Les Noces chymiques de Christian Rosenkreutz/Avant-propos

Traduction par Auriger.
Chacornac Frères (Les Écrits rosicruciens) (p. v-xii).

AVANT-PROPOS

La puissance de l’homme est plus grande qu’on ne saurait l’imaginer. Il peut tout par Dieu, rien sans Lui, excepté le mal.
Pernety (Fables Égyptiennes et Grecques).

— Si « Peau d’Âne m’était conté, j’y prendrais un plaisir extrême ». C’est bien, en effet, un plaisir de cette nature que j’éprouvais à la première lecture du manuscrit des « Noces Chymiques » que m’avait obligeamment communiqué mon ami Paul Chacornac. À l’habile fiction s’ajoute l’humour, et la seule version considérée comme conte fantastique suffit à retenir l’attention.

On conçoit sans peine que l’œuvre de Valentin Andréae ait donné lieu à de passionnées controverses car d’une première lecture superficielle on ne garde que l’impression d’une malicieuse moquerie à l’adresse des nombreux alchimistes de son époque, d’un « Lubridium » visiblement écrit dans le but d’égarer les chercheurs d’or mais en relisant avec attention, on découvre aisément plusieurs broderies sur une même trame. Ceci me remet en l’esprit les images superposées imprimées en vert et en rouge que l’on trouvait autrefois dans les boites de jouets, et dont les dessins incohérents, à première vue, recelaient à l’œil des curieux deux scènes de nature totalement différentes suivant que l’on appliquait dessus une feuille de gélatine colorée en vert ou en rouge. Je crois qu’il faudrait appliquer à la lecture des « Noces Chymiques » ce système d’écrans colorés, pour distinguer non point deux, mais trois ouvrages dans le même texte : Un conte allégorique, un traité sur l’Initiation des Frères de la Rose-Croix, un traité d’alchimie dont le sens est d’autant moins apparent qu’il est embrouillé dans les deux précédents, et que sans doute volontairement, pour le rendre plus inextricable, l’ordre des opérations est quelconque.

On a prétendu que V. Andréae écrivit les « Noces Chymiques » sous l’anonymat à l’âge de seize ans, et qu’il en reconnut plus tard la paternité dans son « Vita ab ipso conscripta ». Cela me paraît fort improbable car il écrivait en tête de l’édition d’alors « Ne jetez pas de perles aux pourceaux ni de roses aux ânes ». Il serait pour le moins singulier, qu’un adolescent de seize ans fut ainsi familiarisé, avec un adage courant parmi les vieux Maîtres de l’Hermétisme. Il s’étonne dans son autobiographie que des gens sérieux aient pu considérer comme une histoire vraie ce qu’il appelait un jeu. S’il n’y avait vraiment là qu’une satire spirituelle, pourquoi y mélanger des remarques très profondes, et des passages d’une haute philosophie ? Un des meilleurs auteurs de notre époque, Georges Courteline, nous a habitués à ce genre de douche écossaise, en nous mettant à même de deviner le sens profond de la vie, sous le masque de la gaieté. Je ne crois pas qu’Andréae puisse être considéré comme son précurseur peut-être regretta-t-il plutôt d’avoir été trop prolixe, et a-t-il cherché plus tard à égarer le lecteur sur l’importance d’un ouvrage où il avait très habilement condensé les suprêmes enseignements de son Ordre.

Fr. Wittemans a consacré à Valentin Andréae et son œuvre, une monographie dans son « Histoire des Rose-Croix ». J’ai tout lieu de suspecter la pureté de ses sources de documentation, car le lecteur possédant cet ouvrage pourra en confronter le texte avec le « curriculum vitae » écrit par Paul Chacornac en tête des « Noces Chymiques ». Il était nécessaire de souligner que la Fama et la Reformatio ne sont point l’œuvre de Valentin Andréae mais qu’il les publia « par ordre ».

