’opprima de suprêmes recommandations :

— Eh bien, oui, c’est ça, dit-il pour contenter tout le monde, Adolphine va me mettre un bon pappin…

Il ferma la porte et tira le verrou. Mais comme il remontait péniblement l’escalier, la main appuyée sur son mal :

— Diable, confia-t-il tout à coup à sa femme qui le soutenait tendrement, je crois qu’il vient de percer ! Ah, Kaekebroeck, cette fois, tu n’es pas un vain nom !