Ces « Noces Chymiques » devaient constituer le bagage indispensable de connaissances hermétiques pour les adeptes devant recevoir la Suprême initiation. Voilà pourquoi cet ouvrage si discuté autrefois, et dont la diffusion fut systématiquement empêchée, est si peu connu de nos jours.

Notons en passant, que la Loge de la Franc-Maçonnerie Universelle à Hilversum porte toujours le nom de Christian Rosencreutz, et que la sœur A. Kerdyk donna en 1912 une traduction néerlandaise de la « Fama », de la « Confessio » et de « Chymische Hochzeit », sous le titre « Mysterien van het RosenKruiz ».

Christian Rosencreutz reçoit au cours de ses épreuves l’Ordre de la Toison d’Or, lequel fut fondé en 1430 par Philippe de Bourgogne. Cet ordre lui est conféré suivant l’auteur en 1459 ainsi que le grade de Chevalier de la Pierre d’Or. Je crois qu’il serait superflu de chercher à ces distinctions un sens autre que celui de l’acquisition de la sagesse divine et de la connaissance des arcanes de l’Art Sacré donnés en récompense à la persévérance et à l’humilité de l’adepte. La toison d’Or qui lui est conférée est la même qu’alla chercher Jason en Colchide avec les Argonautes.

Nombreux sont ceux qui ont essayé, disons bien vite, en vain, de donner une explication complète des différentes cérémonies, représentations et épreuves que traverse pendant sept jours Chr. Rosencreutz pour atteindre les grades dont nous venons de parler. Parmi les contemporains de Valentin Andréae qui cherchèrent un sens profond aux « Noces Chymiques », nous devons citer entre autres Broettoffer (Elucidarius Majus. 1616) qui chercha dans les sept jours des Noces des analogies avec sept phases de la préparation de la Pierre Philosophale Distillation. — Solution. — Putréfaction. — Noirceur. — Blancheur. — Rougeur, multiplication et fermentation. — Projection et Médecine.

Avec beaucoup de bonne volonté, peut-être peut-on l’entendre ainsi, mais le lecteur, même pourvu de connaissances avancées en Alchimie se mettra l’esprit à la torture pour faire entrer ces sept phases de l’Œuvre dans le cadre du Texte. Je préfère pour ma part, suivre directement le récit en soulignant les faits saillants ayant un rapport direct avec l’Art Sacerdotal, en tâchant de grouper ensuite les indications obtenues.

Me réservant de commenter cet ouvrage au point de vue strictement alchimique, il me paraît bon d’exposer préalablement au lecteur comment j’entends, à ma manière, la façon de lire les textes des Auteurs ayant traité du Grand Œuvre. Ainsi que l’écrivait mon regretté Maître : « On n’entre point au débotté dans le Palais fermé du Roy », faisant allusion à l’ouvrage de Philalèthe. Les tribulations de Christian Rosencreutz en sont la preuve, et notre héros doit franchir de nombreuses portes, subir de multiples épreuves avant d’arriver au triomphe définitif.

Si quelque Lecteur compte trouver dans mes commentaires la Clef détaillée du Grand Œuvre, je le préviens charitablement de ne pas lire plus avant. Pour le même motif que mes prédécesseurs je n’en dirai pas plus long qu’eux, et tous les hommes de bon sens approuveront ma réserve. Je chercherai seulement à mettre entre les mains de l’inquisiteur de science le fil d’Ariane qui l’aidera à sortir du « tortueux » labyrinthe, et si Dieu aidant, il puise dans ces lignes quelques connaissances nouvelles susceptibles d’aplanir pour lui la « Route sur laquelle on ne revient jamais », je m’estimerai largement récompensé.

Il est bon de rappeler ici ce qu’écrit Limojeon de Saint-Didier dans son « Triomphe Hermétique » :

« Souvenez-vous, enfants de la Science, que la connaissance de notre magistère vient plutôt de l’inspiration du Ciel que des lumières que nous pouvons conquérir par nous-mêmes. Cette vérité est reconnue de tous les Philosophes : c’est pourquoi ce n’est pas assez de travailler priez assidument, lisez les bons livres ; et méditez nuit et jour sur les opérations de la Nature et sur ce qu’elle peut être capable de faire, lorsqu’elle est aidée par le secours de notre Art, et par ce moyen vous réussirez sans doute dans votre entreprise ».

Tout cela se trouve condensé dans l’adage bien connu des Hermétistes : « lege, lege, relege, ora, labora, et invenies ». Lis, Lis, Relis, Prie, Travaille, et tu Trouveras. Lorsque l’on désire lire un chef-d’œuvre dans la langue où il fut écrit, il est de première nécessité d’apprendre la langue dont s’est servi l’auteur, et de la posséder parfaitement pour saisir avec fruit toutes les nuances du texte. Il en est de la littérature alchimique comme des autres, et sans la parfaite connaissance de la terminologie qui lui est spéciale, on risque d’errer longtemps sinon toujours dans la lecture de Traités hermétiques, même écrits en français. Le mieux, quand on le peut, est de lire dans l’original car là plus qu’ailleurs « Traduttore, traditore », le traducteur est, inconsciemment sans doute, mais presque toujours, un traître.

En effet, un mot oublié, un contre-sens, une interprétation erronée ou fantaisiste peuvent entraîner le fils curieux de Science à des pertes de temps excessives et à des dépenses qu’il eût pu facilement éviter. Nous n’avons plus ici la ressource du dictionnaire, qui, avec du bon sens permet de pénétrer ce qui semble incohérent. En Alchimie, tout semble incohérent au débutant, car il trouve mille mots pour désigner une même matière, et aucun d’eux d’ailleurs ne la désigne clairement. Force lui est de se créer un lexique des symboles selon ce qu’il croit comprendre, et il ne peut le faire qu’en dépouillant de nombreux textes, parmi lesquels il fait de lui-même une discrimination, pour ne conserver que les meilleurs, et travailler suivant le sens qu’il leur donne. Pour bien comprendre les textes il est essentiel de bien s’imprégner des conceptions spéciales aux alchimistes sur la constitution de notre Univers et celle des éléments. J’ajoute qu’il n’est pas superflu d’avoir des connaissances suffisamment étendues en stéganographie, mais les curieux trouveront sans peine le sens caché des textes donnés dans les « Noces Chymiques » en travaillant Paracelse, Henri Corneille-Agrippa et Blaise de Vigenère.

Que l’inquisiteur de science se garde surtout de commencer à travailler sans avoir lu ; c’est un écueil sur lequel j’ai sombré moi-même ; qu’il abandonne délibérément les théories des caco-chymistes modernes quelles que soient les étiquettes dont elles sont parées. Qu’il laisse de côté les produits « chimiquement purs » de chez Merck, Poulenc, et autres fournisseurs d’appareillage moderne « ejusdem farinae ». Il faut se réfugier dans le Passé, dans la lecture de « ceux qui ont su ». Alors tout s’éclaire, et l’adepte saura trouver à l’heure voulue les matériaux nécessaires pour construire la Maison du Poulet, et la suite des opérations viendra à son esprit sans qu’il la cherche. Sans quoi, il se donnera à lui-même l’illusion d’être alchimiste, croyant la donner aussi aux autres, et il ne retirera de ses travaux illusoires que perte de temps, d’argent, et amère déception. Il concluera alors que l’alchimie n’est que billevesée extravagante et passe-temps de fous. Il vaut mieux pour celui-là abandonner de suite, car il ne verra jamais plus clair que l’Orfraie de Khunrath malgré les bésicles et les torches.

Est-il utile de dire ici pourquoi les auteurs de Traités d’Alchimie se sont appliqués à rendre leurs textes à peu près inintelligibles ? Je ne crois pas pour ma part que ce soit la crainte du Gibet doré ou du bûcher des Sorciers, car les vrais alchimistes errant sans cesse par le monde et changeant souvent de nom, quittaient la ville qu’ils habitaient dès qu’ils avaient accompli une transmutation, en ne négligeant aucune précaution pour rester inconnus ! L’obscurité voulue de leur style, et la complexité des pièges qu’ils tendent au lecteur ont pour but de décourager rapidement les curieux dont la bonne volonté et persévérance ne peuvent aller jusqu’au bout. Ils ont écrit uniquement pour ceux capables de les comprendre. La lecture de la « Tourbe des Philosophes » n’est-elle point décevante pour celui qui cherche la voie, et cependant quels précieux enseignements ne renferme-t-elle pas ?

Si quelques philosophes, comme Denis Zachaire, Bernard le Trévisan, Philalèthe, par exemple, ont condensé leur enseignement en des traités écrits, d’autres tels que Basile Valentin y ont associé l’image, dont le sens complète celui du texte. Certains, trouvant qu’écrire était déjà trop dire se sont limités à l’image allégorique et énigmatique, tels sont par exemple les Tables de Senior, les peintures allégoriques du Rosaire, celles d’Abraham Juif rapportées par Nicolas Flamel, les Figures de Michel Maier, Le Mutus Liber, le livre des 22 feuillets hermétiques, etc. D’autres auteurs furent plus discrets encore et demandèrent à l’Architecture le moyen de révéler les arcanes de l’Hermétisme à ceux-là seuls qui les sauraient comprendre. Les sculptures de nos grandes Cathédrales sont riches en trésors inexplorés. Je cite pour Paris seulement, parmi les plus connues : Le Portail Saint-Marcel de Notre-Dame de Paris, certaines sculptures de la Tour Saint Jacques, celles de la Maison du Grand Pignon, rue de Montmorency, ayant appartenue jadis à Nicolas Flamel, sans oublier dans un ordre différent d’idées, les vitraux de la Sainte Chapelle.

Que les figures s’inspirent de la Mystique chrétienne ou de la mythologie grecque ou égyptienne, le sens en reste rigoureusement le même. Je rappelle pour exemple Jacob terrassant l’Ange, un Lion surmontant un aigle, Saturne coupant de sa faux les ailes de de Mercure, tout cela en dépit de la diversité des apparences ne signifie qu’une seule et même chose : le volatil rendu fixe ! L’art de déchiffrer ces énigmes tant littéraires qu’iconographiques, constitue une véritable gymnastique du cerveau et l’on arrive plus ou moins vite à l’assouplir suffisamment pour se créer la conviction que l’on connaît tout de la Théorie du Grand Œuvre ; de là à passer à l’exécution, il n’y a qu’un pas. C’est précisément celui-là qu’on ne peut que bien rarement franchir. Je ne saurais mieux faire ici que citer un passage d’une lettre que m’écrivait mon regretté Maître :

« Le Philosophe prédestiné est voué aux plus grandes épreuves, car le Magistère exige l’homme tout entier ; l’Alchimie n’est pas un art d’amateur ou de dilettante, mais Dieu soutient toujours dans la lutte celui qui ne se recherche pas lui-même, mais la Science dégagée de tout intérêt humain ».

J’aurais beaucoup à dire encore sur la façon de lire et d’interpréter les textes alchimiques, mais en y joignant les exemples à citer, cela prendrait facilement les proportions d’un petit volume. Peut-être l’écrirai-je plus tard, mais maintenant que voilà le lecteur prévenu, je préfère aborder de suite le sujet qui nous intéresse.

Toutefois, je termine cet avant-propos par un dernier conseil, dont quelques-uns me seront peut-être reconnaissants dans la suite. Le Président d’Espagnet écrit dans son neuvième canon de « L’Arcanum Hermeticae Philosophiae Opus » : « Que le lecteur tienne pour suspect ce qui lui paraît particulièrement facile à comprendre, notamment dans les noms mystérieux des choses et dans le secret des opérations. La vérité est cachée sous un voile très obscur. Les Philosophes ne disent jamais plus vrai que lorsqu’ils parlent obscurément. Il y a toujours de l’artifice et une espèce de supercherie dans les endroits où ils semblent parler avec le plus d’ingénuité ».

C’est, en effet, une règle absolue.

Auriger.